Notes
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[*]
« Nous nommerons “alternatives infernales” l’ensemble de ces situations qui ne semblent laisser d’autres choix que la résignation ou une dénonciation qui sonne un peu creux, comme marquée d’impuissance, parce qu’elle ne donne aucune prise, parce qu’elle revient toujours au même : c’est tout “le système” qui devrait être détruit », in Philippe Pignare et Isabelle Stengers, La sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoûtement, Paris, La Découverte, 2007, p. 40.
-
[1]
Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, Paris, L’Arche, 1947, p. 109.
-
[2]
Henri Lefebvre, L’irruption de Nanterre au sommet, Paris, Anthropos, 1968.
-
[3]
Au sens Lefebvrien, l’hétérotopie renvoie à des espaces hétérogènes où quelque chose de différent devient possible.
-
[4]
Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne III. De la modernité au modernisme. (Pour une métaphilosophie du quotidien), Paris, L’Arche, 1981, p. 20.
-
[5]
Par décision du CA en 2007.
-
[6]
Philippe Pignare et Isabelle Stengers, La sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoûtement, op. cit.
-
[7]
Marshall Sahlins, La découverte du vrai sauvage et autre essai, Paris, Gallimard, 2007.
-
[8]
Bruce Begout, La découverte du quotidien, Éditions Allia, Paris, 2005, p. 34.
-
[9]
Rémi Hess, Henri Lefebvre et la théorie des possibles. Théorie des moments et construction de la personne, 2008.
(Accessible sur : http://education-vie.univ-paris8.fr/docs/spip.php?article10) -
[10]
Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne II. Fondements d’une sociologie de la quotidienneté, Paris, L’Arche, 1961.
1Henri Lefebvre a été un des premiers sociologues à s’intéresser à la vie quotidienne et à en montrer la profondeur et la complexité. Il a révélé le caractère central de ce « résidu » des théories sociologiques : la vie quotidienne est une totalité qui relie, synthétise et englobe toutes les activités sociales, c’est par elle que se constituent ces rapports qui font de chaque être humain un tout. Son objectif était d’ouvrir la pensée marxiste sur le possible au lieu de l’axer sur le réel (économique) et l’accompli (historique). « La substance de la vie quotidienne, l’humble et riche “matière humaine”, traverse toute aliénation et fonde la “désaliénation” [1] » affirmait-il. Aliéné et aliénant, le quotidien est aussi l’espace-temps où se réalisent ces « moments » et « failles » d’où peut jaillir le changement. Que nous reste-t-il de cette pensée des possibles dans cette université de Nanterre où il a si longtemps enseigné ?
Arrêt « La Folie »
2Lors de sa création en 1967, la faculté de Nanterre n’était desservie que par le train depuis la Gare Saint-Lazare. « Faculté parisienne hors Paris », elle avait été érigée au cœur d’un vide urbain pour désengorger la Sorbonne. Dans L’irruption de Nanterre au sommet, Henri Lefebvre analyse cet espace qu’il définit comme « topique et typique » :
Destiné à former une classe moyenne, le campus n’était, en 1968, qu’un « ghetto d’étudiants et d’enseignants » parachuté au cœur d’un « ghetto de laissés-pour-compte ». Les étudiants issus des quartiers aisés de Paris et de la banlieue ouest étaient chaque jour confrontés au spectacle d’une misère insoupçonnée, ils expérimentaient la ségrégation sociale dans leurs déplacements quotidiens ... Si les témoins de cette époque rappellent que leurs relations avec les habitants des bidonvilles restaient limitées et qu’il n’y avait nul brassage de classes dans ces interactions minimales, elles constituaient néanmoins une brèche dans l’ordre social. Cet espace liminal couvait des potentialités « hétérotopiques [3] » et la faculté s’est rapidement transformée en « condensateur social ». À La Folie, aux portes de Paris, a jailli l’étincelle d’un mouvement contestataire qui a marqué un tournant critique à l’échelle de la Nation tout entière. Pour que ce mouvement prenne de l’ampleur, il lui fallut rapidement « un centre que l’hétérotopie de Nanterre ne (pouvait) plus lui fournir » analysait Lefebvre en décrivant la reconquête de la Sorbonne et du quartier latin. Il observait avec intérêt les événements de 1968, en analysait les ressorts et les tensions. Il prédisait ainsi l’échec de cette aspiration au changement si ces mouvements ne parvenaient pas à se réaliser pratiquement dans la vie quotidienne, dans « une topologie urbaine et dans un emploi du temps transformé ». Car, pour Henri Lefebvre, la révolution « [elle] ne consiste pas seulement en transformations économiques (les rapports de production) ou politiques (personnels et institutions) mais elle peut et doit, pour mériter ce titre, aller jusqu’à la vie quotidienne, jusqu’aux “désaliénations” effectives, en créant une façon de vivre, un style, en un mot, une civilisation [4] ».