Notes
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[1]
Nous nous excusons auprès de lui de l’avoir, dans une précédente recension, prénommé Bruno.
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[2]
Ce commentaire a bénéficié de nombreuses suggestions : de Monique Selim ainsi que d’Éveline Baumann, d’Isabelle Guérin, Isabelle Hillenkamp, Solène Morvant-Roux, de Thierry Pairault et d’André Tiran avec lesquels nous préparons un ouvrage intitulé : Marchés réels. Marché fantasmé (à paraître automne 2014) en association avec Blandine Destremau, Jean-Louis Laville et Hadrien Saiag.
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[3]
Steven Laurence Kaplan, Provioning Paris. Merchants and millers in the grain and flour trade during the eighteenth century, Ithaca/London, Cornell University Press, 1984, p. 23-40.
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[4]
Parmi cette littérature critique de plus en plus abondante voir notamment : Milford Bateman, Why Doesn’t Microfinance Work ? The Destructive Rise of Local Neoliberalism, Londres/New York, Zed Books, 2010 ; Maren Duvendack, Richard Palmer-Jones, James G. Copestake, Lee Hooper, Yoon Loke, and Nitya Rao, What is the evidence of the impact of microfinance on the well-being of poor people ?, London, EPPI-Centre, Social Science Research Unit, Institute of Education, University of London, 2011 ; Jude L. Fernando (ed.), Microfinance. Perils and prospects, London/New York, Routledge, 2006 ; Hotze Lont and Otto Hospes (eds.), Livelihood and Microfinance. Anthropological and Sociological Perspectives on Savings and Debt, Delft, Eburon Academic Publishers, 2004 ; Jean-Michel Servet, Banquiers aux pieds nus, Paris, Odile Jacob, 2006.
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[5]
Cf. entre autres Isabelle Hillenkamp et Jean-Louis Laville (eds.), Socioéconomie et démocratie - L’actualité de Karl Polanyi, Toulouse, Eres, 2013.
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[6]
Stephan R. Epstein and Maarten Prak (eds.), Guilds, Innovation, and the European Economy, 1400-1800, Cambridge/New York, Cambridge University Press, 2008.
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[7]
Bernard Hours et Monique Selim, « La pauvreté à l’épreuve de l’Ouzbékistan », L’homme et la société, 2006, 2-3, n° 160-161, p. 221-238.
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[8]
Sur cette question de la dette, parmi d’autres, on lira avec intérêt : Isabelle Guérin et Monique Selim (eds.), À quoi et comment dépenser son argent. Hommes et Femmes face aux mutations globales de la consommation en Afrique, Asie, Amérique latine et Europe, Paris, L’Harmattan, 2012 ; Bernard Hours et Pépita Ould-Ahmed (eds.), Dette de qui, dette de quoi ? Une économie anthropologique de la dette, Paris L’Harmattan, 2013 ; Isabelle Guérin, Solène Morvant-Roux et Magdalena Villarreal (eds.), Over-indebtedness and financial inclusion London, Routledge, 2013. Ainsi que les travaux menés dans le cadre du projet « Microfinance in crisis » (soutenue par la Banque européenne d’investissement) (cf. : http://www.microfinance-in-crisis.org/)
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[9]
Cf. notamment « The moral economy of the English crowd in the eighteenth century », Past and Present, no 50, 1971, p. 76-136.
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[10]
Cf. à ce propos les critiques de la conclusion de l’ouvrage par Jérôme Blanc dans son compte rendu des Annales. Histoire, Sciences Sociales, 3 (2011), p. 871-873 et de Philippe Minard, « Le crédit des pauvres », La vie des idées, 2009 :
[http://www.laviedesidees.fr/Le-credit-des-pauvres.html] -
[11]
Giovanni Arrighi, Adam Smith à Pékin, op. cit, p. 76 (souligné par JMS).
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[12]
Jean-Michel Servet, Le Grand Renversement, Desclée de Brouwer, 2010 et 2012, « Genève dans l’empire de la liquidité », in Abdelmalki Lahsen, Jean-Pierre Allegret et al. (éds.), Développements récents en économie et finances internationales. Mélanges en l’honneur de René Sandretto, Paris, Armand Colin, p. 169-178.
Bernard Hours et Pepita Ould Ahmed (dir.), Dette de qui, dette de quoi ?, Une économie anthropologique de la dette, Paris, L’Harmattan, 2013, Coll. « Questions contemporaines », Série : Globalisation et sciences sociales, dirigée par Bernard Hours.
1 La question de la dette s’est posée d’une manière différente, à partir du moment où, comme l’a vu à propos de l’Algérie l’un des contributeurs de ce livre, Tassadit Yacine, le symbolique a pris toute son importance dans la société moderne. Dans le temps même (la Renaissance) où l’objet et le corps commençaient à être privilégiés par rapport au subjectif, la dette changeait de sens. Elle ne pouvait plus être principalement dette vis-à-vis du divin, de l’ancestralité, des dieux ou de Dieu. Elle devenait dette vis-à-vis d’êtres ou de groupes humains. Ce que le présent livre met en évidence c’est ce qu’on pourrait appeler une sorte de déchéance de la dette — réduite abusivement à l’économique, au financier —, qui ne parvient pas, de ce fait, à se donner, dans la modernité assortie du capitalisme, signification et sens. Mais l’étonnant est que, malgré tout, persiste ici ou là une dette de sens et, nous dirons, un don de sens dont elle est inséparable (au moins lorsqu’il y a dette, car il peut y avoir don sans dette, un don de parole par exemple).
2 Dans l’introduction, Bernard Hours et Pepita Ould Ahmed rappellent que la dette, comme nous l’avons dit, « est le plus souvent réduite à la dette économique » (p. 10). « La “ vulgate idéologique ” c’est un zéro comptable radicalement statique » (p. 9). « La dette, disent-ils contre cette idéologie, est économique et sociale de nos jours, probablement sociale et économique dans l’histoire », pour autant, ajouterons-nous, que l’on puisse parler d’économique avant la Renaissance, ce qui est le point de vue de Braudel, mais pas celui de tous les historiens et anthropologues. Ne s’agirait-il pas plutôt, avant la Renaissance, de commerce ? Autre point intéressant et à développer un jour : « Parler de réciprocité signifie que le créancier en société a lui aussi des obligations qui ne sont pas de rendre, mais de donner » (p. 10). L’obligation de donner maussienne trouve là un sens actuel. Les auteurs écrivent : « La dette est un élément essentiel du cycle d’échange ». Les individus et les groupes sont liés par l’obligation de donner, de recevoir et de rendre. Contrairement à ce que disent les auteurs, Pierre Clastres n’a fait intervenir le don que dans l’institution de la politique, en notant qu’entre le social et la politique il ne pouvait y avoir d’échange, mais ce que nous appelons double don (et non contre-don). Quant à Alain Caillé et au MAUSS, ils ont toujours insisté sur l’aspect agonistique du don (don-poison, ou don dans le potlatch, voire dans le Kula). Ce qu’ils rappellent — et nous avec eux, sans trop parvenir à l’expliquer —, c’est le don comme enclencheur du symbolique et du social, mais nullement comme origine. Ils(nous) ne confondent(dons) pas altérité et altruisme, autre et autrui. Il y a même dans le MAUSS l’annonce d’une théorie de l’excès, de l’illimitation, de l’illimité, notamment par la domination et l’inégalité, théorisation que nous tentons ailleurs de développer.
3 « La participation à un cycle d’échange est aussi assujettissement » (p. 11). On peut dire effectivement que les relations de pouvoir et de dépendance sont « productrices et reproductrices de dettes » (p. 14). Mais cela suppose que la détention du capital économique, social, symbolique, comme l’a vu Bourdieu et comme le montrent les auteurs du livre, n’est pas partagée par les créanciers avec les débiteurs. « La dette, disent les auteurs de l’introduction, institue une relation de dépendance entre les débiteurs et les créanciers régie par un rapport ambivalent de domination et d’émancipation » (p. 11). Sauf dans le capitalisme où ce sont l’excès de domination et l’extrême difficulté de l’auto-émancipation qui prévalent. Enfin Hours et Ould Ahmed marquent le double caractère de la dette : positive, mais pouvant être et étant souvent négative et toxique ; elle est « instrument de socialisation », mais aussi « instrument d’exclusion potentiel ». Et c’est bien, comme le dit Hours, l’analogie avec le référent divinatoire qui sert au dominant de justification lorsqu’il efface la dette du débiteur ; il l’absout de son péché. Mais comment concevoir la dette autrement que partagée, imposée, politique et sexuée ? « Reconnaître une dette c’est s’inscrire dans une chaîne de relations économiques et sociales proprement humaines » (p. 12). On ne peut mieux dire.
4 Dans la conclusion de son chapitre, Pepita Ould Ahmed insiste « sur la séparation nominale et surtout patrimoniale de l’entreprise et de l’entrepreneur » (p. 24). L’entreprise est constituée en personne morale, mais le capitalisme « transpose sur le terrain juridique la transposition opérée sur le terrain économique » (p. 24). L’idée de personne morale ne renvoie pas à une « nécessité juridique », mais à un « changement idéologique de l’idée de société ». L’entreprise (et non l’entrepreneur) comme personne morale porte la responsabilité économique. Les aspects financiers et économiques — notamment la dette — remplacent ceux « tenant à la moralité et au crédit des associés » (p. 24-25).
5 Bernard Hours se demande de quoi la dette est-elle le prix. À Sumer, dit un auteur, se libérer de la dette c’est « retourner à la mère ». Bernard Hours met en parallèle le système de l’invention de la dette en Mélanésie transformé en cargo-cult avec l’intrusion du capitalisme, et le capitalisme lui-même récupérant les tentatives de consommation solidaire et communautaire et assurant financièrement le fonctionnement de la dette.
6 Jean-Michel Servet intitule son chapitre : « Le Chicago-Plan revisité par les monnaies complémentaires, le microcrédit solidaire et les tontines ». On appelle Chicago-Plan la proposition faite en 1930, dans le contexte de la grande dépression, « de gager à 100 % les monnaies bancaires par des dépôts dans une institution chargée d’encadrer les institutions financières et monétaires » (p. 45). Servet ajoute : « Ceci ne vise ni plus ni moins qu’à annihiler la capacité des banques de créer la monnaie par le crédit autrement dit par la dette » (p. 45). Tout le chapitre de Servet nous semble vouloir rappeler que monnaies complémentaires et microcrédits existent en France, au Brésil, voire ailleurs, quand ils ne sont pas récupérés par des entreprises strictement économiques. Il s’agit de tentatives qui n’ébranlent en rien ni la conception libérale-économique de la dette et encore moins celle des dettes souveraines (dettes d’État). Mais Servet fait référence à la notion de « bien commun » chère à Thomas d’Aquin et à celle d’action collective. « Le crédit et la monnaie, écrit-il, peuvent être traités comme des biens communs ainsi que le sont les ressources « naturelles » communes. La dimension solidaire des interventions, à travers réciprocité et partage, à un niveau local, est très centrale pour y parvenir ». On n’est pas ici dans une utopie à réaliser, mais dans un réel à légitimer, non comme un idéal, mais d’abord comme une reconnaissance des droits.
