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Article de revue

Une « dépolitisation » de l’action collective des femmes ? Réflexions croisées sur le Nicaragua et la Palestine

Pages 127 à 148

Notes

  • [1]
    Le genre est compris ici à la fois comme une « catégorie utile d’analyse historique » à la manière des réflexions amenées par Joan Scott, ainsi que comme une catégorie globalisée d’actions sur laquelle repose, en particulier depuis la conférence mondiale de la femme tenue à Pékin (1995), une série de standards langagiers et pratiques à vocation universelle. Ceux-ci visent l’égalisation des conditions entre les sexes selon des agendas et des méthodes d’action prédéfinis (tels que le « mainstreaming »), quoique recomposés selon des modes localisés de captation. Cf. Joan W. Scott, « Genre : une catégorie utile d’analyse historique », Les Cahiers du GRIF, n° 37-38, 1988, p. 125-153. Les réflexions ayant trait à la « globalisation du genre » ont donné lieu à une publication collective ainsi qu’à la constitution d’une équipe de travail et d’un programme de recherche ANR coordonné par Ioana Cîrstocea. Delphine Lacombe et al., « Le genre globalisé, cadres d’actions et mobilisations en débats », Cultures & Conflits, n° 83, automne 2011.
  • [2]
    Telle que le plus souvent fustigée, la « dépolitisation » est censée prendre effet sur toutes les expressions possibles des mobilisations de femmes revendicatrices de l’égalité entre les sexes. Nous préférons ainsi avoir une appréhension élargie de ces dernières en utilisant l’expression « action(s) collective(s) des femmes » pour les désigner. En effet des « organisations » définies comme des « ensembles humains formalisés et hiérarchisés en vue d’assurer la coopération et la coordination de leurs membres dans l’accomplissement de buts donnés » aux expressions revendicatives collectives ponctuelles, de multiples formes de mise en commun d’intérêts, orientés vers des buts collectifs existent. L’utilisation d’« actions collectives des femmes » permet d’englober celles qui, non mixtes, revendiquent l’égalité entre les sexes. Elle inclut les expressions qui se revendiquent du féminisme pour se définir (dont le socle principal consiste à mettre en lumière et dénoncer la subordination des femmes aux hommes). Cf. Friedberg Erhard, « Organisation », in Raymond Boudon, Traité de Sociologie, Paris, PUF, 1992, p. 351-387.
  • [3]
    Jacques Lagroye, La politisation, Paris, Belin, 2003, p. 360.

  • [4]
    Frédérique Matonti (dir.). La démobilisation politique, Paris, La Dispute, 2005.
  • [5]
    Robert Putnam, Bowling Alone : The Collapse and Revival of American Community, New-York, London, Toronto, Simon & Schuster, 2000 ; Nina Eliasoph, Avoiding Politics : How American Produce Apathy in Everyday Life, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.
  • [6]
    Jacques Ion, La fin des militants ?, Paris, Éditions de L’Atelier, 1997 ; Annie Collovald (dir.), L’humanitaire ou le management des dévouements, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002 ; Johanna Siméant, La cause des sans papiers, Paris, Presses de Sciences Po, 1998 ; Olivier Fillieule, (dir.), Le désengagement militant, Paris, Belin, 2005.
  • [7]
    Mathieu Caulier, Faire le genre, défaire le féminisme. Philanthropie, politiques de population et ONG de santé reproductive au Mexique, Doctorat d’anthropologie sociale, EHESS, 2008 ; Mathieu Caulier, De la population au genre. Philantropie, ONG et biopolitiques dans la globalisation, Paris, L’Harmattan, 2014.
  • [8]
    Lionel Arnaud et Christine Guionnet, Les frontières du politique. Enquête sur les processus de politisation et de dépolitisation, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005.
  • [9]
    Discours prononcé à « Opposition ! Le congrès de la résistance » à Vienne en novembre 2000 et retranscrit par Le Passant Ordinaire n° 33, février 2001-mars 2002. http://www.passant-ordinaire.com/revue/33-108.asp, (dernière consultation le 3/3/2014).
  • [10]
    Jules Falquet, « L’ONU, alliée des femmes ? Une analyse féministe du système des organisations internationales », Multitudes, 2003/1, n° 11, p. 179-191.
  • [11]
    Pour un point sur ces débats : Cf. Orchy Curiel, Jules Falquet et Sabine Masson (éds.), « Féminismes dissidents en Amérique latine et aux Caraïbes », Nouvelles Questions Féministes, 24, 2, 2005.
  • [12]
    Delphine Lacombe et. al., « Le genre globalisé, cadres d’actions et mobilisations en débats », op. cit.
  • [13]
    Il s’agit chronologiquement des conférences mondiales sur les droits humains, sur la population et le développement, sur les femmes.
  • [14]
    Pour une histoire des mobilisations de femmes au Nicaragua de 1979 à 2000, cf. Katherine Isbester, Still Fighting, The Nicaraguan Women’s Movement, 1977-2000, Pittsburgh (Pa), University of Pittsburgh Press, 2000.
  • [15]
    Gilles Bataillon, « Chasse aux sorcières à Managua », Esprit, novembre 2008, p. 199-204.
  • [16]
    16. Le terme est utilisé in Comité Nacional Feminista, Volver al escándalo y la transgresión, por una agenda propia y autónoma, documento de trabajo, 2002 p. 31. http://www.movimientoautonomodemujeres.org/downloads/21.pdf [Dernière consultation le 3/3/2014.]
  • [17]
    Movimiento Autónomo de Mujeres ‘Política y Ciudadanía de las mujeres, Bases de la refundación del movimiento autónomo de mujeres de Nicaragua’, 2006 :
    http://www.movimientoautonomodemujeres.org/downloads/47.pdf [dernière consultation le 3/3/2014].
  • [18]
    Julie Peteet, Gender in Crisis, Women and the Palestinian Resistance Movement, New York, Columbia University Press, 2013 ; Ellen Fleischmann, The Nation and Its New Women : the Palestinian Women’s Movement, 1920-1948, Berkeley, Los Angeles, London, University of California Press, [1991] 2003.
  • [19]
    Joost Hiltermann, Behind the Intifada : Labor and Women’s Movements in the Occupied Territories, Princeton, Princeton University Press, 1991, p. 132.
  • [20]
    Ibidem, p. 134.
  • [21]
    Nahla Abdo, « Nationalism and Feminism : Palestinian Women and the Intifada - No Going Back ? », in Valentine Moghadam (ed.), Gender and National Identity : Women and Politics in Muslim Societies, London and Atlantic Highlands, Zed Books, Karachi, Oxford University Press, 1994, p. 148-170.
  • [22]
    En marge du rapport officiel israélien rendu tous les quatre ans sur l’état d’avancement de la condition des femmes israéliennes, des associations palestiniennes rédigent un rapport alternatif insistant sur les conséquences sociales et économiques de l’occupation militaire israélienne sur les femmes palestiniennes des Territoires occupés.
  • [23]
    Islah Jad, « The NGO-isation of Arab Women’s Movements », Al Raida, vol. XX, n° 100, Winter 2000, p. 37-47.
  • [24]
    Reema Hammami, « NGOs : The Professionalization of Politics », Race and Class, 1995, 37(2), p. 51-63.
  • [25]
    Rita Giacaman, « Commentary : International Aid, Women’s Interests and the Depoliticization of Women », Gender and Society, Working Paper 3 in series Gender and Development, Women’s Studies Programme, Birzeit University, 1995, p. 53-59.
  • [26]
    Instrument légal dans le cadre de l’Organisation des États américains pour lutter contre les violences faites aux femmes.
  • [27]
    Par exemple Human Life International, fondation « pro-vie » de lutte active contre l’avortement.
  • [28]
    Silke Heumann, Sexual Politics and Regime Transition, Understanding the struggle around gender and sexuality in post-revolutionary Nicaragua, thèse de doctorat, Université d’Amsterdam, 2010.
  • [29]
    Elida de Solórzano, « Abolir la familia » : http://www.corazones.org/familia/familia_abolir.htm [dernière consultation le 28.10.2014].
  • [30]
    Karen Kampwirth, « Arnoldo Alemán takes on the NGO’s : Antifeminism and the new populism in Nicaragua », Latin American Politics and Society, été 2003.
  • [31]
    Milhem Feras, « Le mouvement associatif en Palestine, les ONG face à l’Autorité palestinienne », Maghreb-Machrek, p. 10-11 ; Brigitte Curmi, « Les enjeux de l’après-Oslo. Le mouvement associatif dans les Territoires palestiniens », Pouvoir et associations dans le monde arabe, CNRS Éditions, 2002, p. 95-123.
  • [32]
    Brigitte Curmi, Ibidem.
  • [33]
    Delphine Lacombe (éd.), « L’affaire Zoilamérica Narváez contre Daniel Ortega ou la caducité de “ l’homme nouveau ” », in Problèmes d’Amérique latine, 2009/3, n° 73 .
  • [34]
    Nadine Jubb, « Gender, Funding, and the Social Order : Contradictions among the State, the Women’s Movement, and Donors regarding the Nicaragua Women’s and Children’s Police Stations », 2006, Congress of the Canadian Political Science Association, Toronto.
  • [35]
    Delphine Lacombe, « Entre survivance des ONG et mise en mouvement : pratiques et débats des féminismes nicaraguayens à l’heure de la globalisation du genre », Cultures & Conflits, n° 83, 2011.
  • [36]
    Élisabeth Marteu, « Repenser l’extraversion : des usages du genre, du féminisme et de l’empowerment dans les associations de femmes bédouines du Néguev », Cultures & Conflits, n° 83, 2011.
  • [37]
    Margaret E. Keck et Kathryn Sikkink, « Transnational advocacy networks international and regional politics », 1998.
  • [38]
    Élisabeth Marteu, Les associations de femmes arabes en Israël : actrices et enjeux de nouvelles formes de mobilisation palestinienne en Israël, Thèse IEP de Paris, 2009.
  • [39]
    Jean-François Bayart, Le gouvernement du monde. Une critique politique de la globalisation, Paris, Fayard, 2004, p. 229.