« Vers l’an 1980, peut-être ce sera un centre urbain. En attendant, misère, environnement de bidonvilles, de terrils (travaux du métro-express), de HLM prolétariennes, d’entreprises industrielles. Curieux contexte, paysage désolé. La Faculté a été conçue selon les catégories mentales de la production et de la productivité industrielles, de la société néocapitaliste, sans d’ailleurs aller jusqu’à la logique de cette conception. Les bâtiments disent le projet et l’inscrivent sur le terrain. Ce sera une entreprise destinée à la production d’intellectuels moyennement qualifiés et de “petits cadres” pour cette société, pour sa gestion, pour la transmission d’un savoir déterminé et limité par la division sociale du travail. [2] »
L’université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense aujourd’hui
3Un peu plus de 40 ans plus tard ... La topologie urbaine a indéniablement changé. Le campus reste relativement enclavé entre les lacets de l’A 14, de l’A 86, de la D 914 et des lignes du RER A. Il est entouré par des cités d’habitat social avec lesquelles les étudiants n’ont pratiquement aucun contact, une prison et un espace en friche où se sont installées l’école de cirque et la Ferme du bonheur. Mais l’université est désormais à 20 mn du centre de Paris par le RER et des opérations de couture urbaine sont en train de parachever le projet décrypté par Lefebvre. Le campus sera bientôt relié au centre d’affaires de la Défense par les terrasses du « Grand Axe » en construction — prolongeant celui de Le Nôtre jusqu’à la Seine. La station La Folie sera transformée en « pôle multimodal » à l’horizon 2015.
4L’université Paris 10 devenue « Université Paris Ouest Nanterre La Défense [5] » a déjà commencé sa mue. Depuis 2000, des impératifs « d’image » et de « sécurité » ont justifié une réorganisation des espaces : l’extérieur a été paysagé, l’intérieur discipliné. Des murs ont été construits pour isoler chaque bâtiment et endiguer les flux d’étudiants. Des caméras et des vigiles ont fait leur apparition sur le campus. Cette restructuration ne s’est pas faite sans résistance. En Mars 2004, un collectif d’étudiants s’est insurgé. Ils voyaient dans ce réaménagement « un dispositif anti-insurrectionnel » visant à faire disparaître « la fonction subversive » du campus de Nanterre. Pour préparer l’avenir concurrentiel initié par le processus de Bologne, l’université devait se défaire de cette tradition contestataire. Les étudiants ont démoli le mur érigé entre les bâtiments E et D, l’administration universitaire a donné l’ordre de refermer le passage. Le mur a de nouveau été détruit en novembre. Un étudiant, identifié comme meneur de ce mouvement de contestation, a été placé en détention provisoire à la maison d’arrêt de Nanterre le 9 novembre et jugé après 21 jours de détention pour dégradation de biens publics et violence en réunion. En guise de compromis, le mur n’a été que partiellement reconstruit, laissant un passage de circulation entre les deux bâtiments. Et les mouvements de contestation ont continué à rythmer le calendrier universitaire : mobilisation anti CPE en 2006, anti LRU en 2007-2008 puis en 2009 … Ce dernier mouvement a été massif. De mémoire d’universitaires, jamais réforme n’avait soulevé pareille opposition. Certains collègues pestant à chaque mouvement contre « le folklore de la grève à Nanterre » sont descendus pour la première fois dans la rue à cette occasion. Mais les manifestations, pétitions, lettres ouvertes, articles et contre-projets n’ont pas suffit à enrayer un processus déjà bien embrayé. Après plusieurs mois de mobilisation active, quelques obstinés continuaient à tourner en rond devant l’Hôtel de ville, à lire le « Discours sur la servitude volontaire » aux passants indifférents, à buter à la fin de chaque manifestation contre des cul-de-sac organisés … et puis chacun a fini par se résigner. La majorité était convaincue que cette réforme allait être catastrophique pour l’enseignement supérieur mais un sentiment « d’impuissance sidérée [6] » avait pris le dessus.