7 Le cas équatorien développé par Bernard Castelli [1] illustre tristement la situation actuelle de ce pays — pas seulement l’Équateur — possédant des richesses « naturelles », en l’occurrence du pétrole et des denrées pour l’exportation et qui se trouve littéralement coincé dans le capitalisme néolibéral, avec des endettements privés et publics colossaux, une dette extérieure trop importante auprès des grandes banques états-uniennes ou autres. En arriver à être contraint de « dollariser » sa propre monnaie tant elle est dévalorisée, ne fait que nuire aux relations de l’Équateur avec l’extérieur et à son économie interne. Les petits épargnants, note Castelli, en font les frais. L’abus de la dette tue sa signification et son sens.
8 Hélène Roux, dans son chapitre sur l’usage de la dette comme arme politique au Nicaragua, montre comment les frères Centeno achètent des terres en s’endettant auprès des banques, font des bénéfices qui, effectivement, permettent à des paysans d’augmenter un peu leurs ressources, mais, par suite d’opérations frauduleuses, se retrouvent en faillite. Leurs actifs sont repris par des banques, notamment l’une d’elles nommée Cenis. Par des opérations plus ou moins légales, les repreneurs parviennent à faire des profits énormes au détriment de l’État qui les cautionne. Comme quoi, dit Hélène Leroux, l’entreprise des frères Centeno a pu mettre au début des paysans à la fête, mais, une fois la fête finie, c’est le capitalisme financier, s’appuyant sur la politique et sur des personnages de l’État, qui gagne. La dette peut donc paradoxalement être profitable, un temps, par redistribution provisoire d’une partie des profits aux plus pauvres.
9 Jean-Yves Moissseron et Hind Malnaïne s’intéressent à la construction sociale du rapport créancier/débiteur. Mais il s’agit du débiteur de microfinance face aux banques qui lui prêtent. L’agent du crédit va être celui qui, au niveau local, démarche pour découvrir des emprunteurs et les persuader de s’endetter, ce qui suppose une bonne connaissance du terrain local. Mais il est aussi celui de « la modernité formelle, anonyme et contractuelle », notamment dans la phase de remboursement (p. 140). Il est une figure de Janus, mais, en tout état de cause, il assure, pour les banques, la souscription et le remboursement.
10 Mégébaw et mégéniw : gens de pouvoir et gens de peu au Mali ne s’affrontent pas nécessairement. Dans un beau passage, Françoise Bourdarias rappelle que les relations peuvent être d’amitié, mais note que celle-ci est en général éphémère. C’est plutôt la subordination qui va se manifester, selon des principes valorisés : tradition, raison, charisme. Au point que certains peuvent souhaiter, au niveau de l’État, plutôt que la démocratie, un « pouvoir fort ». Françoise Bourdarias va jusqu’à parler de « servitude désirée ». « La relation d’endettement garantit l’existence d’un lien social dont la rupture entraîne la délégitimation d’un pouvoir » (p. 66). Mais qu’en est-il de la légitimation effective par l’autorité ? De celle de la dette dans le lien social ? Que devient cette dette lorsque le lien social se rompt, quand l’autorité qui le légitimait perd sa fonction de légitimation et, par là-même, celle de légitimer le pouvoir ? S’agit-il de délégitimation du pouvoir ? Toutes questions auxquelles Françoise Bourdarias tente de répondre dans ce texte riche en nuances et en questionnements. La dette y est beaucoup plus qu’économique, elle est sociale et politique.
11 Le titre de l’article de Laurent Bazin paraît un peu réducteur par rapport au sujet traité : L’État endetté en Algérie. Bazin nous montre dans toute son ampleur ce qu’est la dette en Algérie. Rappelons d’abord deux points : quand les colons quittent l’Algérie avant l’été 1962, le gouvernement (celui de Ben Bella) et une partie de l’ALN ne sont pas encore en place. Comme l’a montré Philippe Lucas, d’avril à septembre, ce sont la population elle-même et ses leaders locaux qui gèrent le pays, font les moissons, les vendanges, assurent les services administratifs. Lorsque le gouvernement arrive du Caire, il met en place aussitôt des « commissaires politiques » dans les régions. Deuxième point : au début de l’indépendance, avant que ne se développe la vente des hydrocarbures, les Algériens, dans une grande pauvreté, attendent de l’extérieur le miracle qui leur apporterait un peu de richesse ; il y a, sans doute non généralisé, un fantasme, un mythe du cargo-cult. Ce que Bazin nous montre c’est ce qui vient après : l’attente vis-à-vis de l’État, compte tenu de la rente financière fournie par la vente à l’extérieur des hydrocarbures, d’une redistribution qui réduise la pauvreté. L’occupation des appartements désertés par les colons à Oran supposait qu’ensuite l’État intervienne pour qu’ils ne s’écroulent pas sur ou sous ceux et celles qui les habitaient. La dette symbolique de l’État s’appuie, selon l’opinion publique algérienne, sur le « sang des martyrs » qui sont morts pendant la guerre d’indépendance, et sur ce qui reste des combattants (les moudjahidins). En fait, la rente fournie par les hydrocarbures et sa redistribution attendue par la population stérilisent la productivité. Certes, le pouvoir militaire, derrière le président, ne parvient pas à convaincre de sa bonne foi, mais plutôt de sa bonne fortune. L’endettement de l’État vis-à-vis du pays demeure inextinguible.
12 En s’appuyant sur trois terrains, la Commission présidentielle pour l’analyse de la dictature en Roumanie, le village de Nucspoara et un quartier de Bucarest Tineretului, Antoine Hemeryck s’efforce de montrer ce qu’est la dette imaginaire du communisme en Roumanie. Ce qui se développe d’abord c’est l’anti-communisme qui met en accusation tous ceux et toutes celles qui, de près ou de loin, ont soutenu la démocratie populaire roumaine inféodée à l’URSS. Cela surtout au niveau de l’État, du personnel politique, des administrations et des villes.
13 Dans les villages, notamment à Nucspoara pris comme exemple, les enjeux ne sont pas les mêmes. Ce qui est en jeu c’est « la terre et le prestige ». La nouvelle confiscation par l’État des terres confisquées auparavant par le régime communiste se fait au détriment des paysans et au profit de ceux qui se sont opposés au régime. La tendance est à effacer le caractère exceptionnel de la période communiste. Avec la nouvelle confiscation des terres, les souvenirs de l’époque du régime totalitaire ne peuvent engendrer que de vaines frustrations à Nuscipoara.
14 À Tineretului, quartier de Bucarest, c’est la question des enfants qui est extraite de la dette du communisme. La dette se manifesterait plutôt du côté du postcommunisme. Antoine Hemeryck constate que la société roumaine « se nourrit et s’empoisonne en même temps de la dette du communisme » (p. 223), dette qu’il qualifie d’imaginaire sans doute dans le sens où elle est dans l’imaginaire des Roumains.
15 Dans « Endettement et dettes imaginaires des femmes », Isabelle Guérin, Magalie Saussey et Monique Selim font valoir que la diminution de la dette symbolique des femmes, largement liée à l’honneur et à la bienséance, ne leur donne pas pour autant actuellement la même possibilité d’agir et d’exister que celle des hommes. « Les perspectives d’émancipation forgées à partir de l’exclusion n’ont pas débouché sur une auto-émancipation dont l’hypothèse est détruite à la base par les mécanismes de la finance et de la consommation comme nouveaux fondements des ordonnancements sociaux. Dans ce contexte, les femmes sont les premières à innover, mettant en avant avec provocation leur corps, matrice première de la dette qui les étouffe rituellement » (p. 245).
16 Tassadit Yacine parle de la dette dans la société kabyle. « L’homme fonctionne avec les hommes, seul Dieu se suffit à lui-même ». On retrouve là le dispositif sacré extérieur à l’humain qui seul donnerait sens à la dette. De l’orphelin et de la femme il est dit : « S’il veut vivre c’est bien, sinon le cimetière est vaste » (p. 260). Les hommes, dit Yacine, et pas seulement chez les Kabyles, pensent que la société leur doit ce qu’ils ont acquis. Les femmes, elles, ont conscience de la dette, en tant que pouvant doublement donner, et travaillent continuellement à son réglement » (p. 260). L’auteur ne voit pas comment, actuellement, peut être mis en cause cet ordre symbolique. Peut-être, dirions-nous, en séparant une fois pour toutes la religion du politique et de la politique.
17 Au Sénégal, écrivent Evelyne Baumann et Mouhamedoune Abdoulaye Fall, la microfinance est, comme ailleurs, plus au service de la dette que de la pauvreté. Le signe IME est équivalent, semble-t-il, à celui de MEC (Mutuelle d’Épargne et de Crédit). Les IME semblent insuffisamment responsables, la finance ne s’accommode guère d’une logique du don, disent les auteurs. Les IME fonctionnent à moindre frais faute d’un État s’acquittant de sa dette vis-à-vis des plus démunis. On pense aux associations pour les SDF (Sans domicile fixe) en France, qui d’ailleurs, ne pratiquent pas le microcrédit.
18 La conclusion des deux auteurs qui ont co-dirigé l’ouvrage montre que, dans un marché néolibéral, anti-social et a-social, la dette est infinie. Le don tel que le concevait Mauss — la table ronde où l’on s’assemble pour donner, recevoir, rendre, partager — perd son sens. Tout est marchandise, tout ce qui est donné doit être rendu, de la parole au son musical, tout est dette, le reçu comme le rendu. Le don du sens et ce qu’il peut enclencher suppose une lutte constante déjà entreprise, en référence à un politique qui se construit — et ce livre en témoigne —, non seulement contre les excès transgressifs de ce politique en construction dans la société moderne, mais contre le capitalisme lui-même comme excès global accompli.
19 Louis Moreau de Bellaing
Claire Pagès et Marion Schumm (dir.), Situations de Sartre, Paris, Hermann, 2013.
20 Dans leur présentation, les deux éditrices de cet ouvrage, qui rassemble les contributions à un colloque consacré à Sartre, organisé les 30, 31 mai et 1er juin 2013, à l’université de Paris Ouest-Nanterre-La Défense, soulignent à juste titre que Sartre « n’a pas toujours rencontré en France, dans l’institution universitaire en particulier, l’intérêt qu’il méritait », bien qu’il soit « une figure incontournable et déterminante de la pensée contemporaine » (p. 5) — ce qui n’empêche certes pas des universitaires, notamment français et belges, rassemblés pour le plus grand nombre dans le Groupe d’Études Sartriennes, de s’intéresser à l’œuvre de cet auteur, qui a eu recours à presque tous les modes d’écriture. Aussi, l’originalité de ces journées est-elle liée au souci des organisatrices d’en appeler à de jeunes chercheurs, impliqués dans l’institution universitaire à des titres divers, docteurs ou doctorants, qui ne soient pas des spécialistes de Sartre, et de les inviter à analyser la thématique sartrienne non seulement pour elle-même mais encore pour « son actualité et ses usages contemporains ». Double questionnement dont nous pensons en effet qu’il autorise une lecture particulièrement enrichissante de cette œuvre.
21 Ce double parti pris manifeste d’emblée sa pertinence dans la mesure où il a conduit Claire Pagès et Marion Schumm à mettre au centre de leur proposition le concept de « situation » dont nous affirmerons avec elles qu’il est central, pour la raison qu’elles avancent : « […] il n’y a de liberté qu’en situation. Cela signifie solidairement que la liberté humaine se heurte sans cesse à des résistances et des obstacles indépendants d’elle mais que ceux-ci n’ont de sens que dans et par la liberté humaine. La situation nomme ainsi la relation existant entre la liberté et le donné. » (p. 6) D’où la prise en compte des textes réunis sous le titre générique de Situations de I à X, que Sartre a préféré à celui de Significations, qu’il avait d’abord retenu. Hésitation qui, croyons-nous, n’est pas confrontée à des termes opposés mais, bien au contraire, à des termes proches sinon synonymes, la « situation » n’est autre que la « signification » telle que Sartre l’interprète. Car, assurément, Sartre propose une théorie propre et cohérente de la signification.