Introduction

1 Depuis que le genre, catégorie d’analyse et cadre d’actions  [1], est devenu un standard incontournable des politiques d’aide internationale au développement, nombre de critiques en provenance de la recherche académique comme du féminisme se sont portées sur les effets d’une telle institutionnalisation. Leurs auteures ont notamment souligné les effets de « dépolitisation » de l’action collective des femmes par les programmes et les financements des institutions internationales. Elles ont affirmé que « l’ONGisation » des espaces associatifs féminins avait détourné le militantisme de ses pratiques revendicatives pour le réorienter vers la prestation de services et vers la sous-traitance de l’action publique. Ce courant critique a en outre fustigé l’inscription dans la doxa néolibérale d’un féminisme institutionnalisé, vidé de sa charge subversive originelle. C’est en somme la bureaucratisation des pratiques et l’uniformatisation des cadres de pensée sur le genre qui ont été désignés comme une forme de globalisation normative vectrice de dévoiement des luttes sociales vers leur professionnalisation.

2 Ces effets de structure paraissent devoir être soumis à l’épreuve du changement d’échelle, afin d’en saisir leurs enjeux localisés et historicisés. Tenter de cerner les effets de la globalisation du genre sur les modes de recomposition des actions collectives des femmes  [2], à partir d’une interrogation plus large sur leur éventuelle « dépolitisation », constitue l’objectif de cet article. C’est au croisement de deux expériences de recherche au Nicaragua et en Palestine que nous proposons de dresser quelques lignes de réflexion sur ces questions controversées. Bien que fondées sur des espaces d’enquête contrastés, nos travaux présentent des perspectives convergentes.

3 Nous analysons, dans un premier temps, la construction locale des enjeux autour des critiques sur la « dépolitisation » de l’action collective des femmes issue des luttes souverainistes et révolutionnaires, en Palestine et au Nicaragua. Nos enquêtes visent à rendre compte, dans les deux cas, de processus de qualification  [3] inscrits à la fois dans les contextes de construction de régimes politiques et dans la sociohistoire des féminismes et de l’action collective des femmes, qui pèsent sur la configuration des agendas et des répertoires d’actions. Loin d’être un concept acquis, la notion de « dépolitisation » est polysémique. Nous montrerons notamment comment elle renvoie à des débats internes aux actions collectives de même qu’au sens toujours recomposé accordé au politique.

4 Une fois ces notions réinscrites dans la sociohistoire des États qui circonscrivent nos enquêtes, nous abordons, dans un second temps, les effets des institutions de développement et de leurs interactions avec les appareils étatiques sur les actions collectives des femmes. Nous montrons que la pluralité des expériences ne peut guère conduire à la conclusion unilatérale que la doxa néolibérale et ses effets, certes indéniables sur les pratiques de gestion des « projets à perspective de genre », serait un facteur univoque de dévoiement et d’aseptisation des luttes des femmes. Il s’agit certes de phénomènes de professionnalisation et de technicisation qui s’adaptent à des logiques d’action et de pouvoir extérieures. Mais il s’agit aussi d’une reconfiguration des stratégies et des répertoires d’action des mobilisations évoluant au croisement de rapports de pouvoir et d’enjeux revendicatifs qui se jouent à de multiples échelles.

I. Tensions autour de la « dépolitisation », luttes de sens au sein de l’action collective

5 Parler de dépolitisation ou même d’une politique de dépolitisation, n’est ni univoque, ni neutre. Le terme recouvre d’abord plusieurs notions (dépolitiser, a-politiser, désidéologiser, désengager, neutraliser, techniciser, individualiser, démobiliser, etc.), ensuite plusieurs acceptions. Il fait par exemple référence, dans la littérature classique européenne et nord-américaine de science politique, au désintéressement de la chose publique et au déclin des adhésions partisanes, à l’effacement de certaines formes d’activités politiques liées à la prédominance des partis ou des syndicats  [4], à la fin des militantismes collectifs au profit d’une individualisation des engagements désormais ponctuels et distanciés  [5]. Le terme renvoie aussi à l’idée d’une reconfiguration des militantismes  [6]. Il est aussi synonyme de technicisation et de professionnalisation des actions collectives au profit de capacités d’expertise considérées comme plus ou moins volontairement indifférentes à une conflictualité politique marquée par un affrontement entre idéologies. Cette dernière définition a des affinités avec les perspectives critiques sur les rapports entre la coopération internationale au développement et les actions collectives des femmes. La gestion entrepreneuriale des organisations sans but lucratif, leur néo-langage autour du genre, auraient fait perdre en réalité à ce concept sa vocation première de mise en évidence du pouvoir et des antagonismes qui président aux rapports sociaux de sexe. En se fondant dans ces nouvelles pratiques, les actions collectives sortiraient du champ du politique, compris comme le lieu possible de publicité et de contestation de ces rapports de pouvoir. C’est là que « faire le genre » serait aussi « défaire le féminisme  [7] ». En tout état de cause, comprendre des « processus de politisation et de dépolitisation » requiert une interrogation sociologique distanciée  [8].

6 Mais le terme de « dépolitisation » renvoie aussi au système de valeurs de celui ou celle qui l’énonce. Ainsi, depuis les années 1980 et le consensus de Washington, mais aussi avec la fin « du bloc de l’Est » et le déclin des expériences communistes, la crainte d’une dépolitisation des sociétés est souvent synonyme de l’opposition à une pénétration diffuse des schèmes néolibéraux conjuguée au retrait d’un État voulu régulateur. Dans un discours pour la construction d’un mouvement social européen, Pierre Bourdieu s’exprimait ainsi :

7

« Le fatalisme des lois économiques masque en réalité une politique, mais tout à fait paradoxale, puisqu’il s’agit d’une politique de dépolitisation, une politique qui vise à conférer une emprise fatale aux forces économiques en les libérant de tout contrôle et de toute contrainte en même temps qu’à obtenir la soumission des gouvernements et des citoyens aux forces économiques et sociales ainsi libérées. »

8 Il suggérait alors, « Contre cette politique de dépolitisation et de démobilisation », de « restaurer la politique, c’est-à-dire la pensée et l’action politiques », trouvant son articulation et une part de ses ressorts dans la capacité à construire un mouvement social « en résistance aux forces dominantes »  [9].

