Couverture de LHS_198

Article de revue

L’avortement comme un droit des femmes

Une autre histoire est possible

Pages 245 à 255

Notes

  • [1]
    Ruth Zurbriggen et Claudia Anzorena (éds.), El aborto como derecho de las mujeres. Otra historia es posible, Buenos Aires, Herramienta, 2013, 352 p.
  • [2]
    La loi Gallardon, du nom du ministre de la Justice qui en portait le projet, était plus restrictive que celle de 1937, première législation de l’histoire de l’Espagne à autoriser l’avortement. Mise en place par la IIe République, cette loi avait été écartée pendant le franquisme. Le projet d’Alberto Ruiz Gallardon prétendait gommer des années de luttes féministes ; il s’est achevé par la démission du ministre qui s’est senti désavoué par le retrait de son projet.
  • [3]
    Pierre Bourdieu, La domination masculine, Éditions du Seuil, 1998.
  • [4]
    Carole Pateman, Le contrat sexuel, La Découverte, Paris, 2010. (Édition originale publiée en 1988, Édition Polity Press : The Sexual Contract).
  • [5]
    Geneviève Fraisse, « L’Habeas corpus des femmes : une double révolution ? », in Contraception : contrainte ou liberté ? sous la direction d’Étienne-Émile Baulieu, Françoise Héritier et Henri Léridon, Odile Jacob, 1999, p. 53-60, p. 54.
  • [6]
    Michel Foucault, Histoire de la sexualité. La volonté de savoir, Édition Gallimard, 1976, p. 200.
  • [7]
    Ibidem, p. 193.
  • [8]
    Ibid., p. 185.
  • [9]
    Une vingtaine d’auteur-e-s ont contribué au volume : Alejandra Ciriza ; Mabel Bellucci ; Martha Rosenberg ; Olga Grau Duhart ; Susana Rostagnol ; Claudia Anzorena et Ruth Zurbriggen ; José Manuel Morán Faúndes ; Miguel González et Matías Sebastián Garrido ; Daniel Busdygan ; María Angélica Peñas Defago ; Patricia Gonzalez Prado ; Ma. Belén Del Manzo et Ma. Belén Rosales ; Nayla Vacarezza ; Yanel Mogaburo, Florencia Moragas et Sara Isabel Pérez ; Florencia Laura Rovetto ; Rosana Paula Rodríguez ; Sin Cautivas ; María Trpin et Belén Grosso ; Luciano Fabbri et Gilda Luongo.
  • [10]
    Nous privilégierons l’usage du terme « avortement » plutôt que celui d’IVG, puisque c’est celui qui est le plus souvent employé par les auteur-e-s.
  • [11]
    En espagnol : Campaña Nacional por el Derecho al Aborto Legal, Seguro y Gratuito. Pour plus d'information consulter : www.abortolegal.com.ar/.
  • [12]
    Désormais, pour parler de la Campagne nationale pour le droit à l’avortement légal, sûr et gratuit, nous ferons usage de l’abréviation la « Campagne ».
  • [13]
    Carole Pateman, Le contrat sexuel, op. cit., p. 139.
  • [14]
    Geneviève Fraisse, Muse de la Raison. Démocratie et exclusion des femmes en France, Gallimard, « Folio histoire », Paris, 1995, p. 325. (Édition originale publiée en 1989, Éditions Alinéa, Muse de la raison, la démocratie exclusive et la différence des sexes).
  • [15]
    Luc Boltansky, La condition fœtale. Une sociologie de l’engendrement et de l’avortement, Éditions Gallimard, 2004, p. 222.
  • [16]
    Ibidem.
  • [17]
    Ruth Zurbriggen et Claudia Anzorena (dir.), El Aborto como derecho de las mujeres. Otra historia es posible, op. cit., p. 54-55.
  • [18]
    Ibidem, p. 41.
  • [19]
    Ibid., p. 228.
  • [20]
    Ibid., p. 86.
  • [21]
    Ibid., p. 126.
  • [22]
    Ibid., p. 128.
  • [23]
    Ibid., p. 117.
  • [24]
    Ibid., p. 117.
  • [25]
    Ibid., p. 117.
  • [26]
    Ibid., p. 174.
  • [27]
    Ibid., p. 196.
  • [28]
    Ce terme est une traduction littérale de l’espagnol, où « desubjetivado » renvoie à une situation où l’on annule la subjectivité d’une personne ou, comme dans ce cas, d’une partie de son corps : le ventre.
  • [29]
    Sin Cautivas est une association féministe qui est née en 2007 à Neuquén, Argentine.
  • [30]
    L’auteure utilise ce concept dans sa traduction espagnole : « empoderamiento ».
  • [31]
    Ibidem, p. 301.
  • [32]
    Médicament antiulcéreux qui est fréquemment utilisé pour avorter.
  • [33]
    En espagnol : Educación para decidir. Anticonceptivos para no abortar. Aborto legal para no morir.
  • [34]
    Certains des articles vont présenter cette difficulté : « on encourage le fait que l’avortement cesse de se considérer comme un drame et se perçoive comme une option face à une grossesse non souhaitée, que l’on prend au sérieux comme toute décision que l’on prend dans la vie. » (Ruth Zurbriggen et Claudia Anzorena, 2013, p. 23).
English version