22 Dans le prolongement de ce choix de lecture, les contributions de ce volume se révèlent sensibles à l’inquiétude sartrienne, nourrie par ce qui ne « marche pas », par ce qui dysfonctionne : « Loin d’un prétendu héroïsme théorique, c’est la ‘mélancolie’ qui affleure ici. Face à l’échec toujours possible, quelles sont les significations de nos conduites, de nos interactions et de nos engagements ? » (p. 10).
23 Indiquons que cette perspective problématique tout à fait pertinente n’aurait pas pâti d’une référence plus appuyée à une « littérature » sartrienne qui a déjà approfondi les thèmes ici dégagés.
24 Les 17 textes qui composent cet ensemble sont répartis en 4 parties. La première, « Thèmes et concepts », présente des notions spécifiques de la philosophie sartrienne (F. Chomarat expose une philosophie sartrienne de l’espace, T. Boccon-Gibod les ambiguïtés du concept d’imaginaire, T. Uçan confronte Sartre à Wittgenstein, P. Magne insistant sur la dimension impersonnelle de la conscience de soi). La seconde, « Art et littérature », réunit des interventions s’attachant à la théorie sartrienne de la littérature, de la poésie et de l’art (G. Artous-Bouvet s’arme du concept d’identité personnelle de Ricœur pour dévoiler les ambivalences des entreprises sartriennes biographique et autobiographique, G. Richard commente la conception sartrienne du langage, A. Negi expose l’esthétique sartrienne du point de vue du « projet impossible » de l’activité du poète, point de vue également adopté par Y. Inizan qui marque l’échec de Sartre à saisir la nature même de l’acte poétique, tandis que M. Monforte dévoile la cohérence des écrits de Sartre consacrés à l’art dans lesquels celui-ci se fait aussi écrivain de lui-même). La troisième partie ouvre la rubrique « Confrontations et réceptions » en exposant la façon dont Sartre a été lu par des philosophes des générations suivantes tout en avançant les arguments que Sartre aurait pu leur rétorquer (F. Fruteau de Laclos se préoccupe de la dimension psychologique de la pensée du philosophe, A. Cukier compare la théorie sartrienne de la conflictualité et de la compréhension sociale avec la théorie de la reconnaissance d’A. Honneth, P.-U. Barranque montre que l’analyse du colonialisme par Sartre permet de dépasser les apories de l’analyse de la révolution iranienne par Foucault, F. Monferrand réfère l’une à l’autre ces deux lectures phénoménologiques de Marx que sont celle de Sartre et celle de Michel Henry, et V. Chanson dresse le tableau des trois essais pour repenser la rationalité dialectique après Hegel, celui de Sartre, de Lukacs et d’Adorno). La quatrième partie, « Sartre en contexte » développe des analyses plus historiques (C. Pagès scrute la relation amicale entre Sartre et Nizan, B. Amiel s’arrête sur l’expérience du Rassemblement démocratique révolutionnaire (RDR), K.-H. Lee développant une analyse sociologique de l’effritement de l’hégémonie de la revue Les Temps Modernes).
25 Nous ne saurions rendre compte plus en détail de toutes les interventions à la fois trop nombreuses et trop riches pour être évoquées dans cette recension. L’ensemble est d’un grand intérêt, et pour justifier cette appréciation et rendre manifeste la qualité de l’ensemble, nous allons nous attarder sur quelques-unes de ces interventions, sélectionnées de façon arbitraire.
26 Claire Pagès, l’une des éditrices de l’ouvrage, s’intéresse dans sa contribution, qui ouvre la 4e partie, à la relation entre « Nitre et Sarzan », surnoms donnés à Nizan et Sartre par leurs condisciples lycéens tant ils semblaient indissociables. « Pour quelle raison, alors qu’il s’agit d’interroger l’actualité de la pensée sartrienne, évoquer la figure de Nizan ? […] Il nous semble qu’il y a beaucoup à apprendre sur Sartre en allant regarder de plus près ce que, d’une part, il a pu écrire de Nizan et ce que, d’autre part, la figure de Nizan renvoie par contraste comme image de Sartre. » (p. 317) D’autant que leur amitié s’installe dans les années 1920-1930, et nous permet ainsi d’accéder à un Sartre mal connu qui n’a encore publié aucune de ses grandes œuvres.
27 Dans sa production, Sartre fait des références significatives à Nizan (dans un écrit de jeunesse, « La semence et le scaphandre », dans la recension de La Conspiration, dans « Drôle d’amitié » qui devait constituer un des chapitres de la 4e partie des Chemins de la liberté, dont le projet est finalement abandonné, dans Les Mots, dans l’avant-propos à Aden Arabie) qui répondent, d’évidence, à l’intention de mettre son ami à l’abri de la calomnie comme de l’oubli, mais n’en occultent pas moins, souligne C. Pagès, un autre Nizan. Sartre peint Nizan en « héros torturé », mauvaise conscience du Parti communiste, image que Henriette Nizan et les biographes de Nizan ne manquent pas de rectifier. De plus, « Sartre fournit de l’œuvre une explication bien psychologisante. L’ensemble de la Préface d’Aden reprend le motif du père. » (p. 341) Appréciation dont on mesurera la pertinence en se reportant aux pages 154-168 de la réédition de l’avant-propos à Aden Arabie dans Situations, IV (Paris, Éditions Gallimard, 1964). Une nuance : cette psychologisation n’isole pas la réalité humaine ainsi analysée de sa socialisation, car elle ne cherche pas à délimiter et déchiffrer une « vie intérieure ». Sans doute cette amitié et son devoir, laver l’ami de toute accusation, commandent cette construction de Nitre par Sarzan en même temps que l’engagement dans lequel Sartre va s’impliquer.
28 L’actualité de Sartre à laquelle Guillaume Richard choisit de nous intéresser est sa conception du langage. « Cette conception se trouve exposée brièvement dans un texte célèbre de réflexion sur la littérature, intitulé sans ambiguïté Qu’est-ce que la littérature ? Le texte commence par un développement sur l’aspect formel de la littérature, autrement dit sur son langage. C’est ce début qui fournit l’occasion à Sartre d’exposer en quelques pages une conception, plus large, du langage en général. » (p. 122)
29 La conception sartrienne du langage repose sur le principe simple du référentialisme : « Les mots ont un sens qui permet de parler des choses. » (p. 124) Sartre ajoutant que ce caractère référentiel du langage a valeur universelle : dès lors que nous parlons, nous sommes dans la référentialité. Nous y sommes de deux manières différentes, soit de manière spontanée, les mots apparaissant transparents et servir le projet de signification (cas de la plupart d’entre nous, de l’homme ordinaire et de l’écrivain), soit de manière problématique, les mots semblant autonomes et promouvoir leur propre projet de signification ; c’est le cas des poètes qui n’usent du langage qu’au prix d’un travail important sur les mots.
30 La conception du langage de la théorie littéraire est, à l’inverse, strictement antiréférentielle, et correspond à l’usage qui vient d’être examiné, sauf qu’il s’agit alors de l’usage ordinaire, dans lequel « les mots semblent imposer sans limite leur propre discours. » (p. 125) Le signifié du mot commande et nous oblige à délaisser le plan de la perception de tel objet pour celui de l’idée culturelle de cet objet. Au regard de cette conception, les écrivains sont ceux qui sont plus conscients de cette autonomie des mots et s’attachent à « céder l’initiative aux mots » (Mallarmé).
31 L’activisme théorique des années 1970 étant retombé, le paradoxe de cette conception du langage, malgré tout toujours dominante, met mal à l’aise et conduit G. Richard à prôner un retour à Sartre tout en faisant droit à la théorie littéraire. Pour cela il distingue une dimension d’aréférentialité dans l’usage du langage, laquelle fait apparaître un sens particulier que nous imaginons à partir du signifié des mots lorsque nous nous en servons. Nous substantialisons le signifié et substituons ce signifié substantialisé à l’expérience perceptive de l’objet. Ce qui est en cause alors n’est plus la relation des mots et des choses mais celle entre les mots et notre esprit. C’est cette capacité d’aréférentialité que la théorie littéraire a interprétée comme un antiréférentialisme en prêtant au langage ce qui relève de l’usage que nous en faisons : « Ce n’est pas le langage qui est antiréférentiel ; c’est nous qui, dès que nous ouvrons la bouche ou prenons la plume, avons une propension à basculer dans l’aréférentialité. » (p. 131)
32 Ce qui autorise G. Richard à souligner une double actualité de Sartre : son référentialisme principiel permet de dénoncer l’erreur de l’antiréférentialisme, tandis que son analyse du rapport que les poètes entretiennent avec le langage le désigne comme le précurseur de la notion d’aréférentialité ici mise en avant.
33 Dans sa contribution, Mélanie Monforte s’intéresse à Sartre, écrivain d’art, et non pas à Sartre, critique d’art : « Force est de constater que, chez Sartre, l’objectivité constitutive du genre [de la critique d’art] est mise à mal. […] Ses textes sont moins une critique d’art que le partage d’une expérience intime de l’art. » (p. 195). Ce pour quoi il convient de leur réserver une place centrale dans son œuvre, au carrefour de sa philosophie, de sa littérature et de sa vie. Comme l’énonce M. Monforte, dans un sous-titre, le Sartre écrivain d’art est écrivain de lui-même. Lorsqu’il décrit le Tintoret comme un solitaire, travaillant sans relâche, c’est Sartre lui-même qui se met en scène écrivant frénétiquement et sans arrêt dès l’ENS. De même lorsqu’il s’interroge sur le rôle que Masson accorde au contour, ce dernier devient l’expression du pour-soi en peinture : le contour n’a plus la vocation d’enfermer et de contenir l’être qui n’est que ce qu’il est (l’être-en-soi), mais de manifester tout ce que l’être (pour-soi) n’est pas.
34 Pour finir, nous nous arrêterons sur le texte de P.-U. Barranque, intitulé « Pour une critique sartrienne des écrits de Foucault sur l’Iran », qui constitue un véritable défi. Celui de rendre manifeste l’actualité de Sartre — thème global et stimulant du recueil — en le comparant à Foucault inlassablement cité comme celui qui a définitivement substitué à l’intellectuel total, incarné par Sartre, l’intellectuel spécifique. En s’intéressant aux écrits de Foucault consacrés à l’Iran (quinze au total publiés dans Dits et écrits, t. 2, 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001), il ne s’agit nullement de reprocher à celui-ci d’avoir manqué la dimension islamiste du soulèvement iranien, car au moment des « reportages d’idées », en 1978, pour le Corriere della Sera, une telle dimension n’est pas présente ; avant la victoire des khomeinystes, ce soulèvement populaire n’est, en effet, pas politiquement islamiste. P.-U. Barranque montre, en revanche, que si Foucault offre un constat pertinent de la situation il ne peut en rendre compte. Insuffisance que la référence au texte de Sartre, « Le procès de Burgos » (Situations, X, Politique et autobiographie, Paris, Gallimard, 1976, p. 9-37, texte publié initialement comme Préface au Procès de Burgos, de Gisèle Halimi, Paris, Gallimard, 1971) permet de combler. Un exemple. Dans son reportage, « Le chah a cent ans de retard », Foucault fait part de ce qu’il qualifie lui-même de sentiment : « J’ai eu alors le sentiment de comprendre que les événements récents ne signifiaient pas le recul des groupes retardataires devant une modernisation trop brutale ; mais le rejet, par toute une culture et tout un peuple, d’une modernisation qui est en elle-même un archaïsme. » (M. Foucault, op. cit., p. 680) En revanche, Sartre fournit un efficace outil intellectuel de compréhension avec le concept de « surexploitation » : « Ce phénomène […] désigne une situation économique spéciale, qui est intégrée aux économies capitalistes occidentales, tout en s’en distinguant sur un aspect fondamental. La “ surexploitation ” […] se différencie de l’exploitation capitaliste classique en cela que nous n’y retrouvons pas le schéma marxiste bien connu d’une détermination de l’activité économique marchande sur l’activité politique de l’État. » (p. 259) Comme usage politique de l’exploitation économique, la « surexploitation » caractérise un rapport de domination de type colonial. Et telle est bien la situation des Iraniens soumis à l’autocratie du Shah.
