Notes
-
[1]
Le plano est la plaine littorale entre l’océan et les premières pentes, les cerros sont les collines encerclant la baie, regroupant 94 % de la population, mais seulement 15 % des activités (Angel Cabeza et Susana Simonetti, « Valparaiso. Tradition et modernité d’un port au sud du monde », Patrimoine Mondial, UNESCO, 2005, n° 38, p. 25-34).
-
[2]
Leopoldo Saez, Valparaíso. Lugares, nombres y personajes, siglos XVI-XXI, Valparaíso, Puntángeles, Universidades de Playa Ancha y de Santiago de Chile, 2001.
-
[3]
UNESCO, Convention concernant la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel, 27e session, Paris, 2 juillet 2003.
-
[4]
Ce funiculaire appartient à la municipalité ; c’est le seul en bon état, mais loin du secteur touristique.
-
[5]
Maurice Blanc, « La transaction, un processus de production et d’apprentissage du vivre ensemble », in Marie-France Freynet, Maurice Blanc et Gaston Pineau (dir.), Les transactions aux frontières du social, Lyon, Chronique Sociale, 1998, p. 219-237, p. 223.
-
[6]
Maurice Blanc et Maximiliano Soto, « Villes, tourisme et conflits d’usage dans les quartiers historiques réhabilités de Strasbourg et Valparaiso », in Gilles Ferréol et Anne-Marie Mamontoff (dir.), Tourisme et Sociétés, Fernelmont, Éditions Modulaires européennes et intercommunications, 2010, p. 75-96.
-
[7]
Maurice Godelier, L’idéel et le matériel. Pensée, économies, sociétés, Paris, Fayard, 1984.
-
[8]
« Si nous parlons du grand commerce, il y a [au début du XXe siècle] un total de 233 importateurs-exportateurs, 97 maisons de commerce, plus de 36 grossistes, 62 commerces de détail, 48 bureaux commerciaux, 18 caisses d’épargne et 6 dépôt de chaussures » (Juan Ugarte, Valparaíso 1536-1910, Recopilación Historia, Comercial y Social, Valparaíso, Imprenta Minerva, 1910, p. 388).
-
[9]
James Carpenter in Juan Ricardo Couyoumdjian, « El alto comercio de Valparaíso y las grandes casas extranjeras, 1880-1930, una aproximación », Historia, vol. 33, Instituto de Historia, Pontificia Universidad Católica de Chile, 2000, p. 63-99, p. 65.
-
[10]
Juan Benavides et al. (dir.), Ciudades y Arquitectura Portuaria, Valparaíso, Editorial Universitaria, 1994.
-
[11]
Juan Ricardo Couyoumdjian, « El alto comercio de Valparaíso y las grandes casas extranjeras, 1880-1930, una aproximación », op. cit.
-
[12]
Juan Matas, « Des frontières côté sud », Revue des sciences sociales, 2003, n° 31, p. 26-33, p. 31.
-
[13]
Sébastien Jacquot, « Valparaiso, valeurs patrimoniales et jeu des acteurs », in Maria Gravari-Barbas (dir.), Habiter le patrimoine. Enjeux-approches-vécu, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005, p. 155-169.
-
[14]
UNESCO, Convention concernant la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel, op. cit.
-
[15]
Françoise Choay, Le patrimoine en questions. Anthologie pour un combat, Paris, Seuil, 2009.
-
[16]
L’ICOMOS est une association internationale d’experts. C’est une organisation non gouvernementale (ONG), avec l’objectif de promouvoir la conservation et la protection des monuments et des sites, ainsi que de conseiller l’UNESCO dans la mise en valeur ou le classement des sites. Elle a été créée en 1965, à la suite de la Charte internationale sur la conservation et la restauration des monuments et des sites de 1964. Cette « Charte de Venise » assigne à la restauration des monuments historiques la mission de témoigner d’une civilisation. Il y a un comité ICOMOS dans chaque pays membre de l’UNESCO, dont le Chili.
-
[17]
ICOMOS, Charte Internationale sur la Conservation et la Restauration des Monuments et des Sites, IIe Congrès international des architectes et des techniciens des monuments historiques, Venise, 25-31 mai 1964, art. 1.
-
[18]
Cette Convention vise la conservation du patrimoine culturel et naturel, entendu dans le sens élitiste de biens de « valeur universelle exceptionnelle », c’est-à-dire des biens « authentiques », uniques et irremplaçables. Les biens qui témoignent de la vie quotidienne du peuple et de sa culture sont par conséquent négligés.
-
[19]
UNESCO, Convention concernant la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel, Paris, 16 novembre 1972, art. 5.
-
[20]
Maurice Blanc et Maximiliano Soto, « Villes, tourisme et conflits d’usage dans les quartiers historiques réhabilités de Strasbourg et Valparaiso », op. cit.
-
[21]
Banque interaméricaine de Développement (BID), Octobre 1998, Reasentamiento involuntario (Déménagement forcé), Documents d’analyse, OP. 710, Washington D.C., No. IND-103.
-
[22]
Cette création est liée à celle de l’Association chilienne des Architectes, en 1923. Ensemble, ils ont contribué à la reconnaissance de l’architecture latino-américaine, déjà menacée de démolition par l’architecture « moderne » et par la spéculation immobilière (Ramón Gutiérrez et al. (eds.), Congresos Panamericanos de Arquitectos 1920-2000 : Aportes para su historia, Buenos Aires, Federación Panamericana de Asociación de Arquitectos y Centro de Documentación de Arquitectura Latinoamericana, 2007.
-
[23]
Sébastien Jacquot, « La redistribution spatiale du pouvoir autour du patrimoine à Valparaiso », in Jérôme Lombard (dir.), La mondialisation côté Sud. Acteurs et territoires, Paris, Institut pour la Recherche et le Développement, 2006, p. 389-407, p. 392.
-
[24]
Cette association citoyenne a repris l’ancien mot de la colonisation espagnole, Cabildo, désignant la première organisation politique locale d’Amérique latine. Ce mot a été symboliquement repris au Chili après la dictature militaire (1973-1990), pour des dispositifs de participation démocratique infra-municipaux.
-
[25]
Juan Alcapio Valenzuela, « Una visión global del Acalde de Valparaíso sobre la ciudad », Suplemento Bicentenario del Cabildo de Valparaíso, Mercurio de Valparaíso, 21/04/1991.