1 Hier comme aujourd’hui, le débat autour de la question du droit à l’avortement s’inscrit dans la tension résultant du choc entre la domination masculine et l’émancipation des femmes. Quarante ans après la loi Veil en France, le sujet reste controversé : s’il est vrai que le droit à l’avortement intègre les législations d’un nombre croissant de pays, il n’en est pas forcément de même pour les mœurs. Prenons le cas de l’Espagne par exemple, un pays où l’avortement est dépénalisé et qui pourtant a dû faire face, il y a quelques mois, à un houleux débat, conséquence de la volonté du gouvernement actuel — le parti de droite Partido Popular — de modifier cette réalité qui pourtant semblait acquise    [2]. Quel est donc le véritable enjeu de ce droit pour qu’il suscite constamment autant de polémiques ? Proposer une loi sur l’avortement, c’est progresser dans la désarticulation de la domination masculine  [3] et du système patriarcal  [4], dans le sens où elle permet aux femmes de « s’affranchir de la loi de l’espèce, ou loi de la nature, et gagner en liberté dans le devenir-sujet  [5] ». « Les fonctions du corps, les processus physiologiques, les sensations et les plaisirs  [6] » font l’objet de la politique du « bio-pouvoir » où « le sexe devient une cible centrale pour un pouvoir qui s’organise autour de la gestion de la vie  [7] ». Le débat sur le droit à l’avortement doit inexorablement se lire sous le prisme de l’historicité auquel il renvoie, où, par exemple, la normalisation du «sexe» doit se comprendre comme un des moteurs du capitalisme, qui « n’a pu être assuré qu’au prix de l’insertion contrôlée des corps dans l’appareil de production et moyennant un ajustement des phénomènes de population aux processus économiques  [8] ».

La Campagne nationale pour le droit à l’avortement en Argentine

2 L’avortement comme un droit des femmes. Une autre histoire est possible, est un recueil de dix-neuf articles sur la question du droit à l’avortement en Argentine et, plus largement, pour certains de ces travaux, en Amérique du Sud    [9]. Ces articles sont, pour la plupart, le résultat de recherches menées sur le long terme, individuelles ou collectives, réalisées par des professionnel-l-e-s des sciences sociales (essentiellement des enseignant-e-s chercheur-e-s et/ou doctorant-e-s) militant-e-s d’une ou plusieurs associations, qui prennent parti pour la dépénalisation de l’avortement en Argentine    [10]. Ces travaux furent présentés à l’occasion des XIe Journées nationales d’histoire des femmes et du VIe Congrès ibéro-américain d’études sur le genre qui eurent lieu les 12, 13 et 14 septembre 2012 à San Juan, Argentine. L’inclusion de l’avortement comme un des principaux débats de ces Journées fut possible grâce à la réunion d’une grande pluralité d’associations — essentiellement féministes mais pas seulement, des associations écologistes y participant aussi — qui ont su laisser leurs spécificités et différences de côté pour s’unir dans une démarche commune sous l’emblème de la Campagne nationale pour le droit à l’avortement légal sûr (qui garantit les conditions sanitaires nécessaires pour sa pratique) et gratuit    [11]. C’est en 2003, lors d’une journée de rencontre de militantes féministes (XVIIIe Rencontre nationale des femmes, à Rosario) que l’idée de cette Campagne    [12] est née. Actuellement, la Campagne compte dans ses rangs plus de 300 collectifs, y compris des associations et mouvements politiques et sociaux, dont les membres appartiennent au domaine de l’enseignement — élèves et professeurs de tous les milieux —, de la santé, du droit, des réseaux ruraux, etc.