9 Rapportées aux politiques sur le genre et à leur inscription dans le cadre de la globalisation et des politiques de développement, on connaît la critique faite à l’ONU, censée rattraper les dommages produits par les programmes d’ajustements structurels, mais pourtant pièce maîtresse de neutralisation des mouvements contestataires et, finalement, de la « gouvernance néolibérale »  [10]. On sait aussi la force des débats entre militantes latino-américaines, particulièrement âpres lors d’une rencontre féministe au Chili en 1996, autour de celles revendiquant une autonomie vis-à-vis de toute institution partisane comme internationale, présentée comme une véritable lutte féministe et politique, face à d’autres activistes des droits des femmes qui choisissaient de s’inscrire dans les processus onusiens. Depuis ce conflit, le clivage « institutionnelles/autonomes » continue de faire sens au sein des féminismes latino-américains  [11]. Ainsi, selon cette acception, dépolitisation rime avec neutralisation des mouvements sociaux tentés de s’adapter aux institutions en place, et, plus généralement, avec leur désidéologisation, entendue comme le déclin de leur capacité à proposer des alternatives et à agir pour promouvoir des dispositifs de lutte pour l’égalité.

10 La dépolitisation fait aussi référence à un âge d’or de la participation politique parfois mythifié, point de référence temporel qui renvoie à l’histoire des luttes révolutionnaires et souverainistes ou nationalistes. Tant pour le Nicaragua que pour la Palestine, la crainte de la dépolitisation associative sous l’effet de l’aide au développement doit être resituée dans l’expérience générationnelle et militante de celles qui l’énoncent, cela d’autant plus qu’elles font rarement preuve de consensus à ce sujet.

11 Au Nicaragua, ces controverses et les tensions internes aux mobilisations se revendiquant du féminisme s’inscrivent à la fois dans l’héritage du pouvoir révolutionnaire sandiniste des années 1980 et dans celui de la dissidence du Front Sandiniste de Libération Nationale dans la première moitié des années 1990.

12 Lorsqu’en 1979, le FSLN prend le pouvoir après la victoire des luttes insurrectionnelles face à la dictature d’Anastasio Somoza, sa direction masculine met en place une association de masse féminine (l’association Luisa Amanda Espinoza - AMNLAE). En dépit d’essais de réformes organisationnelles visant à son indépendance et à sa démocratisation, l’AMNLAE a toujours été subordonnée au FSLN. Les chefs du parti-État désignaient ses représentantes. Ils reléguaient au second plan les revendications des femmes ayant trait à la libre disposition de soi et à la division sexuelle du travail, en privilégiant d’abord les mobilisations féminines pour la défense nationale. Considérées comme bourgeoises, diviseuses de la classe prolétaire et « déviationnistes idéologiques » durant le régime sandiniste, quelques féministes qui commençaient alors à se revendiquer comme telles n’ont pu vraiment asseoir leurs collectifs sur la scène politique qu’après la défaite électorale des sandinistes en 1990. Ajoutons à cela que si ces collectifs ont émergé en concomitance avec les débuts de la « globalisation du genre » dans les institutions internationales et onusiennes, leurs membres avaient déjà l’expérience de la captation de financements externes pour financer des projets relatifs aux « intérêts spécifiques des femmes ». Ces projets, qui n’étaient pas légitimés et institutionnalisés dans l’AMNLAE et par le FSLN, ont toutefois renforcé les aspirations d’indépendance vis-à-vis du Parti, et ont ouvert la voie au processus d’« ONGisation » sous toutes ses formes : associations avec salariées pour la prestation de services ou associations seulement récipiendaires de fonds pour des actions militantes ponctuelles.

13 Toutes les controverses qui ont ensuite eu trait à la crainte d’une « dépolitisation » du militantisme doivent être comprises au filtre de cette chronologie et de ce constat : d’une part, l’extraversion des Nicaraguayennes précède la « globalisation du genre  [12] », particulièrement accélérée avec les grandes conférences onusiennes de Vienne (1993), du Caire (1994) et de Pékin (1995)  [13], et, d’autre part, l’organisation de masse des femmes était le lieu de la dé-légitimation du féminisme. En sorte que redouter la dépolitisation de luttes émancipatrices anciennes au Nicaragua, sous l’effet du basculement onusien des années 1990, ne peut que reposer sur une croyance : celle du mythe de l’âge d’or d’un féminisme nicaraguayen amplement mobilisateur qui aurait été, d’une part, auto-financé et, d’autre part, articulé aux luttes de classes révolutionnaires. Seule une poignée de militantes peuvent effectivement se prévaloir d’une telle socialisation politique et de telles ambitions. En revanche, cela n’a jamais correspondu à un phénomène massif.

14 Les controverses autour de la « dépolitisation du mouvement » ont justement été, au sortir de la décennie révolutionnaire, le fait de tensions générationnelles entre celles qui ont participé tôt au pouvoir révolutionnaire puis ont rompu avec le Parti tout en continuant de faire autorité sur les actions collectives des femmes, et celles qui ont souhaité non seulement rompre avec le FSLN mais aussi avec toutes les pratiques politiques dont il avait été porteur (verticalisme, discipline et respect de la hiérarchie, aspiration au mouvement unitaire). Ainsi, quand au sortir des années 1980, l’essai d’instauration de la démocratie libérale, conjuguée à la pacification du pays, permet d’engager une ouverture de l’espace public et de rompre avec l’ordre politique sandiniste qui entendait confondre « le peuple » avec le parti-État, les militantes émancipées du FSLN et de son organisation de masse posent le devenir organisationnel de l’action collective de deux manières. Certaines — voulant rompre avec la culture organisationnelle sandiniste — prônent la pluralité de réseaux thématiques horizontaux autour des questions de violence, d’alphabétisation, de sexualité, de santé, etc., auxquelles peuvent prendre part les femmes à titre personnel comme en représentation de leur ONG. D’autres, en minorité, privilégient le maintien d’un seul mouvement unitaire capable de se revendiquer du féminisme et d’intégrer tous les enjeux revendicatifs, indépendant des partis, composé de militantes présentes exclusivement à titre individuel et idéologiquement instruites  [14].

15 Dans un contexte post-sandiniste où l’ouverture de l’espace public signifie aussi la multiplication des associations de femmes sous la forme d’ONG, souvent prestataires de services, les féministes en faveur d’une organisation unitaire accuseront à plusieurs reprises leurs camarades favorables à la constitution de réseaux thématiques de « dépolitiser le mouvement » en fragmentant la cause des femmes et en ne priorisant pas la revendication d’une identité collective féministe. Et ces dernières leur répondront en substance que la politisation de l’action collective ne se réduit pas à un seul type d’organisation, qui plus est très empreint d’une culture politique directement héritée des modus operandi du parti révolutionnaire.

16 Plus récemment, le retour à la présidence de Daniel Ortega (2006), leader máximo du FSLN depuis le début des années 1980, a réactualisé les tensions autour des questions de politisation et de dépolitisation de l’action collective, certaines féministes accusant une partie de l’action collective des femmes de ne pas s’associer officiellement aux partis d’opposition qui entendent lutter contre les violations constitutionnelles et de l’État de droit dont le président sandiniste fait preuve depuis 2007  [15]. Ainsi, certaines militantes ont choisi de s’allier avec la dissidence du sandinisme historique organisée dans le parti « Mouvement de Rénovation sandiniste » afin de promouvoir simultanément l’inscription d’une programmatique de genre dans le parti rénovateur, et une alternative politique au FSLN. Lutter contre la dépolitisation  [16] du militantisme était présenté comme double : à la fois « refonder le mouvement autonome des femmes  [17] » à partir d’une identité féministe définie selon des critères clairs, en le dotant de règles et de structures formelles telles que la participation à titre individuel pour éviter une interférence avec les intérêts des ONG, mais aussi inscrire ses objectifs dans une stratégie pouvant engager des effets sur la sphère conventionnelle du politique. L’hypothèse stratégique de départ était la suivante : face aux caudillismes en place, seule une coalition de partis élargie à la société civile peut contribuer à stopper une fuite en avant vers un nouvel autoritarisme, et ainsi donner plus de marge de manœuvre aux forces politiques sensibles aux enjeux de genre. D’autres militantes, hostiles aux alliances avec tout parti, choisissaient de privilégier une mobilisation moins rigide du point de vue des critères identifiant les militantes au féminisme, plus souple et plus ouverte, capable aussi d’intégrer des électrices du FSLN. Leur argumentaire se revendiquait tout autant d’une quête de conscientisation féministe à l’adresse du plus grand nombre possible de femmes, quelles que soient leurs orientations politiques. Ce sont deux versions (et deux types de priorités stratégiques) pour la « politisation » des femmes susceptibles d’intégrer ces actions collectives qui font ainsi l’objet de conflits, l’une soucieuse d’inscrire le projet féministe dans les enjeux de démocratisation du Nicaragua, l’autre d’en diffuser la charge subversive dans les sociabilités construites par les actions collectives, y compris les ONG prestataires de services.

