Notes
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[1]
Jean Domat, Traité des lois, 1689, p. 24, cité par Serge Latouche, in L’invention de l’économie, Albin Michel, 2005, p. 158.
-
[2]
Albert Hirschmann, Les passions et les intérêts. Justifications politiques du capitalisme avant son apogée, PUF, 1980.
-
[3]
Voir Jean Ehrard, L’idée de nature en France dans la première moitié du XVIIIe siècle, Albin Michel, 1994 ; et Robert Mauzi, L’idée du bonheur dans la littérature et la pensée françaises au XVIIIe siècle, Armand Colin, 1965.
-
[4]
Je renvoie à l’excellent article de Gilles Dostaler, « Les lois naturelles en économie. Émergence d’un débat », L’homme et la société, n° 170-171, 2009.
-
[5]
Sur ce point, je me permets de renvoyer à mon livre, Adam et Ève. La condition humaine, Mille et une nuits, 2007, chapitre 4.
-
[6]
J’ai retracé cette généalogie dans les deux premiers chapitres de « Be your self ! » Au-delà de la conception occidentale de l’individu, Mille et une nuits, 2006. J’ai également montré, dans Le sentiment d’exister (Descartes & Cie, 2002, chap. 30, « Descartes entre personne divine et personne humaine »), comment les Méditations renouvellent le genre du récit de conversion, le salut y étant apporté par la connaissance vraie et non plus par la foi.
-
[7]
La pensée augustinienne continua à nourrir la littérature (et aujourd’hui nombre de films) où l’on trouve un tableau de la « comédie humaine » fort différent de celui tracé par la philosophie. J’ai souligné cette divergence dans « Pensée et raison d’un côté, littérature et passions de l’autre », La Méchanceté, Descartes & Cie, 1998.
-
[8]
Jean Pic de la Mirandole, De la Dignité de l’homme, traduit du latin et présenté par Yves Hersant, éditions de l’Éclat, 1993, p. 7-8 et 13.
-
[9]
Le neurobiologiste Antonio Damasio en témoigne dans ses différents ouvrages : étant un organe du corps, le cerveau participe à son entretien vital, aussi bien en maintenant l’équilibre du milieu intérieur de l’organisme qu’en régulant ses relations avec le milieu extérieur. En revanche, Damasio ne prend guère en considération le fait que le cerveau est également un organe social.
-
[10]
Tout cela a été étudié en détail par Pierre Bourdieu dans La distinction.
-
[11]
Aristote, Les Politiques, I, 9, 1257 b, et II, 7, 1267 b.
-
[12]
Richard Sobel, « Économisme et désir d’argent », L’homme et la société, n° 150-151, 2004.
-
[13]
Je fais allusion à la dernière réplique prononcée par le personnage de gangster joué par James Cagney dans White Heat (1949).
-
[14]
Nicholas A. Christakis and James H. Fowler, « The Spread of Obesity in a Large Social Network over 32 Years », The New England Journal of Medecine, vol. 357, 26 juillet 2007, n° 4.
-
[15]
Jean-Marie Albertini, Les nouveaux rouages de l’économie, Les éditions de l’Atelier, 2008.
-
[16]
André Orléan, Le pouvoir de la finance, Odile Jacob, 1999, et De l’euphorie à la panique : penser la crise financière, éditions rue d’Ulm, 2009.
1La conception de l’être humain présupposée par la pensée économique dominante est fille de la pensée des Lumières. Celle-ci n’est pas née de rien. Je commencerai par en rappeler les sources, ce qui nous aidera à comprendre pourquoi l’enjeu de la réflexion anthropologique, aujourd’hui, ne se situe plus dans le vieux combat de l’humanisme des Lumières contre l’obscurantisme, mais qu’il exige un nouvel effort de pensée et une mise en question de l’anthropologie que nous ont léguée les Lumières. Ceci au nom même de la devise : « Ose savoir ! ». Je présenterai ensuite les principes élémentaires d’une anthropologie fondée sur les connaissances actuelles. Ce qui conduira à reconsidérer le rôle de la vie sociale et des cultures humaines. Pour finir, j’illustrerai mon propos par quelques notations sur l’argent.
Augustinisme vs humanisme
2Au cours du XVIIe et du XVIIIe siècles, avant que ne triomphe une anthropologie optimiste, corrélat nécessaire de la croyance dans le progrès, deux grandes visions anthropologiques se partageaient l’opinion.
3La première était portée par le courant augustinien qui irriguait le jansénisme et le protestantisme. Le péché originel, central dans cette vision pessimiste, a eu pour conséquence de nous rendre dépendants des autres. En proie au désir sexuel, l’homme n’est plus maître de son corps. Qui plus est, tous, hommes et femmes, désirent faire impression sur les autres et rivalisent pour leur en imposer et exister à leurs yeux. C’est le piège de l’amour-propre : nous découvrant dès l’enfance dépendants des autres, nous cherchons à compenser cet assujettissement en rendant ceux-ci dépendants de nous, en nous montrant porteurs de ce qu’ils désirent et en exerçant sur eux un pouvoir. Ce qui est encore une manière de dépendre d’eux et de l’opinion qu’ils se font de nous. Dans ces conditions, la véritable vertu n’est pas accessible à l’être humain, elle ne peut être que le fruit de la grâce divine. En ce monde marqué par la Chute, la vertu est trop rare pour que l’on puisse espérer qu’elle régisse les relations sociales. Ne pouvant s’appuyer sur le pur amour visé, prôné par le gouvernement des âmes, le gouvernement de la société doit se rabattre sur leur désir tel qu’il est, autrement dit sur l’intérêt. Intérêt de chacun pour sa conservation et son bien-être ; et intérêt d’amour-propre, de gloire ou de vanité. Dans une société de gens sans vertu, le jeu croisé des intérêts permet malgré tout que s’établissent la paix et la prospérité.
