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Article de revue

Les productions locales : une alternative au productivisme mondialisé ?

Le cas de la valorisation du riz tinawon dans la province Ifugao (Philippines)

Pages 97 à 124

Notes

  • [1]
    Harold C. Conklin, Ethnographic Atlas of Ifugao, New Haven, 1980.
  • [2]
    Ibidem ; J. Peter Brosius, « Significance and Social Being in Ifugao Agricultural Production », Ethnology, 1988, vol. 27, n° 1, p. 97-110 ; Aurélie Druguet, De l’invention des paysages à la construction des territoires. Les terrasses des Ifugaos (Philippines) et des Cévenols (France), Thèse de Doctorat, Muséum national d’Histoire naturelle, Paris, 2010.
  • [3]
    Aurélie Druguet, « Concilier agriculture et conservation d’un paysage de terrasses à la périphérie du Parc national des Cévennes », Géocarrefour, 2007, vol. 82, n° 4, p. 199-207.
  • [4]
    S. P. Kam, C. T. Hoanh, G. Trebuil and B. Hardy (eds.), Natural Resource Management Issues in the Korat Basin of Northeast Thailand : An Overview, IRRI, Khon Kaen, Thailand, 2001.
  • [5]
    Laurence Berard et Philippe Marchenay, Produits de terroir. Entre culture et règlement, Éditions du CNRS, Paris, 2004.
  • [6]
    Tri Tham Tran, La référence au terroir comme signe de qualité : cas des produits agroalimentaires vietnamiens, Agro-M, Mémoire Master recherche EGDAAR, Montpellier, 2005.
  • [7]
    Jean-Christophe Galland, Importance de l’origine dans la perception de la qualité du café par l’aval de la filière, et potentiel pour le développement d’appellations d’origine, Mémoire École de Commerce, ESC, Angers, CIRAD, Montpellier, ICAFE, Sao José, Costa Rica, 2005.
  • [8]
    François Boucher et Astrid Gerz, « Mantecoso cheese in Peru : Organizing to conquer the national market », in Petra van de Kop, Denis Sautier et Astrid Gerz (eds.), Origin-based products. Lessons for pro-poor market development, Bulletin 372, Royal Tropical Institute, Amsterdam, CIRAD, Montpellier, 2006, p. 41-50.
  • [9]
    Astrid Gerz et Estelle Bienabe, « Rooibos tea, South Africa : The challenge of an export boom », in Petra van de Kop, Denis Sautier et Astrid Gerz (eds.), Origin-based products. Lessons for pro-poor market development, op. cit., p. 53-72.
  • [10]
    James F. Eder, « Who Are the Cuyonon ? Ethnic Identity in the Modern Philippines », The Journal of Asian Studies, 2004, vol. 63, n° 3, p. 625-647
  • [11]
    Les enjeux de sécurité alimentaire se manifestent aux Philippines par la mise en place de programmes d’amélioration de la productivité agricole et des moyens pour le faire, notamment par l’introduction de variétés de riz à haut rendement. La province Ifugao est une zone prioritaire dans les programmes de sécurité alimentaire, faisant partie du « club des 20 », zones considérées comme les plus pauvres et vulnérables des Philippines.
  • [12]
    Chirawat Vejpas, François Bousquet, Warong Naivinit et Guy Trebuil, « Participatory Modelling for Managing Rainfed Lowland Rice Varieties and Seed System in Lower Northeast Thailand », Mekong Rice Conference, Ho Chi Minh Ville, Viêt-Nam, 15-17 octobre 2004, IRRI Press.
  • [13]
    Denis Sautier et Petra van de Kop, « Conclusions and agenda for action and research », in Petra van de Kop, Denis Sautier et Astrid Gerz (eds), Origin-based products. Lessons for pro-poor market development, op. cit., p. 89-96.
  • [14]
    Aurélie Carimentrand, Les enjeux de la certification biologique et équitable du quinoa (Chenopodium Quinoa Willd) du consommateur au producteur, Thèse de doctorat en sciences économiques, Université de Versailles St-Quentin-en-Yvelines, 2008.
  • [15]
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  • [16]
    Roy Franklin Barton, Ifugao Law, University of California Publications in American Archeology and Ethnology, 1919.
  • [17]
    Henry Otley Beyer, « The Origin and History of the Philippines Rice Terraces », Proceedings of the Eighth Pacific Science Congress, 1953, National Research Council of the Philippines, Quezon City, 1955, p. 387-398.
  • [18]
    Felix M. Keesing, The Ethnohistory of Northern Luzon, Stanford, Stanford University Press, 1962.
  • [19]
    Francis H. Lambrecht, « The Hudhud of Dinulawan and Bugan at Gonhadan », Saint Louis Quaterly, Baguio City, 1967.
  • [20]
    Harold C. Conklin, Ethnographic Atlas of Ifugao, op. cit, p. 10.
  • [21]
    Roy Franklin Barton, « Ifugao Economics », University of California Publications in American Archaeology and Ethnology, 1922, vol. 15, p. 399.
  • [22]
    Guy Trebuil et Mahabub Hossain, Le Riz. Enjeux écologiques et économiques, Belin, Paris, 2004.
  • [23]
    Marc Dufumier, « Agriculture et développement durable en Asie du Sud-Est », Tiers-Monde, 2000, vol. 41, n° 162, p. 257-276.
  • [24]
    P. L. Pingali, M. Hossain and R. V. Gerpacio, Asian Rice Bowls. The returning Crisis ?, IRRI-CAB International, New York, 1997.
  • [25]
    J. C. Flinn and S. K. de Datta, « Trends in Irrigated Rice Yields Under Intensive Cropping at Philippine Research Stations », Field Crops Research, 1984, vol. 9, p. 1-15 ; K. G. Cassman and P. L. Pingali, « Extrapolating trends from long-term experiments to farmers field : the case of irrigated rice systems in Asia », Working Conference on Measuring sustainability using long-term experiments, Rothamsted Experimental Station, 28-30 April 1993 ; K. G. Cassman, M. J. Kropff and Z. Yan, « A conceptual framework for nitrogen management of irrigated rice in high-yield environments », in Sant S. Virmani (ed.), Hybrid rice technology : new developments and future prospects, International Rice Research Institute, Manila, 1994, p. 81-96 ; P. L. Pingali, M. Hossain and R. V. GerPacio, Asian Rice Bowls. The returning Crisis ?, op. cit.
  • [26]
    Maria Victoria M. de Vera, Impact of upper watershed destruction on the destruction of national irrigation systems in the Philippines, Thèse de Doctorat, Université des Philippines, Los Baños, Laguna, 1992.
  • [27]
    Hiromitsu Umehara and Germelino Bautista, Communities at the Margins : Reflections on Social, Economic, and Environmental Change in the Philippines, Ateneo de Manila University Press, Manila, 2004.
  • [28]
    J. M. Bayangan and B. F. Noble, « Characterization and documentation of traditional rice production in the rice terraces of Mayoyao », non publié, ISCAF, Lamut, 1994.
  • [29]
    James F. Eder, « No water in the terraces : Agricultural stagnation and social change in Banaue Ifugao », Philippines Quarterly of culture and society, 1982, vol. 10, p. 101-116 ; Augusto Villalon, « World Heritage inscription and challenges to the survival of community life in Philippine cultural landscapes », in Jessica Brown, Nora MitChell and Michael Beresford (eds), The Protected Landscape Approach : Linking Nature, Culture and Community, IUCN, Gland, Switzerland and Cambridge, 2005 ; Cristi Nozawa, Melissa Malingan, Anabelle Plantilla and Je-el Ong, « Evolving culture, evolving landscapes : The Philippine rice terraces », in Thora Amend, Jessica Brown, Ashish Kothari, Adrian Phillips and Sue Stolton (eds), Protected Landscapes and Agrobiodiversity Values, vol. 1, serie Protected Landscapes and Seascapes, IUCN & GTZ, Kasparek Verlag, Heidelberg, 2008, p. 71-93.
  • [30]
    Patrick Blandin, « Naturel, culturel, le paysage rural en devenir », C. R. Acad. Agric. Fr., 1996, n° 82, p. 45-56.
  • [31]
    Collectif INRA-ENSSAA (J. Brossier, A. Brun, J.-P. Deffontaines, Y. Houdard, P. Osty, J. Bonnemaire, M. Petit, M. Roux, J.-H. Tessier), Pays, paysans, paysages dans les Vosges du Sud, INRA, Versailles, 1977.
  • [32]
    Françoise Alcaraz, « L’utilisation publicitaire des paysages de terrasse », Études rurales, 2001, n° 157-158, p. 195-210 ; Aurélie Druguet, « Concilier agriculture et conservation d’un paysage de terrasses à la périphérie du Parc national des Cévennes », op. cit.
  • [33]
    Laurence Berard et Philippe Marchenay, Produits de terroir. Entre culture et règlement, op. cit. ; Mireille Meyer, « Vers la notion de cultures régionales (1789-1871) », Ethnologie française, 2003, XXXIII, 3, p. 409-416 ; Julia Csergo, « L’émergence des cuisines régionales », in Jean-Louis Flandrin et Massimo Montanari (dir.), Histoire de l’alimentation, Paris, Fayard, 1996, p. 823-841.
  • [34]
    Jean-Paul Diry (dir.), Moyennes montagnes européennes. Nouvelles fonctions, nouvelles gestions de l’espace rural, Maison des Sciences de l’Homme, Collection CERAMAC, 1999, vol. 11, p. 65.
  • [35]
    Claire Lamine et Marie Roue, « Introduction. Démarches de valorisation des produits agricoles : les nouvelles figures de l’alimentaire », Natures Sciences Sociétés, 2005, vol. 13, n° 4, p. 383-384.
  • [36]
    Claude Fischler, L’Homnivore, Paris, Odile Jacob, 1990.
  • [37]
    Laurence Berard et Philippe Marchenay, Produits de terroir. Entre culture et règlement, op. cit.
  • [38]
    Jack Goody, La logique de l’écriture. Aux origines des sociétés humaines, Armand Colin, Paris, 1986, p. 22.
  • [39]
    Aurélie Druguet, « Concilier agriculture et conservation d’un paysage de terrasses à la périphérie du Parc national des Cévennes », op. cit. et De l’invention des paysages à la construction des territoires. Les terrasses des Ifugaos (Philippines) et des Cévenols (France), op. cit.
  • [40]
    Chirawat Vejpas, François Bousquet, Warong Naivinit et Guy Trebuil, « Participatory Modelling for Managing Rainfed Lowland Rice Varieties and Seed System in Lower Northeast Thailand », op. cit.