35 En conclusion, nous voudrions à nouveau saluer le projet qui organise l’ouvrage : persuader les lecteurs combien les analyses et notions sartriennes sont opératoires. Nous sommes convaincu depuis un certain temps déjà que l’indifférence actuelle de nombre de théoriciens du champ des sciences sociales à l’endroit des innovations conceptuelles sartriennes bride pour une bonne part leur capacité tant problématique qu’analytique.
36 Michel Kail
Frédérique Louveau, Un prophétisme japonais en Afrique de l’Ouest, Anthropologie religieuse de Sukyo Mahikari (Benin, Côte d’Ivoire, Sénégal, France), Paris, Éditions Kartala, 2012, préface de G. Balandier, postface de J.-P. Dozon.
37 On connaît les « dérivations » trop souvent pratiquées par des sectes dont les prophètes (dits gourous) sont tout aussi avides de « gloire » que d’argent. On connaît aussi les stéréotypes qui visent unilatéralement toute secte actuelle, en faisant d’elle un danger public. La secte Mahikari est d’emblée classifiée en France par un rapport parlementaire comme secte dangereuse, sans doute parce qu’elle répand la croyance aux guérisons miraculeuses, bien que, semble-t-il, elle n’interdise pas le recours à la médecine. Frédérique Louveau s’efforce, dans ce livre, d’analyser, avec une très grande objectivité, cette secte, en se mettant en position à la fois de compréhension et de distance. À aucun moment elle ne loue ou ne dénigre son objet d’étude. Elle-même non adepte d’une religion ou d’un sacré religieux, elle situe le fait social à allure de fait social total Mahakiri dans une sorte de carrefour peut-être transitionnel entre les religions traditionnelles (bouddhisme, shintoïsme, catholicisme, islam, sacrés religieux africains) et la modernité telle qu’elle peut se manifester au Japon, dans des pays africains (Benin, Côte d’Ivoire, Sénégal), au Luxembourg et en France.
38 L’auteure retrace d’abord le développement de la secte Mahikari au Japon à partir de 1959, sous l’impulsion d’un ancien officier nationaliste de l’armée japonaise, Sukyo Mahikari. On pourrait dire qu’avec lui un Dieu nouveau apparaît (le grand D marquant son unicité), le Dieu Sue, dont il est, par révélation, le prophète. Jusque-là rien de très nouveau. Balandier indique, dans sa préface, que l’influence bouddhiste et surtout shintoïste n’était pas absente de ce nouveau prophétisme. Mais ce qui en fait parmi d’autres, un phénomène nouveau, c’est la volonté de son fondateur d’internationaliser ses enseignements non pas tant avec une spécificité qui les enfermerait dans un dogme, mais beaucoup plus en coexistence avec des religions traditionnelles. Autrement dit, on peut être par exemple catholique et membre de la secte Mahakiri.
39 Frédérique Louveau appelle d’abord « la trame de l’espace franco-africain de Sukyo Mhikari » ce qu’elle se donne ensuite pour tâche de nous expliquer. Elle rappelle l’histoire récente des pays où la secte s’est implantée, le nombre des adhérents assez peu élevé dans chacun de ces pays. Mais certains initiés semblent, par les postes qu’ils occupent, avoir une grande influence. L’auteure note qu’« ils sont lettrés, ont souvent fait des études en Europe où ils ont presque tous voyagé ou séjourné. Autrement dit, ils se sont construits dans l’espace franco-africain » (p. 153).
40 Les initiés appartiennent à une certaine élite dans le pays, par rapport à d’autres nouveaux mouvements religieux (Pentecôtisme, Renouveau charismatique, etc.). Très souvent, c’est une maladie grave qui entraîne chez l’adepte futur le premier contact avec la secte. Tout en restant attachés à leur religion d’origine, ils viennent à Mahikari. En France, pour des initiés dont le parcours spirituel est « peu étoffé », cette secte « reste la seule alternative à l’Église catholique ». C’est vrai aussi pour les pays africains cités où le christianisme notamment catholique subit, par l’effet de cette secte et de ses pratiques, une certaine dépréciation.
41 À la différence des religions afro-brésiliennes désethnicisées (Cf. le candomblé), Mahakiri « importe telle quelle une organisation hiérarchisée dont le contenu liturgique ne diffère pas de la base japonaise » (p. 171).
42 Le dojo est lieu de convergence, centre, centre des pratiques. Sa structure (Nkymencho), son niveau de structure est ainsi désigné du point de vue spatial et administratif. Frédérique Louveau décrit en détail le dojo d’Aix-en-Provence, avec son jardin (yekomen), sa salle de pratiques qui est la raison d’être de ce lieu. C’est cette salle qui abrite l’autel du Dieu Sue. L’auteure relève une certaine homogénéité de l’état de ce lieu quels que soient les pays, une implantation dans les quartiers non populaires, l’usage d’objets sacrés. Le gehitai par exemple « est un relais ente Dieu et les hommes et constitue la source de Lumière avec laquelle les adeptes travaillent » (p. 181). Nous ne pouvons entrer ici dans le détail des rituels. Disons que la pratique centrale de l’Organisation est l’okyomé, le rituel de purification. Il consiste à transmettre à l’adepte ou au non-adepte la Lumière du Dieu Sue. Notons au passage que la secte Mahakiri englobe dans ses croyances celle aux esprits, y compris aux esprits des sacrés religieux locaux en Afrique, dont il s’agit, quand ils sont funestes, de débarrasser, par la purification, l’initié ou le non-initié. Dans la croyance, peuvent être aussi compris les ancêtres. « Il s’agit donc bien, écrit l’auteure à propos du dojo, d’un lieu collectif permettant la multiplication de la puissance sacrée de la technique. Dans la mesure où la pratique est doublée d’une éthique, les relations en miroir avec les autres initiés ont la vertu de faire avancer l’individu dans le perfectionnement de lui-même » (p. 211). L’okyomé peut se faire non seulement dans le dojo, mais aussi entre amis et en tout lieu.
43 Il y a, dans le rite de purification, nous semble-t-il, un côté très pragmatique qui peut attirer les adhérents. La transmission de la Lumière se fait aussi bien en auto en cas de menace d’accident qu’à la maison ou dans des parcs, pour guérir non seulement des êtres humains, mais des animaux. Elle peut prendre une forme collective et, par les ancêtres, se produire dans l’espace domestique.
44 Mais les Enseignements de l’Organisation, dans leur homogénéité quelques soient les lieux, rencontrent des systèmes de sens locaux. « Les initiés n’abandonnent pas, dans une conversion exclusive, leur ancien système de sens et leur identité religieuse d’origine : ils négocient entre leur initiation non exclusive et les exigences non négociables de leur adhésion à Mahikari » (p. 243)
45 À Mahikari, il n’y a pas traduction, donc pas de risque de trahison ; les textes demeurent en japonais. Les initiés s’approprient le message original en le réinterprétant. Les filles, en France, ont ainsi obtenu une certaine liberté dans les vêtements par rapport aux obligations de la secte. La rigueur des dirigeants et de la structure peut être compensée par l’initiative des initiés motivés. « Alors que la prière de l’Islam confine les femmes à une place subalterne, Mahikari leur apporte un accès à la force des prières et à la communication avec les divinités dans un rapport égalitaire avec les hommes » (p. 252). Enfin, pour les musulmans qui viennent à Mahikari, les objets sacrés sont des relais avec Dieu, tout comme la Kabbah de la Mecque. Le dépassement des « pré-contraintes » suppose, dit l’auteure, une « servitude volontaire ». Mais les initiés ont néanmoins fait un choix.
46 Nous ne pouvons insister sur la rencontre de la secte avec les musulmans, ni sur les initiés catholiques, ni sur le culte des ancêtres, ni sur la spécificité ivoirienne de Mahikari par la requalification d’un groupe ethnique akan, ni sur Mahikari et les religions traditionnelles, ou sur une singularité béninoise de la secte : les Rose-Croix. Ce serait trop long.
47 En ce qui concerne le corps purifié, les Enseignements sont formels : « Il n’existe pas de maladie, mais des phénomènes de purification » (p. 318). « Le temps (passé, présent, futur) se rejoint dans le corps de l’individu, car les actes des ancêtres sont les conséquences de ses malheurs présents, dont la résolution ou non détermine la qualité de sa vie future » (p. 321). Mahikari vient beaucoup plus mettre en cause un manque de vérité médicale que refuser toute vérité scientifique. La thérapie appliquée aux demandeurs inquiétés par les esprits est la même que celle pour les maux physiques : okyomé. Comme les protestants lisent dans leur réussite économique le signe de la grâce de Dieu, les initiés l’appréhendent à la fois dans la lecture de leur condition de santé (ken), du degré d’harmonie qui règne autour d’eux (wa) et de leur réussite économique (fa) » (p. 324).
48 Passons sur les conceptions anthropologiques de Mahikari, sur la discipline du corps à travers l’objet sacré, sauf à rappeler que « (le) processus d’incorporation de la Lumière à travers la possession de l’objet amène l’initié à rechercher un rapport à soi en même temps qu’un rapport à l’autre fondé sur sa propre évolution spirituelle, et cela dans un but ultime d’apporter le salut aux autres » (p. 330).
49 La sorcellerie est « un révélateur de crise du rapport aux autres ». Elle est un danger pour les statuts sociaux élevés. Intervient la notion de culpabilité. La dette est caractérisée par une ambivalence bloquant l’individu. « Il doit non seulement concrétiser sa réussite, mais aussi témoigner une reconnaissance constante envers sa communauté qui s’est endettée pour l’aider » (p. 373). Les bénéfices de la pratique de soi consistent à « se sentir bien en société ».
50 Les initiés ne sont pas exclus de la politique, ni de leur rôle de citoyen. Des hommes politiques sont initiés. Beaucoup d’initiés ivoiriens rendent l’Afrique responsable des ses malheurs. Mahikari se donne pour tâche de créer une nouvelle civilisation, la « civilisation de Yoko ». Il s’agit de créer une « théocratie sur la terre », travail que les initiés définissent comme la « restauration du paradis ». Ils veulent que le paradis advienne sur terre. La politique idéale est celle de Dieu. Il y a transition entre la politique actuelle laissée entre les mains des hommes et celle à venir où les hommes seront au service de Dieu, construisant ainsi une « nouvelle civilisation ».
51 Enfin, Mahikari met en évidence la nécessité de changer le monde par une gestion de l’environnement et l’idée d’un « nouveau mode de développement » en Afrique, Europe et Asie.