« D’une aussi méchante cause que notre amour-propre, et d’un poison si contraire à l’amour mutuel qui devait être le fondement de la société, écrit le janséniste Domat, Dieu a fait un des remèdes qui la font subsister ; car c’est de ce principe de division qu’il a fait un lien qui unit les hommes en mille manières et qui entretient la plus grande partie des engagements. [1] »
5Boisguilbert, janséniste lui aussi et l’un des précurseurs, à la fin du XVIIe siècle, de la pensée économique, fait fond sur cet « amour-propre éclairé ». Mandeville, l’auteur bien connu de l’ironique et amère Fable des abeilles (1714) a traduit La Rochefoucauld en anglais. Comme l’a bien montré Serge Latouche dans L’invention de l’économie, la première émergence de la pensée économique en Europe s’inscrit dans le cadre de l’anthropologie augustinienne.
6La seconde vision anthropologique, combattue par Pascal et d’autres Jansénistes, était celle des Jésuites et des néo-stoïciens. Pour ceux-ci, les ravages produits par la faute originelle ne sont pas si grands que le prétendent les Augustiniens. L’être humain conserve donc la capacité d’exister par lui-même, et la raison lui confère un pouvoir d’autonomie. Ses relations avec les autres ne sont pas inévitablement régies par les passions. L’intérêt, dans son premier mouvement, est certes une passion ; mais celle-ci peut se plier à la raison : l’intérêt bien compris passe par le calcul d’utilité. Albert Hirschmann [2] a bien décrit le renversement qui s’opère au cours du XVIIIe siècle et qui débouche sur l’anthropologie optimiste encore partagée aujourd’hui par la pensée économique orthodoxe en général et la théorie du rational choice en particulier.
7Le triomphe de l’humanisme des Lumières sur l’augustinisme va de pair avec une perte de crédibilité de l’au-delà au profit de l’horizon terrestre. Le sujet cartésien finit par l’emporter sur le sujet pascalien. Le Yahvé sévère de la Bible cède la place à un Dieu à la fois créateur et providentiel, un Dieu dont Newton a révélé les lois qui régissent aussi bien le mouvement harmonieux des astres que celui des corps ici-bas. Le monde terrestre n’est donc pas l’empire du mal : la nature est harmonieuse — thème abondamment décliné au cours du XVIIIe siècle [3]. Tout esprit savant rêve d’être un nouveau Newton et de découvrir les lois divines d’où découlerait une possible harmonie entre les hommes. Les physiocrates pensent que de telles lois existent, qui régissent la production et la répartition des ressources que les hommes tirent de la nature [4]. Ce sera encore la conviction de Bastiat près d’un siècle plus tard : le laissez-faire est conforme à l’ordre divin. « La main invisible », expression qui désigna longtemps la Providence divine, s’applique désormais à l’autorégulation des marchés.
8La controverse qui oppose les deux anthropologies, l’augustinienne et l’humaniste, traverse toute l’histoire de la pensée occidentale [5]. Si la première est ouvertement religieuse, la seconde, depuis son adoption par les philosophes des Lumières, est séculière. Il semble donc aux esprits éclairés d’aujourd’hui que l’on tient là une vision de l’être humain réaliste et que, dans leur progrès, les sciences (y compris les sciences cognitives et les neurosciences) ne pourront que la confirmer.
9On oublie ainsi trop vite que l’anthropologie moderne conserve un trait de l’ancienne, trait essentiel grâce auquel elle a pu en prendre le relais : le moi, la conscience, le sujet — quelque nom qu’on lui donne —, reste conçu comme une substance ; ce que la religion chrétienne appelle l’âme poursuit ainsi sa carrière sous le nom de res cogitans, de conscience de soi ou de self [6]. À cette continuité s’en ajoute une autre, celle d’une espérance de salut qui subsiste en dépit du changement de perspective, de la vie éternelle à une régénération humaine et sociale en ce monde. Dans la première, il était nécessaire de souligner les faiblesses et les misères de la condition humaine afin de mieux faire ressortir, par contraste, la vocation suprasensible de l’homme et le rôle de la grâce divine. Dans la seconde perspective, l’espérance étant reportée en ce monde, il s’agissait, là encore, de la rendre crédible. Mais pour cela, plutôt que de compter sur la grâce divine, on devait se convaincre que les hommes sont perfectibles et capables de faire eux-mêmes leur bien. Au lieu de mettre en évidence les faiblesses humaines, il fallait au contraire oublier une partie des observations dues à l’acuité des moralistes du XVIIe siècle [7]. Il fallait également mettre l’accent sur les pouvoirs de la raison. Étant raisonnable, l’homme est censé se limiter de lui-même dans ses relations avec les autres, et, par conséquent, pouvoir coexister en paix avec eux. Étant rationnel, il est capable de se détacher du milieu dans lequel il baigne pour mettre à distance ses objets de connaissance et penser par lui-même. Promouvoir l’individu raisonnable et rationnel revenait ainsi à renforcer le présupposé selon lequel l’individu existe par lui-même. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que le « Cogito ergo sum » soit devenu la citation-fétiche de la modernité occidentale.
10Dans les pages qui suivent je contesterai trois des postulats sur lesquels repose la conception de l’être humain qui, dans une large mesure, est encore la nôtre :
- d’abord, à l’auto-existence de l’individu, j’opposerai sa possible inexistence ;
- ensuite, à sa rationalité, source d’autonomie et d’indépendance à l’égard des autres, j’opposerai le fait que ses manières d’être dépendent de celles des autres ;
- enfin, à un mode d’être naturellement mesuré lui permettant de coexister harmonieusement avec les autres, j’opposerai le caractère illimité du désir humain.