1Les Ifugaos de la Cordillère des Philippines forment une société de riziculteurs-essarteurs [1]. Ils ont aménagé les versants des montagnes en terrasses irriguées afin d’y cultiver les variétés locales de riz tinawon. L’économie marchande dans le domaine de l’agriculture est encore très peu développée. Ce secteur reste une activité de subsistance [2]. Néanmoins, la période de 1945 jusqu’à aujourd’hui fut marquée par de forts bouleversements culturels, socioéconomiques, agricoles et politiques. Depuis, la Province Ifugao se trouve au cœur d’enjeux antagonistes qui se répercutent sur l’évolution de la production du riz tinawon. D’un côté, considérée comme l’une des provinces les plus pauvres du pays, elle est parcourue par des programmes de sécurité alimentaire, se matérialisant par l’introduction de variétés de riz à haut rendement et qui, nous le verrons, dévalorisent le tinawon caractérisé par une longue maturation et donc une seule culture par an. D’un autre côté, elle est l’objet de mouvements de conservation et de valorisation de son patrimoine. Les rizières ifugaos ont ainsi été labellisées en 1995 au titre de paysage culturel par l’Unesco. De surcroît, l’engouement des consommateurs occidentaux pour les produits de terroir depuis les années 1980, et surtout à partir des années 1990, avec les nombreuses crises alimentaires imputées au modèle productiviste (poulet aux dioxines, maladie de la vache folle, grippe aviaire, etc.), et le projet d’exportation du riz tinawon vers les États-Unis qui a vu le jour en 2005, offrent un nouveau regard sur ces variétés locales jusqu’alors dépréciées par le gouvernement.

Carte 1

Localisation de la Province Ifugao au sein de la Cordillère centrale au nord de l’île de Luzon

Carte 1

Localisation de la Province Ifugao au sein de la Cordillère centrale au nord de l’île de Luzon

2Au travers de l’étude de cas de la valorisation commerciale du riz tinawon, et par une approche empirique du terrain, cet article a comme objectif d’apporter des éléments de réflexion pour interroger ces modèles agricoles qui privilégient la qualité des productions locales plutôt que la productivité d’aliments de qualité standardisée à l’échelle mondiale, sans spécificités locales (donc sans typicité), et d’analyser leur mise en œuvre, leur succès tout comme leurs limites et leur impact au niveau local. Dans de nombreuses régions du monde, ces systèmes agricoles, dont les produits ont acquis une haute valeur ajoutée, deviennent économiquement rentables pour les petits producteurs. Ils permettent de compenser les contraintes de production de certaines zones marginales comme les pratiques manuelles, les faibles surfaces d’exploitation et les rendements agricoles. C’est le cas par exemple de nombreux cépages sur le pourtour méditerranéen, de l’oignon doux des Cévennes dans le Gard [3] ou encore des riz parfumés « hom mali » en Thaïlande [4]. Parce qu’elles ont le potentiel de stimuler l’économie locale et donc de permettre aux producteurs de se maintenir dans les campagnes, contribuant ainsi à l’entretien et à la protection de la biodiversité, les productions locales sont vues par les organisations internationales comme de véritables outils de développement durable. Néanmoins, si les exemples de réussite socioéconomique et environnementale de ces productions locales sont multiples dans les pays d’Europe du Sud [5], de nombreux auteurs s’interrogent sur leur potentiel dans les pays du Sud. Il a été maintes fois remarqué que le faible pouvoir d’achat des consommateurs dans ces pays entravait le développement de marchés pour les produits différenciés. Toutefois, des études récentes, au Vietnam, sur diverses productions [6], au Costa Rica sur le café [7], au Pérou sur le fromage mantecoso [8], en Afrique du Sud sur le thé rouge rooibos [9], montrent une préférence de certains consommateurs pour les produits régionaux. De plus, dans certaines régions isolées, les populations ont conservé jusqu’à ce jour des variétés spécifiques, comme le riz hom mali en Thaïlande ou le tinawon aux Philippines, qui font figure localement de produit « générique ».

3La Province Ifugao aux Philippines est intéressante pour un tel sujet d’étude. Elle est localisée dans la Cordillère centrale au nord de l’île de Luzon, la plus grande des îles de l’Archipel. Cette province ne s’est véritablement ouverte sur l’extérieur que depuis un demi-siècle, avec la présence américaine pendant la seconde guerre puis avec le développement du tourisme qui s’ensuivit. Depuis, elle est en pleine mutation mais ses habitants montrent une forte aptitude à composer entre tradition et modernité [10]. L’entrée de cette région dans l’économie de marché, depuis les années 1980 avec le développement du tourisme, intervient dans une période de crise mondiale à la fois économique, agricole et environnementale. Les enjeux liés à la production rizicole sont multiples : sécurité alimentaire [11], développement socioéconomique, conservation de l’environnement, des paysages de terrasses et de la culture locale. L’heure est au « développement durable », un modèle idéel de gestion de territoire à même de concilier développement socioéconomique, agricole et conservation du patrimoine naturel et culturel. Des entretiens, basés sur la méthodologie de l’ethnologie, ont été menés dans le cadre d’une thèse de doctorat avec différents acteurs : producteurs, agents du gouvernement, techniciens agricoles, membres d’ONG, chercheurs. Le corpus de données, obtenu grâce à la retranscription de 146 entretiens semi-directifs réalisés en 2008, constitue le support principal de cette analyse. À travers l’étude du projet de valorisation du tinawon dans la Province Ifugao, je m’interrogerai sur la possibilité de ces modèles agricoles fondés sur la typicité de produits locaux à répondre aux enjeux socioéconomiques et environnementaux qui touchent les petits producteurs dans les pays du Sud. Sont-ils une alternative au système agricole capitaliste ou représentent-ils, au contraire, une nouvelle figure de la mondialisation et d’imposition de normes ?

