Notes
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[1]
« Reste cependant une analogie : en mars 1871 comme en mai 1968, des gens venus de la périphérie, de l’extérieur où ils ont été projetés, où ils n’ont trouvé qu’un vide social, se rassemblent et vont vers les centres urbains pour les reconquérir », in L’irruption de Nanterre au sommet, Anthropos, Paris, 1968, p. 130.
-
[2]
« Comment se manifeste ce conflit ? Comment s’exprime cette solidarité toujours combattue, toujours renaissante ? C’est précisément ce que devra dégager et décrire la critique de la vie quotidienne », in Critique de la vie quotidienne, t. I, éd. L’Arche, 1958, p. 249.
-
[3]
Henri Lefebvre, La vie quotidienne dans le monde moderne, Gallimard, 1968, p. 142.
-
[4]
On pense à la palingénésie de Ballanche et à son récit de la sécession plébéienne sur l’Aventin in « Essais de palingénésie sociale. Formule générale de l’histoire de tous les peuples appliquée à l’histoire du Peuple romain », Revue de Paris, 1829.
1En 2011, à l’instigation d’Anne Raulin, de Grégory Busquet et de moi-même, avec le soutien de l’IDHE, du SOPHIAPOL et du LAVUE nous avons organisé un colloque à l’université de Nanterre tout à la fois pour honorer la naissance et la mort de Lefebvre. 1901-1991, ces deux dates, de naissance et de décès, apparaissaient comme l’occasion non pas tant de commémorer que de fêter Henri Lefebvre à Nanterre où il enseigna la sociologie. Cette université dont il avait été l’enseignant mais dont surtout il avait décrit la contextualité urbaine et tenté d’expliquer l’expérience éruptive se devait bien de lui rendre un hommage. Au milieu des années soixante, les étudiants, issus tout autant de la banlieue que de la capitale, y traversaient alors les bidonvilles pour suivre leurs cours. Exilés de Paris et de la ville historique, ils gravitaient autour de ce nouveau territoire du vide. Lefebvre, à l’occasion de Mai 68, avait salué la révolte de la jeunesse nanterroise contre l’univers « fonctionnalisé » qu’on lui avait assigné. Tout comme pour la Commune de Paris il a vu dans ces étudiants marchant sur Paris et la Sorbonne un mouvement de la périphérie « vers les centres urbains pour les reconquérir. [1] »
2Pourtant, il ne s’agissait pas que de Nanterre. Le colloque comportait trois axes : Droit à la ville et Justice spatiale, Critique de la vie quotidienne et créativités ordinaires, Biographie, engagement, parcours intellectuel. Nous avions donc pour ambition de couvrir les divers aspects et les diverses postérités de l’œuvre de Lefebvre. Ce sont ici surtout les thèmes concernant le quotidien, l’activité de biographe et les postérités d’Henri Lefebvre qui ont été retenus.
31 - On a voulu revenir sur l’acuité du sociologue qui le premier s’est intéressé au quotidien et en a montré tout à la fois la richesse cachée et les implications profondes, la dimension aliénée et aliénante et les ressorts pour l’émancipation. Il s’agissait de renouer avec l’attention à la quotidienneté à partir des pratiques ou des usages — de ressaisir des catégories qui telle l’appropriation permettent de comprendre comment l’habitant signifie, articule sa propre syntaxe spatiale, comment le salarié donne aussi signes ou sens à son travail confisqué, arrache du temps sur la discipline en en détournant les observances et les prescriptions.
4Jamais époque n’a été aussi assujettie à la rationalité gestionnaire et technique des temps, des lieux, des usages et des comportements. Si la « cage d’acier » bureaucratique a exercé jadis sa violence sur toute une fraction de l’humanité, plus particulièrement exprimée par le sentiment d’aliénation des intellectuels allemands, jamais peut-être la violence subtile et hégémonique de la « police du chiffre » n’a autant pesé sur nos comportements et nos consciences. Comme si la fluidification et la volatilisation de l’ordre disciplinaire et bureaucratique avaient provoqué une intériorisation des normes et des contraintes de la performance économique. Toutes les institutions, de l’entreprise à l’université, semblent soumises à la marotte quantophrénique aux effets délétères sur l’expérience dans sa dimension polysémique et phatique. Comment dès lors, comme se le demandait déjà la Critique de la vie quotidienne, naissent ces brèches ouvrant sur les ambivalences, les contradictions, les conflits, les rencontres inchoatives [2]. Lefebvre nous invitait à débusquer « derrière la prétendue banalité de la vie quotidienne ses possibilités inaccomplies », nous nous sommes proposés de reprendre le fil de nos aliénations autant que des « sourdes résistances » et des « protestations de la quotidienneté », d’interroger les méthodes et les catégories qu’il mobilise pour rendre compte de nos expériences et de nos temporalités : « reprises », « moments », « différences », « rythme », etc.