-
[26]
Pablo Andueza, président du Cabildo Patrimonial, entretien du 10/05/2010.
-
[27]
Hermann Cabezón, président de l’association d’usagers des ascensores, entretien du 21/03/2011.
-
[28]
Alain Bourdin, Le patrimoine réinventé, Paris, Presses universitaires de France, 1984.
-
[29]
Jean Davallon, « Comment se fabrique le patrimoine ? », Sciences Humaines, Hors-Série, 2002, n° 36, p. 74-77 ; Henri-Pierre Jeudy, La machine patrimoniale, Paris, Circé-Poche, 2008.
-
[30]
La Déclaration de protection, établie par le Conseil des Monuments nationaux, reconnaît la qualité de monument historique et/ou de « zone typique », pour garder le « génie du lieu ».
-
[31]
Jean-Daniel Reynaud, Les règles du jeu. L’action collective et la régulation sociale, Paris, Armand Colin, 1997 (1re éd. 1989).
-
[32]
La Compagnie des Ascensores de Valparaiso estime à 1,5 million d’euros les neufs funiculaires qu’elle possède.
-
[33]
Si l’État ne répond pas dans un délai de 90 jours, les propriétaires des funiculaires, interprétant ce silence comme un manque d’intérêt, ont le droit de vendre leur bien à un acquéreur privé.
-
[34]
Mercurio de Valparaíso, 8/2/2011.
-
[35]
Christian Riveros, dirigeant de l’union communautaire des conseils de quartier à Valparaiso, assemblée du 21/03/2011.
-
[36]
Emmanuel Amougou (dir.), La question patrimoniale. De la « patrimonialisation » à l’examen des situations concrètes, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 23.
-
[37]
Jean-Daniel Reynaud, Les règles du jeu. L’action collective et la régulation sociale, op. cit.
-
[38]
Mercurio de Valparaíso, 8/3/2010.
-
[39]
Françoise Choay, L’allégorie du patrimoine, Paris, Seuil, 1992.
Introduction : la double face du patrimoine urbain
1 Les projets de revalorisation d’une ville sont au carrefour des intérêts des acteurs concernés et du système néolibéral, ce qui produit des paradoxes et des conflits entre l’administration de la ville et ses usagers. Le classement par l’UNESCO déclenche un processus de revalorisation des biens patrimoniaux, mais il entraîne ainsi des conflits entre une appropriation privée par les plus riches et une appropriation collective et identitaire par tous les habitants de la ville. Cet article a pour objectif de montrer les paradoxes de la gestion patrimoniale de la ville de Valparaiso à partir d’un de ses principaux biens patrimoniaux, les ascensores (funiculaires).
2 Valparaiso est le principal port du Chili, un port mythique qui fait cohabiter le plano et les cerros (collines) [1] : c’est « la ville aux quarante-quatre collines [2] ». Depuis le classement d’une portion de la ville par l’UNESCO en 2003, des processus de patrimonialisation produisent de nouvelles formes de mise en valeur et d’appropriation de l’espace. Le dossier de candidature au Patrimoine mondial de l’Humanité avait pour principal objectif de développer un tourisme culturel, national et international,
3 en donnant de Valparaiso l’image d’une « ville portuaire historique ». Cette candidature a été retenue selon le critère de « valeur universelle », comme « témoignage unique, ou du moins exceptionnel, sur la tradition culturelle ou sur une civilisation vivante ou disparue » [3].
4 Témoins du développement industriel et commercial d’une époque révolue, les ascensores sont des biens patrimoniaux qui gardent les traces de la première période de mécanisation du transport dans le principal port du Pacifique sud au XIXe siècle. L’ascensor Polanco [4] (fig. 1) a été classé par le Conseil des Monuments nationaux en 1976, les autres en 1998, pour préparer le terrain à la candidature Unesco. Il en reste quinze aujourd’hui (fig. 2) : dix de propriété privée et cinq de propriété publique. Mais leurs propriétaires s’en désintéressent, ils sont vétustes et en panne. Le problème tient à leur faible rentabilité : destinés à l’activité commerciale de transport de passagers, ils ne bénéficient pas de l’exemption d’impôts locaux prévue par la loi sur les monuments nationaux (1970) ; endettés, les propriétaires des ascensores privés veulent les mettre en vente. Dans ce contexte, la patrimonialisation est un processus de mise en valeur qui engendre deux types de contradictions : au niveau matériel, ce type de « monument historique » a une fonction de service public qui s’oppose à l’impératif de rentabilité immédiate ; il a aussi une valeur immatérielle, c’est-à-dire sociale et symbolique, sur laquelle les acteurs en présence s’opposent de multiples manières.
5 Actuellement, les investisseurs se désintéressent des célèbres ascensores, familiers aux habitants et aux touristes. Ils défendent la propriété privée des moyens de production, dont l’État est « l’agent protecteur et gardien » : au centre de la régulation du marché, mais au profit des acteurs privés. Le patrimoine est pris entre des intérêts économiques opposés.
6 Au Chili comme ailleurs, l’État de droit néolibéral est d’abord au service de l’élargissement du marché. Ce rôle se manifeste par l’importance de ses interventions, comme la création du plan de réactivation économique de Valparaiso, dit Plan Valparaíso, sous l’égide du président socialiste de l’époque, Ricardo Lagos.
Fig. 1 - L’ascensor Polanco
Fig. 1 - L’ascensor Polanco
7 « La société est traversée par des couples de tensions qui la maintiennent en mouvement et dont la combinaison est foncièrement imprévisible [5] ». Une de ces lignes de tensions oppose le patrimoine matériel et le patrimoine immatériel, le premier est évalué par les acteurs institutionnels de la revalorisation selon le critère de la rentabilité. Le patrimoine immatériel, associé aux habitants et à leurs pratiques culturelles d’usagers, est moins rentable car la valeur sociale et symbolique n’est pas considérée comme un facteur de rentabilité, ni par les investisseurs, ni par les autorités locales.
8 Le patrimoine est une notion polysémique, avec des définitions économique, politique, culturelle et sociale. En économie, un patrimoine est un bien durable et transmissible aux héritiers ; il représente une garantie sur le long terme. À l’inverse, un capital est plus volatil et il s’investit dans la recherche du profit à court terme. Cette distinction est importante aujourd’hui, en période de crise économique, pour comprendre les conflits qui surgissent dans les politiques de revalorisation des quartiers anciens [6].