Le droit à l’avortement en Argentine : une dette de la démocratie

3 Le recueil se divise en cinq grandes thématiques. La première, intitulée « Le droit à l’avortement en Argentine : une dette de la démocratie », est composée d’un binôme d’articles qui illustrent les principaux sujets qui seront évoqués par la suite. Claudia Anzorena et Ruth Zurbriggen recensent les caractéristiques principales de la Campagne, la définissant comme un mouvement absolument hétérogène qui a eu la vertu d’intégrer plus de 300 collectifs sous une même consigne et qui s’articule sur l’ensemble du territoire — fait difficile étant donné la superficie de l’Argentine ainsi que son fédéralisme dans lequel les différences régionales sont extrêmement marquées. L’article met l’accent sur l’articulation des mouvements féministes et les stratégies qu’ils mettent en place pour faire figurer la question de l’avortement à l’agenda politique, sachant que l’Argentine fait partie d’une des régions du monde où les avortements sont pour la plupart clandestins, et font donc peser systématiquement un risque sur la vie des femmes qui y ont recours. Le 28 mai 2007, une loi pour la dépénalisation de l’avortement était proposée au Congrès national pour la première fois ; sa caractéristique principale étant la volonté d’y inclure toutes les femmes sans discrimination de classe, race, sexualité ou âge.

4 Pour ces deux auteures, la mise en avant de la question du droit à l’avortement est une provocation vis-à-vis du système hétéro-patriarcal dans le sens où elle dénonce l’illusoire séparation entre le privé et le public, au nom de laquelle se maintient l’ordre social, et plus précisément dans le cas de l’avortement, le système de contrôle des corps. Ainsi, le confinement des relations conjugales dans la sphère privée n’est en fait qu’une façon d’étouffer le « droit sexuel » qui est en réalité le « droit politique originel »  [13]. C’est l’existence de ces deux sphères, publique (lieu de l’égalité juridique) et privée (lieu des inégalités sexuées), soigneusement séparées, qui rend possible la cohérence du discours libéral et la domination masculine dans la société civile. La division des sphères est essentielle dans le sens où elle légitime et donc aide à maintenir un statu quo qui pourrait se résumer en une phrase : « les femmes font les mœurs quand les hommes font la loi  [14] ». L’ouverture du monde de la politique aux femmes est intimement liée à l’« effacement de la cité domestique, c’est-à-dire de l’ordre politique qui, prenant appui sur les formes de subordination associées au modèle de la parenté, est susceptible d’étendre à un grand nombre de situations sociales des exigences de justice pour lesquelles la valeur des individus repose, pour l’essentiel, sur leur position hiérarchique dans une chaîne de dépendances personnelles  [15] ». La position qu’occupent les femmes est celle de subordonnées des hommes, « leur statut est donc marqué par la dépendance personnelle qui est la leur par rapport à ces derniers qui les “ représentent ” dans toutes les occasions  [16] »

5 Le deuxième article, toujours dans cette première partie, reprend le concept de «vie», systématiquement brandi dans l’argumentaire contre la légalisation de l’avortement, la hiérarchie catholique et certains groupes d’extrême droite en Argentine semblant se l’être approprié. José Manuel Morán Faúndes reprend leur argumentaire qui se déploie au travers de deux dimensions. Premièrement, l’idée que la vie de l’individu coïncide avec le moment biologique de la fécondation et, deuxièmement, que c’est aussi à cet instant que l’« individu » acquiert une personnalité juridique, qu’il gagne ses droits. L’auteur va déconstruire cet argumentaire, en expliquant que la « vie » — et donc le droit à la vie —, telle qu’elle est conçue par l’Église, née avec la modernité (ces deux derniers siècles), est un produit des savoirs scientifiques, qui sont des savoirs situés. Sur ce point, il s’appuie sur les réflexions de Donna Haraway, pour conclure que « la production de connaissance n’est jamais libre, elle est au contraire circonscrite à nos formes culturelles de signification de la réalité  [17] ». Pour Faúndes, les tensions que provoque la question de l’avortement « vont au-delà d’une simple discussion sur la reconnaissance de droits : elles relèvent des tensions sur le statut social des femmes, sur leur autonomie et la possibilité de déplacer le centre de reproduction du patriarcat et de l’hétéronormativité  [18] ».

