Notes
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[1]
Une sélection restreinte des publications auxquelles on peut se référer : James Turner JOHNSON, Just War and the Gulf War, Lanham, 1991 ; Jean Bethke ELSHTAIN (red), Just War theory, Oxford, 1992 ; James Turner JOHNSON, The Holy War Idea in Western and Islamic Traditions, Pennsylvania, 1997 ; Richard TUCK, The Rights of War and Peace, Oxford, 1999 ; John RAWLS, The Law of Peoples, Cambridge/London, 1999 ; Jean Bethke ELSHTAIN, Just War against Terror : the Burden of American Power in a Violent World, New York, 2003 ; Anthony BURKE, « Just War or Ethical Peace ? Moral Discourses of Strategic Violence after 9/11 », International affairs, 2004, (80) : 2, p. 329-353 ; Michael WALZER, Arguing about War, London, 2004 ; Chris DOLAN, In War we Trust : the Bush Doctrine and the Pursuit of Just War, Aldershot, 2005 ; Alex BELLAMY, Just Wars from Cicero to Iraq, Cambridge, 2006 ; Laura SJOBERG, Gender, Justice, And the Wars in Iraq. A Feminist Reformulation of Just War Theory, Lanham, 2006.
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[2]
Remarques à Annual Convention of the National Religious Broadcasters, 28 janvier 1991, http://bushlibrary.tamu.edu/research/papers/1991/91012800.html 25/9/2007.
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[3]
« The first principle of a just war is that it supports a just cause. Our cause could not be more noble. [...] We seek nothing for ourselves » ; « Some ask whether it’s moral to use force to stop the rape, the pillage, the plunder of Kuwait. And my answer : Extraordinary diplomatic efforts having been exhausted to resolve the matter peacefully, then the use of force is moral » ; « When a war must be fought for the greater good, it is our gravest obligation to conduct a war in proportion to the threat. And that is why we must act reasonably, humanely, and make every effort possible to keep casualties to a minimum. And we’ve done so. I’m very proud of our military in achieving this end » (Bush, 1991). Pour une critique de la guerre du Golfe du point de vue d’une interprétation féministe de la guerre juste, cf. Laura SJOBERG, Gender, Justice and the Wars in Iraq. A Feminist Reformulation of Just War Theory, Oxford, 2006, p. 109-202.
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[4]
George BUSH, 1991, op. cit.
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[5]
Pour ce qui concerne la perspective de la théorie du système mondial, Vitoria semble jouer un rôle fondamental dans la mise en place de l’idéologie universaliste, caractéristique de la domination européenne à partir du XVIe siècle. Cf. Immanuel WALLERSTEIN, European Universalism. The Rethoric of Power, New York, 2006.
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[6]
Cf. ici Carlo GINZBURG, Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Paris, Flammarion, 1989 [1986].
-
[7]
Sharon KORMAN, The Right of Conquest : the Acquisition of Territory by Force in International Law and Practice, Oxford, 1996, p. 46-47.
-
[8]
Lettre de Christophe Colomb à Luis de Sant Angel, 1493.
http://www.netlibrary.com.ezproxy.ub.gu.se/Reader/ 30/9/2007 -
[9]
Sharon KORMAN, 1996, op. cit., p. 48.
-
[10]
Cité in Hugh THOMAS, El imperio Español. De Colón a Magallanes, Barcelona, 2003, p. 347.
-
[11]
Alonso DE LOAYSA, « Lettre datée de Mars 1512 », cité dans Francisco Castilla URBANO, El pensamiento de Francisco de Vitoria : filosofía política e indio americano, Barcelona, 1992, p. 218.
-
[12]
Il y a un grand nombre de lettres adressées au Roi ou à la cour de la part de dominicains soulevant ce genre de revendication. Cf. par exemple : Colección de Documentos inéditos relativos al descubrimiento, conquista y organización de las antiguas posesiones españolas de América y Oceanía, sacados de los Archivos del Reino y muy especialmente del de Indias, Joaquín F. PACHECO, Francisco DE CRDENAS y Luis TORRES DE MENDOZA, Madrid, 1864-1889 (42 vol.), vol. XI, p. 243.
-
[13]
Francisco DE VITORIA, Relectio de Indis, in Javier Malagón Barceló’s Latin-Spanish edition, Las relecciones De Indis y De Iure Belli, Washington, 1963, p. 5-12. Les citations en anglais sont extraites d’Anthony Padgen’s édition, Francisco de Vitoria : Political Writings, Cambridge, 1991.
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[14]
Ibidem, p. 12.
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[15]
Ce qui est inexact. Dès le premier conseil, tenu en 1504, le Roi avait fait appel à des théologiens. Cf. Anthony PADGEN, The Fall of Natural Man. The American Indian and the Origins of Comparative Ethnology, Cambridge, 1982, p. 28-30.