5Après l’avoir critiqué et contesté, l’université de Nanterre s’est évertuée à se mettre en conformité avec la LRU. Un rapport de l’Inspection générale de l’administration de l’éducation nationale et de la recherche a confirmé la capacité de l’établissement à accéder au RCE « sous réserve qu’elle s’efforce continûment de faire évoluer ses méthodes et procédures, qu’elle propage la culture de gestion en interne à tous les niveaux de responsabilité […] ». Les universités devenues « autonomes » ont dû se montrer « responsables ». La crise a justifié une réorganisation des valeurs et une nouvelle culture professionnelle s’est imposée avec un langage et de nouveaux instruments de mesure. Des indicateurs sont apparus (le H/E le PM/H) pour évaluer ce que par là même ils ont construit : la notion de coût des formations. De nouvelles équations, (nombre d’heures sur nombre d’étudiants, potentiel mobilisé sur charge) nous ont appris à penser coût et profit, offre et demande. L’enseignement s’est mué en formation « coûteuse » ou « rentable », les étudiants en clientèle et l’université en entreprise de la connaissance. Dans le cadre du « dialogue de gestion », les départements et UFR sont désormais invités à se responsabiliser, c’est-à-dire à diminuer leurs coûts, à fermer les cours qui ne drainent pas suffisamment d’étudiants, à accepter de redéployer les moyens là où la demande est la plus forte. Pour réussir l’épreuve du passage aux RCE, l’équipe présidentielle a modernisé ses outils de gestion. Elle n’a pas hésité à faire appel à un cabinet de conseil en stratégies éducatives pour aider les porteurs de projets Labex à s’ajuster aux nouvelles contraintes (penser les retombées socioéconomiques des projets de recherche, définir une stratégie d’autonomie financière à 5 ans, etc.). Après avoir résisté, les universitaires ont fini par accepter les règles de la concurrence et de « l’autonomie », à se soumettre au diktat de la rentabilité, à la culture de la performance et du projet. Personne ne semble adhérer véritablement à ces règles du jeu, personne ne semble croire que ces nouveaux critères d’évaluation des activités universitaires vont dans le sens du progrès. Dans les coulisses, en aparté, on rit ou l’on se désespère de l’absurdité de ces nouvelles règles. Mais, en collectif, tout le monde fait comme si, car « Si nous ne le faisons pas, les autres le feront et nous nous retrouverons hors jeu ». Pour rester dans la partie chacun finit par agir de manière schizophrénique sur le mode du « faire comme si » et les décrets deviennent ainsi réalité. Il faut désormais faire la preuve de sa rentabilité pour légitimer un projet. Alors, quelques collègues entreprenants sont allés à la rencontre des entreprises de La Défense et de la chambre de commerce pour imaginer des formations correspondant aux besoins du marché, d’autres se sont amusés, sur les conseils du consultant, à chiffrer le coût du décrochage des étudiants pour justifier des retombées économiques d’un centre d’accueil psychologique sur le campus. Les universitaires s’adaptent à des contraintes qui leur apparaissent désormais incontournables. Il faut être « réaliste » et « responsable ». Mais l’incorporation de cette logique — la réduction de la valeur à la valeur marchande — a un coût : la perte de sens. Certains tentent de le préserver en s’aménageant des coulisses ou en scindant le dire et le faire. Tactiques de dominés, prisonniers des « alternatives infernales ». La rationalité économique que Sahlins [7] analyse comme une « cosmologie » a subsumé la vie quotidienne d’un espace devenu « isotopique ». Comment, dans ce contexte, se ressaisir de la pensée de Lefebvre ?