L’être humain est un animal auquel se pose la question d’exister
11La présence d’un chat peut être réconfortante : à son contact, nous jouissons par procuration de la quiétude qui nous est refusée. L’être humain n’est pas adéquat à lui-même, il n’est pas assigné à une nature comme chaque espèce animale l’est à la sienne, son mode d’existence n’est pas ancré en lui de manière innée. Les philosophies existentialistes n’ont pas été les premières à formuler cette thèse. On la trouve déjà formulée en 1486 par Pic de la Mirandole dans son traité De la Dignité de l’homme. « C’est ton propre jugement, auquel je t’ai confié, qui te permettra de définir ta nature », dit le Créateur à l’homme. Ainsi, « notre condition native nous permet d’être ce que nous voulons », un privilège et une liberté que nous partageons avec Dieu [8]. Plusieurs siècles plus tard, Sartre défendra encore la même conception prométhéenne de la liberté. Entre-temps, les Lumières feront de cette indéfinition native la source de la perfectibilité humaine.
12La croyance sous-jacente est évidemment celle d’une parenté entre l’homme et Dieu. En conséquence, les implications les plus désagréables de l’indéfinition native de l’être humain n’ont pas été envisagées. Comment pourrait-on se faire soi-même à partir de rien ? Pour avoir la volonté de devenir tel ou tel, il faut bien que l’on existe déjà, autrement dit, que l’on ait commencé à prendre forme et consistance. Et si celles-ci font défaut, comment ne serait-on pas exposé à n’être rien ? Depuis Saint Augustin jusqu’à nos jours, la tradition philosophique s’est obstinée à voir dans la conscience de soi une assurance d’exister. Cette conviction, loin de refléter la réalité de notre condition, constitue plutôt une réaction de défense contre celle-ci, un bouclier imaginaire destiné à nous protéger d’un mal bien réel : la souffrance spécifiquement humaine d’être trop peu ou de n’être rien, de se sentir inexistant, d’être exposé au vide. Nous avons l’habitude d’associer la souffrance et la pauvreté, non sans raison. Mais la souffrance est également liée à la misère. « Misère » n’est pas synonyme de « pauvreté » ; la misère est à l’existence psychique ce que la pauvreté est à la vie matérielle.
13L’être humain se trouve exposé à la possibilité d’inexister du fait que, pas plus que son corps, son être psychique n’est une substance (au sens littéral de « quelque chose qui se soutient de soi-même »). Le mode d’existence de l’être humain est écologique : son existence se constitue et se maintient grâce à des relations de symbiose avec son milieu.
14Nous assimilons une manière d’exister par l’effet du milieu de vie dans lequel nous sommes immergés. Ce milieu, nous ne le choisissons évidemment pas : il faudrait pour cela que nous lui préexistions ; or, bien évidemment, aucun vivant ne préexiste à ses conditions de vie. Cela ne veut pas dire non plus que nous sommes entièrement déterminés, car notre milieu de vie n’est pas homogène, il est fait de plusieurs cercles relationnels ; nous pouvons donc nous appuyer sur l’un de ces cercles de préférence à un autre. Mais nous ne pouvons pas ne pas entrer dans une forme de symbiose avec telle ou telle facette de notre milieu de vie (notamment avec les personnes qui nous sont les plus chères, notre activité professionnelle, notre mode de vie, etc.). Nous sommes donc inévitablement dépendants.
15En matière de dépendance, il est donc impossible de tracer une frontière nette entre le normal et le pathologique. La distinction classique entre raison et passion est commode, elle est rassurante ; malheureusement, elle est sous-tendue par la vieille croyance en un sujet-substance. Elle suppose en effet que nos facultés cognitives (en d’autres termes la raison) sont en mesure de s’exercer en toute indépendance, le sentiment d’exister étant toujours déjà donné par nature. Comme si nous existions par nous-mêmes, et non pas grâce à ces formes de symbiose que j’ai évoquées. En réalité, notre activité de pensée est enchâssée dans nos manières d’être, elle en fait partie [9]. De sorte que les formes de dépendance, de symbiose et de coexistence qui soutiennent notre être donnent son assiette à nos facultés cognitives. Notre activité mentale peut, certes, s’exercer de manière rationnelle ; pourtant, elle tend aussi à s’exercer de manière à conforter notre sentiment d’exister qui est lui-même lié à notre forme de vie. Si logiques que soient nos raisonnements, leurs ressorts profonds, l’énergie que nous y investissons et les fins qu’ils servent nous échappent pour une part. Celle-ci peut être qualifiée de passionnelle, au sens où s’y engage notre désir d’exister. Inutile d’ajouter que c’est là une description qui n’est guère compatible avec la vision habermassienne des relations humaines.
Les manières d’être de l’être humain sont dépendantes de celles des autres
16L’homme est un animal qui, pour exister, doit nécessairement occuper une place dans l’esprit des autres. Cette place, il ne la crée pas par lui-même ; elle lui est donnée à sa naissance par la génération précédente. Après quoi, il apprend à occuper une place parmi les autres par l’intermédiaire du langage et du monde commun qu’il partage avec eux. Autrement dit, les processus de reconnaissance sont médiatisés par des contenus culturels, matériels et immatériels, contenus qu’il lui faut donc assimiler. Ces contenus culturels sont aussi bien des représentations (des objets mentaux) que des comportements et des biens matériels : religions, convictions politiques, biens marchands ou non marchands, monnaies, institutions, modes de vie, manières d’être, types de divertissement, sports ou autres activités, la liste est longue. Le fait que tel ou tel contenu ou activité en vienne à jouer un rôle d’intermédiaire dans les relations sociales, et par là même de support d’existence et de coexistence, ne procède pas, ou pas seulement, d’un dictat ou d’un choix rationnel. Le plus souvent, il se répand comme une mode. Il « prend » ou ne « prend » pas, il joue un rôle dans tel cercle social et pas dans un autre. Nous apprenons par imitation, mais nous n’imitons pas seulement pour apprendre. Nous imitons ou intériorisons telle ou telle manière d’être dans la mesure où nous la percevons comme une source de plus-être.