17 La question de la dépolitisation par le financement provenant des bailleurs de fonds étrangers (fondations, ONG internationales, etc.) et de ses effets sur les répertoires des activités militantes n’interviennent le plus souvent qu’en contrepoint des modes de construction des résistances collectives aux politiques étatiques : c’est moins la professionnalisation du militantisme dans les ONG qui est redoutée, et même leur sous-traitance de l’action publique, que la soustraction de cette multiplicité d’associations de femmes aux enjeux politiques nationaux.

18 De la même manière, en Palestine, l’idée de politisation/dépolitisation est polysémique et instrumentalisée. Le débat s’inscrit dans le contexte de la lutte nationale palestinienne et du rôle historique joué par les organisations de femmes dans les mouvements de résistance et d’indépendance depuis 1948  [18]. Dès 1965, a été créée l’Union générale des femmes palestiniennes (UGFP) dans le cadre de l’Organisation de la libération de la Palestine (OLP). Plusieurs branches ont été établies au Proche-Orient au sein des différentes populations palestiniennes réfugiées, l’UGFP fonctionnant comme une structure sociopolitique dirigée par des femmes des classes privilégiées et des familles politisées au service du projet nationaliste de l’OLP.

19 La fin des années 1970 a été marquée par l’émergence d’une nouvelle génération de femmes diplômées, engagées dans l’espace associatif dans les Territoires palestiniens occupés. Le Comité de travail des femmes a ainsi été créé en 1978 par des militantes politiques et étudiantes originaires de Ramallah, qui ont entrepris de se mobiliser autour des questions du travail des femmes, du travail informel des femmes dans l’agriculture, des étudiantes et des femmes au foyer  [19]. Le Comité affichait alors une ligne politique et idéologique nationaliste très claire. Bien que non affiliées officiellement à un parti, ses fondatrices se montraient très proches du Front démocratique de libération de la Palestine (faction de l’OLP). Néanmoins, des divergences partisanes ont conduit en 1981 à la scission du Comité et à la création de nouvelles structures de femmes. Les procommunistes ont formé l’Union des comités de femmes travailleuses palestiniennes à Jérusalem et Ramallah ; celles qui soutenaient le Front populaire de libération de la Palestine ont formé l’Union des comités de femmes palestiniennes dans la région de Bethléem ; les pro-Fatah fondèrent le Comité des femmes pour le travail social en 1982 ; tandis que l’ancien Comité de travail des femmes prenait le nom d’Union des comités de travail des femmes, pour devenir finalement en 1989 la Fédération des comités d’action des femmes palestiniennes  [20]. La fragmentation de ces organisations a suivi la politisation partisane de leurs fondatrices, reproduisant ici le factionnalisme à l’œuvre au sein de l’OLP, et prouvant l’inextricable corrélation entre lutte féministe et lutte nationaliste en Palestine.

20 Cependant, les années 1990 ont très vite été marquées par l’émergence de nouvelles associations de femmes, certes toujours dirigées par des militantes politiques (souvent nationalistes et communistes), mais davantage décidées à s’extraire de la tutelle politique des partis pour créer des structures professionnelles autonomes. La mobilisation massive des femmes pendant la première Intifada (1987-1993) a participé d’une autonomisation de ces activités féminines  [21], tandis que l’afflux d’aides étrangères en Palestine dans les années 1990 (dans le contexte des accords d’Oslo et post-Oslo) contribua à un rapide foisonnement associatif. Les associations de femmes ont été des réceptrices privilégiées des aides en provenance des bailleurs de fonds internationaux (ONG, Union européenne, USAID, etc.). Cependant, tandis qu’elles concentraient leurs actions sur la lutte contre les violences domestiques, l’emploi des femmes ou encore l’éducation, elles étaient accusées par les militants nationalistes de délaisser la lutte nationale au profit d’une « lutte féministe » dictée par l’Occident. Ces critiques ont participé d’un processus de rejet de la notion de « féminisme » (nasawiyya en arabe) au sein même des associations luttant pour la défense des droits des femmes. Sensibles aux critiques portées contre le féminisme, perçu comme une « idéologie » importée et diffusée par les agents de l’impérialisme occidental, les militantes associatives ont préféré s’approprier la terminologie des organisations internationales (notamment autour de la notion d’empowerment) plutôt que d’assumer une identité féministe.

21 Ainsi, alors même qu’elles s’engageaient dans la politisation des questions de genre auprès des autorités palestiniennes et des organisations internationales (notamment le comité CEDAW  [22]) elles essuyaient de virulentes critiques de la part des militants (communistes, nationalistes, islamiques), comme de certains milieux universitaires. En effet, les accusations de dépolitisation sont d’abord le fait d’une partie des militant(e)s politiques, tant nationalistes, communistes qu’islamiques, qui dénoncent le foisonnement associatif des années 1990 et l’irruption inévitable des bailleurs étrangers dans leurs modes d’action. Ils déplorent leur perte d’indépendance et leur assujettissement à des mécanismes de monitoring et de rationalisation accompagnant leur professionnalisation. Cette autonomisation, spécialisation et bureaucratisation est d’autant plus critiquée dans le cadre des associations de femmes que les politiques d’aide internationale dans le monde arabe sont plus que jamais empreintes de visées démocratisantes. Les femmes ont ainsi été les cibles privilégiées des bailleurs internationaux, notamment dans le sillage des exigences de « bonne gouvernance » qui ont encouragé le développement des « sociétés civiles », la transparence de leur gestion et le contenu de leurs agendas. L’externalisation des modes d’action des associations de femmes palestiniennes a reconfiguré leur travail en projet, plaidoyer et workshops/training, bénéficiant prioritairement aux associations œuvrant pour l’égalité homme-femme dans l’espace public. Ces associations ont alors eu tendance à développer des vocabulaires consacrés par les donateurs (« empowerment », « leadership », « efficiency », etc.) et à développer un discours légitimateur sur le professionnalisme et l’expertise. Les associations palestiniennes qui se sont créées dans les années 1990, comme WCLAC (Women Center for Legal Aid and Conseiling) qui lutte contre les violences faites aux femmes, ont très vite été considérées par les anciennes structures associatives comme symptomatiques de cette « occidentalisation » et « technicisation » de la lutte féministe palestinienne. L’accusation de dépolitisation relève d’une perception de « dénationalisation » et de « déradicalisation » de la cause nationale, au profit de combats jugés fragmentés, technicisés, re-déidéologisés au profit des standards occidentaux, et donc dommageables pour la survie de la lutte nationale collective.

22 Par ailleurs, la recherche académique palestinienne est, elle aussi, partie prenante des débats sur les reconfigurations de la sphère associative, en particulier des associations de femmes. L’institut d’études sur le genre de l’université de Birzeit a ainsi produit pléthore de travaux sur l’ONGisation des associations de femmes  [23], « la professionnalisation du politique  [24] » ou encore la « dépolitisation des expériences des femmes  [25] » en raison de la propension de l’aide internationale à nier le contexte spécifique de son intervention.

23 Dans l’exemple du Nicaragua, comme dans celui de la Palestine, on relève le fait que les tensions autour des questions de dépolitisation et de politisation s’inscrivent dans les héritages et les recompositions des catégories de pensée issus des luttes révolutionnaires et nationales où les modes de mobilisation collective ne laissaient pas de place à l’autonomisation de l’action collective des femmes. Si, dans le cas du Nicaragua, les accusations de dépolitisation prennent appui sur le constat d’une « ONG-isation du mouvement », et que cela relève partiellement d’enjeux générationnels, elles sont à la fois prononcées par crainte d’une déradicalisation du féminisme au profit d’une perspective de genre lénifiante, mais aussi par crainte d’un désinvestissement du féminisme du défi que pose la construction démocratique. Dans le cadre palestinien, il s’agit d’abord d’une remise en cause de l’aseptisation de leur lutte nationaliste dans un contexte de conflit, de forte pénétration internationale et de fragilité du processus de construction étatique.