52 - En abordant l’homme d’engagement, il s’agissait de suivre d’une autre manière l’œuvre dans son temps. Lefebvre a été tout à la fois commentateur et traducteur de Marx, influencé par Nietzsche, philosophe de l’aliénation, dialecticien, contradicteur de Sartre ou d’Althusser. Il s’est engagé au Parti communiste français, en a été un des philosophes officiels, il en a été exclu en 1957. Après Mai, avec lequel son œuvre était plus particulièrement en affinité, il s’est approché de la deuxième gauche et des partisans de l’autogestion. C’est ici, en écho à ces événements militants, au penseur de la ville et au biographe que nous avons prêté attention. On a voulu ainsi retrouver Lefebvre dans ses disséminations et ses postérités internationales à travers l’Europe et le monde.
I – Temporalités, quotidienneté, appropriation, différence
6Partant de la colonisation de la vie quotidienne, « selon l’expression énergique de Guy Debord » (Lefebvre), Anne Raulin trace les points d’attaque de cette colonisation et rappelle combien l’urbain est le lieu de prédilection de l’émancipation du quotidien. Elle suit les concepts par lesquels Lefebvre aborde l’historicité autour de l’idée de reprise ; ceux selon lesquels il traite de la différence sous toutes ses formes, celle se formant, celle s’affirmant, celle finalement s’exposant en pleine conscience d’elle-même. Une certaine colonisation stylistique, par laquelle la globalisation a répandu son uniformité dans les motifs alimentaires, vestimentaires, standardisant les affects mêmes, débouche contradictoirement, sur une tout autre échelle, sur ce qu’Anne Raulin désigne comme « l’altérité minoritaire » et la multiplication des différences.
7Le quotidien dont Lefebvre avait déjà abordé les glissements et les déplacements, comme exemplairement dans le loisir, le travail, la consommation ou la production, n’est plus seulement un champ laissé à la liberté ou bien un secteur exploité, mais devient l’espace-temps de l’autorégulation volontaire et planifiée : « On cherche à prévoir, en les façonnant, les besoins, on traque le désir [3] ». Patrick Cingolani réexamine ce quotidien dans le contexte contemporain où les temporalités entre travail et non-travail, entre loisir et travail, ont changé et ne relèvent plus strictement d’une économie de la réparation et de la « relaxation » (Lefebvre), il interroge plutôt la temporalité hors travail dans ses porosités avec un temps de labeur qui perd de sa congruence et questionne, en revenant sur la catégorie d’aliénation : comment comprendre les figures productives qui ont perdu leur ancrage temporel dans la séparation spatiale de l’usine ou du bureau ?
8Cette vie du quotidien pétrifié dans sa colonisation mais simultanément reprise, appropriation, réappropriation émancipatrice, cette palingénésie de la temporalité ordinaire, qui pourrait en ceci faire écho à d’autres palingénésies [4], Pierre Lantz l’aborde sous un autre angle, rappelant encore que Lefebvre « n’a jamais considéré les divers temps sociaux comme des contraintes objectives auxquelles les êtres humains n’ont d’autre possibilité que de s’adapter ou de disparaître ». La ville une nouvelle fois est un lieu d’émancipation, d’appropriation mais qui, dit-il, ne peut être durable que si « l’occupation de l’espace est l’occasion de sa métamorphose ». Le quotidien ne se résume pas au privé. Tous les commencements politiques l’ont su et ont affronté la question. Une tension divise le temps monumental des calendriers et le temps de la quotidienneté, car ce dernier appartient à un tout autre registre d’expérience : « le temps approprié est un temps qui oublie le temps, pendant lequel le temps ne se compte plus. Il advient et survient quand une activité apporte la plénitude ».