52 En final, il faut peut-être en revenir, comme le dit l’auteure, à ce qu’analyse M. Gauchet : « Il s’agit de remettre la religion au poste de commandement qu’elle avait tenu millénairement ». Il pense que l’action offensive des religions ne reflète que le processus de sortie de la religion sous des airs de retour au religieux dans un contexte européen. Frédérique Louveau a su montrer que cette hypothèse ne concerne pas seulement l’Europe, mais aussi l’Asie et l’Afrique.
53 Louis Moreau de Bellaing
Laurence Fontaine, Le Marché. Histoire et usages d’une conquête sociale, Paris, Gallimard, 2014, 442 p.
54 Alors que se déroulent dans le plus grand secret les négociations pour l’accord de partenariat transatlantique (APT) entre les États-Unis et l’Union européenne, est paru Le Marché. Histoire et usages d’une conquête sociale ; un ouvrage quasi paradoxal dans ce contexte car il fait l’hypothèse d’un lien naturel entre démocratie et marché [2]. Pour nous convaincre des mérites du marché, l’hypothèse est appliquée à un ensemble hétéroclite de sujets illustrant la circulation de biens et de services dans de multiples sociétés et cultures : notamment l’approche par les religions monothéistes des échanges marchands et du taux d’intérêt, l’origine du mot « marché », les foires médiévales, les lettres de change, les anciens circuits européens de colportage, la spéculation sur les oignons de tulipe en Hollande au XVIIe siècle, le microcrédit ainsi que le social business et les vendeurs itinérants contemporains. Le tout fait de fréquents allers-retours entre passé et présent et mêlé d’incidentes critiques sur l’œuvre de Fernand Braudel ou de Pierre Bourdieu ; sans oublier les conclusions des enquêtes faites par l’équipe d’Esther Duflo pour mesurer, grâce à la technique de randomisation, l’impact du microcrédit, dont les résultats ont répandu quelques doutes sur son utilité. L’hypothèse liant toutes ces situations particulières est que le marché se manifeste par des couleurs différentes mais qu’il demeure à travers le temps et l’espace un fait social unique. Ce phantasme ethnocentrique s’oppose à l’analyse d’un autre historien, Steven Kaplan, qui, en se référant aux travaux de Karl Polanyi, avait naguère bien distingué le principe de marché (market principle) des places de marché (market place), lieux où se traitent les échanges [3].
55 L’auteure de Le Marché. Histoire et usages d’une conquête sociale, l’historienne Laurence Fontaine, avait naguère donné à la communauté scientifique des travaux plus circonscrits qui ont contribué positivement à reconsidérer les relations financières dans les sociétés d’Ancien Régime. Notamment dans Histoire du colportage en Europe (Albin Michel, 1993) et dans L’Économie morale. Pauvreté, crédit et confiance dans l’Europe préindustrielle (Gallimard, 2008), elle manifestait une bonne connaissance des réseaux anciens de financement à partir d’archives, en particulier des familles et des circuits du colportage, où l’on voyait les liens financiers fonctionner comme des rapports sociaux. On en retrouve des éléments dans ce nouvel ouvrage. Mais surtout, elle élargit ici son propos à une histoire longue du marché. L’ouvrage peut attirer des lecteurs bien au delà de la communauté scientifique par ses nombreuses anecdotes montrant comment les « pauvres, nécessiteux et milieux populaires », ainsi qu’elle les désignent, parviennent à survivre. Ce story telling qui en agrémente la lecture, dans une collection prestigieuse comme la NRF de Gallimard, explique sans doute pourquoi cet ouvrage a rapidement bénéficié d’une large couverture médiatique, de plus en plus exceptionnelle pour les recherches en sciences sociales. Presque tous les quotidiens et magazines français lui ont consacré le mois même de sa parution un compte rendu élogieux (à l’exception de L’Humanité qui critique l’ouvrage) ou accordé une interview ; une rapidité et une intensité qui supposent généralement un fort appui de l’éditeur et une adéquation avec quelques idées dominantes. L’ouvrage séduit sans doute par sa prétention affichée d’apporter ce qui serait une idée nouvelle : le marché peut libérer les pauvres. Le marché n’opprime pas car il serait même par nature un instrument de libération s’il n’était capturé par les « nantis ». Il convient donc d’en généraliser l’accès. Depuis les années 1980 et l’hégémonie montante du néolibéralisme jusqu’à la crise de 2008, ce genre d’idée avait été largement et de plus en plus répandu dans les médias, chez les décideurs et un grand nombre d’acteurs politiques ; mais sa propagation en dehors des auteurs résolument affichés comme néolibéraux n’avait pas conquis avec autant de naïveté le monde de la recherche, en général moins attiré par les vertus supposées de la concurrence et de la propriété privée.
56 On peut légitimement s’interroger sur le caractère scientifique de l’ouvrage. Il ne cite pratiquement aucune source qui pourrait aller à l’encontre de sa thèse ; par exemple, il oublie, entre autres, les critiques du microcrédit [4], l’analyse positive des pratiques solidaires de l’économie [5], la réhabilitation des corporations d’Ancien Régime [6] ou les déboires de la marchandisation dans les anciens pays « libérés » de la planification [7]. Il ne les discute pas et se contente d’affirmations, la plupart du temps non démontrées. On est dans l’ordre de l’illustration plus que
57 de l’analyse. La question du surendettement contemporain, qui a été une conséquence forte de la préférence pour le microcrédit dans de nombreuses politiques du développement, n’est qu’effleurée [8].
58 Un exemple, puisé parmi de nombreux autres dans l’ouvrage montre que l’historienne s’est aventurée à travers ses anecdotes dans des terres qu’elle connaît sans doute mal. De façon surprenante par rapport à ce qu’ont révélé les études de terrain approfondies menées par Kerstin Maria Humberg dans sa thèse publiée en 2011 sous le titre Poverty Reduction through Social Business. Lessons learnt from Grameen Joint Ventures in Bangladesh (München, Oekom), Laurence Fontaine affirme (sans citer de source) que la Grameen de M. Yunus et le groupe Veolia doivent « travailler et retravailler » leur projet de social business pour distribuer de l’eau aux populations en raison de difficultés pour court-circuiter les notables « pour lesquels distribuer l’eau de leurs puits fait partie de leurs obligations sociales » (cf. Fontaine, p. 231, 235). Or, si l’on se réfère aux enquêtes de Kerstin Maria Humberg, ce sont d’autres raisons qui expliquent l’échec de cette entreprise et que cette eau Veolia purifiée est de plus en plus distribuée dans les grands hôtels de luxe du Bangladesh plutôt que chez des pauvres. C’est principalement l’absence de prise en compte des besoins effectifs et des habitudes de consommation des populations qui explique l’échec. Le caractère statutaire des sociétés évoqué par Laurence Fontaine devient ici un bouc émissaire pour dissimuler des erreurs de management tant des compagnies occidentales que de la Grameen… Utiliser le cas du besoin d’eau potable au Bangladesh comme exemple d’un bienfait possible de l’économie de marché étonne dans la mesure où la pollution de l’eau par l’arsenic (huit puits sur dix dans plus de 8 000 villages la subissent) qui provoque un nombre considérable de cancers y est essentiellement due au forage de puits de plus en plus profonds afin d’irriguer le surcroît des rizières. Pour produire un kilogramme de riz il faut 4 m3 d’eau. Là, le développement de l’économie (de marché) ne libère pas, il tue. Ce résultat n’est pas la conséquence d’accaparement du marché par des dominants, d’intentions perverses de ceux-ci ou d’un excès du marché provoquant des crises. C’est la conséquence inéluctable du bon fonctionnement de l’économie de concurrence livrée à la logique d’intérêts privés ; et donc d’une mécanique propre au principe central d’une société de marché. Chacun, pour produire davantage de riz, doit utiliser davantage d’eau en apparence limpide, et donc creuser des puits de plus en plus profonds et ce faisant atteindre des nappes contaminées par un arsenic naturel. Quant aux eaux de surface, elles sont polluées par les activités humaines, en grande partie induites par l’organisation marchande de la production et de la vie quotidienne. Les principes de concurrence et de propriété privée fonctionnent donc là implacablement, pour reprendre l’expression de Karl Polanyi, comme une « machine du diable ».
59 Une perspective dominante évolutionniste explique sans doute les analogies incessantes entre les sociétés d’Ancien Régime et celles de pays en développement ou émergents. L’ouvrage franchit allègrement les siècles et le monde pour faire de l’histoire humaine une sorte d’eschatologie du marché. L’ouvrage constitue aussi un pamphlet contre les tenants des pratiques solidaires de l’économie réduits à l’état de défenseurs du don, alors que l’économie solidaire peut aussi bien être comprise, et par certains critiquée, comme une économie marchande (car pour ces critiques du fait de ce qui serait sa soumission au principe du marché). Car le commerce équitable, les monnaies complémentaires territorialisées et les pratiques solidaires du microcrédit (toutes ces formes ne le sont pas), pour ne pas parler des mutuelles et coopératives, supposent échanges et monnaie ; mais d’une part pas uniquement et d’autre part échanges et monnaies peuvent avoir des formes et des finalités multiples très éloignées d’une économie de marché et surtout d’une société de marché. Philippe Minard, dans son compte rendu de L’Économie morale paru dans La vie des idées (2009), soulignait ce caractère d’une autre vision du marché plutôt que d’une pensée anti-marché tant pour ce qui concerne l’économie solidaire contemporaine que pour les révoltes populaires contre la libre circulation des grains au XVIIIe siècle ; en s’appuyant notamment sur les travaux d’Edward P. Thompson [9]. Ne sont-elles pas reconnues par Laurence Fontaine comme marché ou revendication de marché, si l’on comprend bien son ouvrage, parce qu’elles seraient des formes collectives d’action ? Les dons sont confondus en une seule catégorie (miroir négatif du marché) et ils auraient par nature un effet systématique de domination. La solidarité est comprise comme une forme aliénante de protection, hormis quand elle a pour finalité de développer le marché. En cela, l’ouvrage poursuit la conclusion de L’Économie morale. Pauvreté, crédit et confiance dans l’Europe préindustrielle. Laurence Fontaine n’a toutefois pas répété ici le rejet systématique de Karl Polanyi, un penseur dont, selon elle, la pensée conduirait au totalitarisme, accusation qu’elle avait formulée dans son précédant ouvrage [10]. Elle rend maintenant à l’auteur de La Grande Transformation un hommage quasi funèbre (p. 10), sans, là encore, véritablement discuter sa contribution pour repenser les types de marché ; notamment mais pas seulement par la distinction entre trade et market, poursuivie ensuite à travers les travaux de socioéconomistes ayant analysé la construction sociale des marchés. Comme l’a montré Nancy Fraser dans sa contribution à Socioéconomie et démocratie - L’actualité de Karl Polanyi (2013), la marchandisation peut être porteuse d’émancipation mais aussi d’oppression.
60 Mais, ignorant ces approches, de quel(s) marché(s) parle Laurence Fontaine ? Marché et concurrence sont confondus avec des institutions ainsi désignées mais qui peuvent relever d’une articulation de logiques multiples et différentes. La concurrence est une forme d’interdépendance des activités humaines dont les promoteurs peuvent prétendre qu’elle aboutit à une régulation automatique des intérêts privés à travers les mouvements de prix et pour laquelle l’égalité des statuts des échangistes (dont Laurence Fontaine fait une caractéristique du marché) peut rester purement formelle. Or, le terme « marché » recouvre à travers le temps et l’espace des formes institutionnelles variées, au sein desquelles la concurrence peut apparaître comme étant ou non hégémonique. Un marché peut ne pas être soumis au principe de concurrence. La distinction entre économies de marchés (des économies connaissant des échanges marchands), économie de marché (une économie organisée par la domination de la confrontation des offres et des demandes) et société de marché (une société dans laquelle les principes de l’économie de marché sont hégémoniques et soumettent les autres dimensions du social) n’est pas reconnue.