II. Processus de diffusion et de réception du genre : des enjeux politiques localisés

24 Par-delà l’historicité des acceptions et des tensions sur la dépolitisation et la politisation des actions collectives, se jouent des dynamiques de transformation des répertoires d’action des mobilisations, modelées par les basculements politiques et économiques des sociétés à l’étude, ainsi que par ce que nous avons nommé ailleurs la « globalisation du genre ». C’est tout autant une modification du rapport au politique que l’effet des recompositions des sociabilités sur l’ordre politique qui sont donnés à voir par le déploiement des ONG en général et des actions collectives des femmes en particulier.

25 Le cas nicaraguayen illustre bien les ambiguïtés des processus de basculement d’une société phagocytée par les aspirations totalitaires du FSLN et profondément marquée et polarisée par la guerre civile. Une société où les registres du conflit politique se sont recomposés selon des modalités relativement pacifiées, dans un contexte d’aspiration à l’expérience démocratique dominé par des gouvernements conservateurs (jusqu’en 2006) ou à prétention néo-révolutionnaire (à partie de 2006). L’enjeu de l’inscription des revendications féministes dans le champ du politique a rencontré des obstacles majeurs dans toutes les configurations. Durant le sandinisme, les féministes, accusées de déviationnisme idéologique, ont pu difficilement faire entendre la légitimité de certaines de leurs revendications phares, par défaut d’autonomie de leur champ d’action (notamment concernant les revendications autour d’une meilleure sanction des violences conjugales et sexuelles et de la dépénalisation de l’avortement). À partir de la décennie des années 1990 — période marquée par la tension entre l’essai d’instauration du pluralisme et la volonté des partis politiques dominants d’exercer leur mainmise sur les acteurs de la société civile —, la quête d’indépendance des actions collectives est allée de pair avec une série de dynamiques internationales qui ont reconfiguré localement les débats portant sur la place des femmes dans la vie sociale et politique.

26 D’une part, l’accélération de la transnationalisation des questions de genre autour de la question des droits humains des femmes sous l’égide de l’ONU pendant la décennie 1990 (conférences de Vienne, du Caire et de Pékin) ainsi que l’érection de normes régionales telles que la Convention Belem Do Para (1995)  [26], ont été saisies pour faire désormais valoir le droit à la « citoyenneté des femmes », leur « droit à avoir des droits » et à faire pénétrer selon les termes militants « la démocratie dans la sphère privée ». D’autre part, tout comme la multiplication des associations féminines financées par l’international, la multiplication d’ONG antiféministes majoritairement catholiques radicales mais aussi néo-protestantes, soutenues par des fondations internationales états-uniennes  [27] ont reconfiguré les enjeux et les débats sur les rapports sociaux de sexe dans les agendas politiques nationaux. Dans ce contexte, le genre en tant que support de nouveaux cadres d’action et de langage n’a jamais été autant amené sur le devant de la scène qu’à la période de l’essai d’instauration démocratique et de la diffusion croissante des orientations onusiennes.

27 Et il n’a jamais été autant au centre des conflits politiques. Si l’on a pu observer, sous les présidences Chamorro, Alemán et Bolaños (1990-1996 ; 1996-2001 ; 2001-2006), la création de nouveaux espaces d’interlocution entre mouvements sociaux et ONG de femmes, par exemple au sein de l’Institut nicaraguayen de la Femme et du Conseil de planification économique et sociale, ces deux présidences ont aussi été des instances de légitimation politique de représentants de l’Opus Dei ou d’associations anti-avortement revendicatrices de leur hostilité au féminisme  [28]. Certains, soutenus par l’Église catholique, ont par exemple fait partie de la délégation du Nicaragua à la conférence du Caire et se sont insurgés contre une « nouvelle idéologie du genre  [29] » en proposant des manuels d’éducation sexuelle traditionnalistes et sexistes dans les écoles ou en faisant obstacle à une loi-cadre « d’égalité des chances » entre les femmes et les hommes. D’autres, à la fois militant-e-s de la cause anti-avortement et proches de la présidence Bolaños (2001-2006), ont encouragé ce dernier à proposer les peines les plus élevées à l’heure d’un projet de loi pour la pénalisation complète de l’avortement thérapeutique en 2006.

28 Les mandatures présidentielles Alemán (1996-2001) et Ortega (2006-2064) ont, quant à elles, témoigné d’une hostilité première aux associations féministes et aux ONG internationales ou acteurs de la coopération en général, perçus comme un nouveau contre-pouvoir. Certains collectifs ont été menacés d’interdiction par Arnoldo Alemán dans la ville de Matagalpa. D’autres ont été menacés de la mise à l’écart, à l’heure de recevoir des fonds d’urgence après l’Ouragan Mitch  [30]. Daniel Ortega, en sus de pratiques d’intimidation directes contre des opposantes féministes fort connues, a fait fermer, pour investigation policière — par la force —, certaines ONG et associations (par exemple le Mouvement autonome des femmes) au prétexte qu’elles étaient vectrices de fonds internationaux à des fins illégales.

29 Dans ce nouveau contexte, qui a vu à la fois s’installer des impasses pérennes sur certains droits (comme l’interdiction de l’avortement) mais aussi se consolider des actions publiques majeures financées par la coopération internationale (de lutte contre les violences intrafamiliales et sexuelles), l’ONGisation des collectifs de femmes a fait d’eux des acteurs parmi d’autres, en concurrence — entre eux — et en opposition avec un grand nombre d’interlocuteurs (religieux, politiques). D’où aussi leurs champs d’action et de revendication élargis et extravertis aux réseaux de solidarité ainsi qu’aux instances internationales et régionales comme stratégies de dépassement des impasses nationales (par ex. la « Campaña regional 28 de septiembre », la participation aux rencontres féministes latino-américaines, les représentations au réseau Cladem, les recours à la Commission interaméricaine des droits humains, etc.)

30 Reconversions professionnelles des anciennes révolutionnaires féministes dans les ONG, construction de mouvements inscrits dans les réseaux internationaux, multiplication des expériences contestataires et de lobbying à toutes les échelles, y compris ministérielles et parlementaires, captation de financements pour la pérennisation ou la survie des associations : toutes ces dynamiques donnent à voir, après la révolution sandiniste, l’éclatement et la fragmentation des expériences de la société civile devenue un espace de concurrence et de confrontation entre ONG, mouvements et partis, ainsi que des stratégies de recomposition des répertoires de l’action collective face à des politiques institutionnelles étatiques fort ambiguës et dans l’ensemble d’une grande hostilité aux féministes. Si la globalisation du genre et les modes de financement par les bailleurs de fonds refaçonnent la militance en la professionnalisant, en lui faisant adopter de gré ou de force un langage gestionnaire et entrepreneurial éloigné des pratiques militantes révolutionnaires, on observe aussi que ce processus ne rime pas forcément avec la dépolitisation des questions de genre sur la scène publique, où ces actrices interviennent pour contrer l’anti-féminisme.

31 En Palestine, les débats sur la politisation/dépolitisation s’inscrivent aussi dans le contexte d’émergence d’une nouvelle autorité gouvernementale palestinienne (l’Autorité palestinienne - AP - établie en 1994, premier parlement élu en 1996), où les questions de genre et les rapports associatif/politique ont été au cœur du projet de construction d’un futur État palestinien. La transformation des modes d’action des associations, en particulier des femmes, doit se comprendre dans ce contexte singulier de la fin des années 1990, qui fait interagir une forte implication internationale (aides financières à l’AP, programmes de développement, soutien au processus de paix, etc.) et une volonté d’indépendance nationale et étatique. Les associations palestiniennes, y compris les structures féminines et/ou féministes, ont, pour la plupart, préexisté au processus de création étatique ou alors se sont développées en même temps que lui. Afin d’asseoir sa légitimité politique et démocratique, l’AP, nouvellement créée en 1994, a d’abord cherché à récupérer les prérogatives sociales, économiques et politiques que s’étaient naturellement octroyées les associations lorsqu’elles fonctionnaient sous l’occupation israélienne (depuis 1967). Des tensions entre l’AP et la sphère associative sont alors rapidement intervenues. Ces dernières ont contesté les restrictions de fonctionnement, les formes de contrôle, le manque de liberté ou encore la forte politisation et tutelle d’anciennes factions de l’OLP sur la sphère associative. Puisqu’elles avaient largement participé au mouvement de libération nationale, elles attendaient l’émergence d’une autorité politique effective et démocratique. Dans le cadre des mouvements de femmes, deux phénomènes ont alors émergé : d’une part l’autonomisation de certaines associations féminines professionnelles trouvant dans l’international de nouveaux relais pour leur fonctionnement, d’autre part le développement d’un « féminisme d’État », la nouvelle autorité palestinienne se devant d’intégrer les questions de genre dans les politiques publiques.