Réflexions autour des luttes des femmes pour le droit de l’avortement

6 La lutte pour le droit à l’avortement en Argentine est une histoire de plus de trente ans. La pénalisation de cette pratique, explique Alejandra Ciriza, est un reflet de l’articulation entre capitalisme, racisme, colonialisme et domination patriarcale en Amérique latine. La pratique de l’avortement en Argentine, comme ailleurs, n’est pas de l’ordre de l’exceptionnel, bien au contraire, les statistiques parlent « de 500 000 à 700 000 avortements par an  [19] ». Son statut d’illégalité fait de l’avortement une pratique absolument inégale. Les modalités d’avortement étant liées aux conditions économiques, les femmes des milieux les plus modestes sont celles qui meurent le plus souvent de l’interruption de leur grossesse. Les migrantes — essentiellement d’autres pays d’Amérique latine — sont aussi le plus sûrement touchées par des avortements clandestins plus risqués. Il ne s’agit pas de hiérarchiser les victimes, mais ce n’est que par cette analyse que l’on peut saisir le plus justement la question de l’avortement en Amérique latine, qui sans doute doit se lire au prisme des dominations de sexe, mais aussi de classe et de race.

7 De manière globale, la pénalisation ou dépénalisation de l’avortement s’explique souvent par des politiques démographiques. Dans les années 1970, les États-Unis de McNamara esquissent une campagne politique de « ligatures de trompes compulsives », afin de contrôler la natalité. Les médias, en Argentine, à partir des années 1980, mettent en place une campagne qui assimile l’avortement à un meurtre et, en parallèle, diffusent des discours prônant la fécondité. Ces deux exemples matérialisent les manières dont opère le biopouvoir combinant des politiques soi-disant « reproductives » qui visent en réalité l’assujettissement des corps des femmes. Le biopouvoir, équipé des nouvelles technologies, réinvente des manières d’assujettir le corps des femmes aux intérêts du patriarcat et du capital, ce qui se concrétise, par exemple, par la marchandisation des utérus des mères porteuses.

8 Mabel Bellucci reconstruit l’histoire des mouvements féministes qui ont défendu la dépénalisation de l’avortement en Argentine. À partir des années 1970, un certain nombre de femmes eurent la possibilité de voyager essentiellement en Europe comme aux États-Unis, et d’enrichir un discours à peine naissant sur le droit à l’avortement en Argentine. Victoria Ocampo, Maria Rosa Oliver ou Maria Elena Oddone, sont les premières, sur une dizaine que cite Bellucci, pionnières de la lutte pour la légalisation de l’avortement. Leur argumentaire étant essentiellement importé, on pourrait l’identifier comme « une autre forme d’expression du colonialisme, s’agissant d’un mouvement qui vise à unifier le monde, à partir de la vision européenne d’abord, américaine, ensuite  [20] ». En revanche, Bellucci montre comment ces femmes ont su intégrer leurs apprentissages au féminisme local, puis insérer la question de l’avortement dans des conférences, dans des universités, dans des librairies et surtout dans la rue, dans un face-à-face. De nos jours, les mouvements féministes argentins mobilisés sur la question de l’avortement sont essentiellement deux : l’UFA (Union féministe argentine) et le MLF (Mouvement de libération féministe) où se perpétue un discours qui atteint surtout des intellectuelles de la classe bourgeoise.