Carte 2

Localisation des sites d’études dans la Province Ifugao

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Localisation des sites d’études dans la Province Ifugao

4Au-delà d’une analyse en termes de pays du Nord/pays du Sud, nous nous interrogerons davantage sur les limites de ces modèles agricoles quand ils touchent à des produits véritablement culturels comme le tinawon, c’est-à-dire inscrits dans la reproduction sociale d’une société, et à des denrées de base comme le riz. En effet, si certains aliments dits de « luxe » — comme le vin, le fromage et le café — peuvent s’insérer dans un marché de niche, ceux appartenant à la catégorie des denrées de base peuvent-ils faire l’objet d’une valorisation économique ? De fait, certains produits de base deviennent des cultures de rente, tel que le manioc au Bénin, la pomme de terre en Ouganda ou encore les riz parfumés thaï vendus deux fois plus cher qu’un riz de qualité standard et commercialisés autant à l’échelle nationale que sur le marché mondial [12]. En effet, cette demande est forte dans les villes chez les consommateurs de classe moyenne, 30 millions de tonnes de riz thaï parfumé sont ainsi vendues aux citadins thaïlandais, mais aussi chez les migrants qui maintiennent des liens culturels forts avec leur nourriture d’origine [13]. Cependant, d’autres produits ne parviennent pas à développer un marché local et sont totalement exportés, comme les graines de quinoa [14]. Dans le cas particulier du riz, la production n’est-elle pas inévitablement vouée à suivre la voie du productivisme ? La réussite des riz parfumés thaïs et indiens prouvent qu’un tel chemin peut être évité. Les variétés locales ne sont-elles pas condamnées à disparaître au profit des variétés améliorées ? Au contraire, les programmes d’amélioration génétique des variétés locales contribuent-ils à maintenir la diversité variétale locale ? Les populations consommant quotidiennement ces produits sont-elles prêtent à acheter des variétés locales à un prix plus élevé ou ces dernières sont-elles contraintes à l’exportation vers les pays industrialisés ?

D’une nourriture identitaire et culturelle…

La riziculture en tant que système : dialectique entre nature et culture

5La Province Ifugao est une zone montagneuse présentant des pentes abruptes. Les terrasses rizicoles sont au centre de l’espace de vie organisé en districts agricoles (himpunton a’an). La production du riz se trouve au cœur des activités économiques et de la vie sociale des habitants. Chaque district agricole possède un champ rituel de riz au centre, le punton a’an, qui appartient au tumona, le leader local. Celui-ci a un rôle important tant au niveau des affaires sociales que pour les activités rizicoles. C’est lui qui conduit les cérémonies liées à la riziculture. Il a une fonction de guide dans le cycle de production du riz en démarrant les différentes étapes de la culture sur son champ rituel. Les autres agriculteurs ne sont pas autorisés à semer les pépinières, repiquer ou récolter leur riz avant que le tumona ait terminé. Le rôle de ce dernier est ainsi très important car il permet de synchroniser les activités dans le district et donc de minimiser les risques d’infestation de ravageurs qui se répartissent sur l’ensemble des champs.

Photo 1

District agricole de Batad

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District agricole de Batad

Carte 3

Division d’une partie de la municipalité de Banaue en districts agricoles

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Division d’une partie de la municipalité de Banaue en districts agricoles

(les barangays, la plus petite échelle administrative des Philippines, sont venus se superposer, voire remplacer les territoires originels ifugaos)

6Le système foncier et l’exploitation des terres rizicoles, la redistribution de la denrée et sa consommation, sont régis par des règles sociales qui participent à la définition du statut d’un individu au sein de la société. Les terres et le riz appartiennent majoritairement aux membres de la classe des riches, les kadangyan. La redistribution des richesses et du riz, ainsi que les relations de réciprocité entre classes, des kadangyan aux plus pauvres (nawotwot) en passant par la classe moyenne des natumok (ces deux dernières classes se nourrissant surtout de patates douces), s’effectuent pour partie par le biais de l’exploitation des champs : mise en métayage des terres, appel à une main-d’œuvre rémunérée en riz ou en argent pour les travaux ponctuels. L’organisation sociale des Ifugaos se matérialise donc dans la manière dont sont gérés l’espace rizicole et la production de riz. Les systèmes d’exploitation et de transmission des rizières sont les garants de l’équilibre écologique, de la sécurité alimentaire, de la cohésion sociale et de la reproduction de la société. Dans mon étude de 2008, j’ai pu, par exemple, montrer que l’évolution progressive d’un système de primogéniture au partage équitable des rizières entre tous les enfants constitue non seulement un risque de morcellement du foncier et de dissolution du système local de gestion écologique des versants et de l’eau mais elle est aussi un risque de déstructuration sociale. En effet, ce nouveau mode de transmission tend à brouiller le rapport entre le statut social d’un individu et sa propriété foncière. Plus la surface totale des rizières est faible, moins on fait appel à des métayers et plus la main-d’œuvre est faible. Le système de réciprocité et de partage des richesses entre les classes est par conséquent affaibli. De plus, le morcellement des terres risque de rendre insuffisante la production de riz pour tous les ménages.

Le tinawon : nourriture identitaire

7Les propositions de datation des terrasses rizicoles ifugaos restent encore aujourd’hui sujettes à controverses. Les études archéologiques manquent cruellement pour confirmer ou infirmer les différentes hypothèses [15]. Nombre de chercheurs ont alors inféré la date d’aménagement des versants en se basant sur la date d’arrivée des Ifugaos dans la région, mais, sur ce point aussi, les théories sont multiples. D’après les hypothèses de R. F. Barton [16] et H. O. Beyer [17], les rizières auraient entre 2 000 et 3 000 ans, les Ifugaos auraient appris, utilisé et développé les techniques de la riziculture irriguée et de construction des terrasses auprès des Indonésiens préalablement installés dans la Cordillère. Pour F. Keesing [18] et F. H. Lambrecht [19], les terrasses auraient moins de 300 ans, les Ifugaos ne seraient arrivés dans la Cordillère qu’au moment de la colonisation espagnole. Les recherches archéologiques de R. F. Maher montrent que le complexe agricole actuel remonterait en réalité à 400 ans et que les terrasses marquant les vallées les plus basses seraient mêmes vieilles de près de 800 ans. Quoi qu’il en soit, toutes les recherches montrent que les Ifugaos ont développé parallèlement et de façon conjointe la riziculture irriguée et la culture de patates douces sur essarts (localisée au dessus des rizières), autre denrée de base, d’où leur qualification de « riziculteurs-essarteurs ».

8Aussi, pour les Ifugaos, les terrasses rizicoles représentent une « source de vie » avec les cultures sur essarts (habal) : « The terraces are the life, because our food is depending on the ricefield » (riziculteur, Banaue, août 2008). La patate douce constitue une part considérable du régime alimentaire des Ifugaos voire la denrée principale des ménages les plus pauvres [20]. Les systèmes de redistribution et de réciprocité (détaillés plus haut) permettaient à ces derniers d’accéder seulement à une petite quantité de riz chaque année. La patate douce est attachée à des valeurs négatives, renvoyant à la pauvreté. R. F. Barton notait déjà que « the Ifugao despites camotes. To say that a man has only camotes to eat is to pronounce him poverty stricken[21] ». Ainsi, le riz et la patate douce portent des significations et des valeurs diamétralement opposées. C’est pourquoi, avec le développement de l’économie monétaire et des aides alimentaires, les familles, même les plus pauvres en terres, cherchent à acheter du riz ou s’en procurent à moindre prix auprès de l’Administration nationale de l’alimentation (NFA) qui distribue un quota de riz par famille chaque semaine dans la province.