32 L’autonomisation des associations palestiniennes, en particulier de femmes, s’est traduite par une baisse de l’affiliation politique des associations, et leur développement en parallèle de l’État comme palliatifs des carences étatiques  [31]. De nombreuses associations féminines ou féministes professionnelles se sont alors créées dans différents domaines (éducatifs, emploi, violences, etc.), à l’initiative d’anciennes militantes communistes et nationalistes, puis à l’initiative d’une jeune génération (pas forcément engagée dans des partis politiques) urbaine et diplômée, trouvant dans l’associatif un nouveau marché du travail. À cette époque, l’AP craignait que la sphère associative ne se transforme en contre-pouvoir et retourne la protestation autrefois adressée contre Israël contre le gouvernement de Yasser Arafat. Ce fut effectivement le cas, non pas parce que les dirigeants associatifs entendaient concurrencer l’AP, mais parce que leurs exigences de démocratie et de transparence furent largement déçues par l’administration Arafat et les luttes fratricides entre les différentes factions de l’OLP.

33 Des efforts ont été entrepris par l’AP pour négocier, dialoguer avec les associations, d’abord pour éviter une contestation massive, ensuite pour respecter les injonctions internationales (liées à l’aide financière) quant aux droits de l’homme et à l’empowerment des femmes. Les différentes associations de femmes et/ou féministes ont alors trouvé quelques soutiens au cœur de l’arène politique. Dès 1996, des militantes palestiniennes mettaient en place un « Parlement modèle des femmes » dont l’objectif était de travailler comme le parlement palestinien et de discuter le statut légal des Palestiniennes.

34 Cependant, l’initiative du « Parlement modèle » a été rapidement accusée par le mouvement islamique d’être financée par l’« Occident » et de menacer la « morale » des femmes  [32]. Le poids grandissant du Mouvement islamique dans les Territoires occupés a participé d’une forte politisation des questions de genre dans l’espace public, mettant en conflit les tenants du libéralisme, du nationalisme et de l’islamisme. Chaque courant idéologique s’est appuyé sur les questions de genre pour asseoir sa légitimité, les premiers se référant au féminisme libéral prôné par l’international, les seconds continuant de sacraliser les femmes comme des auxiliaires du combat révolutionnaire, les derniers, enfin, instrumentalisant les normes de genre pour défendre une nouvelle moralité islamique. Malgré toutes ces tensions, les questions de genre ont progressivement pénétré l’AP, avec la création de départements spécialisés sur le genre dans les différents ministères, à l’instar du département « genre » du ministère de la Planification longtemps dirigé par une célèbre militante féministe et nationaliste, Zahira Kamal.

35 Le processus de création puis de consolidation étatique s’est donc accompagné d’une redéfinition des rapports entre l’État et la sphère associative, en particulier les structures féminines qui avaient massivement pris part au mouvement de libération nationale et à la résistance contre Israël. La reconfiguration des répertoires d’action des associations s’est traduite simultanément par une dépolitisation partisane et une repolitisation proactive dans le cadre d’activités de protestation, de négociation et de plaidoyer conduites tant au niveau national qu’international.

36 Par conséquent, tant en Palestine qu’au Nicaragua, l’analyse des modalités de réception du genre et de la trajectoire des associations de femmes ne peut faire l’économie des recompositions de l’ordre politique national et des reconfigurations dynamiques des formes du politique. Dans les deux cas, l’imposition du genre dans la sphère publique est aussi le fait d’un nouveau rapport au politique. L’autonomisation des enjeux politiques sur les rapports sociaux de sexe est aussi inscrite dans les processus — souvent contraints — d’autonomisation d’un espace civil vis-à-vis des appareils institutionnels ou partisans.

III. Stratégies de résistances dans un contexte d’interactions contraignantes

37 Dire que les coopérants et les bailleurs internationaux privilégient des considérations technico-financières et refaçonnent ainsi les pratiques associatives en les professionnalisant, en les rendant prestataires de service, et en laissant peu de marges de manœuvre aux récepteurs civils de l’aide, correspond à nos observations. Reste qu’un certain nombre de nuances s’imposent. Contre toute vision enchantée à l’égard des actions collectives qui se saisissent des ressources internationales, ou à l’égard de celles qui entendent pratiquer une autonomie radicale, nous souhaitons avancer l’idée que les formes de résistance collectives présentent des stratégies d’adaptation plus polymorphes et complexes qu’il n’y paraît.

38 Au Nicaragua, il importe d’accorder une attention première à la génération des féministes issues de la contestation de l’ordre politique sandiniste. Force est de constater que beaucoup de celles qui, autrefois cadres ou militantes du parti, se sont repositionnées professionnellement dans les ONG, ont largement contribué à refaçonner la mouvance féministe, ont pesé sur les débats ayant trait aux stratégies organisationnelles et d’action, en promouvant des espaces de formation féministe à l’université et dans des collectifs de femmes, en déplaçant leur savoir-faire acquis pendant la décennie révolutionnaire vers un nouveau contexte de pluralités de dispositions militantes. Ce que l’on pourrait qualifier d’adaptation stratégique aux nouvelles manières de mener conjointement des revendications féministes et d’accepter les avantages de la légitimation du genre à la mode onusienne, est incontestablement le fait de toute une génération de militantes qui ont su composer avec les basculements politiques nicaraguayen et mondiaux. « L’école de formation juridique des femmes », organisée dans tout le pays par le Centre des droits constitutionnels, les « ateliers de formation féministe » organisés au sein du Réseau des femmes contre la violence devant le constat d’une « faiblesse théorique » de ses militantes alors qu’il s’agit du mouvement le plus mobilisateur du pays, les ateliers de formation sur différents thèmes (lesbianisme, avortement, droits reproductifs et sexuels, etc.) que propose le programme régional La Corriente, sont autant d’exemples de ces initiatives où les plus âgées et expérimentées obtiennent des financements externes pour, d’une certaine manière, « passer le relais » idéologique.

39 Les critiques formulées par nombre d’entre elles contre le défaut de politisation et de capacité critique féministe, à l’égard du Réseau des femmes contre la violence (l’une de ces organisations accusées de contribuer à la « fragmentation du mouvement » au début des années 1990 en raison de son agenda limité à une seule dimension de la cause des femmes) ont été revues et corrigées à la fois devant l’effectivité de l’influence du réseau lui-même, mais aussi devant la réalité d’une capacité de montée en généralité des revendications et des dénonciations de ses membres. Fondé à ses débuts pour lutter contre les violences « intrafamiliales », il a gagné en légitimité, en force numérique et en capacité de confrontation directe avec les gouvernements successifs en se positionnant sur la fabrique éminemment politique de l’impunité des hommes violents  [33]. Malgré ses crises actuelles et passées, voilà un collectif de près de 150 organisations qui s’est engagé pour l’accès à la justice des femmes en situation de violence dans le cadre de négociations souvent difficiles avec les agences de coopération, la police nationale et l’Institut nicaraguayen de la femme, contribuant à engager l’une des rares actions publiques pérennes du pays depuis 1993  [34]. Si les ONG qui continuent de participer à cette action font figure de sous-traitantes et de compensatrices à bas coût d’un rôle imputable à l’État, elles ont tout de même largement contribué non seulement à légitimer les luttes contre les violences masculines à l’échelle du pays en diffusant une lecture sociologique sur ces dernières, mais aussi accompagné un très grand nombre de femmes dans leur essai d’accès à la justice et aux soins, tout en maintenant leur espace associatif national.

40 Ce que renseignent ces quelques exemples et lectures des reconfigurations de la militance féminine et féministe nicaraguayennes c’est une certaine forme d’adaptation stratégique et critique à des interactions jugées inéluctables avec la coopération et, quand cela est possible avec les institutions nationales. Si la légitimation de la lutte contre les violences faites aux femmes apparaît comme une exception, elle permettrait néanmoins d’illustrer (en entrant plus avant dans les détails des ressorts institutionnels de sa mise en œuvre) comment les cadres d’interaction tripartites sont le lieu de circulation de militantes salariées d’ONG qui tentent d’infléchir les vues des représentants de la coopération ou de l’État sur les rapports sociaux de sexe rapportés à l’action publique  [35]. Cette interaction est certes contrainte. Elle reflète aussi la tendance majoritaire des militantes nicaraguayennes, sans doute par acquis de leur participation directe au pouvoir sandiniste dans les années 1980, à opter pour des stratégies revendicatives et politiques à côté mais aussi au plus près des institutions d’État, quand ces dernières leur ouvrent leurs portes.