9 Au niveau matériel, les ascensores ont une valeur d’usage pour la plupart des habitants de Valparaiso, même s’ils n’en font pas tous un usage quotidien. Au niveau immatériel, en reprenant l’expression de Pierre Nora, les ascensores sont un « lieu de mémoire », porteur des traces du savoir-faire technique de l’époque industrielle en matière de transports. De ce fait, les ascensores sont un cas exemplaire, permettant de mettre en lumière les contradictions qui résultent de ce double statut et qui « travaillent » les projets de réactivation patrimoniale à Valparaiso.
10 Nous élargissons l’opposition sociologique classique entre matériel et idéel. Pour Maurice Godelier [7], l’objet physique constitue le matériel, tandis que l’idéel est « un ensemble de représentations, de principes et de règles ». Nous abordons le matériel comme objet, mais en articulant la dimension physique avec la rentabilité du bien. De même, nous remplaçons le concept d’idéel par celui d’immatérialité, ce qui permet d’aborder les représentations des ascensores en les rattachant aux valeurs sociales et aux usages.
11 Notre hypothèse est que la patrimonialisation est le produit d’un compromis entre deux visions opposées du patrimoine : l’une, à caractère néolibéral, transforme en marchandise des biens patrimoniaux seulement perçus en fonction de leur rentabilité ; l’autre est une patrimonialisation « populaire », intégrant des valeurs sociales fondées sur des usages et des images. La seconde est plurielle et conflictuelle du fait de la diversité des groupes sociaux concernés. Nous présentons tout d’abord une analyse socio-historique du rôle des ascensores dans le développement économique et urbain de la ville (section 1). Ensuite, nous examinons les jeux d’acteurs impliqués dans les paradoxes de la politique patrimoniale de la ville et les différents discours des acteurs politiques, économiques, culturels et associatifs concernés par la patrimonialisation de la ville (section 2). La dernière section est consacrée aux différents niveaux de conflit et de négociation, ou de transaction, intervenant dans les discours et les politiques patrimoniales (section 3).
Encadré
Les ascensores dans le développement social et économique de la ville
12 À la fin du XIXe siècle, ce nouveau moyen de transport a relié le centre ville, dans la plaine, aux quartiers résidentiels des collines, les cerros. C’est un reflet de la croissance économique de Valparaiso qui, avec 150 000 habitants en 1900, joue un rôle fondamental dans le commerce international (notamment du salpêtre) et le développement économique de la ville [8]. « Son commerce est plus du double de celui de n’importe quelle ville de même taille aux États-Unis [9] ».
13 La construction des ascensores, dans les années 1880, obéit à trois raisons. D’abord, la présence de riches immigrants anglais, américains et allemands, attirés par les activités commerciales et industrielles. Il y avait en 1824 entre 1 000 et 3 000 anglais installés à Valparaiso, dirigeant le commerce, la navigation et les affaires en général [10]. L’urbanisation des Cerros Alegre et Concepción a débuté en 1820, à l’initiative d’entrepreneurs anglais. Ces deux collines sont restées les principaux lieux de résidence des riches étrangers. Les ascensores sont nés dans les quartiers de la bourgeoisie financière et commerciale de la ville dans les années 1880.
14 Une deuxième raison est la croissance de la population dans les collines pendant la deuxième moitié du XIXe siècle. Quelques années après l’indépendance du Chili, Valparaiso avait une population de 5 000 habitants en 1819 qui est passée à 122 500 en 1885, au début de la construction des ascensores. En 66 ans, la population de Valparaiso a connu une croissance démographique record : 1,5 % par an. Cette croissance coïncide avec le développement urbain de la ville. La période 1860-1880 correspond à l’âge d’or de la ville, avec le développement d’activités innovantes, la politique d’assainissement et d’hygiénisation, la construction et l’installation d’équipements urbains : poste centrale, trains, ascensores, places, centres commerciaux et immeubles [11].
15 Une troisième raison de la construction des ascensores tient aux initiatives d’acteurs bien placés. Parmi eux, Liborio Brieba, entrepreneur, écrivain et journaliste du Mercurio de Valparaíso, le principal journal du Chili. Il a fait, dans les années 1870, campagne dans la presse écrite pour la création d’un nouveau système de transport reliant plus rapidement la plaine et les collines de la ville et donnant une image forte du premier port du Pacifique sud. Cette campagne a été bien accueillie par les cercles sociaux et politiques dominants du Chili. La Compagnie des ascensores mécaniques est née en 1882, pour mettre en place un nouveau système de transport entre le centre ville et les collines. Inauguré en 1883, l’ascensor Concepción a été le premier ascensor du Chili. L’installation de cet ascensor a enclenché un processus d’agrégation sur cette colline. Au début du XXe siècle, le principal centre d’attractivité est le quartier de la Bourse, en face des Cerros Alegre et Concepción.
16 Les ascensores ont d’abord été conçus pour la bourgeoisie locale, qui habitait un peu en hauteur. Mais, au début du XXe siècle, l’histoire de la ville et son développement ont été marqués par le tremblement de terre de 1906 et l’ouverture du canal de Panama en 1914. Avec le séisme, la ville a perdu 2 % de sa population ; 85 % des îlots du centre ville et de la plaine ont été détruits, ce qui a aussi produit une mobilité résidentielle des collines vers la ville balnéaire proche de Viña del Mar, qui a mieux résisté au séisme. De plus, l’ouverture du canal de Panama met un terme à l’âge d’or du port, réduisant le nombre de traversées du détroit de Magellan et de franchissements du cap Horn. Ces faits ont affaibli la capitale financière, commerciale et économique du Chili. Cette ville devient « un lieu de villégiature très couru, mais aussi le lieu d’habitation d’une partie de la population de Valparaiso (parmi les couches moyennes et supérieures), contribuant de la sorte à accentuer le déclin du grand port [12] ». Cette mobilité résidentielle de la bourgeoisie d’origine anglaise, allemande et italienne laisse la place aux couches populaires dans les collines. C’est le cas des Cerros Cordillera et Santo Domingo entre autres, en déclenchant un processus de dévalorisation des ascensores, car leur détérioration physique est produite par leur « détérioration » sociale.