9 Les hommes et les femmes de « droite » comme ceux et celles à gauche de l’échiquier politique forment une alliance lorsqu’il s’agit de maintenir le statu quo du droit à l’avortement en Argentine. Pour faire face à ce « pacte politique  [21] », il faut mettre en place une stratégie, qui, pour Olga Grau Duhart, passe, dans le cas des femmes, par l’appropriation de leur corps. Ceci est primordial dans le sens où celui-ci est un « véhicule de pouvoir  [22] ». Dans le même sens, Miguel González et Matías Sebastián Garrido définissent le corps « comme un espace de combat  [23] ». Ils reprennent l’analyse de Jürgen Habermas sur le projet de la modernité et sa relation avec la notion « d’autonomie ». D’après leur analyse, « nous devons repenser la signification de l’autonomie, en mettant radicalement en question notre société, en déconstruisant les discours hégémoniques […] pour pouvoir ainsi nous constituer en tant que des véritables sujets autonomes capables de décider sur nos propres corps  [24] ». Le droit à l’avortement ne peut se limiter à la figure d’un droit civil, il doit correspondre à un droit social et culturel. Sous cette conjoncture historico-politique, les femmes qui avortent pratiquent, selon Martha Rosenberg, une transgression. Elles se transforment en subversives des valeurs dominantes puisque, par l’acte de l’avortement, elles désobéissent au mandat de la maternité et au stéréotype de la féminité, imposés par le patriarcat. Cette désobéissance va faire basculer le système sexe-genre hégémonique.

Apports du droit à la question de l’avortement

10 La question de l’avortement en Argentine, comme ailleurs, finit souvent par reposer entièrement sur les épaules des juristes et des professionnels de santé, leurs apports étant considérés d’une crédibilité majeure et parfois exclusive. C’est ainsi que s’explique le fait qu’un grand nombre de recherches sur la question de l’avortement se construisent autour des apports du droit. On retrouve deux études à ce sujet dans l’ouvrage qui nous occupe : premièrement, une analyse du droit à l’avortement sous le prisme des droits humains et, deuxièmement, un travail sur les bénéfices qu’apporte une relecture du droit d’une perspective féministe.

11 María Angélica Peñas Defago et Patricia Gonzalez Prado présentent la législation en vigueur en Argentine. L’essentiel de la loi est contenu à l’article 86 du code pénal établissant que « L’avortement pratiqué par un médecin diplômé avec le consentement de la femme enceinte, n’est pas une pratique illicite : 1) Si il est effectué pour éviter un danger pour la vie ou la santé de la mère qui ne peut être contourné par d’autres moyens ; 2) Si la grossesse est le résultat d’un viol ou d’un attentat à la pudeur à l’encontre d’une femme déficiente mentale ou démente. Dans ce cas de figure le consentement du représentant légal sera sollicité pour avorter ». Une récente modification complète cette loi, dépénalisant l’avortement pour tous les cas de viol, sans nécessité d’une autorisation judiciaire, ni de sanction pour le médecin qui le réalise  [25].

12 Peñas Defago souligne le décalage entre la loi sur l’avortement et sa pratique aujourd’hui en Argentine. Dans ce pays, comme dans la majorité des pays d’Amérique latine — excepté le Mexique —, le droit à l’avortement est restreint à deux ou trois cas de figure — pour certains pays comme le Chili, l’avortement étant toujours illicite. À cela s’ajoute que même dans les situations où la loi institue le droit d’avorter, celui-ci n’est souvent pas respecté. Cela explique en partie le nombre d’avortements clandestins qui provoquent « une mort tous les deux jours  [26] » en Argentine.

13 Parmi les nombreux exemples apportés par les auteur-e-s, deux illustrent particulièrement bien les problématiques qui traversent notre sujet. D’abord, il y a le cas de L.M.R (initiales des nom et prénoms de la jeune femme en question), une jeune handicapée mentale qui tombe enceinte à la suite d’un viol en 2007 et n’est pas autorisée à avorter. L’autre cas est celui de Ana Maria Acevedo, jeune fille décédée à l’âge de 19 ans d’un cancer maxillaire dont le traitement, susceptible de sauver la vie de la jeune femme, a été refusé sous prétexte que celui-ci irait à l’encontre de la santé du fœtus. La conclusion qui s’ensuit est évidente : loin d’entraîner une baisse du nombre d’avortements, cette législation restrictive sert seulement à creuser les inégalités entre les femmes, certaines d’entre elles pouvant accéder à une pratique refusée à d’autres.