41 À l’instar du Nicaragua, les Territoires palestiniens mettent également en évidence le rôle des associations de femmes dans une action collective conduite en parallèle ou en marge des institutions politiques dites représentatives. Pour les militantes féministes et proches de mouvements politiques, leurs activités doivent avoir une portée politique, en interpellant l’État ou en impulsant un changement social. Elles entendent ainsi marquer leur singularité par rapport à la politique représentative, tout en ayant une influence sur les politiques publiques. Pour ces militantes féministes, très souvent engagées en parallèle dans l’arène partisane communiste et nationaliste, leurs actions doivent avoir des répercussions politiques, à savoir collectives. Elles sont donc les premières à contester l’idée d’une dépolitisation de leurs modes d’action, et rappellent qu’en dépit d’une dépendance évidente à l’égard des bailleurs internationaux elles savent conserver leur autonomie.

42 L’apparente fragmentation, voire le factionnalisme politique, des associations de femmes doit aussi être appréciée à l’aune de sa diversité et de sa pluralité. C’est justement là que se jouent les formes de réappropriation des injonctions internationales et les stratégies des associations pour capter une manne financière sans y être totalement assujettie  [36]. Nombre de dirigeantes associatives sont parfaitement conscientes des attentes des bailleurs internationaux, des contraintes budgétaires et des critères de financement. Elles s’adaptent alors à ce nouveau « marché du développement » en recrutant des spécialistes du fundraising, souvent des étrangers anglophones, parfaitement au fait des exigences des bailleurs. Les demandes de financement répondent alors mot pour mot aux appels d’offre, ce qui ne les empêche pas de développer des programmes parallèles, pour certains plus partisans (manifestations contre Israël, économie informelle, pétitions, etc.).

43 Le détour par l’international (ou l’« effet boomerang  [37] ») rend compte de rétributions tant symboliques que matérielles qui permettent aux militantes associatives de s’approprier les termes de l’externalisation de leurs modes d’action. Ainsi, aucune association de femmes palestiniennes ne défend l’idée d’une frontière hermétique entre lutte de genre et lutte nationale. Bien au contraire, elles rendent compte d’une nouvelle façon d’envisager l’action collective de genre dans un contexte de lutte pour la libération nationale.

44 En outre, au-delà de l’analyse de l’impact politique des activités associatives extra-parlementaires, se pose la question des perceptions et des représentations du politique par les militantes elles-mêmes. En effet, il ressort des entretiens conduits en Palestine une certaine polysémie de la notion même de politique  [38]. L’expression siyāsa (politique) englobe en même temps le politique, comme système du pouvoir et des affaires publiques, et la politique, comme lieu et outil de gestion de ces affaires collectives. Dans le discours des femmes rencontrées, la différence entre le système et son mode de représentation n’est pas claire. Un brouillage s’opère entre le domaine du pouvoir et les représentants du pouvoir. Or, puisque, pour elles, le concept même de « politique » renvoie au système des partis, et que ce dernier est grandement décrédibilisé, beaucoup refusent ce qualificatif. Pour autant, lorsqu’elles interviennent dans des domaines sociaux (santé, lutte contre les violences, garderies, etc.) et éducatifs (bourses, suivi scolaire, etc.), notamment pour pallier les carences d’une Autorité palestinienne qui n’a pas l’ensemble des attributs d’un État, elles sont plus que jamais au cœur du politique. Les associations de femmes du Mouvement islamique, même si elles s’en défendent, sont elles aussi au cœur du politique, comme l’étaient pendant longtemps les associations de femmes affiliées au Parti communiste.

45 Le passage par les expériences palestiniennes et nicaraguayennes indique ainsi que les stratégies d’extraversion internationale  [39] comme celles de participation à des interactions locales entre bailleurs de fonds et représentants institutionnels reposent aussi sur des efforts de desserrement de contraintes qui s’exercent à plusieurs échelles. Si les causes et les pratiques sont souvent dévoyées par les cadres de pensée et d’action des bailleurs de fonds, ou encore sciemment détournées des enjeux politiques nationaux pourtant prioritaires pour les militantes (luttes de libération nationale en Palestine ou dénonciation de mesures anti-féministes et anticonstitutionnelles au Nicaragua), un pan des mobilisations de femmes continue d’entrer dans les rapports de force avec les partis, les institutions et les coopérants. Cette mise en conflit des enjeux de genre est le signe de leur politisation.

Conclusion

46 La réinscription des processus internationaux dans la sociohistoire du militantisme comme dans la sociohistoire des régimes et des institutions d’État, permet de montrer que les lignes de tension autour des processus de politisation et de dépolitisation sous l’effet de politiques de genre certes aseptisées s’inscrivent dans des enjeux de qualifications/disqualifications alimentés par les femmes issues des luttes nationales et révolutionnaires. La convergence des expériences de démocratisation ou de construction étatique avec la diffusion de nouveaux schèmes standardisés d’action reconfigurent les obstacles aux courants les plus subversifs du féminisme et conduisent paradoxalement à légitimer le genre comme relevant du champ politique. Dans ce contexte, où les bailleurs internationaux sont critiqués pour leur défaut de prise en compte des enjeux politiques locaux, l’ONGisation de la « société civile » a deux conséquences : la professionnalisation des militantes, qui trouvent dans les ONG un nouveau marché du travail et la construction de nouveaux savoir-faire plus proches de l’apprentissage technico-financier et gestionnaire que de la formation féministe, et l’adaptation stratégique des ONG au jeu des tensions entre leurs agendas propres et les négociations/adaptations/résistances aux conditionnalités unilatérales des donateurs.

47 Si bon nombre de militantes s’engagent aujourd’hui dans des interactions multiples avec la coopération et les agences d’aide au développement, leurs formes de résistance pour la survie des ONG, comme pour la consolidation d’espaces de revendications féministes, relèvent d’expériences dont la diversité ne saurait être réduite à une dichotomie entre des « institutionnelles » qui se résignent à l’imposition de nouveaux paradigmes peu subversifs, et des « autonomes » ou « radicales » capables de jouer les garde-fou de la dépolitisation ou de la neutralisation du féminisme. Si cette dichotomie reflète à la fois des courants de pensée féministe et des formes de mobilisation, ce n’est pas en ces termes que se configurent les militantismes féministes en Palestine comme au Nicaragua. Nos enquêtes, ici exposées dans leurs grandes lignes, convergent plutôt vers la thèse d’une reconfiguration des répertoires d’action et vers une autre manière de desserrer des contraintes liées à la « globalisation du genre », alors que les manifestations nationales des antiféminismes sont souvent sciemment relayées par les gouvernements nationaux.

Notes

  • [1]
    Le genre est compris ici à la fois comme une « catégorie utile d’analyse historique » à la manière des réflexions amenées par Joan Scott, ainsi que comme une catégorie globalisée d’actions sur laquelle repose, en particulier depuis la conférence mondiale de la femme tenue à Pékin (1995), une série de standards langagiers et pratiques à vocation universelle. Ceux-ci visent l’égalisation des conditions entre les sexes selon des agendas et des méthodes d’action prédéfinis (tels que le « mainstreaming »), quoique recomposés selon des modes localisés de captation. Cf. Joan W. Scott, « Genre : une catégorie utile d’analyse historique », Les Cahiers du GRIF, n° 37-38, 1988, p. 125-153. Les réflexions ayant trait à la « globalisation du genre » ont donné lieu à une publication collective ainsi qu’à la constitution d’une équipe de travail et d’un programme de recherche ANR coordonné par Ioana Cîrstocea. Delphine Lacombe et al., « Le genre globalisé, cadres d’actions et mobilisations en débats », Cultures & Conflits, n° 83, automne 2011.
  • [2]
    Telle que le plus souvent fustigée, la « dépolitisation » est censée prendre effet sur toutes les expressions possibles des mobilisations de femmes revendicatrices de l’égalité entre les sexes. Nous préférons ainsi avoir une appréhension élargie de ces dernières en utilisant l’expression « action(s) collective(s) des femmes » pour les désigner. En effet des « organisations » définies comme des « ensembles humains formalisés et hiérarchisés en vue d’assurer la coopération et la coordination de leurs membres dans l’accomplissement de buts donnés » aux expressions revendicatives collectives ponctuelles, de multiples formes de mise en commun d’intérêts, orientés vers des buts collectifs existent. L’utilisation d’« actions collectives des femmes » permet d’englober celles qui, non mixtes, revendiquent l’égalité entre les sexes. Elle inclut les expressions qui se revendiquent du féminisme pour se définir (dont le socle principal consiste à mettre en lumière et dénoncer la subordination des femmes aux hommes). Cf. Friedberg Erhard, « Organisation », in Raymond Boudon, Traité de Sociologie, Paris, PUF, 1992, p. 351-387.
  • [3]
    Jacques Lagroye, La politisation, Paris, Belin, 2003, p. 360.