17 Aujourd’hui, les cerros bourgeois proches du quartier financier (Cerros Alegre et Concepción) se distinguent des cerros populaires, proches du quartier du port et du quartier commercial. Cette distinction se manifeste dans l’intérêt touristique et patrimonial porté à certains ascensores, notamment Alegre et Concepción, plus valorisés que Villaseca, San Agustin, Mariposa ou Florida, situés en dehors du périmètre du classement (fig. 2).
Fig. 2 - Carte des ascensores de Valparaiso
Fig. 2 - Carte des ascensores de Valparaiso
Les jeux des acteurs de la patrimonialisation à Valparaiso
18 Deux conceptions tranchées s’opposent dans les discours des acteurs patrimoniaux : l’une valorise le paysage naturel, l’autre le paysage culturel et historique. D’un côté, la baie est le principal patrimoine de Valparaiso. La nature donne un cachet d’authenticité à la ville : sa richesse est visuelle, avec l’amphithéâtre, les couleurs des maisons, etc. De l’autre côté, on souligne son caractère historique, en mettant l’accent sur l’intégration du Chili dans le système économique mondial du XIXe siècle, ce dont l’espace bâti témoigne au travers de la distribution spatiale des résidences (bourgeoises et populaires) et des lieux d’affaires.
19 Après le rejet par l’UNESCO de la candidature de la ville en 2001, le nouveau dossier, en 2003, inclut des changements importants aux niveaux sémantique et stratégique. La « nature » disparaît et la zone historique devient un élément urbain exceptionnel du développement commercial et industriel [13]. La valeur historique est ainsi accentuée, au détriment du paysage, montrant la transformation en quelques années de la représentation des valeurs patrimoniales de Valparaiso. Le classement de Valparaiso est justifié ainsi : « [un] témoignage exceptionnel de l’étape précoce de la mondialisation au XIXe siècle, lorsqu’il est devenu le port principal des routes maritimes de la côte pacifique d’Amérique du Sud [14] ». Ce « témoin de la mondialisation » a deux connotations : la monumentalité, qui renvoie à la matérialité du tissu urbain et bâti, et le patrimoine en tant que tel, qui renvoie à l’identité et à l’immatérialité des pratiques culturelles et des usages dans la ville portuaire [15].
La dimension exogène du patrimoine local
20 À Valparaiso, lorsqu’on parle de patrimonialisation, il faut distinguer, d’un côté, la valorisation endogène par les acteurs locaux et les habitants eux-mêmes ; de l’autre, celle émanant des acteurs exogènes, nationaux et internationaux : l’UNESCO, la Banque interaméricaine de Développement (BID) et des ONG internationales, dont l’ICOMOS (voir plus bas). Les acteurs exogènes et nationaux dépendent du gouvernement central : le Conseil des Monuments nationaux et le ministère de l’Habitat et de l’Urbanisme (MINVU). Les opérateurs touristiques sont à la fois locaux (hôtels, restaurants, etc.), nationaux et/ou internationaux (agences de voyages, etc.). Les agents exogènes visent à imposer une image officielle, consensuelle et homogène du patrimoine, alors que cette image relève du dissensus du fait des oppositions entre acteurs locaux et exogènes, mais aussi des divergences internes à ces deux groupes.
21 L’ICOMOS se consacre à la restauration et à la protection des monuments, des ensembles urbains et des sites du patrimoine culturel [16]. La notion de monument historique est imprécise quant à leur immatérialité et aux usages autres que fonctionnels, deux éléments essentiels dans le cas des ascensores de Valparaiso.
« La notion de monument historique comprend la création architecturale isolée aussi bien que le site urbain ou rural qui porte témoignage d’une civilisation particulière, d’une évolution significative ou d’un événement historique. Elle s’étend non seulement aux grandes créations mais aussi aux œuvres modestes qui ont acquis avec le temps une signification culturelle. [17] »
23 Pour l’UNESCO, la restauration du patrimoine relève du programme dédié à la culture, notamment la Convention de 1972 sur la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel [18]. Cette convention établit un cadre juridique général pour orienter les mesures de mise en valeur des patrimoines identifiés sur le territoire des États membres. Pour protéger le patrimoine culturel et naturel sur leur territoire, ils ont l’obligation :
« (1) D’adopter une politique générale visant à assigner une fonction au patrimoine culturel et naturel dans la vie collective et à intégrer la protection de ce patrimoine dans les programmes de planification générale. (2) D’instituer sur leur territoire […] un ou plusieurs service(s) de protection, de conservation et de mise en valeur du patrimoine culturel et naturel […]. (3) De prendre les mesures juridiques, scientifiques, techniques, administratives et financières adéquates pour l’identification, la protection, la conservation, la mise en valeur et la réanimation de ce patrimoine. [19] »
25 Dans ce contexte, l’UNESCO, le gouvernement central et le gouvernement local ont mis en place conjointement l’Oficina de Gestión Patrimonial (OGP, Bureau de gestion patrimoniale) à Valparaiso. Ce partenariat vise la mise en œuvre d’une politique de conservation historique « intégrale ». La politique d’amélioration de l’habitat menée par l’OGP souligne la valeur historique du secteur (objectif de l’UNESCO), mais elle augmente par ricochet la valeur marchande dans la zone de conservation historique et les zones proches [20]. Pour l’ICOMOS et l’UNESCO, le patrimoine est conçu comme un bien à conserver dans le temps, mais on conserve le bien dans sa matérialité, ainsi que les symboles immatériels qui correspondent aux valeurs sociales des experts et des dirigeants.
26 La Banque interaméricaine du Développement (BID) est un autre acteur exogène et international dans la politique patrimoniale de la ville. En 2004, le gouvernement local, le gouvernement central et la BID ont signé un accord financier de 54 millions d’euros afin d’assurer le classement. Ce prêt de la BID bénéficie à la « population du quartier » suivant trois axes : la consolidation institutionnelle d’un programme de planification et de gestion du patrimoine ; la réhabilitation et protection du patrimoine historique et culturel ; l’encouragement au développement local, avec la création d’activités économiques et de nouveaux emplois. Le maintien de la population dans le quartier, après son classement comme historique, est recherché pour éviter son exclusion et l’installation de nouveaux habitants [21]. Mais cette recommandation est peu mise en pratique.