Politiques et stratégies de communication

14 De nombreux auteur-e-s, qui participent à cet ouvrage, s’intéressent aux représentations sociales et aux productions de sens mobilisées et renforcées par les médias au sujet de l’avortement. Bien que l’interruption volontaire de grossesse s’avère finalement une pratique assez courante et représente un problème de « santé publique », les allusions à celle-ci restent rares dans la presse écrite. Dans le peu d’informations diffusées par les médias argentins, c’est quasi exclusivement des avortements licites dont il s’agit (voir l’article 86 du code pénal en Argentine).

15 Ma. Belén Del Manzo et Ma. Belén Rosales soulignent l’importance de « dévoiler les mécanismes discursifs de domination et discrimination mis en œuvre par les médias pour évoquer ces questions, et de mettre en avant leurs caractéristiques, les formes sous lesquelles ces questions sont présentées, d’identifier les mythes, préjugés et stéréotypes entérinant une explication possible des faits sociaux  [27] ». En ce sens, toute une partie de l’ouvrage est consacrée à l’analyse du débat dans la presse écrite sur la dépénalisation de l’avortement au Congrès national de l’Argentine, dépénalisation qui a eu lieu le 1er novembre 2011 et a été, par ailleurs, le résultat des actions menées dans le cadre de la Campagne. Les auteur-e-s se servent du concept bourdieusien de « violence symbolique » pour décrire la criminalisation de l’avortement qui est souvent mise en place par les médias et qui contribue à entretenir des amalgames profondément ancrés dans la société, tel que celui concernant le binôme nature/culture.

16 Pour Nayla Vacarreza, il existe une corrélation entre les représentations de l’avortement, particulièrement des femmes qui avortent, et les nouvelles technologies — notamment les techniques de visualisation des fœtus —, ces images étant associées aux significations liées aux médias qui les véhiculent. On y voit des fœtus déconnectés des femmes qui les portent. Cette visibilité leur octroie une « personnalité », privant les femmes de celle-ci en les caractérisant comme de simples porteuses de « vie », ce qui finit par faire d’elles des « vases » ou ventres « désubjectivés  [28] ».

La question de la parole

17 La cinquième et dernière partie met l’accent sur l’importance de la prise de parole des femmes qui ont vécu un avortement. La pratique de l’avortement renvoie à la fois au collectif et au particulier. Considérée par l’opinion publique comme marginale, elle se définit en réalité comme une pratique statistiquement ordinaire (on compte plus de 500 000 avortements par an en Argentine), pratique qui s’effectue dans des conditions particulières — les avortements sont en général réalisés de façon clandestine — du fait qu’elle est criminalisée. Par ailleurs, et bien qu’ordinaire, il s’agit d’une pratique qui n’est guère anodine. De fait, le corps de la femme avortant de manière clandestine est exposé à un danger de mort : l’introduction d’objets pointus dans le vagin, comme celle d’une aiguille à tricoter, est une des techniques les plus récurrentes et les plus dangereuses.

18C’est en donnant la parole aux femmes qui ont avorté dans des périodes et des pays différents que Rosana Paula Rodriguez va comprendre quelque chose d’essentiel : cette narration est autant celle du système de domination patriarcale que celle de la résistance que ces femmes mettent en place contre ce type spécifique d’oppression. En écho à cette étude, le collectif Sin Cautivas [29] met l’accent sur l’effet d’empowerment  [30] qui surgit lors des témoignages. Celui-ci opère en deux sens : « celui des réussites effectives (adoption et pratique effective de lois de dépénalisation de l’avortement, par exemple) et, de l’autre, dans l’évolution des mentalités des sujets  [31] ». Les stratégies de résistance auxquelles font allusion la plupart des récits se matérialisent, d’après Ruth Zurbriggen, María Trpin et Belén Grosso, au travers du dispositif Socorro Rosa qui soutient les femmes qui décident d’avorter. Socorro Rosa est un service du Colectivo Feminista La Revuelta, qui, non seulement informe, mais aussi accompagne les femmes qui choisissent d’interrompre volontairement leur grossesse en prenant du misoprostol  [32].