9Si la production et la consommation de riz tiennent une place importante dans la société ifugao, le tinawon a un statut particulier. Tinawon est le terme générique donné au riz natif ifugao, signifiant littéralement « une fois par an » par opposition aux variétés améliorées qui peuvent donner de deux à trois récoltes par an, majoritairement cultivées dans les basses terres moins soumises aux basses températures. C’est une catégorie générique renfermant plusieurs dizaines de variétés. Les variétés de tinawon appartiennent au type « bulu », une version du riz japonica (oryza sativa ssp japonica). Ces variétés sont de port traditionnel à longues pailles, à faible tallage (nombre de tiges par touffe), à longue durée de cycle cultural et présentent des épillets bien attachés au rachis de la panicule. Par opposition, les variétés améliorées semi-naines à haut potentiel de rendement appartiennent au groupe de riz indica (oryza sativa ssp indica) le plus communément cultivé dans le monde. Elles ont la particularité d’être à pailles courtes, d’avoir un plus fort tallage, une forte réponse à l’engrais azoté et un cycle cultural plus court que celles de tinawon (4 à 5 mois contre 6 à 7 mois pour le tinawon).

10L’agrobiodiversité du tinawon reflète la diversité sociale des Ifugaos, chaque municipalité cultivant une gamme de variétés spécifiques. Certaines d’entre elles constituent des marqueurs identitaires importants pour les Ifugaos, reflétant leur appartenance à une municipalité spécifique : inchumajaw pour Mayuyao ; ijamfulu pour Aguinaldo ; minaangan pour Hungduan ; imbuucan et donaal pour Hingyon. De plus, le riz tinawon fait partie intégrante du système culturel. Offert aux premiers Ifugaos par les dieux, il est donné en offrande à ces derniers ainsi qu’aux ancêtres lors des nombreux rituels. Chaque étape de sa culture doit s’accompagner de cérémonies pour protéger la production des ravageurs et des intempéries, pour favoriser la croissance des plantules, appeler à une bonne récolte et pour que cette dernière ne soit pas « facilement consommée » selon l’expression locale, c’est-à-dire qu’elle couvre les besoins du ménage pour toute l’année. Aujourd’hui, on observe un abandon progressif des rituels mais, malgré tout, le lien privilégié entre la culture du tinawon et le système culturel ifugao est toujours fort. Il pousse parfois même des producteurs à se tourner vers d’autres variétés, expliquant ne pouvant plus assumer le coût important des rituels en cochons et en poulets associés à la production du tinawon. L’adoption des variétés améliorées par les Ifugaos, dont la fonction est purement alimentaire, va alors de pair avec l’abandon de ces rituels.

11Ainsi, le système de production rizicole est intrinsèquement lié au système culturel ifugao. Pratiques sociales, pratiques cultuelles et pratiques culturales sont interdépendantes. Le changement d’un élément technique, agronomique, foncier, social ou culturel ou encore de la gouvernance du territoire peut faire évoluer l’ensemble du système rizicole. Aussi, les nombreuses transformations économiques, sociales et agricoles qui s’opèrent dans la Province Ifugao depuis les années 1940, l’introduction d’un système capitaliste, ainsi que l’intérêt croissant des touristes, des chercheurs, des agents gouvernementaux et non gouvernementaux pour les paysages de terrasses et la culture ifugao, font naître de nouveaux enjeux socioéconomiques et patrimoniaux au niveau local qui vont avoir des répercussions sur le système rizicole.

…à la sécurité alimentaire

La révolution verte aux Philippines : limites d’un modèle rizicole

12Aux Philippines, la révolution verte débuta à la fin des années 1960 sous la dictature de Marcos avec le programme Masagana 99, parallèlement à une réforme foncière et agraire. Son objectif était notamment de moderniser la production de riz et de maïs, les deux cultures principales du pays, et de transformer l’agriculture de subsistance en une activité commerciale pour conduire le pays vers une autosuffisance alimentaire. Les transformations majeures furent l’introduction de variétés indicas semi-naines à haut potentiel de rendement (triple de celui des cultivars traditionnels) et à cycles courts créées par l’IRRI (Institut international de recherche sur le riz), exigeant l’usage d’intrants chimiques (engrais azoté et pesticides notamment) et une bonne maîtrise de l’eau d’irrigation pour exprimer leur potentiel, ainsi que la mécanisation des tâches agricoles en cas de double culture annuelle [22]. Pour créer les conditions favorables à la diffusion de ces variétés, l’État mit en place diverses interventions : vulgarisation agricole, crédit rural, subventions sur les engrais, pesticides et les semences, mécanisation des tâches agricoles, expansion des systèmes d’irrigation. Une des conditions d’accès aux crédits pour les riziculteurs fut l’utilisation de ces variétés améliorées. Les engrais, les pesticides et les semences furent subventionnés par l’État et le producteur ne devait payer que les 2/3 du prix total. Parallèlement, les Philippines eurent recours à une politique de protection des prix des céréales sur les marchés intérieurs, permettant de garantir un revenu régulier aux agriculteurs. Au final, l’utilisation des nouvelles techniques et variétés est allée de pair avec une intégration croissante des agriculteurs dans l’économie de marché.

13Ces variétés améliorées furent adoptées surtout dans les plaines et les vallées. La diffusion fut rapide. En 1975, plus de 60 % des rizières cultivées étaient plantées avec ces variétés semi-naines et près de 90 % à la fin des années 1980. La production de riz a alors augmenté de 309 % entre 1961 et 2007 grâce à l’augmentation des rendements, à la double culture annuelle et à une croissance des surfaces plantées en riz (de 3,2 millions d’ha à 4,2 millions d’ha) (FAOSTAT). Ces résultats ont permis aux Philippines de passer du statut d importateur net à l’autosuffisance en riz dès la fin des années 1970.

14Toutefois, l’agriculture productiviste et les révolutions vertes ont des impacts néfastes sur l’environnement. Elles participent à l’érosion de la diversité variétale en poussant à la spécialisation des exploitations et à l’abandon de nombreux cultivars locaux. Dans les plaines philippines, les variétés locales ont complètement disparu des rizières. De plus, les cultures génétiquement homogènes sur de grandes surfaces ont augmenté les risques d’infestation de ravageurs des cultures. Aux Philippines, à la fin des années 1970, les champs plantés avec la variété IR8, qui représentaient près de 60 % des surfaces rizicoles, furent sévèrement touchés par la cicadelle brune. L’utilisation massive d’insecticides qui en résulta provoqua de graves maladies au sein de la population rurale [23]. Les agriculteurs disposent aujourd’hui d’une gamme plus large de variétés mais ces dernières gardent une parenté très proche [24]. Par ailleurs, l’utilisation importante d’engrais et de pesticides chimiques, ainsi que la multiplication du nombre de récoltes, contribuent à une dégradation de la qualité des sols [25] et des eaux [26].

15Ces modèles agricoles entraînent également des effets socioéconomiques négatifs. Avec la diffusion des variétés de riz hybrides, certains producteurs ont perdu le contrôle dans l’utilisation des semences. D’autres sont devenus dépendants de l’État et des firmes agroalimentaires pour la fourniture d’intrants. L’arrêt des subventions en 1981, l’ouverture des marchés philippins à l’économie mondiale (accord sur l’agriculture du Cycle d’Uruguay, 1995) et le manque de fonds pour le fonctionnement du programme national d’irrigation eurent de fortes répercussions sur le monde agricole. L’aménagement de systèmes hydrauliques se ralentit et beaucoup de producteurs ne sont plus en mesure d’assumer le coût des intrants et l’entretien des infrastructures hydrauliques. Ils s’endettent, réduisent la main-d’œuvre employée, abandonnent leurs terres, migrent vers les villes [27]. Les rendements du riz et les surfaces de production chutent. En 1983, 90 % des bénéficiaires du programme Masagana 99 ont été forcés de le quitter. Au final, depuis 1985, le pays est devenu importateur en riz.

Les producteurs ifugaos : adoption timide et tardive des variétés améliorées

16Malgré son isolement, la Province Ifugao ne resta pas à l’écart de ces programmes agricoles nationaux. Avec l’augmentation continue de la population (de 147 281 habitants en 1994 à 161 623 en 2000) qui va de pair avec celle de la consommation de riz, la production locale n’est plus suffisante pour nourrir tout le monde. La priorité est alors d’augmenter la productivité rizicole. Dans cet objectif, le Bureau municipal et provincial d’agriculture et les centres de recherche agricole essayèrent à maintes reprises d’introduire des variétés de riz améliorées chez les communautés montagnardes.