  • [4]
    Frédérique Matonti (dir.). La démobilisation politique, Paris, La Dispute, 2005.
  • [5]
    Robert Putnam, Bowling Alone : The Collapse and Revival of American Community, New-York, London, Toronto, Simon & Schuster, 2000 ; Nina Eliasoph, Avoiding Politics : How American Produce Apathy in Everyday Life, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.
  • [6]
    Jacques Ion, La fin des militants ?, Paris, Éditions de L’Atelier, 1997 ; Annie Collovald (dir.), L’humanitaire ou le management des dévouements, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002 ; Johanna Siméant, La cause des sans papiers, Paris, Presses de Sciences Po, 1998 ; Olivier Fillieule, (dir.), Le désengagement militant, Paris, Belin, 2005.
  • [7]
    Mathieu Caulier, Faire le genre, défaire le féminisme. Philanthropie, politiques de population et ONG de santé reproductive au Mexique, Doctorat d’anthropologie sociale, EHESS, 2008 ; Mathieu Caulier, De la population au genre. Philantropie, ONG et biopolitiques dans la globalisation, Paris, L’Harmattan, 2014.
  • [8]
    Lionel Arnaud et Christine Guionnet, Les frontières du politique. Enquête sur les processus de politisation et de dépolitisation, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005.
  • [9]
    Discours prononcé à « Opposition ! Le congrès de la résistance » à Vienne en novembre 2000 et retranscrit par Le Passant Ordinaire n° 33, février 2001-mars 2002. http://www.passant-ordinaire.com/revue/33-108.asp, (dernière consultation le 3/3/2014).
  • [10]
    Jules Falquet, « L’ONU, alliée des femmes ? Une analyse féministe du système des organisations internationales », Multitudes, 2003/1, n° 11, p. 179-191.
  • [11]
    Pour un point sur ces débats : Cf. Orchy Curiel, Jules Falquet et Sabine Masson (éds.), « Féminismes dissidents en Amérique latine et aux Caraïbes », Nouvelles Questions Féministes, 24, 2, 2005.
  • [12]
    Delphine Lacombe et. al., « Le genre globalisé, cadres d’actions et mobilisations en débats », op. cit.
  • [13]
    Il s’agit chronologiquement des conférences mondiales sur les droits humains, sur la population et le développement, sur les femmes.
  • [14]
    Pour une histoire des mobilisations de femmes au Nicaragua de 1979 à 2000, cf. Katherine Isbester, Still Fighting, The Nicaraguan Women’s Movement, 1977-2000, Pittsburgh (Pa), University of Pittsburgh Press, 2000.
  • [15]
    Gilles Bataillon, « Chasse aux sorcières à Managua », Esprit, novembre 2008, p. 199-204.
  • [16]
    16. Le terme est utilisé in Comité Nacional Feminista, Volver al escándalo y la transgresión, por una agenda propia y autónoma, documento de trabajo, 2002 p. 31. http://www.movimientoautonomodemujeres.org/downloads/21.pdf [Dernière consultation le 3/3/2014.]
  • [17]
    Movimiento Autónomo de Mujeres ‘Política y Ciudadanía de las mujeres, Bases de la refundación del movimiento autónomo de mujeres de Nicaragua’, 2006 :
    http://www.movimientoautonomodemujeres.org/downloads/47.pdf [dernière consultation le 3/3/2014].
  • [18]
    Julie Peteet, Gender in Crisis, Women and the Palestinian Resistance Movement, New York, Columbia University Press, 2013 ; Ellen Fleischmann, The Nation and Its New Women : the Palestinian Women’s Movement, 1920-1948, Berkeley, Los Angeles, London, University of California Press, [1991] 2003.
  • [19]
    Joost Hiltermann, Behind the Intifada : Labor and Women’s Movements in the Occupied Territories, Princeton, Princeton University Press, 1991, p. 132.
  • [20]
    Ibidem, p. 134.
  • [21]
    Nahla Abdo, « Nationalism and Feminism : Palestinian Women and the Intifada - No Going Back ? », in Valentine Moghadam (ed.), Gender and National Identity : Women and Politics in Muslim Societies, London and Atlantic Highlands, Zed Books, Karachi, Oxford University Press, 1994, p. 148-170.
  • [22]
    En marge du rapport officiel israélien rendu tous les quatre ans sur l’état d’avancement de la condition des femmes israéliennes, des associations palestiniennes rédigent un rapport alternatif insistant sur les conséquences sociales et économiques de l’occupation militaire israélienne sur les femmes palestiniennes des Territoires occupés.
  • [23]
    Islah Jad, « The NGO-isation of Arab Women’s Movements », Al Raida, vol. XX, n° 100, Winter 2000, p. 37-47.
  • [24]
    Reema Hammami, « NGOs : The Professionalization of Politics », Race and Class, 1995, 37(2), p. 51-63.
  • [25]
    Rita Giacaman, « Commentary : International Aid, Women’s Interests and the Depoliticization of Women », Gender and Society, Working Paper 3 in series Gender and Development, Women’s Studies Programme, Birzeit University, 1995, p. 53-59.
  • [26]
    Instrument légal dans le cadre de l’Organisation des États américains pour lutter contre les violences faites aux femmes.
  • [27]
    Par exemple Human Life International, fondation « pro-vie » de lutte active contre l’avortement.
  • [28]
    Silke Heumann, Sexual Politics and Regime Transition, Understanding the struggle around gender and sexuality in post-revolutionary Nicaragua, thèse de doctorat, Université d’Amsterdam, 2010.
  • [29]
    Elida de Solórzano, « Abolir la familia » : http://www.corazones.org/familia/familia_abolir.htm [dernière consultation le 28.10.2014].
  • [30]
    Karen Kampwirth, « Arnoldo Alemán takes on the NGO’s : Antifeminism and the new populism in Nicaragua », Latin American Politics and Society, été 2003.
  • [31]
    Milhem Feras, « Le mouvement associatif en Palestine, les ONG face à l’Autorité palestinienne », Maghreb-Machrek, p. 10-11 ; Brigitte Curmi, « Les enjeux de l’après-Oslo. Le mouvement associatif dans les Territoires palestiniens », Pouvoir et associations dans le monde arabe, CNRS Éditions, 2002, p. 95-123.
  • [32]
    Brigitte Curmi, Ibidem.
  • [33]
    Delphine Lacombe (éd.), « L’affaire Zoilamérica Narváez contre Daniel Ortega ou la caducité de “ l’homme nouveau ” », in Problèmes d’Amérique latine, 2009/3, n° 73 .
  • [34]
    Nadine Jubb, « Gender, Funding, and the Social Order : Contradictions among the State, the Women’s Movement, and Donors regarding the Nicaragua Women’s and Children’s Police Stations », 2006, Congress of the Canadian Political Science Association, Toronto.
  • [35]
    Delphine Lacombe, « Entre survivance des ONG et mise en mouvement : pratiques et débats des féminismes nicaraguayens à l’heure de la globalisation du genre », Cultures & Conflits, n° 83, 2011.
  • [36]
    Élisabeth Marteu, « Repenser l’extraversion : des usages du genre, du féminisme et de l’empowerment dans les associations de femmes bédouines du Néguev », Cultures & Conflits, n° 83, 2011.
  • [37]
    Margaret E. Keck et Kathryn Sikkink, « Transnational advocacy networks international and regional politics », 1998.
  • [38]
    Élisabeth Marteu, Les associations de femmes arabes en Israël : actrices et enjeux de nouvelles formes de mobilisation palestinienne en Israël, Thèse IEP de Paris, 2009.
  • [39]
    Jean-François Bayart, Le gouvernement du monde. Une critique politique de la globalisation, Paris, Fayard, 2004, p. 229.
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