27 Des ONG internationales ont développé des projets pour la revalorisation et la réactivation du patrimoine bâti. Le Pact-Arim 93 (France) a réhabilité des vieux bâtiments, en partenariat avec la municipalité de Valparaiso. Par exemple, l’Igualdad (l’Égalité), un vieux bâtiment ouvrier en face de l’ascensor Cordillera, a été réhabilité en concertation avec ses habitants, mettant en valeur tout un secteur du périmètre UNESCO, ce qui fragilise à moyen terme le maintien de la population la plus pauvre dans le quartier.
28 Au niveau exogène et national, deux acteurs sont importants : le Conseil des Monuments nationaux et le MINVU. Au Chili, l’institutionnalisation du patrimoine est née avec la création du Conseil des Monuments nationaux en 1925 [22]. Entre 1925 et 1970, le Conseil a concentré ses efforts sur les monuments historiques, les monuments nationaux, les fouilles archéologiques et l’inventaire des musées. En 1970, une nouvelle loi inclut dans les monuments nationaux : les monuments historiques, les zones typiques, les « sanctuaires naturels », les monuments archéologiques, les monuments paléontologiques et les monuments publics.
« (Les Monuments nationaux sont) les lieux, les ruines, les constructions ou les objets historiques ou artistiques ; les sépulcres ou les cimetières ou d’autres traces des aborigènes, les pièces ou les objets anthropo-archéologiques, paléontologiques ou de formation naturelle, qui existent au-dessous ou au-dessus la superficie du territoire national ou dans la surface marine de leurs eaux territoriales. » (Loi sur les Monuments nationaux, 1970, art. 1)
30 Les « zones typiques » sont sous la double tutelle du ministère de l’Éducation et du Conseil des Monuments nationaux, mettant l’accent sur l’importance de ces immeubles pour la mémoire collective et la formation de l’identité nationale. Dans certains cas, la restauration s’est limitée à la conservation des façades, l’intérieur étant démoli pour permettre des transformations profondes.
31 Le MINVU représente le gouvernement central en matière d’urbanisme et d’habitat. Au Chili, la rénovation désigne toute amélioration apportée à un ou des immeubles anciens. En 1987, la loi du ministère de l’Économie sur la « rénovation urbaine » donne un rôle actif à l’État en matière de réhabilitation de l’habitat. Le transfert de cette responsabilité au ministère de l’Économie n’est pas anodin et il s’inscrit dans une logique néolibérale : permettre le développement du marché immobilier, avec le concours des autorités locales qui élaborent le Plan de Récupération des zones urbaines et définissent les zones de conservation historique, sous la tutelle du MINVU.
La dimension endogène de la patrimonialisation
32 Le Chili suit une politique néolibérale, pour laquelle le patrimoine est une marchandise culturelle à valoriser. La patrimonialisation de la ville est une opportunité pour sortir de la crise économique et du chômage. La matérialité est visible dans le patrimoine bâti, réhabilité et réinventé ; l’immatérialité, qui porte sur la valeur sociale conflictuelle des biens, reste peu visible et/ou méconnue.
33 En mars 2001, le taux de chômage du Chili était de 10,5 % ; Valparaiso avait le taux de chômage le plus haut : 15,2 % (INE, 2002). La restructuration des activités portuaires et le démantèlement de l’entreprise publique portuaire, remplacée par un opérateur privé, l’entreprise portuaire de Valparaiso, maintiennent le taux de pauvreté au-dessus de la moyenne nationale. « Le pourcentage de population pauvre est de 47,2 % en 1990 et de 25 % en 2000 à Valparaiso, contre 38,6 % puis 20,6 % dans l’ensemble du pays [23] ». La situation économique de Valparaiso étant très dégradée, le patrimoine urbain et culturel de la ville est envisagé comme une ressource pour sortir de la crise.
34 Dès le début des années 1990, la Mairie de Valparaiso a engagé la discussion sur le patrimoine culturel de la ville. Les partenaires de la Mairie dans cette gestion institutionnelle sont l’OGP et le Programme de Réhabilitation et de Développement urbain de Valparaiso (PRDUV). Du côté de la société civile, on trouve des acteurs détenant une expertise professionnelle et des organisations citoyennes : Ciudadanos por Valparaíso, Cabildo Patrimonial [24] et l’association des usagers des ascensores.
35 Devant le Cabildo, le maire démocrate-chrétien Hernán Pinto a présenté le patrimoine de la ville comme un atout pour un développement économique fondé sur le tourisme et la culture.
« Notre patrimoine culturel nous conduit à trouver les politiques et les outils pour développer le commerce, l’industrie et le reste des activités dans l’ensemble urbain de la ville. [25] »
37 Une stratégie participative a été mise en place pour aboutir à un « plan de revalorisation », conduisant à la création de l’Unité technique du Patrimoine (intégrée plus tard dans l’OGP). En 1997, cette Unité a élaboré un zonage patrimonial pour la protection du centre ville, incluant les deux quartiers les plus anciens (Barrio Puerto et Barrio Financiero) et les deux collines voisines, Cerros Alegre et Concepción, préparant le terrain pour la candidature au patrimoine mondial.
38 Une commission dirigée par le président Ricardo Lagos a créé en 2001 le Plan Valparaíso pour redynamiser la ville ; le patrimoine constitue le principal atout pour développer la culture et le tourisme. Cette commission a établi un diagnostic sur la condition patrimoniale des espaces privés et publics de la ville ; il est devenu le dossier soumis au Comité évaluateur de l’UNESCO, qui l’a rejeté en 2001. Après le classement, en 2003, le Plan Valparaíso est devenu le PRDUV, avec la responsabilité de la gestion des ressources provenant de la BID pour la mise en valeur des biens patrimoniaux de Valparaiso.
39 Le discours patrimonial citoyen est porté par des experts, principalement des professionnels libéraux (architectes, urbanistes, avocats) et des enseignants dans les associations Ciudadanos por Valparaíso et Cabildo Patrimonial. Ces deux associations sont des instances de participation de la société civile qui diffusent un discours patrimonial critique contre la marchandisation et la muséification de la ville ; la mobilisation pour les ascensores est devenue le symbole de leur lutte.