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Transport des ballots de tinawon par les hommes à l’aide du batawer (juin 2008, Hingyon)

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Transport des ballots de tinawon par les hommes à l’aide du batawer (juin 2008, Hingyon)

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Rituel conduit par les mumbaki lors de la récolte du tinawon (août 2008, Banaue)

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Rituel conduit par les mumbaki lors de la récolte du tinawon (août 2008, Banaue)

17En 1974, une station de recherche de l’IRRI fut implantée dans la municipalité de Banaue. Elle développa des variétés adaptées à l’altitude. Les producteurs furent réticents à adopter ces cultivars qu’ils jugèrent inadaptés à la technologie locale. En effet, ces variétés nécessitent un apport constant en engrais et en pesticides, plus particulièrement en altitude, ainsi qu’une transformation des techniques de récolte (épi par épi) et de post-récolte (notamment par rapport à la mise en ballots des épis). Elles s’égrainent facilement des panicules, rendant difficile leur manipulation et conduisant à la perte d’une partie de la denrée lors de la collecte, du transport et du stockage. Les résultats décevants de ces expérimentations et la réticence des agriculteurs à adopter ces variétés ont conduit à la fermeture de la station de l’IRRI en 1995 (entretien IRRI, 2008). Malgré tout, dès 1997, une nouvelle campagne de promotion des variétés améliorées fut lancée dans la province. Le centre de recherche philippin, Phil-Rice, apporta un soutien scientifique et proposa deux variétés de riz aux producteurs, gohang et sumadel, supposées avoir un rendement plus important que celles de tinawon et permettre deux récoltes par an, leur cycle cultural étant plus court. Quelques riziculteurs les utilisèrent pendant plusieurs années mais ils ne furent pas convaincus de leur supériorité pour les mêmes raisons que précédemment. Néanmoins, le gouvernement local ne baissa pas les bras. Dans le cadre de l’Acte de modernisation de l’agriculture et de la pêche (AFMA, 1997) ainsi que du Plan de développement philippin à moyen terme (2004-2010), le Département d’agriculture mit en place un certain nombre d’interventions dans le but de promouvoir le riz hybride et certifié dans la province : subventions des semences améliorées, crédits pour les participants et équipement des exploitations agricoles. Au final, si les producteurs ont longtemps résisté à l’introduction de ces semences, ils sont aujourd’hui dans une phase active d’adoption de ces variétés aux dépens de celles de tinawon. Des études réalisées par le Collège national d’agriculture et de foresterie ifugao (ISCAF) annoncent que 40 % des variétés utilisées aujourd’hui par les Ifugaos sont des cultivars semi-nains améliorés (com. pers., 2008).

La dévalorisation du tinawon au regard du rendement

18La poursuite d’une meilleure productivité déprécie la qualité des variétés de tinawon. Le responsable du Bureau d’agriculture de la Province Ifugao note que le faible rendement des variétés de tinawon, moins de 3 t/ha contre les hypothétiques 6 à 9 t/ha pour les variétés semi-naines, venant s’ajouter à la contrainte d’une longue période de culture ainsi qu’à la nature photopériodique du tinawon ne permettant de récolter le riz qu’une fois par an, conduisent les producteurs à se tourner vers d’autres variétés : « Some of them are hesitant planting tinawon. The yield is lower than the modern rice. The maturing is very long. It is also planted once a year » (Lagawe, avril 2008). Néanmoins, si ces nouvelles variétés ont un rendement potentiel supérieur, c’est sous condition d’utiliser des engrais et des pesticides. Or, les petits riziculteurs locaux ne sont pas en mesure de se procurer ces intrants. De plus, d’après les observations des agriculteurs ifugaos et des agronomes philippins [28], ces variétés ont tendance à épuiser le sol au bout de quelques années et leur rendement chute.

19De surcroît, certains de mes interlocuteurs remarquent que le rendement des variétés locales n’est pas si différent des variétés semi-naines cultivées dans la province sans intrants. Selon eux, si le tinawon a un tallage plus faible, il présente néanmoins un plus grand nombre de graines et de plus longues panicules que les nouvelles variétés, d’autant plus que ces dernières ont des difficultés à pousser en altitude et sans engrais. Un technicien agricole de l’ONG RICE, promouvant la revalorisation du tinawon, va même jusqu’à considérer que les riziculteurs adoptant les variétés améliorées se trompent lorsqu’ils évaluent le rendement du tinawon en se basant sur le nombre de talles : « The farmers are considering the tillering capacity of the rice. What they are thinking : the more tillers, the more production. But they are not considering also the panicle, because with tinawon, there are less tillers but a lot of grains » (Banaue, mai 2008). De plus, les variétés de tinawon sont tolérantes au froid et adaptées aux hautes altitudes tandis que les cultivars améliorés sont plus sensibles aux basses températures. Un autre point en faveur du riz tinawon concerne sa qualité intrinsèque : les grains sont plus gros, plus nutritifs (particulièrement riches en fer, 4 %) et triplent de volume lors de la cuisson (maalsa). De plus, elles restent solidement attachées aux panicules et les ballots de tinawon peuvent alors être transportés sans perte des terrasses vers les greniers.

20Ainsi, très rapidement, l’introduction des variétés semi-naines de riz, la diffusion de messages dépréciatifs sur le rendement du tinawon et la multiplication des épidémies, plus particulièrement du virus du tungro, ont conduit à dévaloriser les variétés locales ifugaos. Si les producteurs manifestent un fort attachement à leur riz, qu’il soit identitaire ou culturel, ils sont de plus en plus à le délaisser dans la pratique. Pourtant, tous parlent avec fierté ou avec regret du tinawon.

De nouveaux modèles agricoles pour concilier développement socioéconomique et conservation du patrimoine naturel et culturel

21Ces politiques agricoles se mettent en place parallèlement à d’autres programmes qui cherchent à conserver le patrimoine culturel et naturel ifugao, plus particulièrement les paysages de terrasses. Ces dynamiques de développement et de conservation entrent parfois en contradiction. En effet, les modèles de développement qui sont diffusés dans la province — religion chrétienne, écoles, variétés de riz à haut potentiel de rendement, tourisme — sont accusés d’être les facteurs principaux de changement et de dégradation du paysage de terrasses [29] (entretiens 2008).

Du patrimoine mondial au site menacé : des programmes inefficaces pour maintenir durablement les paysages de terrasses

22Depuis la seconde moitié du XXe siècle, les espaces ruraux, et particulièrement les paysages de terrasses, sont considérés comme des biens hérités d’une valeur inestimable [30]. La société revendique leur protection en tant que patrimoine naturel et culturel. Ainsi, les savoirs et savoir-faire que les Ifugaos ont développé dans la riziculture et la construction des terrasses les ont rendus internationalement célèbres. En 1995, cinq zones de terrasses, localisées dans quatre municipalités, furent inscrites sur la liste du Patrimoine mondial : terrasses de Batad et de Bangaan (Banaue), de Mayuyao central (Mayuyao), d’Hapao (Hungduan) et de Nagacadan (Kiangan).