17Nous participons à plusieurs cercles de relations (famille, amis, collègues, etc.). Nous pouvons ainsi effectuer des comparaisons et juger du caractère plus ou moins bienfaisant de telle ou telle activité, du caractère plus ou moins fondé de telle ou telle idée. C’est là l’une des sources essentielles de la capacité de « penser par soi-même ».
18Cependant, les individus qui existent et coexistent sur la base d’une conviction ou d’une activité données tendent spontanément à valoriser celles-ci, se distinguant ainsi à leur avantage d’autres groupes [10]. Pour ce qui est de leur vision du monde, ils ne la valorisent pas seulement, ils désirent que d’autres la partagent. En effet, plus elle est adoptée par un grand nombre ou par des individus peu nombreux mais qui font autorité, et plus plus elle paraît vraie, évidente, universelle et d’une valeur indiscutable. Elle conforte ainsi le sentiment d’exister, la place et le pouvoir de ceux qui s’identifient à elle. Lorsque le nombre et le prestige des individus qui trouvent leur compte à exister et se faire reconnaître en s’appuyant sur telle conviction atteint une masse critique, cette conviction accroît ses chances d’occuper une position de monopole au détriment d’autres visions du monde, comme une monnaie forte s’impose au détriment d’une monnaie faible. Chacun jouit alors du sentiment réconfortant d’avoir de son côté tous ceux qui ont de la valeur. Sa force d’exister se nourrit de la force de tous ces autres.
19Dans ces processus d’adhésion — qu’ils concernent des idées ou des manières d’être — le profit retiré par chacun en termes d’accroissement de son sentiment d’exister est immédiat. Ceci précisément parce que l’attrait exercé par telle activité, telle chose, telle manière d’être ou telle vision du monde tient avant tout au fait que celles-ci répondent au désir d’exister. Leur pertinence et leur rationalité éventuelles ne peuvent apparaître qu’après examen, donc dans un second temps. De plus, cet examen est souvent biaisé du fait que celui qui l’effectue a déjà cédé à leur attrait. Ainsi, nous avons tendance à considérer comme rationnel ce qui, en fait, nous conforte. En conséquence, le calcul rationnel s’exerce beaucoup plus difficilement sur les fins elles-mêmes que sur les relations entre moyen et fin. Enfin, comme on l’a vu, les idées qui répondent au désir d’exister apparaissent d’autant plus satisfaisantes et convaincantes à chacun qu’elles ont été plus largement adoptées par le groupe social auquel il appartient, ou auquel il désire appartenir.
20Rien ne prouve que le support d’existence et de coexistence qui s’est ainsi imposé soit bénéfique à plus long terme. En fait, il peut se révéler destructeur. Mais pour ceux qui l’ont adopté, il est difficile de le prévoir. Pourquoi ? Parce que leurs facultés de raisonnement tendent à s’exercer dans le cadre d’une rivalité ou d’une surenchère mimétiques. En effet, pour chacun, l’enjeu n’est pas d’évaluer le mode d’existence dans lequel il vit par rapport à d’autres modes d’existence auxquels il ne participe pas, puisque ceux-ci, à ses yeux, ont une moindre valeur. Étant donné qu’il éprouve son sentiment d’exister en relation avec ceux qui participent au même « jeu » que lui, l’enjeu est d’occuper une meilleure place à l’intérieur de celui-ci. C’est ainsi qu’une manière d’être profitable à court terme peut se révéler défavorable, voire désastreuse à plus long terme. Ainsi, par exemple, de ces collégiens qui, se sentant peu disposés à répondre aux exigences scolaires, préfèrent les mépriser (« c’est bon pour les filles »), de sorte qu’ils affirment leur virilité et nourrissent leur sentiment d’exister en bravant l’institution et en en transgressant les normes.
21Il arrive également que le « jeu » ne se détruise pas et qu’il se perpétue de génération en génération, bien que le bilan en termes de bien-être soit négatif. Il se perpétue parce que c’est ainsi que ceux qui y sont plongés ont appris à exister, ce qui fait qu’ils ne sont pas en mesure d’en changer. Les membres de certaines sociétés ou groupes sociaux donnent ainsi l’impression à l’observateur extérieur de s’employer à gâcher la vie. Des sociétés dans lesquelles, par exemple, être valeureux, c’est soutenir son honneur par la vengeance et le meurtre. Ou encore, des sociétés où les mères qui ont subi l’excision se sentent obligées de la faire subir à leurs filles.
22En somme, si tous dérivent ensemble, personne n’a conscience de dériver. Sauf certains individus qui, ayant l’expérience d’un autre horizon social, d’autres formes de relations, résistent à cette dérive et tentent, généralement en vain, de réformer la manière d’être ou de penser des autres.
23Heureusement, les institutions, l’éducation, les coalitions de bonnes volontés, la confrontation avec d’autres formes de vie prémunissent les groupes humains, dans une certaine mesure, contre les dérives destructrices. Mais il n’est pas possible d’en écarter tout à fait le risque. Il faudrait pour cela que la forme de vie des humains soit fixée par la nature, comme c’est le cas pour les autres animaux. Il faudrait, autrement dit, que les humains n’aient que des besoins et pas de désir. Car non seulement le désir n’a pas d’objet ou de manière d’être qui lui corresponde par nature, mais, de plus, il est sans limite. Ce qui, conjugué avec les comportements de concurrence, de rivalité et de surenchère mimétique, constitue un facteur aggravant de démesure.