Les brèches du quotidien…
6L’échec des philosophies critiques de la vie quotidienne, pour Bruce Bégout et d’autres contradicteurs de Lefebvre, tient à leur surestimation romantique de l’activité créatrice dans la vie quotidienne. Si la vie quotidienne est le socle de la domination, la seule solution d’émancipation consisterait à la faire éclater en imaginant un quotidien créatif, non aliénant.
« Trop souvent, la critique de la quotidienneté jette avec l’eau du bain, souillée par divers dispositifs hégémoniques qui étouffent les individus ordinaires, le bébé de la vie courante. [8] »
8La théorie des moments de Lefebvre renvoie en effet à une décision, un choix de résistance par réappropriation consciente et critique de son propre quotidien. La théorie des moments est une invitation à devenir « sujet de nos déterminations », à se réapproprier nos vies, « objectiver ce qui nous objective » pour ouvrir les possibles [9]. Elle repose sur la croyance en la possibilité d’une désaliénation subjective et d’un changement du quotidien. Cette théorie des moments telle qu’il la décline dans le tome II de la Critique de la vie quotidienne [10] contient également l’idée d’une protestation de la quotidienneté par l’informel, le spontané. Les moments sont aussi ces « conjonctures » imprévues capables de bouleverser les structures du quotidien. Des moments d’irruption de possibles. Des « failles », des brèches qui s’ouvrent au cœur des ambivalences, des contradictions, dans l’épreuve de la rencontre comme du conflit. Les moments sont aussi des événements qui obligent à penser, à reconsidérer notre rapport aux autres et au monde.
9Dans un contexte de résignation où domine un sentiment d’impuissance, cette théorie semble reposer sur une croyance au changement qui fait aujourd’hui défaut. Se ressaisir de la pensée de Lefebvre à l’heure des « alternatives infernales » ce peut être précisément se déprendre de ce qui nous empêche de penser les possibles. Et, à défaut de croyance, tenter d’être pragmatique : penser par l’épreuve des situations et des rencontres et apprendre à voir ce qui émerge dans l’immanence du quotidien.
Notes
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[*]
« Nous nommerons “alternatives infernales” l’ensemble de ces situations qui ne semblent laisser d’autres choix que la résignation ou une dénonciation qui sonne un peu creux, comme marquée d’impuissance, parce qu’elle ne donne aucune prise, parce qu’elle revient toujours au même : c’est tout “le système” qui devrait être détruit », in Philippe Pignare et Isabelle Stengers, La sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoûtement, Paris, La Découverte, 2007, p. 40.
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[1]
Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, Paris, L’Arche, 1947, p. 109.
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[2]
Henri Lefebvre, L’irruption de Nanterre au sommet, Paris, Anthropos, 1968.
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[3]
Au sens Lefebvrien, l’hétérotopie renvoie à des espaces hétérogènes où quelque chose de différent devient possible.
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[4]
Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne III. De la modernité au modernisme. (Pour une métaphilosophie du quotidien), Paris, L’Arche, 1981, p. 20.
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[5]
Par décision du CA en 2007.
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[6]
Philippe Pignare et Isabelle Stengers, La sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoûtement, op. cit.
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[7]
Marshall Sahlins, La découverte du vrai sauvage et autre essai, Paris, Gallimard, 2007.
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[8]
Bruce Begout, La découverte du quotidien, Éditions Allia, Paris, 2005, p. 34.
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[9]
Rémi Hess, Henri Lefebvre et la théorie des possibles. Théorie des moments et construction de la personne, 2008.
(Accessible sur : http://education-vie.univ-paris8.fr/docs/spip.php?article10) -
[10]
Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne II. Fondements d’une sociologie de la quotidienneté, Paris, L’Arche, 1961.