23Si, jusque dans les années 1980, le paysage rizicole ifugao offrait une grande stabilité autant dans sa composition que dans son mode de gestion, depuis, il est en évolution rapide sur certains sites. Avec l’augmentation de la pression démographique, la progression de la modernité et de l’économie marchande, l’introduction de variétés semi-naines, l’évolution des intérêts des jeunes et de l’émigration pour le travail et l’école, l’application du système administratif et légal national, l’ensemble des sous-systèmes constitutifs du paysage ifugao se transforme. Ces évolutions entraînent la disparition progressive des rituels, l’érosion des savoir-faire et des savoirs locaux ainsi que la dévalorisation des activités rizicoles. Une conséquence de la christianisation et du nouveau système administratif est l’affaiblissement du rôle des tumona. Cette évolution est accentuée avec l’introduction des variétés de riz à cycle court, et s’accompagne d’un manque de coordination entre les riziculteurs à l’échelle du district agricole. D’autre part, avec la diminution de la main-d’œuvre, conséquence de l’augmentation de l’émigration et du désintérêt des jeunes pour les activités agricoles, accompagnée de la dilution du système d’entraide traditionnel au profit d’une main-d’œuvre rémunérée, les activités nécessitent davantage de temps pour être achevées et sont de plus en plus une affaire individuelle. Toutes ces évolutions entraînent la désynchronisation des cultures. Le risque le plus grand est de voir augmenter la destruction des champs de riz par des ravageurs, ces derniers ne se répartissant plus sur l’ensemble des champs mais attaquant les premiers à être semés et les derniers à être récoltés : « If the farmers do not agree on a certain time, the first victim of rats is the first to plant. If your rice land is first, all the birds will flock because it is the only rice land they can eat ! » (mai, 2008, riziculteur de Banaue). De plus, le manque en main-d’œuvre conduit souvent les producteurs à abandonner certaines de leurs terrasses qui, par manque d’entretien, finissent par s’embroussailler et s’écrouler.

24Aussi, depuis 2001, suite au constat de la dégradation de ces aménagements par le Conseil international des monuments et des sites (ICOMOS) et l’Union mondiale pour la nature (UICN), les terrasses ifugaos ont été inscrites sur la liste du « World Monument Watch » des 100 sites les plus menacés dans le monde. Pour préserver les paysages en terrasses, le gouvernement met en place des programmes visant à restaurer matériellement les ouvrages visibles sur les sites labellisés par l’Unesco. Le résultat de ces opérations est alors très artificiel. De plus, ces programmes ont développé une dépendance des populations locales par rapport à ces subventions et la dévaluation du travail collectif. L’autre projet mis en œuvre pour protéger le patrimoine paysager est de revitaliser la culture ifugao, plus particulièrement auprès des jeunes. Pour ce faire, le gouvernement local organise de plus en plus de festivals dans la province, au risque de folkloriser la culture ifugao. Ces festivals sont appréciés mais on ne voit pas comment ils pourraient susciter de nouveau l’intérêt des jeunes à cultiver la terre. Au final, les deux solutions proposées ont montré leurs limites à protéger durablement le paysage et ne réussissent pas à enrayer les processus d’abandon des terrasses.

25Les terrasses ne sont pas de simples figures muséographiques figées dans le temps, leur survie dépend étroitement de leur exploitation agricole. C’est pourquoi, de nos jours, dans la sphère internationale, une des solutions proposées pour protéger et maintenir les paysages est de redynamiser l’agriculture locale. Cette idée part du principe qu’en maintenant les pratiques agricoles, les paysages seront entretenus [31]. La valorisation des agricultures locales permet de protéger les pratiques qui sont à l’origine des paysages ruraux. Dans un mouvement inverse, la beauté d’un pays autorise son développement local. On est ainsi témoin d’une dialectique entre patrimonialisation du paysage et valorisation économique d’un produit agricole. La qualité donnée aux productions locales est liée à celle renvoyée par l’image des paysages dans lesquels elles sont cultivées [32]. Le succès commercial actuel de ces productions locales, plus particulièrement en Europe du Sud mais de plus en plus dans les pays du Sud, peut-il contribuer à protéger ces aliments, les paysages et à maintenir les populations en place, ou contribuer à un développement durable de ces territoires ?

Les productions locales à haute valeur ajoutée : un outil de développement durable ?

26Depuis la fin du siècle dernier, on assiste à la revalorisation des productions locales [33]. Ce phénomène ne remet pas en question le modèle agricole productiviste dominant qui privilégie le rendement au détriment de la qualité gustative. Jusque dans les années 1970, la qualité des produits issus de ces modèles agricoles productivistes n’était pas contestée. Comme le souligne J.-P. Diry, « pour l’opinion publique, c’étaient surtout la ville et l’industrie qui étaient sources de pollution. Au contraire, l’agriculteur était porteur de valeurs naturelles [34] ». Mais depuis le milieu des années 1980, surtout à partir des années 1990, les nombreuses crises alimentaires imputées au modèle productiviste ainsi que la prise de conscience de ses effets sur l’environnement mettent à mal la confiance du consommateur européen.

27De nos jours, au-delà de la qualité sanitaire, nutritionnelle et gustative qui est reconnue collectivement, l’intérêt se porte sur les modes de production des produits alimentaires. Les consommateurs attendent de plus en plus d’un modèle agricole d’être respectueux de l’environnement, ancré dans un terroir et de dimension identitaire [35]. Par le choix d’un mode de consommation, ils cherchent à s’impliquer dans la protection de la nature et dans le développement local et équitable. Ainsi, de manière prononcée dans les pays d’Europe et en tant que phénomène émergent dans les pays du Sud, on assiste à un engouement des consommateurs pour les produits locaux. Ces derniers offrent une alternative aux OCNI, « Objets comestibles non identifiés », selon la formule de Cl. Fischler [36]. Ils tirent leur qualité du lieu de leur production. Outre leur qualité gustative et leur typicité, les produits locaux sont aussi appréciés pour les valeurs qu’ils véhiculent : une agriculture traditionnelle, des produits sains et identitaires, des pratiques en harmonie avec l’environnement et des savoir-faire à l’origine de paysages remarquables [37]. Le succès de ces produits a conduit les pouvoirs publics à instaurer des signes officiels attestant de la spécificité de ces produits (agriculture biologique, appellation et indication d’origine) et les protégeant de la délocalisation.

28La question de la fonction des produits locaux dans le maintien et la création des paysages est apparue dans le cadre plus large du débat sur le rôle de ces productions dans la conservation d’une diversité biologique. Ainsi, sur la scène internationale, au cours des années 1990, le débat sur le devenir de l’agriculture a rejoint celui concernant la question environnementale de la planète. C’est avec la Conférence des Nations Unies sur l’environnement et le développement, à Río en 1992, que la question liée aux dangers de l’érosion de la biodiversité devint prédominante. Les productions locales et les petits producteurs trouvèrent une place importante dans ce débat. En effet, en ouvrant des espaces cultivables, en créant des aménagements agricoles comme les terrasses de culture, en sélectionnant et en introduisant des espèces végétales et animales, ces agriculteurs mettent en œuvre un ensemble de techniques et de savoirs qui participent à la structuration et à l’entretien d’une biodiversité à des niveaux distincts : des variétés et races locales aux paysages. Si l’importance des savoirs locaux est mentionnée dans la Déclaration de Río et l’Agenda 21, c’est au sein de la Convention sur la diversité biologique (CDB, 1992) que leur rôle est explicité, plus particulièrement dans l’article 8j sur la « conservation in situ » et l’article 10c sur « l’utilisation durable des éléments constitutifs de la diversité biologique », deux articles qui ont été renforcés avec le Protocole de Nagoya, adopté en 2010, sur l’accès aux ressources génétiques et le partage juste et équitable des avantages découlant de leur utilisation.

29Les productions locales participent aujourd’hui à un nouveau modèle de développement agricole qui consiste non plus à se reposer sur un « donné » du territoire mais à construire de nouveaux produits, savoir-faire et réseaux sociaux. Les systèmes sociaux, territoriaux et techniques locaux doivent être adaptés au changement d’échelle de production et de coopération ainsi qu’aux exigences du marché et de la réglementation (hygiène, standardisation, homogénéisation). Les producteurs doivent y apporter des innovations sociales et techniques pour organiser la collecte et la vente, coordonner les actions individuelles et sanctionner les comportements opportunistes, définir et contrôler la qualité du produit. Les producteurs doivent alors effectuer des compromis entre des obligations de productivité, des normes réglementaires et une demande des consommateurs pour un produit traditionnel (pratiques ou image du produit qui sont vues comme tels).

30Le projet de commercialisation et d’exportation du riz ifugao aux États-Unis cherche à redonner de la valeur à ce produit. Les producteurs tirent une grande fierté de cet intérêt, de la part d’étrangers, pour leur riz. Néanmoins, la projection brutale d’une production domestique, c’est-à-dire produite exclusivement pour l’autoconsommation du ménage, à forte valeur culturelle et à la base de leur alimentation à côté de la patate douce, dans un marché global et un système capitaliste, ainsi que dans une filière longue de commercialisation, soulève de nombreuses interrogations. De quelles manières les innovations sociales et techniques s’intègrent-elles au système local ? Un produit de base et identitaire comme le tinawon peut-il faire l’objet d’une valorisation économique ?

