1 Il serait nécessaire de revenir sérieusement vers les déterminants du terrorisme djihadiste qui ont frappé en France au mois de janvier dernier, afin d’aller bien au-delà des premières émotions, au demeurant légitimes, qu’il suscite. La répétition en boucle par certains médias des termes « barbares », « fascistes verts » ou « bête immonde » ne fera pas beaucoup avancer la réflexion et n’apportera surtout aucune solution. Ni même le durcissement des peines par l’arsenal répressif que certains semblent déjà appeler de leurs vœux. Il est de la responsabilité des politologues, des sociologues et de bien d’autres observateurs de mettre à jour les causes qui sont à l’œuvre avant tout passage à l’acte de type terroriste. Et ceux-ci sont nombreux.
2 Cela suppose de restituer 1) les logiques sociales et mentales qui orientent les trajectoires de certains jeunes dans les cités à travers des filières organisées. 2) Le cadre général d’un capitalisme dérégulé et financier qui désarticule les liens sociaux pour des millions d’individus. 3) Les effets des attaques militaires contre certains États arabes — avec parfois l’appui de groupes djihadistes — par les puissances occidentales qui se font sentir violemment dans les pays directement concernés mais dont les retours politiques, religieux et idéologiques sont également déstabilisateurs pour les pays occidentaux.
3 1 - Les passages à l’acte ont été préparés bien en amont par des filières organisées, et ceux qui « adhèrent » à cette idéologie obscurantiste qu’est le salafisme djihadiste sont manipulés en raison de leurs trajectoires de désaffiliation : scolarité très faible et émaillée de passages multiples vers la « case prison » dans le cas des frères Kouachi ou d’Amedy Coulibaly, insuffisance de revenus pour vivre de manière décente, impossibilité de se projeter et de construire un avenir professionnel, et de leurs « dispositions » : relations sociales très fragilisées, perméabilité aux références identitaires et narcissiques antagoniques à la démocratie. Il serait souhaitable de rappeler ce que signifie par exemple « l’anomie » car ce concept employé par le sociologue Émile Durkheim décrit assez bien la perte ou l’effacement des valeurs chez certains jeunes déclassés et le sentiment associé d’aliénation et d’irrésolution. Ce sentiment collectif partagé peut être ensuite récupéré et devenir propice à toutes les manipulations. Dans le cas de ces jeunes de quartiers populaires abandonnés, c’est la rencontre entre une histoire personnelle très malléable et le besoin d’une reconnaissance qui pourra être réceptive à un moment donné à une offre identitaire et politique donnant du sens (pour une fois) à leur existence. Le mode sectaire intégriste se développe sur la destruction préalable du lien familial et social ou sur sa pauvreté qualitative avec la promesse à venir d’une communauté politique fusionnelle alors que l’autonomie et l’émancipation postulent au contraire une multiplication et une diversification des liens sociaux.
4 Déjà, une société organisée sur le principe de la libre compétition est un appel à la violence et une légitimation sociale de la violence. Que reste-t-il à ces jeunes en difficulté de socialisation qui ne pourront pas s’inscrire dans la libre compétition marchande et qui vont « vivoter » misérablement durant de longues années ? Certes, tous ne seront pas délinquants ou djihadistes mais les conditions de possibilité de la délinquance et/ou du passage à l’acte violent seront déjà présentes. Les filières djihadistes ont la possibilité de produire une offre politique totalitaire sous un mode fusionnel et valorisant pour des parcours spécifiques de jeunes déclassés ou désaffiliés, mais la rencontre et le déclic de l’engrenage relèvent de la contingence irréductible c’est-à-dire de circonstances qui sont le plus souvent occasionnellement provoquées. La rencontre mortifère peut se mettre en place mais elle peut aussi ne pas avoir lieu. Tout dépend si l’individu fragilisé peut compter encore autour de lui sur la force d’autres soutiens et sur des liens solides ou non, susceptibles de lui offrir des repères stabilisants. Dans une communauté vraiment solidaire, dense et égalitaire, les conditions de possibilité de tels passages à l’acte ne sont pas réunies. Car cette communauté permet à la fois « l’être soi » et « l’être avec » et la dialectique positive des liens qui libèrent [1].
5 Voilà pourquoi le djihad salafiste trouve un écho important dans certaines banlieues défavorisées avec des engagements différenciés car rattachés à des histoires singulières et plus ou moins vulnérables. Quand il n’existe plus de possibilité de résilience pour se protéger psychologiquement et que des individus marginalisés et stigmatisés socialement et économiquement ne peuvent pas adhérer à un système qui les oppresse et ne les reconnaît plus, ils ne leur reste que la capacité de « fuir ». Pas dans le consumérisme marchand, inaccessible par définition, mais éventuellement dans un certain imaginaire (musical par exemple lorsque c’est encore possible), dans la délinquance acquisitive, ou dans la violence terroriste, avec tous ses degrés et toutes ses palettes.