Le désir humain est sans limites
24« Le désir de vivre n’a pas de limite », écrivait Aristote, « la nature du désir est d’être infini, et c’est à le combler que la plupart des gens passent leur vie. [11] »
25Comment se fait-il que notre psychisme soit, en quelque sorte, ouvert à l’illimité ? La question est traditionnellement posée dans une perspective religieuse où la présence en nous d’une aspiration à l’infini est vue comme la preuve de notre filiation divine (sur ce point, il existe une continuité entre théologie médiévale, cartésianisme et romantisme). Jusqu’à présent, la question n’a guère été posée d’un point de vue scientifique, pour la simple raison que notre rationalisme hérité des Lumières ne conçoit pas qu’il existe une dimension d’illimitation dans l’être humain. De sorte que si, au lieu de dénier cette illimitation, on la prend en considération, il n’est donc pas étonnant qu’on ne sache pas — ou pas encore — l’expliquer. Cependant, l’observation suivante, que tout le monde peut faire, offre au moins une piste : le langage humain implique une faculté de représentation et celle-ci constitue un espace virtuel proprement illimité. Les enfants, lorsqu’ils apprennent à compter, conçoivent qu’à partir du moment où ils énumèrent la suite des nombres, cette suite n’a pas de fin — une idée vertigineuse qui les fascine. Non moins vertigineuse est la question que beaucoup d’entre eux se posent à propos de l’origine du monde : s’il n’a pas toujours existé, qu’y avait-il avant ? Et si Dieu l’a créé, comment Dieu a-t-il lui-même été créé ? Descartes, se demandant comment il se fait qu’il ait en lui l’idée d’infini, note justement que nous avons beau nous représenter une limite extrême, il est toujours possible de penser à un au-delà de cette limite (on pourrait même ajouter que nous ne pouvons nous en empêcher).
26Considérée sous l’angle cognitif — par exemple en tant qu’elle offre au calcul mathématique la possibilité de manier l’infini —, cette illimitation de notre espace psychique n’est pas particulièrement inquiétante. Mais l’investissement de cet espace n’est pas originairement d’ordre cognitif. L’investissement cognitif de l’espace psychique illimité est au contraire le résultat d’un long processus historique visant à désamorcer la virulence de ce qui est sans bornes et à la domestiquer. Avant que les mathématiques prennent en charge ce processus, le terrain avait déjà été préparé par la théologie : le Dieu du monothéisme conjure la charge de néant que recèle l’illimitation, tout simplement en en renversant la valeur : Dieu est infini et l’infini est une perfection. Auparavant, dans les cosmogonies où tout commençait par un chaos indifférencié et sans bornes, le processus de formation du monde, processus par lequel de l’être advenait, se fondait sur l’instauration de limites et de différenciations. Restait, comme dans les nouvelles de Lovecraft, la crainte que quelque entité d’outre-limite ne fasse effraction, s’empare de l’humain et répande les effets de sa force de mort. Cette crainte, tout le monde sait bien qu’elle se double d’une fascination, voire d’une jouissance (sinon, il n’y aurait personne pour écouter les histoires de fantômes, d’ogres ou de sorciers, ou pour regarder les films d’épouvante). Ceci parce que, originairement, l’être humain ne peut s’empêcher d’emplir de lui-même son espace psychique illimité et d’étendre à cet infini la force de vie qui l’anime. Mais ce faisant, il pressent que celle-ci, dès lors qu’elle serait véritablement sans limites, se retournerait en force de mort et qu’elle l’anéantirait. En effet, elle le ravirait à la place nécessairement circonscrite qu’il occupe dans le monde où il coexiste avec les autres, lui ôtant du même coup toute possibilité d’exister. En conséquence, ce qui, de lui, s’étend au-delà de la limite du monde commun, du monde humain, lui apparaît alors comme un autre, un alien prêt à le détruire, une malfaisance persécutrice. Ainsi s’explique la peur universelle des revenants, ces entités sans limites puisqu’elles flottent au-delà de la mort qui borne toute existence humaine. Entités imaginaires, certes, mais que les humains ne peuvent s’empêcher d’imaginer (de même qu’aujourd’hui encore, avec des films de vampires ou autres morts vivants, ils recherchent le plaisir de la peur), parce qu’ils ne peuvent s’empêcher de désirer et que, comme le dit Aristote, le désir est infini.
27L’hypothèse que je viens d’esquisser, si elle entre en résonance avec l’anthropologie des moralistes du XVIIe siècle et avec la clinique psychanalytique, est évidemment en rupture avec la pensée des Lumières et la doxa moderne. Plutôt que de se confronter à la dimension psychique d’illimitation, la pensée des Lumières s’est efforcée de l’éluder ou d’en amoindrir la portée : la malfaisance que lui prêtaient les esprits attardés n’était qu’illusion. Mathématisé, esthétisé à travers la notion de sublime ou encore spiritualisé dans un vague théisme, l’illimité n’avait plus rien à voir avec l’ancienne hubris des Grecs. Pour rêver d’harmonie sociale, il fallait se convaincre que l’être humain s’inscrit naturellement dans les limites de la coexistence. Il fallait que les passions puissent se muer en intérêt, et l’intérêt en choix rationnel. Une anthropologie que les sciences économiques s’emploient encore massivement à accréditer et qui tend à passer pour une évidence. Si l’on devait réécrire aujourd’hui L’avenir d’une illusion, il faudrait passer au crible cette croyance fondamentale de notre modernité.