Le projet de valorisation du riz tinawon

31Les politiques philippines ne sont pas favorables à l’émergence de projets de valorisation d’une agriculture de terroir, encore moins concernant la production de riz. Si le gouvernement philippin commençait, à la fin des années 1980, à considérer la production à haute valeur ajoutée comme une stratégie efficace de développement (programme « High-Value Crops Development Act », 1995), le riz n’est pas concerné par ces nouveaux enjeux. Il s’agit de développer des produits tels que le café, les citrons, les légumes. Le projet de commercialisation du tinawon est alors venu de l’extérieur, né en 2005 de la collaboration entre une entreprise américaine (« Eighth Wonder ») et une ONG philippine (« Revitalize Indigenous Cordilleran Entrepreneurs », RICE). Les producteurs de six municipalités participent à l’exportation et sont regroupés au sein d’une coopérative, « Rice Terraces Farmers Cooperative » (RTFC), basée à Banaue. Depuis la première exportation en 2006, le tonnage a progressivement augmenté de 2,7 à près de 9 tonnes en 2008. Le projet fonde sa stratégie marketing sur la mise en valeur du paysage de terrasses, de la culture ifugao et du lien entre valorisation économique du tinawon et conservation du patrimoine. Cette image est exploitée dans tous les supports promotionnels, du slogan publicitaire (« Heirloom rice from the famed terraces of the Philippines ») à la marque commerciale (« Eighth Wonder »), en passant par le logo représentant des terrasses.

32La valorisation économique du riz tinawon et son exportation aux États-Unis sont confrontées à de nombreux obstacles et soulèvent des problèmes à la fois économiques et sociaux, remettant en question la validité de telles initiatives. Les innovations sociales et techniques « imposées » par les acteurs extérieurs s’adaptent mal au système local. Les critères de qualité que le projet associe au riz tinawon reposent sur des conceptions occidentales et sont loin des représentations locales exposées précédemment. Outre les réglementations sanitaires, la qualité du riz à l’échelle internationale est fondée sur l’apparence et le goût. Parmi l’ensemble des exigences, celles qui suscitent des tensions entre l’exportateur et les producteurs ifugaos concernent le taux de brisures (inférieur à 15 %) et la standardisation de la production : couleur, taille et qualité des grains uniformes. Ces critères sont mal compris des producteurs, d’autant plus qu’ils nécessitent un travail très contraignant : un pilage manuel, pour conserver la couleur et l’arôme du riz, et un tri minutieux de la denrée. Ne percevant pas la différence entre manger une graine entière ou brisée, l’écrémage d’une partie de la production est vécu localement comme un gaspillage. D’autre part, les consommateurs américains montrent une préférence pour le riz de couleur, les occidentaux n’y étant pas habitués. Les Ifugaos produisent pourtant principalement du riz blanc. C’est pourquoi les exportateurs les encouragent aujourd’hui à produire davantage de riz rouge. Une telle exhortation ne risque-t-elle pas de contraindre les producteurs à abandonner les autres variétés, non valorisées sur le marché ?

33Engagés dans une filière longue de commercialisation, les producteurs se trouvent projetés au cœur des lois du marché, objets de malentendus. Le prix d’achat aux producteurs (40 pesos/kg en 2008, soit 0,64 /kg), fixé par l’entreprise américaine qui doit assumer le fort coût de l’exportation, est jugé trop faible par ces derniers, d’autant que le prix de vente local est deux fois plus important (100 pesos/kg, soit 1,6 /kg). Les riziculteurs assignés localement comme inspecteurs pour contrôler la qualité du riz dénoncent la lourdeur de la tâche et le salaire peu incitatif. Il en découle un manque de contrôle et de sanction entre les producteurs, conduisant à l’introduction de riz de mauvaise qualité dans la production exportée. Cette situation pèse lourd sur la relation entre « Eighth Wonder » et les producteurs.

34Les producteurs se sentent floués car le prix d’achat du riz tinawon n’augmente pas au cours des années et beaucoup d’entre eux n’ont pas participé à l’exportation de 2008. La faible valeur ajoutée apportée par le projet d’exportation et la pénibilité du travail conduisent à la multiplication de stratégies opportunistes. Certains des représentants de la coopérative vont jusqu’à affaiblir intentionnellement le projet américain en diffusant un message dépréciatif auprès des producteurs de leur municipalité. D’autres utilisent même parfois la marque et les supports commerciaux américains pour vendre au niveau local un riz de qualité différente. La présidente de RICE se plaint de cette usurpation : « I am really so frustrated ! It’s not the quality we want to get. This is done without our registration » (Banaue, mai 2008).

35Le développement d’un marché local et national, en direction de Manille et des villes de la Cordillère ainsi que des sites touristiques de Banaue, pourrait assouplir les conditions de production (au regard des brisures notamment) et valoriser le prix de la denrée (diminution du coût de transport). Le gouvernement local s’implique de plus en plus dans cette démarche, plus particulièrement au travers du programme national « One Town, One Product » qui consiste à valoriser économiquement un produit agricole emblématique dans chaque municipalité. Il diffuse aujourd’hui les semences de riz tinawon dans la province auprès des producteurs. Néanmoins, le développement d’un marché local du tinawon est limité par le faible nombre de consommateurs prêts à acheter cette denrée à prix fort. Par contre, le marché régional et national pourrait permettre d’écouler et de valoriser ce produit. Toutefois, la multiplication des ventes locales de riz conventionnel aux touristes sous le faux nom de tinawon prouve qu’une coordination des initiatives individuelles ainsi que l’établissement de règles de contrôle et de sanction seront nécessaires pour pérenniser un tel projet. Si elle voit le jour, la valorisation locale prendra-t-elle la forme de micro-organisations manœuvrées à l’échelle des municipalités ? Sera-t-elle contrôlée par le gouvernement ou reprise en main par les producteurs sur la base sociale des relations de parenté et intra-district, autorisant un mécanisme effectif de contrôle, de régulation et de sanction ?

Les productions locales : une alternative au modèle productiviste ?

36Les impacts sociaux et environnementaux du productivisme agricole, les crises économiques successives, les revers du modèle de développement postfordiste, les mutations économiques et institutionnelles ont montré les limites d’un développement uniquement fondé sur des critères économiques, élaboré à l’échelle nationale ou supranationale. Si certaines régions de montagne ont révélé leur fragilité face aux politiques productivistes, elles ont également montré une résilience face à ce type d’agriculture en proposant des modèles agricoles alternatifs : des produits typiques et identitaires, des pratiques respectueuses de l’environnement et créatrices de paysages, une polyculture et une pluriactivité. Le productivisme n’est donc plus aujourd’hui le seul modèle de référence. On distingue désormais, de manière schématique, deux grands types de politique agricole radicalement différents. L’un est basé sur un système économique ultralibéral produisant la majeure partie de la matière première pour les marchés internationaux et les industries, fondé sur la standardisation et l’anonymat. L’autre système est fondé sur une politique territoriale, produisant des produits typiques et valorisant les petits producteurs, les savoir-faire locaux, l’environnement et les paysages remarquables. Il s’adresse à une clientèle locale mais sa niche économique se trouve principalement auprès d’une clientèle urbaine aisée. La coexistence de ces deux systèmes agricoles peut alors conduire à générer un système alimentaire dual.

37Dans certaines régions du monde, ces nouveaux modèles d’agriculture obtiennent des résultats positifs, tant au niveau social, environnemental qu’économique. Malgré tout, la réussite de ces productions locales n’est pas automatique. Leur mise sur le marché peut parfois conduire à éroder la diversité culturelle et biologique liée à ces produits. De plus, dans les pays du Sud, ces initiatives peinent à émerger dans le débat sur la sécurité alimentaire. J’aimerais alors revenir en conclusion sur les limites de ces modèles agricoles, sans pour autant nier leur fort potentiel à redynamiser certaines régions agricoles, à protéger l’environnement et la diversité culturelle de ces territoires.