9Virginie Milliot elle, revient sur Nanterre non plus à l’air libre de la tempête révolutionnaire mais sous le vent de « la réforme » qui pénètre aujourd’hui par les portes et fenêtres de l’université. Elle insiste sur la schize qui divise l’expérience autant que la pensée des enseignants sous contrainte de LRU — sur l’indécision éthique entre la vérité et le simulacre, entre adhésion et distanciation que les rires sous cape ou les sourires, entre cynisme ou honte, n’arrivent pas à dépasser. La « reprise » de Lefebvre à Nanterre pourrait-elle effectivement, comme elle nous le suggère, « nous déprendre de ce qui nous empêche de penser les possibles » ?
II – Biographie, disséminations, postérités
10Insistant elle aussi sur les différences, cette fois dans leur opposition au temps homogène et vide de la société capitaliste, la géographe Ana Fani Alessandri Carlos dessine une postérité brésilienne de la pensée de Lefebvre. Reprenant les perspectives analytiques de notre auteur, elle montre la constitution d’un nouvel ordre spatio-temporel à São Paulo où le développement des relations de propriété entraîne la fragmentation du territoire, des formes de destruction des espaces publics et de dégradation de la sociabilité dans un contexte de disparités criantes entre le centre et des périphéries caractérisées par la précarisation de l’habitat, des infrastructures et de l’emploi. Entre critique radicale de l’action de l’État et de la production d’une connaissance sur la ville qui se réduit à celle de la gestion de l’espace d’un côté, et le projet d’appropriation citoyen de l’autre, la notion de « droit à la ville » donne la possibilité de l’autonomie et de l’exercice de liberté.
11À sa manière plus historienne, Céline Vaz décrit les vies multiples de Lefebvre au-delà des Pyrénées. À partir du disciple et ami Mario Gaviria Labarta, elle nous montre comment la question urbaine devient un pôle autour duquel a pu se cristalliser la contestation du régime franquiste au tournant des années 1960-1970. La pénétration en Espagne de la pensée urbaine marxisante de Henri Lefebvre a contribué à cette évolution et l’a favorisée au sens où cette pensée offre un cadre d’interprétation des problématiques urbaines en liaison avec la structure économique mais aussi avec la structure politique et institutionnelle. Ce n’est pas, au demeurant, auprès des seuls sociologues que Lefebvre trouve cette vie parallèle, sinon posthume, c’est aussi parmi les architectes. Céline Vaz trace les devenirs du sociologue que ce soit à travers ses conférences, ses séminaires ou par cette postérité erratique de l’écrit et de ses rencontres.
12Mais sans doute est-ce le détour nord-américain qui apparaît le plus marquant, en ce que ce dernier semble aussi un retour de Lefebvre vers la France. Claire Revol nous décrit la réception de l’œuvre lefebvrienne à travers la géographie et les urban studies et par la médiation de David Harvey ou bien d’Edward W. Soja. Une véritable « industrie académique », nous dit-on, s’est développée autour de son œuvre outre-Atlantique mais le transfert d’un bord à l’autre de l’océan en modifie aussi notre lecture. Stephen A. Mrozowki nous donne un témoignage original de cette postérité nord-américaine avec son article sur l’influence de Lefebvre dans le champ de l’archéologie. Ses recherches d’archéologue engagé — expression qui a elle seule est ici comme un bouleversement épistémologique — prennent l’histoire à l’envers pour corriger les inégalités héritées du passé. Mrozowki explique comment il exhume les traces des formes d’appropriation spatiale du monde métisse des plantations coloniales ou des villes industrielles. Il suit les déplacements provoqués par les diverses strates de migrants et par les divers rapports entretenus par les maîtres ou employeurs avec ceux-ci.
13À ces naissances pour ainsi dire posthumes de Lefebvre fait comme écho ou miroir l’article de Valérie Foucher-Dufoix et Stéphane Dufoix, sur Lefebvre biographe. Descartes, Diderot, Pascal, Rabelais, Musset, autant de livres sur des hommes et des œuvres qui démontrent un Lefebvre biographe et peut-être, s’interrogent les deux auteurs, un Lefebvre sociologue de la littérature ou de la connaissance appliquée à l’art et aux artistes. Si, en tout cas, se demandent-ils, ces cinq ouvrages n’étaient une sorte de somme cachée, consacrée à ce que dès 1936 Lefebvre désignait comme la « science des idéologies » ?