Le rôle des cultures humaines
28Depuis le De natura rerum de Lucrèce jusqu’aux conceptions utilitaristes modernes en passant par les spéculations sur l’homo faber, on a voulu voir dans la vie sociale et la culture (au sens où les anthropologues emploient le terme) des réponses aux besoins biologiques et matériels de l’humanité. En réalité, celles-ci s’efforcent également — tâche immense — de produire des activités, des liens et des biens (des médiations tant matérielles qu’immatérielles) qui soutiennent l’existence psychique des individus et leur coexistence. Du fait que la conscience de soi a acquis chez les humains un développement considérable, ceux-ci sont confrontés, nous l’avons vu, à la question « comment exister ? » en même temps qu’au risque de se sentir inexister, à l’angoisse du vide. Une fonction fondamentale de la vie sociale et de la civilisation est donc d’apporter des réponses pratiques à cette question ; de nourrir en nous la vie, pourrait-on dire, en reprenant une expression de la pensée chinoise ; de nous aider, sinon à combler l’incomplétude qui nous affecte, du moins à « faire avec », voire à en tirer parti.
29Un rien nous occupe, notait Pascal. Ajoutons : à condition que ce peu de chose constitue un élément, si mince soit-il, du monde commun qui nous relie aux autres. Mais au-delà de ce qui suffit à nous occuper persiste une insuffisance, autrement dit le désir d’un quelque chose qui nous comble. Ce désir risque de nous entraîner dans la démesure, dans une fuite en avant sans autre issue que la destruction. Participer à la vie sociale et jouir de telle ou telle forme de civilisation ne saurait répondre à l’illimitation du désir et ne permet pas au sujet de s’affirmer de manière inconditionnelle, autrement dit d’accéder à une souveraineté telle qu’il ne soit soumis à aucune condition. Pour exister, avoir notre place parmi les autres et être reconnu d’eux, il nous faut remplir des conditions : faire des efforts, en passer par des apprentissages, nous adapter, attendre, être patients, conciliants, etc. Savoir jouer d’un instrument de musique, par exemple, est une joie, mais cela prend du temps et exige du travail. Il est beaucoup plus facile pour un adolescent de « faire des conneries », de boire ou de fumer un « joint », toutes choses qui lui apportent à bon compte un soulagement immédiat. Pour jouir de ce que peuvent nous apporter la vie sociale et la civilisation, il y a des conditions à remplir, un prix à payer, un chemin à parcourir. En conséquence, est tentant tout ce qui se présente comme un raccourci permettant d’obtenir à moindre prix un accroissement de notre sentiment d’exister ou un soulagement à notre manque d’être. Si nous faisons l’expérience d’une situation qui intensifie à moindre coût notre sentiment d’exister et qui agit comme un remède contre l’angoisse d’un trop peu d’existence ou même seulement contre l’ennui, nous aurons tendance à reproduire cette expérience.
30Cependant, en fin de compte, derrière ce qui se présente à première vue comme un gain appréciable, il y a également un prix à payer : une dégradation de notre état de santé ou une destruction progressive de notre vie sociale et affective (quand ce n’est pas les deux à la fois). De plus, si la vie d’un « accro » à la complétude procure une forme d’intensité et de jouissance, elle n’est pas pour autant joyeuse et heureuse (c’est le cas notamment pour ceux qui ont contracté une addiction à la violence ou à la drogue). Le fait d’être « accro » à la complétude explique également pourquoi certains n’échappent à la drogue qu’en se plongeant dans une secte, univers quasi totalitaire qui leur évite de se partager entre plusieurs sphères relationnelles.
31En somme, les cultures et la vie sociale ne doivent pas seulement soutenir notre existence psychique, elles ont également la tâche délicate de gérer la démesure humaine. Pour que cette gestion s’appuie sur une solution véritablement satisfaisante, il faudrait que l’illimitation puisse se réaliser de manière constructive. Un tel rêve a animé les conquêtes militaires, les impérialismes, le productivisme industriel et l’économie de la croissance. Un rêve dont on voit bien aujourd’hui le caractère destructeur. Ou bien — solution alternative —, il faudrait que le désir ne soit plus infini. Depuis la naissance de la poésie pastorale dans la Grèce antique jusqu’à l’apologie actuelle d’une décroissance vécue dans une frugalité heureuse, les humains ont toujours rêvé de voir leur désir renoncer à son illimitation et trouver sa satisfaction dans des objets limités, comme c’est le cas pour les besoins physiologiques. Mais — Lacan l’a justement souligné — le désir n’est pas le besoin. Restent des formes de compromis, des voies moyennes : elles permettent au désir d’exister d’exprimer son caractère inconditionnel, mais sans le réaliser pour de bon ; de s’inscrire dans un rapport à la complétude, mais sans prétendre atteindre effectivement celle-ci.
L’argent
32Pour finir, quelques notations sur l’argent peuvent illustrer l’anthropologie qui vient d’être esquissée. L’argent est l’un des fluides qui circulent dans le milieu de vie des humains. Il est vital qu’il circule : si les gens perdent confiance en sa valeur (ce qui se produit dans les situations d’hyper-inflation), il n’est plus accepté en paiement, il perd sa valeur et ne circule plus. Fruit de l’activité humaine et de la confiance, l’argent est le sang qui irrigue le corps social, nourrissant au passage les individus — certains, bien sûr, davantage que d’autres. Ne parle-t-on pas d’argent « liquide » ? Les acteurs de la finance ne sont-ils pas en quête de « liquidités » ?
33La relation à ce fluide vital et le désir d’en capter les flux à son profit tournent aisément à l’addiction. Autrement dit, le désir d’argent peut devenir une passion exclusive et, par cela même, dangereuse. Parmi les facteurs qui facilitent l’addiction à l’argent, j’en distinguerai trois principaux.