6 Un terroriste meurtrier ne l’est jamais ontologiquement mais le meurtre peut advenir quand une histoire souvent difficile et sans repères stabilisateurs rencontre des opportunités, des raisons et/ou des idéologies et des cadres qui vont valoriser l’acte en lui donnant du sens. D’où la nécessité de combiner des explications par les structures sociales et mentales, les trajectoires et les circonstances événementielles, ce qui permet d’éviter à la fois le déterminisme causal simple et les explications unilatérales, culturalistes et souvent essentialistes.
7 2 - Les formes de domination sociale qui s’expriment depuis des décennies au moyen d’un système néolibéral financiarisé et déréglementé développent de manière illégitime la richesse des uns et accroît simultanément la misère et les sentiments de frustration des autres. S’« il n’y a pas de société » (Margaret Thatcher) et qu’il ne reste plus que des « individus », il n’est pas vraiment surprenant d’assister au déchaînement de rivalités acquisitives et accumulatrices qui détruisent à la fois la coopération et la solidarité. Dans un capitalisme sauvage où l’État social est affaibli au profit du monde des affaires et où les nouvelles règles du jeu économique ne favorisent que la lutte et le déchaînement des concurrences, business et crime organisé sont devenus étroitement liés. Comme l’avait bien montré Benjamin R. Barber [2] en 1996, on ne sait jamais trop où l’un finit et où l’autre commence. De même, d’un côté — le djihad qui nous exhorte à défendre une identité religieuse éternelle, et de l’autre le capitalisme dérégulé qui nous promet le bonheur virtuel d’un monde sans frontières, se nourrissent l’un de l’autre, au moins autant qu’ils s’opposent. Et surtout, ils minent tous les lieux possibles de la démocratie et de la République. Dans un futur proche qui tendrait à devenir un supermarché mondial, le cruel dilemme serait de n’avoir plus qu’à choisir entre Coca-Cola et l’ayatollah local. Mais faut-il s’étonner de la simplicité du dilemme dès lors que le rouleau compresseur néolibéral véhicule avec lui depuis plusieurs décennies une vague néofasciste, liberticide, xénophobe dressant les communautés les unes contre les autres ? Avec comme résultat prévisible le repli communautaire, la marchandisation tous azimuts et de plus en plus le retour à l’ordre policier.
8 3 - Les attaques militaires des gouvernements occidentaux et de l’OTAN ont été d’une extrême violence ces dernières années et ont fait preuve d’un arbitraire insultant envers certains pays arabes. Car nous avons bien assisté à l’invasion de l’Afghanistan, de l’Irak et plus récemment de la Lybie avec les résultats que l’on connaît, c’est-à-dire une destruction des institutions et une déstabilisation des rapports sociaux conduisant à une recrudescence du terrorisme et de la violence dans tous ces pays. L’affaiblissement de l’État en Irak a engendré presque naturellement l’exacerbation des tensions confessionnelles et des violences inouïes depuis 10 ans. L’État islamique (Daech) est né de la décomposition de l’État irakien et de la prise de Mossoul et de territoires tout proches de Bagdad et d’Erbi, la capitale du Kurdistan irakien, par quelques djihadistes (500 à 3 000). La propagande de l’État islamique s’étend dorénavant sur les réseaux sociaux et attirent nombre de jeunes devenus des djihadistes de Tunisie, Libye, Syrie, Turquie, Arabie saoudite, Tchétchénie et Europe occidentale. La déliquescence des États et les replis communautaires sont les conséquences directes des guerres conduites par les États occidentaux. Le sentiment de toute puissance de leurs dirigeants qui les conduit à ignorer certaines victimes d’un côté et à sacraliser les autres revient à disqualifier des populations (arabes et musulmanes) qui se sentent de plus en plus méprisées et humiliées.
9 C’est dire si le travail de réflexion à mener est complexe dès lors que l’on tente de sortir de la seule diabolisation des « barbares » (Cf. N. Sarkozy/F. Hollande). Les facteurs à prendre en compte sont indissociablement idéologiques, identitaires, politiques, religieux, militaires, sociologiques et économiques. Ce qui suppose de remettre de la rationalité pour produire un travail collectif d’analyse rigoureux et d’engager les actions qui en découlent. Il serait totalement irresponsable d’autonomiser et d’essentialiser le terrorisme, c’est-à-dire de le couper des racines qui lui ont donné naissance. D’où la nécessité de rappeler ses « conditions de possibilité » et par voie de conséquence de le combattre efficacement et de manière radicale, au sens marxien du terme. Mais cela ne pourra jamais se réaliser sans remettre simultanément en cause des règles économiques, sociales et politiques qui prévalent depuis trop longtemps. N’ont-elles pas favorisé, en effet, l’essor de cette autre barbarie que les promoteurs et les défenseurs d’un capitalisme redevenu sauvage prétendent aujourd’hui combattre ?