III – Lefebvre : vie et persistance de la contradiction
14On a gardé pour la fin, last but not least, un article d’Henri Lefebvre lui-même, qu’il a publié dans le premier numéro de L’homme et la société — un article faisant trace des nombreuses batailles intellectuelles du sociologue. Il s’agit de « Claude Lévi-Strauss et le nouvel éléatisme ». La joute qui remet au cœur du débat de son temps l’importance de la contradiction témoigne de ces combats dans les sciences et dans la pensée que chaque génération d’intellectuels doit souvent mener. La puissance vivifiante de la division héraclitéenne est opposée à l’un et l’immobile des éléates. C’est le deux institutif qui, entre autres, nourrit la politique, le conflit, la liberté et le changement. Au-delà de Lévi-Strauss, l’article démontre une certaine actualité eu égard aux pièges dans lesquels ce début de XXIe siècle s’est fourvoyé.
15Nous sommes, en effet, confrontés à une version « light » de cette pensée du système et peut-être d’autant plus insidieuse qu’elle est « light ». Ce qui faisait l’objet d’une inquiétude critique hier semble aujourd’hui s’être banalisé et comme édulcoré dans sa puissance de scandale. Cet « éléatisme » que Lefebvre associe aussi à l’idéologie technocratique, comme en atteste la réédition élargie de cet article un an plus tard dans le livre Position : contre les technocrates, va sans doute plus sûrement son chemin aujourd’hui qu’il ne le faisait dans les années 1960. L’hégémonie du quantitatif dont parle Lefebvre, nous en trouvons une version insidieuse dans l’effacement des conflits et des débats d’orientation dénoncés comme « idéologie ». Elle se donne sous les traits de l’évident, du réel et du nécessaire. C’est la nouvelle police du compte, qui méprise les différences dans ce qu’elles ont de discret, les rapportant à une équivalence généralisée. La police de l’évaluation efface le mouvement de l’égalité c’est-à-dire aussi exactement le temps de l’égalité, la temporalité spécifique dans laquelle elle se vérifie elle-même dans le geste de l’émancipation et de la responsabilité. Les effets idéologiques de la science que critiquait Lefebvre avant 1968 ont atteint un niveau de pénétration de notre quotidienneté professionnelle et privée bien différent des années 1960. Ils accompagnent le nihilisme ambiant provoqué par cette désaffection des relations qui mime sans en avoir conscience l’échange marchand. Ils sont les héritiers du grand procès de nivellement des différences à commencer par les différences d’idées. Le technocrate hier était un homme « d’en haut », il se donnait au moins un air de supériorité, sa domination avait encore à voir avec les ambitions, « le ciel », les arrière-mondes. Aujourd’hui, la domination technocratique est devenue immanente aux rapports sociaux, elle ne se légitime plus par un principe supérieur, mais par le-tout-est-là de la nécessité et du réel. Elle est l’œuvre d’experts et d’agents zélés dépouillés de toute autorité et de toute aura sinon celle de la puissance mortifère de la note.
16Notre colloque nanterrois s’appelait « Henri Lefebvre : une pensée devenue monde ? » et c’est ce titre dont nous avons usé pour ce numéro de L’homme et la société. Nous avons ainsi voulu mettre l’accent sur l’internationalisation de la pensée de notre auteur. Mais c’est aussi en ce sens même qu’il y a une actualité d’Henri Lefebvre et, de celle-ci, c’est l’œuvre entière dans sa polysémie qui en atteste à travers les reprises qu’ont cherché à en donner ici sociologues, historiens, géographes et philosophes.
Notes
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[1]
« Reste cependant une analogie : en mars 1871 comme en mai 1968, des gens venus de la périphérie, de l’extérieur où ils ont été projetés, où ils n’ont trouvé qu’un vide social, se rassemblent et vont vers les centres urbains pour les reconquérir », in L’irruption de Nanterre au sommet, Anthropos, Paris, 1968, p. 130.
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[2]
« Comment se manifeste ce conflit ? Comment s’exprime cette solidarité toujours combattue, toujours renaissante ? C’est précisément ce que devra dégager et décrire la critique de la vie quotidienne », in Critique de la vie quotidienne, t. I, éd. L’Arche, 1958, p. 249.
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[3]
Henri Lefebvre, La vie quotidienne dans le monde moderne, Gallimard, 1968, p. 142.
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[4]
On pense à la palingénésie de Ballanche et à son récit de la sécession plébéienne sur l’Aventin in « Essais de palingénésie sociale. Formule générale de l’histoire de tous les peuples appliquée à l’histoire du Peuple romain », Revue de Paris, 1829.