61 Laurence Fontaine se réclame d’Adam Smith. Or, les deux formes de pensée s’opposent dans le rapport qu’ils établissent entre marché et État. Pour celui qui est considéré comme le père de l’économie, l’État pourrait, voire doit, sans problème, être un régulateur économique efficace, compte tenu des limites de la concurrence dans le bon fonctionnement des sociétés. En affectant directement une part des ressources produites et en agissant comme propriétaire unique et collectif de certains biens, il pourrait plus ou moins suppléer le marché. Adam Smith, dans le livre V de La Richesse des nations (1776, trad. 2005, p. 749, 751), indique qu’une grande route, un pont, un canal de navigation ou la poste pouvaient avantageusement pour la collectivité être propriétés d’un État qui en confiait la gestion à des administrateurs ou des commissaires. Il critique par ailleurs fortement (ibid., p. 773-783, 845) la gestion privée du Bengale par la Compagnie des Indes. Le premier chapitre de La Richesse des nations est, de façon étonnante pour un ouvrage considéré comme glorifiant l’économie de marché, consacré à l’analyse du fonctionnement d’une manufacture d’épingles. Les relations entre les travailleurs associés dans leur activité productive y sont basées sur une division technique et non marchande du travail (il aurait pu prendre l’exemple d’une manufacture dispersée et non d’une manufacture concentrée…). Son analyse est donc très éloignée de celle des néo-libéraux pour lesquels l’État (comme structure de commandement) peut et doit disparaître du champ économique en tant que gestionnaire et producteur de biens ou services comme le souligne bien Giovanni Arrighi dans Adam Smith à Pékin (2007, trad. 2009, p. 75-78), autre ouvrage étonnement ignoré par Laurence Fontaine. Celui-ci remarque notamment :
« Loin de faire la théorie de l’autorégulation d’un marché qui fonctionnerait mieux si l’État était réduit au minimum ou n’existait pas du tout, La Richesse des nations présupposait, tout autant que La Théorie des sentiments moraux et les Leçons sur la jurisprudence (inédites de son vivant), l’existence d’un État fort, susceptible de créer et de reproduire les conditions d’existence du marché : d’un État qui utiliserait le marché comme un instrument de gouvernement efficace, qui régulerait son fonctionnement, et qui interviendrait activement pour corriger ou contrer des effets socialement ou politiquement indésirables. [11] »
63 Avec les néolibéraux, ceci ne signifie toutefois pas la disparition totale de l’État puisqu’il apparaît largement indispensable à l’essor et à l’exercice du principe de concurrence, mais seulement d’un point de vue politique, pour ne pas dire policier, et, dans l’hypothèse de Laurence Fontaine, démocratique.
64 La plume alerte de Laurence Fontaine (elle affirme p. 10 s’être chaussée de bottes de sept lieux et parle d’elle-même en note finale de l’ouvrage comme étant un funambule) l’amène à confondre bien public et bien commun. Elle propose, pour libérer le marché, de le démocratiser en en faisant un bien qualifié tantôt de « public », tantôt de « commun » ou de « collectif ». Les expressions varient au fil des pages, sans être définies de façon suffisamment rigoureuse pour désigner autre chose que le même objet. La démocratisation du marché est confondue avec l’extension de son accès. Or, par cette confusion entre public ou collectif et commun, elle semble ignorer l’apport d’Elinor Ostrom permettant de dépasser la « tragédie du libre accès » et de reconnaître la supériorité du collectif par rapport aux logiques strictement individuelles. Les travaux de cette politologue relisant certains travaux des économistes ont mis en avant cette distinction essentielle. La méconnaître fait que l’on (re)trouve l’approche traditionnelle opposant, d’une part, le marché et, d’autre part, l’État et sa gestion administrée des biens. Chez Laurence Fontaine, le monde associatif ne semble pensé que comme moyen facilitant l’accès au marché et non pour produire des rapports spécifiques d’échange, de financement, de production et de consommation.
65 Un commun n’est pas un bien ou un service dont l’accès serait libre ; en ce sens il n’est pas public. Un commun, au sens qu’il revêt aujourd’hui en sciences sociales, suppose un ensemble de membres définissant par des règles ou par des normes les conditions d’accès à cette ressource, notamment en fonction des besoins de chacun. Ceci se réalise par une relation qui, pour respecter chacun, doit donner un primat au respect de la dimension communautaire. Trois dimensions au moins caractérisent un commun. Elles tiennent aux règles qui les instituent et aux normes des groupes qui les reconnaissent, à savoir :
- la démocratie régissant les rapports entre les diverses parties prenantes de ces biens et services ;
- le soucis des autres (pour le présent et pour l’avenir) à travers les conditions de renouvellement de ce commun et donc la recherche d’une soutenabilité de l’usage ;
- et le partage, non pas au sens d’une division mais d’un accès et d’un usage établis en proportion des besoins reconnus de chacun.
67 Une approche en termes de commun ne peut donc se satisfaire d’une opposition entre propriété publique ou collective et propriété privée. L’opposition est inadéquate parce qu’elle méconnait la reconnaissance d’une hiérarchie de droits.
68 La dimension territoriale de l’inscription des trois dimensions définissant les communs se trouve ici être essentielle, car elle peut se réaliser à différents niveaux, selon les objets concernés. Ceci limite l’éloge implicite que Laurence Fontaine fait de la mondialisation à travers le rejet hautain des Français supposés ignorants du fait de leur critique du « capitalisme » (p. 331) ; elle semble oublier que le mouvement dit « des indignés » a connu une ampleur plus grande dans d’autres pays que la France et que, dans ce pays, le sondage auquel elle se réfère ne signifie nullement que les interrogés souhaitent davantage d’interventions étatiques ; bien au contraire. L’exercice de la démocratie se trouve non dans un accès illimité car libre pour tous mais dans les conditions de définition de ses règles ou de ses normes et la façon dont elles sont reconnues et appliquées. Ce qu’illustre la différence entre les modalités de prise de décision dans les organisations de l’économie sociale et de l’économie solidaire. Dans le premier cas il s’agit d’un vote majoritaire s’imposant aux minorités ; et dans le second, de la recherche d’un consensus entre les différentes parties prenantes.
69 L’approche comme bien commun et la gestion d’une forme particulière de marché selon cette logique permet de mieux comprendre pourquoi et comment la soumission d’un marché au principe de concurrence n’est qu’une des possibilités de fonctionnement des marchés. Ceux-ci peuvent inclure aussi des logiques de réciprocité, d’autosuffisance et de prélèvement — redistribution en les articulant de manière diverse. Ce que semble méconnaître Laurence Fontaine.
70 Un bien commun sans lequel les marchés mêmes ne peuvent pas fonctionner. Il n’est pas un élément qui les encadre ou qui est ajouté pour les rendre plus humains. Par un apport de ce type, Laurence Fontaine aurait pu faire œuvre originale en relisant ce que l’on sait de l’histoire des marchés, de leur construction et de leur fonctionnement. Mais sa méconnaissance ou son ignorance des travaux d’E. Ostrom, comme de beaucoup d’autres, la cantonne à une vision en fin de compte aménagée du néolibéralisme et à une opposition à ceux qui le combattent, non pas seulement idéologiquement, mais par leurs projets. Les acteurs des pratiques solidaires de l’économie (sous des appellations diverses à travers la planète) tentent laborieusement de construire des alternatives à la société du tout marché que Laurence Fontaine appelle de ses vœux. Celle-ci, drapée dans sa toge d’historienne, se contente de quelques incantations pour appeler à limiter les effets visiblement néfastes non pas du marché (objet qui, par sa généralité, n’existe que dans l’imaginaire d’un nombre limité de sociétés) mais des dures lois de la concurrence (et à travers elle de l’exploitation hier par le travail, aujourd’hui de plus en plus par la financiarisation [12]). Si cet ouvrage se voulait une clef pour comprendre aujourd’hui l’économie ou la société de marché et ses crises, il est une clef qu’il est vivement conseillé de laisser sous le paillasson.
71 Jean-Michel Servet
Pierre Moulinier, Les étudiants étrangers à Paris au XIXe siècle. Migrations et formation des élites, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012, 425 p., Préface de Victor Karady.
72 C’est sur une longue période — du début du XIXe siècle à 1914 — que Pierre Moulinier analyse la place des étudiants étrangers dans l’enseignement supérieur parisien, voire français. Il énumère les dispositions réglementaires qui s’accumulent sans que leur effet puisse être mesuré, en particulier pour ce qui est des conditions d’admission ou de la création de diplômes universitaires — et non d’État — qui, s’ils sont destinés prioritairement aux étrangers, ne les concernent pas exclusivement. Tout au long du XIXe siècle, les mutations sont multiples et la population étudiante se modifie considérablement, à partir de la IIIe République mais surtout à la fin du siècle lorsque la massification des effectifs s’amorce. L’afflux rend nécessaire des réformes majeures, surtout pour les facultés de lettres et de sciences. Ces changements étant relativement tardifs, Pierre Moulinier consacre une grande partie de son analyse aux facultés qu’il appelle professionnelles, à savoir la médecine et, par extension la pharmacie, et le droit. En raison de la diversité des systèmes juridiques, cette dernière discipline accueille surtout des boursiers ou des ressortissants unis à la France par des relations politiques et/ou culturelles de clientélisme : Roumanie, Grèce, Égypte, Syrie, Liban, Amérique latine… Parler d’un « marché » universitaire comme le fait le préfacier, Victor Karady, spécialiste reconnu des migrations étudiantes, me semble cependant relever d’une vision trop utilitariste.
73 La notion d’élites, reprise dans le sous-titre de l’ouvrage de Pierre Moulinier, à l’instigation de l’éditeur, relève également d’un parti pris idéologique car les élites ont ceci de commun avec les avant-gardes qu’elles ont souvent autoproclamées, comme en témoigne le tenace cliché de caste des médecins. Or, Les grandes écoles, dont l’objectif est explicitement de former des élites, n’entrent pas dans le champ d’analyse de l’auteur qui se limite aux universités. Et aussi de nouvelles catégories se pressent aux portes des universités au tournant des XIXe et XXe siècles : parallèlement aux étrangers, Pierre Moulinier insiste aussi, à juste titre, sur l’arrivée des femmes dans les établissement supérieur, parmi lesquelles les étrangères sont souvent plus nombreuses que les autochtones. Voilà qui met à mal la notion d’élites en ce que l’accès des femmes à cette distinction est resté durablement problématique, quand bien même des recherches récentes tenteraient de les incorporer. Elle est tout aussi contestable pour ces étudiants en provenance de pays où le système universitaire est développeé — Pierre Moulinier brosse d’ailleurs un tableau rapide du développement du système universitaire dans différents pays émetteurs. Les Américains du Nord, particulièrement convoités et « désirables » pour les autorités françaises ne sont pas nécessairement destinés à faire partie d’une élite. Il en est de même pour les sujets du Tsar qui deviennent la catégorie la plus importante parmi les étudiants étrangers dans tous les pays développés d’Erope occidentale. Outre les nombreuses discriminations nationales dont les plus connues sont celles qui touchent les Juifs à travers le numerus clausus ou les Polonais de Russie dont les établissements d’enseignement supérieur ont été russifiés, sont également en cause les capacités d’absorption de l’enseignement supérieur de Russie. Ces migrations s’apparentent alors à celles d’autres populations que la pénétration décalée du capitalisme incite à se déplacer. C’est dès lors à tous les niveaux que les sociétés en voie de développement ont besoin de formation et d’encadrement, phénomène qualifié par euphémisation de « modernisation ».