Dépasser la victimisation

19 Ce livre est un excellent outil pour comprendre les débats qui se construisent autour de la question de l’avortement en Argentine. La plupart des articles répondent parfaitement aux attentes de n’importe quelle recherche sérieuse en sciences sociales. On trouve cependant une limite dans la forme, propre à la plupart des recueils, qui n’est autre que l’organisation des articles. Certains articles renvoient aux mêmes thématiques et exemples, finissant par se répéter les uns les autres.

20 La répétition de certains propos, répétition résultant certainement de la volonté d’inclure une pluralité de voix et d’opinions dans le recueil, prend le risque de lasser.

21Quant à l’argumentaire du livre, une critique majeure s’impose. Certains des articles reproduisent une représentation de la femme décidant d’avorter comme une victime, en construisant leurs argumentations sous l’égide d’une dichotomie (droit de l’avortement égale vie contre pénalisation de l’avortement égale mort). Victimisation qui est présente dans le slogan de la Campagne : Éducation sexuelle pour décider. Contraceptif pour ne pas avorter. Avortement légal pour ne pas mourir  [33]. Trois raisons à cela : premièrement, il ne faut pas oublier que ces études sont un reflet de la Campagne, qui se compose d’une pluralité d’opinions, certaines plus modérées que d’autres  [34], deuxièmement, l’avortement représente, en Argentine, la première cause de mortalité des femmes enceintes, et, troisièmement, la construction de cette dichotomie permet de donner une visibilité à la question de façon sans doute beaucoup plus puissante.

22 Cependant, il existe un danger à cela : le risque de construire une image de la femme comme être incapable de décider par elle-même sur quelque chose d’aussi tangible, matériel et primaire que son propre corps. Légitimer le droit à l’avortement en vue d’échapper à la mort semble une manière peu opératoire de combattre le véritable enjeu qui n’est autre que la domination patriarcale, engendrant des représentations tôt ou tard matérialisées dans des normes morales qui font loi. Le débat sur la légalisation de l’avortement est souvent soumis à des questions qui relèvent de l’ordre de la morale et qui sont susceptibles d’atteindre la sensibilité de tout individu ; ces questions confortent généralement des positions traditionnellement conservatrices, qui font écho au discours du Vatican, ceux qui les professent s’autoproclamant « les défenseurs de la vie ». La limitation de la perspective d’analyse à la définition exacte du moment séparant le zygote du fœtus et/ou du bébé, par exemple, fait preuve de l’intention de réduire le débat à ce genre de questions qui font appel à la « bonne conscience morale ». Tout ceci contribue au déplacement de la question centrale du débat, qui n’est autre que de savoir si les femmes sont aptes ou non à décider par elles-mêmes lorsque ce sont leur corps, leurs capacités reproductrices qui sont en jeu. Il s’avère que, jusqu’à présent, la réponse fournie par les gouvernements, en Amérique latine comme dans le reste du globe, est le plus souvent négative.

23 La plupart de nos gouvernements ne reconnaissent pas aux femmes le droit au premier mot, ni au dernier d’ailleurs, lorsqu’il s’agit de quelque chose d’aussi fondamental que le « destin de leurs vies ». En définitive, ce que nous essayons de souligner, c’est la véritable nature de la question qui se pose ; parler de la dépénalisation de l’avortement ce n’est pas demander de prendre parti pour la vie de la mère ou du zygote/fœtus, mais bien de s’interroger sur le degré de responsabilité nécessaire pour décider d’interrompre une grossesse qui n’est pas souhaitée.