34Le premier tient tout simplement à la nature même de l’argent, substance magique ou talisman : il permet de se procurer tout ce qui s’achète ; plus le prestige qui s’attache au fait d’« avoir de l’argent » ; plus un pouvoir effectif sur les autres. L’argent n’est pas seulement un moyen de paiement ; puisqu’aux yeux de la plupart des autres il est désirable, en posséder fournit l’insigne qui permet de se faire reconnaître d’eux. C’est également un moyen d’avoir barre sur eux : la puissance financière permet de manier la carotte et le bâton, elle est pouvoir d’enrichir et pouvoir d’appauvrir, pouvoir de donner une place sociale aux uns, pouvoir de la retirer à d’autres.
35Le second facteur qui facilite l’addiction à l’argent, c’est la manière dont on l’acquiert. Non pas la manière dont les ouvriers et les employés l’acquièrent, car elle est fort laborieuse, mais d’autres manières de se procurer de l’argent qui sont beaucoup plus excitantes. Celle du voleur, par exemple. Ou celle du joueur. Certaines pages du Joueur de Dostoïevsky (lui-même joueur pathologique) en donnent une bonne idée : son personnage sent son cœur battre et entre presque en transe dès qu’il approche de la roulette. Le meilleur exemple, de nos jours, n’est plus le joueur mais le trader.
36Le plus souvent un homme jeune sortant de polytechnique ou d’une autre grande école, le trader est disposé à devenir « accro » à la fois à l’argent et au travail (un workaholic), tant son job est excitant et rémunérateur. Il s’agit d’une addiction sans substance exogène, mais qui s’accompagne vraisemblablement (comme l’addiction à la violence) d’une modification chimique du « milieu intérieur », pour employer l’expression chère à Claude Bernard. L’excitation du trader devant l’écran où défilent sans cesse des chiffres, passant ses journées au milieu de ses collègues dans une salle des marchés, est comparable à celle du joueur faisant cercle avec les autres joueurs autour de la roulette dans l’atmosphère enfiévrée d’une salle de jeu. Avec, toutefois, une grande différence : statistiquement parlant, les joueurs perdent de l’argent (au profit du casino, bien sûr ; sinon comment le patron du casino gagnerait-il sa vie ? Et comment paierait-il les croupiers et autres employés ?). Les traders, au contraire, gagnent, et gagnent même beaucoup d’argent (nettement moins, toutefois, que les banques qui les emploient).
37Ceux qui ont des revenus modestes ou moyens « connaissent la valeur de l’argent », comme on dit. Connaître la valeur de l’argent, c’est avoir conscience d’une relation entre l’argent, le travail et ce qui est nécessaire ou souhaitable pour bien vivre. Mais lorsque l’on gagne des sommes très supérieures à cette moyenne, l’argent prend une autre signification : il cesse d’être perçu en relation avec le travail, les travailleurs et ce que les économistes appellent les fondamentaux ; il en vient alors à incarner l’infini désir d’exister qui anime celui qui le possède. Au risque que le principe de réalité s’estompe au profit du principe de plaisir. La grandeur passée de Jean-Marie Messier offre un bon exemple de cette illimitation, qui va de pair avec un aveuglement et une perte de contact avec la réalité. Comme l’écrit Richard Sobel, « le désir dont l’objet est la généralité de la richesse signifie que ce qui est désiré dans le désir n’est plus la limite réelle d’une valeur d’usage concrète exprimant tel ou tel bien-être privé déterminé, mais devient véritablement sans limitation concrète. [12] » C’est pourquoi, gagnerait-on des millions de dollars, le désir qui s’est investi dans ces gains pousse à en gagner encore davantage. D’autant que joue alors la surenchère mimétique, autrement dit un désir d’exister qui anticipe sa jouissance dans le fantasme de rejoindre ou de dépasser ceux auxquels on se compare et d’atteindre « the top of the world [13] ».
38Ceci nous amène au troisième facteur qui facilite l’addiction à l’argent : la contagion mimétique. Pour mettre en évidence la relation entre addiction et contagion mimétique, voici d’abord une illustration qui ne relève pas de l’argent, mais du rapport à la nourriture. Il s’agit d’une étude publiée en juillet 2007 dans le New England Journal of Medecine [14]. Ses auteurs se basent sur les données relevées depuis 1948 en matière d’alimentation, de taille et de poids, données qui concernent des milliers d’Américains. Résultat : les chances pour un individu de devenir obèse sont proportionnelles au nombre de ses proches qui le sont déjà et à la force du lien qui le rattache à eux. Explication : les normes de comportement de chacun sont directement dépendantes de celles de son entourage. On en revient à ce que nous avons vu plus haut : n’ayant pas en nous une manière d’exister qui est innée, nous assimilons une manière d’exister au contact des autres ; et lorsque tout le monde dérive ensemble, personne n’a conscience de dériver. Cela se vérifie dans les phénomènes de mode, mais aussi, malheureusement, dans le domaine des normes morales. Si les membres de la classe à laquelle nous appartenons exploitent ou volent de plus faibles qu’eux et que nous en faisons autant, nous maintenons ainsi l’affiliation qui nous rattache à eux et notre comportement nous semble dans les normes ; et si, notre désir d’exister s’engageant dans la surenchère mimétique, nous les surclassons, nous éprouvons même un sentiment accru de valeur et de gloire. De même, il est beaucoup plus facile de tuer ou de torturer quelqu’un lorsque les autres, autour de nous, en font autant : nous nous sentons soutenus et approuvés par eux, nous maintenons ainsi les liens qui nous rattachent à eux, et nous évitons l’ostracisme dont nous serions frappés si nous nous désolidarisions d’eux.