74 L’accueil des étudiants étrangers est souvent perçu en termes de rayonnement. C’est un domaine où s’exerce la rivalité franco-allemande : au discours français sur le déclin qui se traduirait dans une moindre attirance pour l’université française, répond la perception par les Allemands d’une supériorité française qui serait due pour une large part à l’Alliance française. Les réactions des étudiants, en médecine principalement, sont, quant à elles, tout à fait semblables de part et d’autre, motivées, entre autres griefs, par la crainte de la concurrence de ceux des étrangers qui s’installent dans les pays d’accueil : Pierre Moulinier donne pour la France des chiffres qui sont loin d’être alarmants. L’acuité de « la question des étrangers » qui secoue le monde universitaire et les médias en Allemagne à la veille de la guerre sera provisoirement — jusque dans les années 1930 — épargnée à la France.
75 Au risque d’abonder dans le sens des détracteurs de l’histoire sociale qui ne veulent voir que ses aspects quantitatifs, Pierre Moulinier présente de nombreuses statistiques ainsi que des tableaux. Pour faire bonne mesure, il aborde néanmoins d’autres domaines tels que les conditions de vie ou la sociabilité des étudiants étrangers et tente d’esquisser leur devenir qui n’est pas toujours un retour vers le pays émetteur.
76 Pierre Moulinier a ainsi débroussaillé quantité de données sur un sujet qui présente de fortes hétérogénéités aussi bien dans le temps que dans la composition des effectifs. Des études sociobiographiques sur chacun des corpus nationaux, tâche particulièrement ardue, permettraient sans doute une perception plus fine.
77 Claudie Weill
Christophe Dejours, Souffrance en France, la banalisation de l’injustice sociale, Paris, Éditions du Seuil, 2009 (1re édition 1998), Coll. « Essais ».
78 S’aidant de la problématique de Hannah Arendt, notamment de son livre Le Cas Eichmann, sur la banalité du mal, Christophe Dejours s’efforce de montrer comment, dans les entreprises et les services actuels, la souffrance advient, non seulement entre supérieurs et subordonnés dans la hiérarchie, mais aussi entre subordonnés, y compris entre pairs.
79 Le livre se situe en psychopathologie du Travail (une démarche initiée par Le Guillant dans les années 1945-1950, reprise aussi dans les années 1970-1980 par Bernard Doray). Dejours préfère parler — et à notre avis il a raison — de psychodynamique des situations de travail, ce qui lui permet sans doute en filigrane d’introduire le problème du pulsionnel non seulement individuel mais commun.
80 Pour être clair, Dejours utilise les termes de mal, injustice sociale, etc. qui sont d’ailleurs ceux de Arendt. Et, là encore, il a sans doute raison actuellement. Il reste que le mal est connoté théologiquement (Saint Augustin, dont H. Arendt connaissait, depuis sa thèse, l’œuvre), l’injustice aussi (elle se définit par son écart avec la justice de Dieu). Mais le problème n’est pas là. Il fallait ouvrir la question de la souffrance dans le travail, jamais réellement posée, et Dejours l’a fait.
81 Que nous dit-il ? Le livre est plus difficile qu’il n’y paraît. D’abord il nous semble que Dejours s’en prend à ceux et celles qui prétendent qu’on ne peut pas faire d’omelette sans casser des oeufs. Dans la compétitivité, « la fin justifierait les moyens ». Il s’agit d’une « guerre sainte ». Ceux et celles qui la pratiquent l’ont actuellement gagnée.
82 Cette guerre trouve son origine non dans le marché, mais dans les conduites humaines « sublunaires », sous la lune, dans le monde habité.
83 En masse, elle fonctionne parce que des hommes et des femmes consentent à y participer. La question du livre est celle des « ressorts subjectifs de la domination » : pourquoi les uns consentent-ils à subir la souffrance, cependant que d’autres consentent à infliger cette souffrance aux premiers ? « Question politique cruciale », question légitime ajouterons-nous. Politique est ici employé au sens du politique.
84 Nous consentons, dit Dejours, à faire fonctionner la « machine », même lorsque nous y répugnons. Contre la souffrance, hommes et femmes érigent des « stratégies de défense » qui les aident (« nous », dit Dejours) à fermer les yeux. « Il n’y a pas, en matière de défense contre la souffrance, de lois naturelles, mais des règles de conduite construites par des hommes et par des femmes ».
85 C’est la question de la justice et de l’injustice. C’est elle qui suscite la solidarité. Il y a posture de résignation quand cette connaissance de l’injustice n’est pas faite.
86 Cette question entraîne la responsabilité personnelle des dirigeants et notre responsabilité personnelle.
87 L’adhésion à la cause économiciste fonctionne ainsi — lorsqu’elle n’est pas délibérée et voulue — comme une défense contre la conscience douloureuse de sa (notre) propre responsabilité dans le développement du malheur social (nous reprenons la phrase de Dejours p. 23, en la modifiant légèrement).
88 « C’est la banalité même », dit-il, banalité d’un processus qui est sous-jacent à l’efficacité du système libéral-économique.
89 Banalisation du mal. Nous (LMB), nous dirions, banalisation de l’excès s’accomplissant et accompli. Mais, à la limite, cela veut dire la même chose, à ceci près que nous introduisons la question de la légitimation sociale et politique directement à partir de la légitimation symbolique (non consciente), l’une et l’autre produites par des groupes et des individus. Dejours, plus prudent au vu de l’état actuel des choses, préfère se demander ce qu’est la banalisation du mal dans le système libéral et néolibéral, tout en s’interrogeant sur ses implications dans les dérives totalitaires.
90 L’analyse de Dejours ne vise pas d’abord l’action, mais la compréhension (et, ajouterons-nous, un commencement d’explication). L’action collective serait davantage réaction contre l’intolérable qu’action tendue vers le bonheur. Il y a différence radicale entre le processus de mobilisation subjective individuelle et le processus de mobilisation collective dans l’action.
91 Depuis quinze ans, il y a une mise en oeuvre de nouvelles habitudes de gestion et de direction des entreprises qui se traduit par une mise en cause du droit du travail et des acquis sociaux. Mais la dénonciation de ces méthodes semble compatible avec une tolérance croissante à l’injustice.
92 Dans le rapport entre souffrance et travail, il y a la souffrance de ceux et celles qui n’ont pas de travail ni d’emploi. Mais il a aussi celle de ceux et celles qui continuent de travailler. La banalisation du mal repose précisément sur un processus de renforcement réciproque des rapports entre souffrance dans le travail et l’emploi et des rapports entre souffrance et non-emploi.
93 Dejours insiste sur la souffrance causée par les risques au travail, mais aussi sur celle de ceux et celles qui ont peur de ne pas donner satisfaction, de n’être pas à la hauteur des contraintes de l’organisation du travail.
94 L’affectivité, dit Dejours, est la façon dont le corps s’éprouve lui-même dans sa rencontre avec le monde. La subjectivité est donnée, elle advient, elle n’est pas une création. Elle est en grande partie invisible. Mépriser la subjectivité et l’affectivité, ce n’est rien de moins que nier ou mépriser en l’homme ce qui est son humanité. C’est nier la vie elle-même. L’emploi du terme de sujet (nous utilisons plutôt ceux d’individu social et d’individu singulier, LMB) est là, dans le livre de Dejours, quand ne peuvent être employés ceux d’agent, acteur, travailleur, opérateur, citoyen. Il faut ajouter que « la question centrale du décalage entre le prescrit et le réel relève de la mobilisation des ressorts affectifs et cognitifs de l’intelligence ».
95 Dans des situations de travail extrêmement complexes, il est impossible, pour les travailleurs, de déterminer si les échecs procèdent de leur incompétence ou d’anomalies du système technique. Cette source de perplexité est une cause d’angoisse et de souffrance qui prend la forme d’une crainte d’être incompétent face à des situations inhabituelles ou erratiques où précisément la responsabilité des travailleurs(euses) est engagée.
96 Le technicien de contrôle est seul malgré ses demandes réitérées (d’être aidé), il reste seul responsable et doit, pour éviter de nuire aux travailleurs en statut précaire de l’entreprise sous-traitante, signer les bordereaux et accepter de croire sur parole le chef d’équipe de nuit sur la qualité du service fait. Il est ainsi placé dans une situation psychologique extrêmement pénible qui le met en porte-à-faux avec les valeurs du travail bien fait, le sens de la responsabilité et l’éthique professionnelle. On retrouve ce mode de souffrance au travail aussi bien dans l’industrie que dans les services ou les administrations. Elle peut provoquer, en cas d’incident grave même non suivi de conséquences immédiates, chez les individus, une aliénation sociale (avec tentative de suicide) à distinguer de l’aliénation mentale classique.
97 Bien qu’elle soit dans l’horizon d’attente de tous ceux et de toutes celles qui travaillent, la reconnaissance est rarement accordée de façon satisfaisante, dit Dejours. Il existe des défenses construites et portées par les travailleurs(euses) collectivement, qui sont spécifiquement estampillées par les contraintes réelles du travail. Dans leur majorité, les travailleurs(euses) demeurent dans la normalité, malgré les contraintes de travail auxquelles ils sont confrontés. La normalité apparaît comme un résultat — compromis entre la souffrance et la lutte individuelle et collective contre la souffrance au travail, compromis conquis de haute lutte contre la déstabilisation psychique provoquée par les contraintes de travail.
98 Pour Dejours, « la faiblesse syndicale et la désyndicalisation rapide qui ont connu la même cadence que le développement de la tolérance à l’injustice et au malheur d’autrui, ne sont pas seulement des causes de la tolérance, mais des effets de cette tolérance. Les syndicats ont refusé l’analyse de la subjectivité chez les travailleurs(euses). Le patronat et les cadres (les plus élevés) ont introduit, surtout après 1968, de nouvelles pratiques concernant la subjectivité : culture d’entreprise, projet institutionnel, etc., creusant le fossé entre capacité d’initiative des cadres élevés et du patronat d’un côté, capacité de résistance et d’action collective des organisations syndicale, de l’autre côté. Mais le paradoxe est que ces organisations syndicales ont contribué à la disqualification de la parole sur la souffrance et, de ce fait, à la tolérance à la souffrance subjective.
99 Ce qui caractérise une entreprise aujourd’hui ce n’est plus la production, ni le travail, c’est son organisation, sa gestion, son managment.
100 Lorsqu’on évoque la situation de ceux et celles qui souffrent à cause du travail, on déclenche souvent une réaction de recul ou d’indignation parce qu’on semble, de ce fait, témoigner d’une incapacité à s’émouvoir du sort supposé pire de ceux et celles qui souffrent à cause de la privation de travail.
101 La perception de la souffrance d’autrui déclenche un processus affectif. Or, l’intolérance affective à sa propre réaction émotionnelle conduit le sujet à s’isoler de la souffrance de l’autre par une attitude d’indifférence — donc de tolérance à ce qui provoque sa souffrance.
102 Il y a un décalage entre la description gestionnaire du travail (faite par les cadres (DRH)) et la description subjective du travail.
103 Pourquoi faiblesse et absence de mouvement collectif de lutte contre les conditions de travail ? Réponse vraisemblable : l’apparition de la peur.