« C’est un réseau pluraliste d’organisations citoyennes et fonctionnelles de la ville de Valparaiso. […] Pour nous, le mélange entre le mouvement et le rapport de force, avec une proposition alternative au discours de l’autorité, constitue un bon cocktail de mouvement citoyen. [26] »
41 L’association des usagers des ascensores fait partie du Cabildo Patrimonial, pour qui la vente des ascensores est hors de question ; l’association revendique leur expropriation par l’État.
« C’est un mouvement citoyen de caractère transversal qui exige un retour à Valparaiso de l’âme de notre Port, les ascensores. [27] »
43 Pour la ville et les propriétaires privés, les funiculaires sont des moyens de transport non rentables, la majorité de la population utilisant d’autres moyens, notamment les taxis collectifs. Pourtant, les ascensores restent attractifs pour les touristes et pour les habitants des collines.
Les transactions patrimoniales : conflits et compromis pratiques
44 La construction ou la réinvention du patrimoine enclenche un processus de patrimonialisation. Cette production se développe à partir des politiques qui se fondent sur la présence de produits historiques, mais aussi à partir des nouvelles pratiques d’appropriation de l’espace. La patrimonialisation peut être abordée comme une réinvention [28] ou comme une fabrication du patrimoine [29]. Dans notre analyse, il s’agit d’un processus de revalorisation et de reconnaissance, qui met en rapport les dimensions matérielle et immatérielle du bien patrimonial.
45 Valparaiso a été classée comme un « témoignage exceptionnel » de la première mondialisation. Les ascensores sont des témoins de ce passé et ils répondent aux critères du classement. Paradoxalement, la plupart d’entre eux sont des biens patrimoniaux vétustes et délaissés. Par contre, l’habitat (immeubles et anciennes maisons) est le bien patrimonial à revaloriser en priorité pour les acteurs institutionnels associés à la ville (MINVU, OGP et PRDUV notamment) ; l’habitat permet la production d’un espace privé réhabilité, plus rentable pour les investisseurs.
46 Les processus de revalorisation sont constitués comme des stratégies globales mais qui sont développées à travers des tactiques de réhabilitation, rénovation ou restauration, qui mettent en lumière les paradoxes de la patrimonialisation. Dans ce contexte, les processus de patrimonialisation entraînent des mobilisations à différents rythmes, les acteurs sociaux impliqués défendant des intérêts et des valeurs non consensuels. Dans le cas des ascensores, ce processus implique une mobilisation mettant en jeu des intérêts économiques et des valeurs sociales à différentes échelles.
47 Au niveau du quartier, les acteurs cherchent à préserver le lien social, ce qui s’exprime dans des discours opposés à la politique patrimoniale de la municipalité qui essaye de faire fonctionner uniquement les ascensores présentant un intérêt touristique : Reina Victoria, El Peral et Polanco. Ces actions de la Mairie sont le résultat d’un compromis transactionnel entre les élus et les associations des habitants, en mettant en avant que l’intérêt touristique des ascensores, bénéficiera aussi aux usagers. L’ascensor Baron (fig. 3) a fait l’objet d’un accord pour sa réparation et sa remise en état, en novembre 2010, entre le maire, le PRDUV et l’entreprise portuaire ASMAR.
Fig. 3 - L’ascensor Baron
Fig. 3 - L’ascensor Baron
48 Au cours d’une assemblée organisée par l’Association des usagers des ascensores (voir plus bas), le PRDUV a souligné que le principal problème pour affecter des crédits de la BID à la remise en état des ascensores, était l’absence de Déclaration de protection [30], ainsi que d’un plan de restauration pour négocier avec les propriétaires privés. Son absence expliquerait la démolition de l’ascensor Las Cañas en octobre 2011, dans la colline homonyme. Pourtant, l’ascensor Florida a pu être protégé grâce à l’action de l’Association des usagers qui a obtenu, en 2009, une Déclaration de protection, alors qu’il ne présente pas un grand intérêt pour le tourisme. Cette mesure protége le bien contre toute opération de démolition, même s’il n’est pas en activité et dans un état déplorable.
49 Tout en jouissant d’une autonomie relative, les acteurs sont soumis à des règles qui s’imposent à eux dans la résolution de leurs conflits [31]. Selon la loi sur les Monuments nationaux, les neufs ascensores qui appartiennent à la Compagnie d’Ascenseurs de Valparaiso et qui sont classés peuvent être expropriés par l’État [32] :
« Le Conseil des Monuments nationaux pourrait demander aux organismes compétents l’expropriation des monuments historiques de propriété privée, si leur transfert à l’État était utile à leur conservation » (Loi sur les Monuments nationaux, 1970, art. 16).
51 Selon la loi, l’État a un droit de préemption pour racheter les ascensores mais, s’il ne le fait pas, des acheteurs privés peuvent se porter candidats [33].
52 Une des solutions proposées par l’Association des usagers des ascensores et le Cabildo Patrimonial est un système de transport public intégré associant la Compagnie du Métro, les trolleybus et les ascensores de Valparaiso. Ces associations voient l’expropriation par l’État comme la meilleure solution, ce qui ferait avancer les négociations pour la création d’un système de transport public « patrimonial » selon l’Association des usagers.
53 Le maire de droite, Jorge Castro, souhaiterait que l’État rachète les ascensores privés, pour les concéder à des entreprises qui les restaureraient et les mettraient en valeur, mais cette solution est refusée par l’Association des usagers. Selon la municipalité, la réparation et la réhabilitation de chaque ascensor coûte entre 0,7 et 1,5 million d’euros [34]. Pour la municipalité, la récupération des ascensores est une affaire non rentable, car la réparation est plus chère que l’acquisition du bien.
54 Cette situation explique la concentration des ressources sur la remise en état et la mise en valeur des seuls ascensores publics situés dans les collines de forte attraction touristique, ce qui fait la différence entre le quartier vécu des habitants et le quartier visité pour les touristes. On voit ici que, dans une ville patrimonialisée comme Valparaiso, l’augmentation des visiteurs-touristes représente la priorité pour les élus en matière d’investissements.