39Dans le monde de la finance aussi, lorsque tout le monde dérive ensemble (comme c’est le cas lorsque se développe une bulle financière), personne n’a l’impression de dériver (sauf quelques Cassandre). Plusieurs économistes ont comparé le comportement des acteurs financiers à celui des moutons de Panurge. Jean-Marie Albertini a forgé une parabole plus précise dont je m’inspire [15]. Les acteurs financiers sont comparables à des patineurs qui se tiendraient sur le bord d’un étang gelé. Quelques-uns s’aventurent vers le milieu de l’étang. Ceux qui les observent constatent alors que la glace ne cède pas et que la cote de prestige de ces patineurs audacieux s’est considérablement accrue. Il leur semble donc, à la fois, désirable et rationnel de les suivre. Voyant que la glace tient, d’autres patineurs en concluent eux aussi qu’il n’y a pas de risque à s’avancer et qu’il serait stupide de perdre l’occasion qui s’offre d’augmenter leur propre prestige. Lorsque la plupart ont gagné le milieu de l’étang, chacun, se voyant entouré par les autres, se sent pleinement rassuré. Ainsi, tous oublient le fait que le poids exercé sur la glace est alors beaucoup plus élevé et que le risque qu’elle cède est donc lui aussi maximal. Autrement dit, ils perdent de vue l’écart croissant entre les valeurs qu’ils croient détenir et les fondamentaux de l’économie.
40Il est d’autant plus difficile pour les acteurs financiers de résister à ce comportement moutonnier qu’il existe aussi des raisons tout à fait rationnelles de s’y livrer. En effet, comme l’a bien montré l’économiste André Orléan, plus sont nombreux les acteurs du marché qui croient à la valeur d’un produit financier X, plus ce produit X gagne effectivement en valeur [16]. À la différence des biens marchands que l’on achète pour leur usage, on achète des produits financiers pour les revendre avec profit. En conséquence, alors que l’augmentation du prix d’un bien d’usage peut décourager les acheteurs potentiels, l’augmentation de la valeur d’un produit financier peut être interprétée comme la preuve qu’il est de plus en plus demandé et que sa valeur va donc encore monter. Son appréciation constitue donc une bonne raison de l’acheter. Cependant, au cours de ce processus, l’écart entre la valeur attribuée au produit financier et les fondamentaux de l’économie s’accroît inévitablement, même si personne n’a envie de s’en apercevoir : grisé par le succès, rassuré par l’autorité des experts, encouragé par le nombre de ceux qui se sont engagés dans le processus, chacun dérive avec les autres. Jusqu’à ce que la défiance naisse et que les acteurs cherchent à revendre le produit financier auparavant si prometteur. Plus leur nombre croît, plus la valeur du produit chute. La glace, alors, se fissure et cède sous le poids des patineurs.
41* * *
Notes
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[1]
Jean Domat, Traité des lois, 1689, p. 24, cité par Serge Latouche, in L’invention de l’économie, Albin Michel, 2005, p. 158.
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[2]
Albert Hirschmann, Les passions et les intérêts. Justifications politiques du capitalisme avant son apogée, PUF, 1980.
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[3]
Voir Jean Ehrard, L’idée de nature en France dans la première moitié du XVIIIe siècle, Albin Michel, 1994 ; et Robert Mauzi, L’idée du bonheur dans la littérature et la pensée françaises au XVIIIe siècle, Armand Colin, 1965.
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[4]
Je renvoie à l’excellent article de Gilles Dostaler, « Les lois naturelles en économie. Émergence d’un débat », L’homme et la société, n° 170-171, 2009.
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[5]
Sur ce point, je me permets de renvoyer à mon livre, Adam et Ève. La condition humaine, Mille et une nuits, 2007, chapitre 4.
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[6]
J’ai retracé cette généalogie dans les deux premiers chapitres de « Be your self ! » Au-delà de la conception occidentale de l’individu, Mille et une nuits, 2006. J’ai également montré, dans Le sentiment d’exister (Descartes & Cie, 2002, chap. 30, « Descartes entre personne divine et personne humaine »), comment les Méditations renouvellent le genre du récit de conversion, le salut y étant apporté par la connaissance vraie et non plus par la foi.
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[7]
La pensée augustinienne continua à nourrir la littérature (et aujourd’hui nombre de films) où l’on trouve un tableau de la « comédie humaine » fort différent de celui tracé par la philosophie. J’ai souligné cette divergence dans « Pensée et raison d’un côté, littérature et passions de l’autre », La Méchanceté, Descartes & Cie, 1998.
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[8]
Jean Pic de la Mirandole, De la Dignité de l’homme, traduit du latin et présenté par Yves Hersant, éditions de l’Éclat, 1993, p. 7-8 et 13.
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[9]
Le neurobiologiste Antonio Damasio en témoigne dans ses différents ouvrages : étant un organe du corps, le cerveau participe à son entretien vital, aussi bien en maintenant l’équilibre du milieu intérieur de l’organisme qu’en régulant ses relations avec le milieu extérieur. En revanche, Damasio ne prend guère en considération le fait que le cerveau est également un organe social.
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[10]
Tout cela a été étudié en détail par Pierre Bourdieu dans La distinction.
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[11]
Aristote, Les Politiques, I, 9, 1257 b, et II, 7, 1267 b.
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[12]
Richard Sobel, « Économisme et désir d’argent », L’homme et la société, n° 150-151, 2004.
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[13]
Je fais allusion à la dernière réplique prononcée par le personnage de gangster joué par James Cagney dans White Heat (1949).
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[14]
Nicholas A. Christakis and James H. Fowler, « The Spread of Obesity in a Large Social Network over 32 Years », The New England Journal of Medecine, vol. 357, 26 juillet 2007, n° 4.
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[15]
Jean-Marie Albertini, Les nouveaux rouages de l’économie, Les éditions de l’Atelier, 2008.
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[16]
André Orléan, Le pouvoir de la finance, Odile Jacob, 1999, et De l’euphorie à la panique : penser la crise financière, éditions rue d’Ulm, 2009.