104 Tous les travailleurs(euses) vivent sous la menace du licenciement. Les travailleurs(euses) précaires, en précarisation, soulignent l’intensification du travail et l’augmentation de la souffrance subjective. Mais il y a neutralisation de la mobilisation collective contre la souffrance, la domination, l’aliénation. Tous, des opérateurs (ouvriers, employés) aux cadres, se défendent de la même manière : par le déni de la souffrance des autres et le silence sur la sienne propre. La misère ne rassemble pas, elle détruit la réciprocité.
105 La peur est permanente et génère des conduites d’obéissance, voire de soumission. Elle casse la réciprocité entre les travailleurs(euses). Sous l’emprise de la peur, par exemple la menace du licenciement, ceux et celles qui travaillent se sentent capables de déployer des trésors d’inventivité pour améliorer leur production et, dans le même temps, pour gêner leurs voisins de façon à garder un avantage sur ces derniers face au risque de licenciement.
106 Il y a consentement des cadres, voire zèle au travail par le maniement de la menace.
107 Il y a aussi distorsion de la communication, obstacle à l’apparition de la vérité. La manipulation de la menace (licenciement) fait taire les opinions contradictoires, au nom d’une rationalité extérieure au mensonge lui-même.
108 La rigidité du sens moral est au centre de la problématique des névroses dont les symptômes, la souffrance et le sens sont précisément témoins. L’explication en référence au calcul stratégique est insuffisante (l’empirisme psychologique, sociologique, etc. LMB) dans la mesure où elle ne rend pas compte du destin du sens moral.
109 Le mal c’est la tolérance au mensonge, sa non-dénonciation, le concours à sa production et à sa diffusion. Le mal c’est aussi la non-dénonciation et la participation à la souffrance d’autrui. Le mal c’est toutes les conduites érigées en système de direction, de commandement, toutes ces conduites publiques banalisées, délibérées, admises, voire valorisées.
110 Les leaders sont des pervers (à quel degré ? LMB).
111 Enrôler et mobiliser les « braves gens » dans la stratégie du mensonge : on fait appel à leur courage, courage à faire le « sale boulot ». Le retournement de la raison éthique ne peut emporter l’adhésion que parce qu’il est fait au titre du travail, de son efficacité, de sa qualité. Commettre le mal au nom du travail peut passer pour désintéressé, pour l’intérêt d’autrui, de la nation, du bien public. La « rationalité pathique » (préservation de soi, de son identité) n’y suffit pas.
112 Le leader du travail du mal est avant tout pervers lorsqu’il utilise le recours à la virilité. Il utilise la « menace de castration ».
113 L’abolition du sens moral passe par l’activation du choix relevant de la rationalité pathique (préservation de soi, de l’identité) contre des choix relevant de la rationalité morale-pratique. La référence stratégique n’est pas une référence directe à des conduites de virilité.
114 L’équation fuite-peur-lâcheté = manque de virilité est tellement inscrite dans notre culture qu’hommes et femmes en majorité associent identité masculine, pouvoir de séduction et capacité de se servir de la force, de l’agressivité, de la violence ou de la domination.
115 L’idéologie du réalisme économique consiste à faire passer le cynisme pour de la force de caractère et pour un haut degré de sens des intérêts supra-individuels.
116 La rationalisation du mal (en l’occurrence du mensonge) est obtenue par l’idéologie défensive ; la banalisation du mal passe par un processus qui permet de tromper le sens moral sans l’abolir, de se borner à la description « officielle » du travail par l’emprise de celle-ci sur les consciences.
117 Le mensonge (différent de la distorsion communicationnelle) consiste à décrire la production à partir des résultats et non à partir de l’activité dont ils sont issus.
118 Le discours « officiel » vise l’extérieur, mais aussi l’interne : « culture d’entreprise » prônant l’ajustement de la production et de l’organisation aux contraintes du marché et de la clientèle. Ce discours doit attester aussi du bonheur et du plaisir des salariés à travailler dans l’entreprise.
119 Une discipline s’impose à chacun qui consiste à défendre le mensonge de valorisation et à s’abstenir de toute critique, au nom de la pérennité du service et de la solidarité face à l’adversité et à la concurrence.
120 Il peut y avoir mensonge par effacement des traces : les « anciens » expérimentés sont mis à l’écart et on embauche des Bac + 2 sans qualification technique. Ainsi, les traces de la dégradation dans le domaine de la sécurité, de la qualité sont-elles effacées au fur et à mesure.
121 La rationalisation c’est la reprise de l’ensemble des éléments du mensonge (qui peut être soutenu également par les médias) pour produire une justification globale de la violence infligée à autrui. Cette justification ne saurait neutraliser la peur. La virilité vient alors soutenir la lutte contre les manifestations de la peur.
122 Le courage à l’état pur, sans adjonction de virilité, est une conquête individuelle. Le courage sans virilité peut se déployer dans le silence et la discrétion. Il peut se passer de la reconnaissance d’autrui.
123 Le discours du mal est un discours de maîtrise, appuyé sur la connaissance, le raisonnement, la démonstration logique supposés ne laisser aucun reste. Les hommes s’efforcent de se convaincre de leur invulnérabilité vis-à-vis de la castration et donc de la pérennité de la possession du phallus.
124 Chez les femmes, il y a reconnaissance primordiale du réel. La stratégie défensive consiste à l’encercler, sauf dans les stratégies collectives de défense marquées du sceau de la virilité (y compris chez des femmes) où l’expérience de l’échec fait l’objet d’un déni collectif et d’une rationalisation.
125 Il y a domination sur le « sexe faible », mais aussi sur tous les hommes qui manquent de virilité. La banalisation du mal est le processus qui rend possible la mobilisation de masse dans l’exercice de la violence rationalisée.
126 La banalisation du mal c’est :
- l’indifférence et la tolérance croissantes dans la société néolibérale au malheur et à la souffrance d’une partie de la population ;
- la reprise de l’idée de « causalité de destin » : guerre économique, guerre des entreprises ;
- l’absence de réaction d’indignation, de réaction collective face à l’injustice d’une société où la richesse et la paupérisation s’accroissent simultanément.
128 Il y a, d’une part, une population de « collaborateurs », d’autre part une population consentante. La « réforme des structures » peut déstabiliser la stratégie de défense collective. Il ne reste alors que la stratégie individuelle des œillères. Ou alors c’est l’effondrement pouvant aller jusqu’au suicide, ou la réaction violente individuelle (sabotage, etc.).
129 Être du côté des femmes n’est-ce pas être un humain ?
130 La virilité est sollicitée chaque fois que la peur est au centre du rapport vécu aux contraintes du travail.
131 La faiblesse du sexe faible (lorsqu’il n’adhère pas à la virilité) ce n’est pas de ne pouvoir endurer la souffrance, c’est de ne pouvoir l’infliger à autrui.
132 Débanaliser le mal :
- procéder à la déconstruction de la distorsion communicationnelle ;
- travailler sur la déconstruction scientifique (en sciences sociales) de la virilité ;
- faire une réhabilitation de la peur pour lutter contre le cynisme ;
- avoir le courage des femmes caractérisé par l’invention de conduites associant la reconnaissance de la perception de la souffrance, la prudence, la détermination, la pudeur ;
134 La banalisation du mal c’est dédramatiser le mal alors qu’il ne devrait jamais être dédramatisé.
135 L’action est toujours une triade : action, activité, passion.
136 Louis Moreau de Bellaing
Notes
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[1]
Nous nous excusons auprès de lui de l’avoir, dans une précédente recension, prénommé Bruno.
-
[2]
Ce commentaire a bénéficié de nombreuses suggestions : de Monique Selim ainsi que d’Éveline Baumann, d’Isabelle Guérin, Isabelle Hillenkamp, Solène Morvant-Roux, de Thierry Pairault et d’André Tiran avec lesquels nous préparons un ouvrage intitulé : Marchés réels. Marché fantasmé (à paraître automne 2014) en association avec Blandine Destremau, Jean-Louis Laville et Hadrien Saiag.
-
[3]
Steven Laurence Kaplan, Provioning Paris. Merchants and millers in the grain and flour trade during the eighteenth century, Ithaca/London, Cornell University Press, 1984, p. 23-40.
-
[4]
Parmi cette littérature critique de plus en plus abondante voir notamment : Milford Bateman, Why Doesn’t Microfinance Work ? The Destructive Rise of Local Neoliberalism, Londres/New York, Zed Books, 2010 ; Maren Duvendack, Richard Palmer-Jones, James G. Copestake, Lee Hooper, Yoon Loke, and Nitya Rao, What is the evidence of the impact of microfinance on the well-being of poor people ?, London, EPPI-Centre, Social Science Research Unit, Institute of Education, University of London, 2011 ; Jude L. Fernando (ed.), Microfinance. Perils and prospects, London/New York, Routledge, 2006 ; Hotze Lont and Otto Hospes (eds.), Livelihood and Microfinance. Anthropological and Sociological Perspectives on Savings and Debt, Delft, Eburon Academic Publishers, 2004 ; Jean-Michel Servet, Banquiers aux pieds nus, Paris, Odile Jacob, 2006.
-
[5]
Cf. entre autres Isabelle Hillenkamp et Jean-Louis Laville (eds.), Socioéconomie et démocratie - L’actualité de Karl Polanyi, Toulouse, Eres, 2013.
-
[6]
Stephan R. Epstein and Maarten Prak (eds.), Guilds, Innovation, and the European Economy, 1400-1800, Cambridge/New York, Cambridge University Press, 2008.
-
[7]
Bernard Hours et Monique Selim, « La pauvreté à l’épreuve de l’Ouzbékistan », L’homme et la société, 2006, 2-3, n° 160-161, p. 221-238.
-
[8]
Sur cette question de la dette, parmi d’autres, on lira avec intérêt : Isabelle Guérin et Monique Selim (eds.), À quoi et comment dépenser son argent. Hommes et Femmes face aux mutations globales de la consommation en Afrique, Asie, Amérique latine et Europe, Paris, L’Harmattan, 2012 ; Bernard Hours et Pépita Ould-Ahmed (eds.), Dette de qui, dette de quoi ? Une économie anthropologique de la dette, Paris L’Harmattan, 2013 ; Isabelle Guérin, Solène Morvant-Roux et Magdalena Villarreal (eds.), Over-indebtedness and financial inclusion London, Routledge, 2013. Ainsi que les travaux menés dans le cadre du projet « Microfinance in crisis » (soutenue par la Banque européenne d’investissement) (cf. : http://www.microfinance-in-crisis.org/)
-
[9]
Cf. notamment « The moral economy of the English crowd in the eighteenth century », Past and Present, no 50, 1971, p. 76-136.
-
[10]
Cf. à ce propos les critiques de la conclusion de l’ouvrage par Jérôme Blanc dans son compte rendu des Annales. Histoire, Sciences Sociales, 3 (2011), p. 871-873 et de Philippe Minard, « Le crédit des pauvres », La vie des idées, 2009 :
[http://www.laviedesidees.fr/Le-credit-des-pauvres.html] -
[11]
Giovanni Arrighi, Adam Smith à Pékin, op. cit, p. 76 (souligné par JMS).
-
[12]
Jean-Michel Servet, Le Grand Renversement, Desclée de Brouwer, 2010 et 2012, « Genève dans l’empire de la liquidité », in Abdelmalki Lahsen, Jean-Pierre Allegret et al. (éds.), Développements récents en économie et finances internationales. Mélanges en l’honneur de René Sandretto, Paris, Armand Colin, p. 169-178.