55 L’Association des usagers des ascensores a organisé une assemblée pour exprimer ses positions en présence du Maire, du PRDUV, des autres associations comme le Cabildo Patrimonial et Ciudadanos por Valparaíso, du Collège des architectes et des usagers. Cette assemblée citoyenne a créé un précédent dans le mouvement social contestataire de la ville. Les associations ont souligné que les ascensores remplissent une fonction sociale pour les habitants et ne sont pas une marchandise pour les touristes, car ils sont le principal moyen de transport dans certaines collines, comme les Cerros Larrain, Florida et Lecheros (voir la carte 2).
« Par rapport à la question des ascensores ces derniers temps, il y a des habitants qui constatent que la municipalité n’a pas respecté leurs droits, parce que comme citoyens nous avons le droit à un moyen de transport en bon état. Ça fait longtemps que les ascensores sont devenus une carte postale et une image pour les étrangers ; or ils constituent une chose intime de l’âme de Valparaiso, quelque chose de propre au sentiment de la ville, c’est ce qui nous rassemble tous. Nous ne voulons pas que les ascensores deviennent une pièce de musée. [35] »
Conclusion
57 Les ascensores de Valparaiso font partie du patrimoine matériel et immatériel. Ils impliquent une dimension matérielle liée à la structure physique, mais aussi une dimension immatérielle dans la valeur sociale et culturelle qui se transmet dans l’appropriation et l’usage de l’espace vécu et connu. En fait, la matérialité et l’immatérialité se renforcent mutuellement : par l’usage du bien, la population se l’approprie en l’intégrant dans sa vie quotidienne.
58 Par contre, les discours de l’Unesco et d’Icomos sur la restauration et la conservation ignorent les processus d’appropriation collective d’un patrimoine : c’est le regard d’une culture savante et d’un comité d’experts qui déclenche la mise en valeur.
« L’utilisation de la notion de patrimonialisation dans les approches savantes (ou idéologiques) du patrimoine ne se fait plus rare, tant toute question nouvelle liée à la conservation des éléments du passé constitue une occasion pour la redéfinition du patrimoine. [36] »
60 À l’échelle de Valparaiso, la reformulation du patrimoine qui met en valeur l’immatérialité de la ville, donne l’occasion de développer un « mouvement social patrimonial » défendant le patrimoine matériel et surtout immatériel.
61 Même si la patrimonialisation est favorable aux acteurs sociaux dominants, elle produit aussi des tensions entre eux, en imposant des négociations et des règles [37]. Ce nouveau terrain de discussion a réveillé la ville en permettant des transactions et des compromis entre les acteurs institutionnels et la société civile. La patrimonialisation a permis une prise de conscience et de reconnaissance de la valeur monumentale des ascensores non seulement comme biens historiques mais aussi pour leur valeur sociale et culturelle. Le débat fait apparaître de nouvelles formes de lien social et de contestation de la part des groupes sociaux marginalisés, en créant une sorte de réaffiliation et de mobilisation de nouveaux acteurs avec des capacités de négociation.
62 Une nouvelle évaluation par l’UNESCO est en cours à Valparaiso, de juillet 2011 à juillet 2013. Le maire craint que la ville soit rayée de la liste. Menée par l’UNESCO, l’Icomos et le Conseil des monuments nationaux, l’évaluation fait le diagnostic des programmes et des projets réalisés dans la ville à la suite du classement. Le maire a renouvelé l’accord de financement avec la BID pour dynamiser certains espaces stratégiques qui restent vétustes dans le périmètre classé, même si des biens patrimoniaux appartenant à la ville sont encore plus dégradés en dehors de ce périmètre [38]. C’est le résultat des procédures bureaucratiques de la BID (1998) et/ou de compromis instables et provisoires. Les biens patrimoniaux dévalorisés (les ascensores entre autres) restent en suspens, la redynamisation économique de la ville est faible et la population, los Porteños, continue à baisser.
63 Le débat culturel se concentre aujourd’hui sur la protection, la gestion et la défense du patrimoine, tantôt comme un bien à consommer, alimentant la nostalgie du passé, tantôt comme une revendication identitaire ou une prise de conscience de la diversité culturelle [39]. La mise en valeur du patrimoine devient ainsi paradoxale : si les enjeux se concentrent seulement sur le bâti, muséifiant des quartiers à des fins mercantiles, elle se fait aux dépens de l’expertise du quotidien fondée sur des savoir-faire liés à la pratique des habitants sur leur territoire, alors qu’elle pourrait faire partie d’une patrimonialisation populaire. C’est le cas des ascensores.
Notes
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[1]
Le plano est la plaine littorale entre l’océan et les premières pentes, les cerros sont les collines encerclant la baie, regroupant 94 % de la population, mais seulement 15 % des activités (Angel Cabeza et Susana Simonetti, « Valparaiso. Tradition et modernité d’un port au sud du monde », Patrimoine Mondial, UNESCO, 2005, n° 38, p. 25-34).
-
[2]
Leopoldo Saez, Valparaíso. Lugares, nombres y personajes, siglos XVI-XXI, Valparaíso, Puntángeles, Universidades de Playa Ancha y de Santiago de Chile, 2001.
-
[3]
UNESCO, Convention concernant la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel, 27e session, Paris, 2 juillet 2003.
-
[4]
Ce funiculaire appartient à la municipalité ; c’est le seul en bon état, mais loin du secteur touristique.
-
[5]
Maurice Blanc, « La transaction, un processus de production et d’apprentissage du vivre ensemble », in Marie-France Freynet, Maurice Blanc et Gaston Pineau (dir.), Les transactions aux frontières du social, Lyon, Chronique Sociale, 1998, p. 219-237, p. 223.
-
[6]
Maurice Blanc et Maximiliano Soto, « Villes, tourisme et conflits d’usage dans les quartiers historiques réhabilités de Strasbourg et Valparaiso », in Gilles Ferréol et Anne-Marie Mamontoff (dir.), Tourisme et Sociétés, Fernelmont, Éditions Modulaires européennes et intercommunications, 2010, p. 75-96.
-
[7]
Maurice Godelier, L’idéel et le matériel. Pensée, économies, sociétés, Paris, Fayard, 1984.
-
[8]
« Si nous parlons du grand commerce, il y a [au début du XXe siècle] un total de 233 importateurs-exportateurs, 97 maisons de commerce, plus de 36 grossistes, 62 commerces de détail, 48 bureaux commerciaux, 18 caisses d’épargne et 6 dépôt de chaussures » (Juan Ugarte, Valparaíso 1536-1910, Recopilación Historia, Comercial y Social, Valparaíso, Imprenta Minerva, 1910, p. 388).