Notes

  • [1]
    Ruth Zurbriggen et Claudia Anzorena (éds.), El aborto como derecho de las mujeres. Otra historia es posible, Buenos Aires, Herramienta, 2013, 352 p.
  • [2]
    La loi Gallardon, du nom du ministre de la Justice qui en portait le projet, était plus restrictive que celle de 1937, première législation de l’histoire de l’Espagne à autoriser l’avortement. Mise en place par la IIe République, cette loi avait été écartée pendant le franquisme. Le projet d’Alberto Ruiz Gallardon prétendait gommer des années de luttes féministes ; il s’est achevé par la démission du ministre qui s’est senti désavoué par le retrait de son projet.
  • [3]
    Pierre Bourdieu, La domination masculine, Éditions du Seuil, 1998.
  • [4]
    Carole Pateman, Le contrat sexuel, La Découverte, Paris, 2010. (Édition originale publiée en 1988, Édition Polity Press : The Sexual Contract).
  • [5]
    Geneviève Fraisse, « L’Habeas corpus des femmes : une double révolution ? », in Contraception : contrainte ou liberté ? sous la direction d’Étienne-Émile Baulieu, Françoise Héritier et Henri Léridon, Odile Jacob, 1999, p. 53-60, p. 54.
  • [6]
    Michel Foucault, Histoire de la sexualité. La volonté de savoir, Édition Gallimard, 1976, p. 200.
  • [7]
    Ibidem, p. 193.
  • [8]
    Ibid., p. 185.
  • [9]
    Une vingtaine d’auteur-e-s ont contribué au volume : Alejandra Ciriza ; Mabel Bellucci ; Martha Rosenberg ; Olga Grau Duhart ; Susana Rostagnol ; Claudia Anzorena et Ruth Zurbriggen ; José Manuel Morán Faúndes ; Miguel González et Matías Sebastián Garrido ; Daniel Busdygan ; María Angélica Peñas Defago ; Patricia Gonzalez Prado ; Ma. Belén Del Manzo et Ma. Belén Rosales ; Nayla Vacarezza ; Yanel Mogaburo, Florencia Moragas et Sara Isabel Pérez ; Florencia Laura Rovetto ; Rosana Paula Rodríguez ; Sin Cautivas ; María Trpin et Belén Grosso ; Luciano Fabbri et Gilda Luongo.
  • [10]
    Nous privilégierons l’usage du terme « avortement » plutôt que celui d’IVG, puisque c’est celui qui est le plus souvent employé par les auteur-e-s.
  • [11]
    En espagnol : Campaña Nacional por el Derecho al Aborto Legal, Seguro y Gratuito. Pour plus d'information consulter : www.abortolegal.com.ar/.
  • [12]
    Désormais, pour parler de la Campagne nationale pour le droit à l’avortement légal, sûr et gratuit, nous ferons usage de l’abréviation la « Campagne ».
  • [13]
    Carole Pateman, Le contrat sexuel, op. cit., p. 139.
  • [14]
    Geneviève Fraisse, Muse de la Raison. Démocratie et exclusion des femmes en France, Gallimard, « Folio histoire », Paris, 1995, p. 325. (Édition originale publiée en 1989, Éditions Alinéa, Muse de la raison, la démocratie exclusive et la différence des sexes).
  • [15]
    Luc Boltansky, La condition fœtale. Une sociologie de l’engendrement et de l’avortement, Éditions Gallimard, 2004, p. 222.
  • [16]
    Ibidem.
  • [17]
    Ruth Zurbriggen et Claudia Anzorena (dir.), El Aborto como derecho de las mujeres. Otra historia es posible, op. cit., p. 54-55.
  • [18]
    Ibidem, p. 41.
  • [19]
    Ibid., p. 228.
  • [20]
    Ibid., p. 86.
  • [21]
    Ibid., p. 126.
  • [22]
    Ibid., p. 128.
  • [23]
    Ibid., p. 117.
  • [24]
    Ibid., p. 117.
  • [25]
    Ibid., p. 117.
  • [26]
    Ibid., p. 174.
  • [27]
    Ibid., p. 196.
  • [28]
    Ce terme est une traduction littérale de l’espagnol, où « desubjetivado » renvoie à une situation où l’on annule la subjectivité d’une personne ou, comme dans ce cas, d’une partie de son corps : le ventre.
  • [29]
    Sin Cautivas est une association féministe qui est née en 2007 à Neuquén, Argentine.
  • [30]
    L’auteure utilise ce concept dans sa traduction espagnole : « empoderamiento ».
  • [31]
    Ibidem, p. 301.
  • [32]
    Médicament antiulcéreux qui est fréquemment utilisé pour avorter.
  • [33]
    En espagnol : Educación para decidir. Anticonceptivos para no abortar. Aborto legal para no morir.
  • [34]
    Certains des articles vont présenter cette difficulté : « on encourage le fait que l’avortement cesse de se considérer comme un drame et se perçoive comme une option face à une grossesse non souhaitée, que l’on prend au sérieux comme toute décision que l’on prend dans la vie. » (Ruth Zurbriggen et Claudia Anzorena, 2013, p. 23).
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