Un produit local sur le marché : risque d’érosion de la diversité biologique et culturelle

38Si c’est la qualité spécifique des productions locales, propre à un lieu et à une société, qui est valorisée et recherchée sur le marché, la productivité est malgré tout au centre de ces modèles. Comme dans l’agriculture productiviste, les producteurs cherchent à augmenter les rendements et leur production mais dans des limites qui ne nuisent pas à la qualité du produit. Le bénéfice net est davantage fonction de la valeur ajoutée apportée par le marché à ces produits que du rendement obtenu par hectare. Néanmoins, le volume de la production, qui détermine en partie le temps de présence d’un produit sur le marché, est également un facteur important pour l’avenir d’une production. Mis à part quelques produits particuliers (comme les champignons en France) ou certaines habitudes culturelles comme au Japon où le caractère saisonnier d’un produit est valorisé, dans la majorité des cas, clients et consommateurs s’attendent à acheter un produit en toutes saisons et à le trouver de façon continue. Un grand nombre de producteurs engagés dans ce type d’agriculture craignent alors de ne pas pouvoir se maintenir sur le marché si leur production n’évolue pas. Pour augmenter les volumes et parce que ces productions sont très attractives quand elles ont acquis une haute valeur ajoutée, les producteurs sont de plus en plus nombreux à se spécialiser et à supprimer les rotations de culture et la mise en jachère de la terre. Ainsi, bien que ces productions locales participent à la conservation des paysages, on peut néanmoins s’interroger sur les dangers d’une monoculture.

39Par ailleurs, la qualité de ces productions locales est également définie, bornée et contrôlée par les lois du marché qui exigent un matériel végétal identifié, stable, standard et homogène. Les producteurs doivent alors transformer leurs pratiques. La codification de la culture technique locale se confronte à la diversité des pratiques. Les producteurs doivent trancher entre différentes connaissances et adapter leur production pour ériger une nouvelle norme. Cette dernière peut rendre toutes les autres pratiques déviantes et les exclure du champ de la reconnaissance. Les démarches de valorisation des produits locaux remettent alors parfois en question les fondements mêmes des savoirs locaux, diversité et spécificité, et peuvent être à l’origine de conflits. Elles s’accompagnent de deux confrontations : des savoirs vernaculaires entre eux mais aussi avec les savoirs scientifiques et techniques. Cette codification a également pour effet de figer la partie vivante, évolutive, de ces productions en fixant les savoir-faire par écrit : « L’écriture rend explicite ce qui autrement serait resté implicite [38] ». On ne peut alors qu’encourager les producteurs à dégager des espaces de liberté dans leur cahier des charges, en restant évasifs dans la description des pratiques pour autoriser des innovations et une diversité. C’est le cas, par exemple, du cahier des charges AOC de l’oignon doux des Cévennes qui est très succinct [39]. Il laisse une grande liberté d’action aux producteurs et autorise un consensus entre tous les acteurs locaux.

40La valorisation de ces produits sur le marché conduit souvent à l’érosion de la diversité de forme d’un produit et parfois même à la disparition de certaines variétés qui ne sont pas reconnues ni sur le marché, ni par le consommateur. Plus un produit est commercialisé loin de son lieu d’origine, plus les représentations de la qualité entre producteurs et consommateurs vont différer. C’est ce que l’on observe dans le cas du riz entre les Ifugaos et les Américains. Vejpas et al ont aussi mis en avant la diffusion de deux variétés traditionnelles sur des millions d’hectares en Thaïlande qui ont fait disparaître des centaines de cultivars locaux [40]. Ainsi, ces modèles agricoles peuvent entraîner une homogénéisation des savoirs, des pratiques mais aussi des cultures. On peut alors s’interroger sur le devenir de ces aliments quand ils entrent dans un système capitaliste mondialisé : les démarches de valorisation ne sont-elles pas, pour une part, une transformation d’un produit local en un produit quasi industrialisé ? La commercialisation de ces produits à l’échelle régionale, en circuit court, semble être une meilleure solution pour maintenir la diversité variétale de ces produits et pour les vendre à prix fort. Les consommateurs connaissent le produit sous ses diverses formes et leurs exigences qualitatives se rapprochent de celles des producteurs.

Les limites de la valorisation de produits culturels et des denrées de base

41Au regard de toutes les limites auxquelles est confrontée l’exportation du riz tinawon aux États-Unis, une question reste en suspens : un produit culturel et de subsistance est-il commercialisable à l’échelle internationale ? De fait, ce qui contraint surtout la valorisation économique du riz tinawon se rapporte directement à la nature surtout culturelle de ce produit. Le riz est une production d’autoconsommation et constitue la denrée de base des Ifugaos. De plus, le tinawon est porteur d’une forte charge sociale et culturelle. Il est encore souvent tabou pour certains riziculteurs de vendre une telle denrée et d’évaluer quantitativement la production. La « nature » de ce produit limite ainsi les marges de manœuvre des producteurs à apporter des innovations sociales et techniques à leur production, à évaluer les coûts et la rentabilité du projet d’exportation. Avec la naissance d’un nouveau statut pour ce riz, une valeur économique, les conflits pourraient se résorber, mais encore faut-il que la production soit suffisamment valorisée du point de vue des producteurs. Pour l’instant, la valeur ajoutée apportée par le projet au riz tinawon n’est pas assez importante pour susciter un nouvel intérêt chez les jeunes à cultiver la terre. Cependant, apporter une haute valeur ajoutée à un aliment de base semble difficile, d’autant plus que les producteurs ne pourront pas améliorer le rendement de leur travail, contraints par l’exiguïté des terrasses limitant drastiquement la mécanisation. Par ailleurs, avec le lien fort existant entre la production du riz et le système culturel ifugao, il ne faudrait pas que la rationalisation associée à un projet économique entraîne la normalisation des pratiques et des savoirs locaux.

42Au final, si ces modèles de production agricole peuvent, en principe, augmenter la compétitivité des producteurs sur les marchés locaux et internationaux, il semble important de sélectionner des produits qui n’ont pas autant de ramifications dans les systèmes socioculturels qui les portent, comme dans le cas du riz tinawon. Il peut par ailleurs être dangereux, surtout d’un point de vue socioéconomique, d’exporter une denrée telle que le riz quand on sait que celle-ci n’est toujours pas suffisante pour nourrir l’ensemble des ménages au niveau local. Est-il éthiquement correct d’inciter les riziculteurs ifugaos à vendre leurs variétés locales à l’extérieur, à forte valeur nutritive et gustative, pour acheter du riz commercial, pauvre en nutriments et riche en produits chimiques ? Ces dérives existent bel et bien en pays Ifugao mais des exemples de réussite sociale et économique fleurissent aussi dans d’autres parties du monde comme pour les riz parfumés thaï qui sont à la fois consommés localement et massivement exportés.

43* * *


Date de mise en ligne : 28/01/2013.

https://doi.org/10.3917/lhs.183.0097

Notes

  • [1]
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  • [2]
    Ibidem ; J. Peter Brosius, « Significance and Social Being in Ifugao Agricultural Production », Ethnology, 1988, vol. 27, n° 1, p. 97-110 ; Aurélie Druguet, De l’invention des paysages à la construction des territoires. Les terrasses des Ifugaos (Philippines) et des Cévenols (France), Thèse de Doctorat, Muséum national d’Histoire naturelle, Paris, 2010.
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  • [11]
    Les enjeux de sécurité alimentaire se manifestent aux Philippines par la mise en place de programmes d’amélioration de la productivité agricole et des moyens pour le faire, notamment par l’introduction de variétés de riz à haut rendement. La province Ifugao est une zone prioritaire dans les programmes de sécurité alimentaire, faisant partie du « club des 20 », zones considérées comme les plus pauvres et vulnérables des Philippines.
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  • [36]
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  • [37]
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  • [38]
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  • [39]
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  • [40]
    Chirawat Vejpas, François Bousquet, Warong Naivinit et Guy Trebuil, « Participatory Modelling for Managing Rainfed Lowland Rice Varieties and Seed System in Lower Northeast Thailand », op. cit.
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