-
[9]
James Carpenter in Juan Ricardo Couyoumdjian, « El alto comercio de Valparaíso y las grandes casas extranjeras, 1880-1930, una aproximación », Historia, vol. 33, Instituto de Historia, Pontificia Universidad Católica de Chile, 2000, p. 63-99, p. 65.
-
[10]
Juan Benavides et al. (dir.), Ciudades y Arquitectura Portuaria, Valparaíso, Editorial Universitaria, 1994.
-
[11]
Juan Ricardo Couyoumdjian, « El alto comercio de Valparaíso y las grandes casas extranjeras, 1880-1930, una aproximación », op. cit.
-
[12]
Juan Matas, « Des frontières côté sud », Revue des sciences sociales, 2003, n° 31, p. 26-33, p. 31.
-
[13]
Sébastien Jacquot, « Valparaiso, valeurs patrimoniales et jeu des acteurs », in Maria Gravari-Barbas (dir.), Habiter le patrimoine. Enjeux-approches-vécu, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005, p. 155-169.
-
[14]
UNESCO, Convention concernant la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel, op. cit.
-
[15]
Françoise Choay, Le patrimoine en questions. Anthologie pour un combat, Paris, Seuil, 2009.
-
[16]
L’ICOMOS est une association internationale d’experts. C’est une organisation non gouvernementale (ONG), avec l’objectif de promouvoir la conservation et la protection des monuments et des sites, ainsi que de conseiller l’UNESCO dans la mise en valeur ou le classement des sites. Elle a été créée en 1965, à la suite de la Charte internationale sur la conservation et la restauration des monuments et des sites de 1964. Cette « Charte de Venise » assigne à la restauration des monuments historiques la mission de témoigner d’une civilisation. Il y a un comité ICOMOS dans chaque pays membre de l’UNESCO, dont le Chili.
-
[17]
ICOMOS, Charte Internationale sur la Conservation et la Restauration des Monuments et des Sites, IIe Congrès international des architectes et des techniciens des monuments historiques, Venise, 25-31 mai 1964, art. 1.
-
[18]
Cette Convention vise la conservation du patrimoine culturel et naturel, entendu dans le sens élitiste de biens de « valeur universelle exceptionnelle », c’est-à-dire des biens « authentiques », uniques et irremplaçables. Les biens qui témoignent de la vie quotidienne du peuple et de sa culture sont par conséquent négligés.
-
[19]
UNESCO, Convention concernant la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel, Paris, 16 novembre 1972, art. 5.
-
[20]
Maurice Blanc et Maximiliano Soto, « Villes, tourisme et conflits d’usage dans les quartiers historiques réhabilités de Strasbourg et Valparaiso », op. cit.
-
[21]
Banque interaméricaine de Développement (BID), Octobre 1998, Reasentamiento involuntario (Déménagement forcé), Documents d’analyse, OP. 710, Washington D.C., No. IND-103.
-
[22]
Cette création est liée à celle de l’Association chilienne des Architectes, en 1923. Ensemble, ils ont contribué à la reconnaissance de l’architecture latino-américaine, déjà menacée de démolition par l’architecture « moderne » et par la spéculation immobilière (Ramón Gutiérrez et al. (eds.), Congresos Panamericanos de Arquitectos 1920-2000 : Aportes para su historia, Buenos Aires, Federación Panamericana de Asociación de Arquitectos y Centro de Documentación de Arquitectura Latinoamericana, 2007.
-
[23]
Sébastien Jacquot, « La redistribution spatiale du pouvoir autour du patrimoine à Valparaiso », in Jérôme Lombard (dir.), La mondialisation côté Sud. Acteurs et territoires, Paris, Institut pour la Recherche et le Développement, 2006, p. 389-407, p. 392.
-
[24]
Cette association citoyenne a repris l’ancien mot de la colonisation espagnole, Cabildo, désignant la première organisation politique locale d’Amérique latine. Ce mot a été symboliquement repris au Chili après la dictature militaire (1973-1990), pour des dispositifs de participation démocratique infra-municipaux.
-
[25]
Juan Alcapio Valenzuela, « Una visión global del Acalde de Valparaíso sobre la ciudad », Suplemento Bicentenario del Cabildo de Valparaíso, Mercurio de Valparaíso, 21/04/1991.
-
[26]
Pablo Andueza, président du Cabildo Patrimonial, entretien du 10/05/2010.
-
[27]
Hermann Cabezón, président de l’association d’usagers des ascensores, entretien du 21/03/2011.
-
[28]
Alain Bourdin, Le patrimoine réinventé, Paris, Presses universitaires de France, 1984.
-
[29]
Jean Davallon, « Comment se fabrique le patrimoine ? », Sciences Humaines, Hors-Série, 2002, n° 36, p. 74-77 ; Henri-Pierre Jeudy, La machine patrimoniale, Paris, Circé-Poche, 2008.
-
[30]
La Déclaration de protection, établie par le Conseil des Monuments nationaux, reconnaît la qualité de monument historique et/ou de « zone typique », pour garder le « génie du lieu ».
-
[31]
Jean-Daniel Reynaud, Les règles du jeu. L’action collective et la régulation sociale, Paris, Armand Colin, 1997 (1re éd. 1989).
-
[32]
La Compagnie des Ascensores de Valparaiso estime à 1,5 million d’euros les neufs funiculaires qu’elle possède.
-
[33]
Si l’État ne répond pas dans un délai de 90 jours, les propriétaires des funiculaires, interprétant ce silence comme un manque d’intérêt, ont le droit de vendre leur bien à un acquéreur privé.
-
[34]
Mercurio de Valparaíso, 8/2/2011.
-
[35]
Christian Riveros, dirigeant de l’union communautaire des conseils de quartier à Valparaiso, assemblée du 21/03/2011.
-
[36]
Emmanuel Amougou (dir.), La question patrimoniale. De la « patrimonialisation » à l’examen des situations concrètes, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 23.
-
[37]
Jean-Daniel Reynaud, Les règles du jeu. L’action collective et la régulation sociale, op. cit.
-
[38]
Mercurio de Valparaíso, 8/3/2010.
-
[39]
Françoise Choay, L’allégorie du patrimoine, Paris, Seuil, 1992.