-
[16]
Sur le concept de dominium cf. Richard TUCK, Natural Rights Theories. Their Origin and Development, Cambridge, 1979, p. 5-31.
-
[17]
Francisco DE VITORIA, 1963, op. cit., p. 31.
-
[18]
Ibidem, p. 33.
-
[19]
Ibid., p. 34.
-
[20]
Cet argument était particulièrement avancé durant la vie de Vitoria lorsque Charles V (1500-1558) était au pouvoir. Après sa désignation comme Saint Empereur Romain, les territoires sous sa juridiction s’étendaient du royaume des Habsbourg aux colonies du Nouveau Monde, du Sud de l’Italie à l’Afrique du Nord. Ils étaient connus comme « l’empire sur lequel jamais le soleil ne se couche ». L’argument en faveur de son droit à exercer une juridiction mondiale impliquait que son empire était la continuation de l’Empire romain et avait été institué par Dieu.
-
[21]
Ici Vitoria introduit de manière explicite une exception concernant l’autorité du père sur ses enfants et celle du mari sur sa femme : Francisco DE VITORIA, 1963, op. cit., p. 41.
-
[22]
Ibidem, p. 47.
-
[23]
Ibid.
-
[24]
Ibid., p. 48.
-
[25]
Ibid., p. 57.
-
[26]
. Ibid.
-
[27]
Ibid., p. 59.
-
[28]
Ibid., p. 73.
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[29]
Ibid., p. 76.
-
[30]
Ibid., p. 80.
-
[31]
. Ibid.
-
[32]
Vitoria définit le droit des gens de différentes façons en divers endroits, mais ici il établit que le droit des gens est soit le droit naturel, soit déduit de celui-ci (jure gentium, quod vel est jus narurale, vel derivatur ex jure naturali). Ibid., p. 85.
-
[33]
Ibid., p. 86.
-
[34]
Ibid., p. 89.
-
[35]
Ibid., p. 92-93.
-
[36]
Ibid., p. 94.
-
[37]
Ibid., p. 95.
-
[38]
Toute la section consacrée à la question des fondements légitimes de la domination espagnole est formulée sur un mode hypothétique. Vitoria n’affirme jamais que les conditions d’une guerre juste contre les Indiens ont été pleinement réalisées.
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[39]
Ibid.
-
[40]
Ibid., p. 97.
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[41]
Ibid., p. 98.
-
[42]
Ibid., La traduction anglaise ne rend pas compte de la subtilité de cet argument même si elle le cite dans une note, p. 288.
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[43]
Ibid., p. 104.
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[44]
Ibid., p. 103.
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[45]
Ibid., p. 108.
-
[46]
Francisco DE VITORIA, De Iuri Belli, Consejo Superior de Investigaciones científicas, Madrid, 1981, p. 126-127.
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[47]
Ici, Vitoria fait une comparaison avec la pratique de l’Empire romain pour étendre son territoire en occupant les villes ennemies et les provinces selon les lois de la guerre. Vitoria fait remarquer que cette pratique doit être légitime puisque la justice et la légitimité de l’Empire romain est reconnue par Augustin, Ambroise, Thomas d’Aquin et d’autres révérés théologiens, in Francisco DE VITORIA, 1963, op. cit., p. 196-199.
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[48]
Francisco DE VITORIA, 1981, op. cit., p. 174-175.
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[49]
Francisco DE VITORIA, 1991, op. cit., p. 321 ; Francisco DE VITORIA, 1981, op. cit., p. 182-183.
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[50]
Francisco DE VITORIA, 1981, ibidem, p. 194-195.
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[51]
James Brown SCOTT, The Spanish Origin of International Law, Oxford, 1934, p. 78-81. Cf. de même la lettre de Francisco DE VITORIA à Arcos, 8/11/1534, Anuario de la Asociación Francisco de Vitoria, vol. II, 1929-1930, p. 32-34.
-
[52]
Cf. Anthony ANGHIE, Imperialism, Sovereignty and the Making of International Law, Cambridge, 2004. Anghie écrit : « While appearing to promote notions of equality and reciprocity between the Indians and the Spanish, Vitoria’s scheme must be understood in the context of the realities of the Spanish presence in the Indies. Seen in this way, Vitoria’s scheme finally endorses and legitimizes endless Spanish incursions into Indian society. Vitoria’s apparently innocuous enunciation of a right to " travel " and " sojourn " extends finally to the creation of a comprehensive, indeed, inescapable system of norms which are inevitably violated by the Indians. For example, Vitoria asserts that " to keep certain people out of the city or province as being enemies, or to expel them when already there, are acts of war ". Thus any Indian attempt to resist Spanish penetration would amount to an act of war, which would justify Spanish retaliation. Each encounter between the Spanish and the Indians therefore entitles the Spanish to " defend " themselves against Indian aggression and, in so doing, continuously expand Spanish territory », (p. 21-22).
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[53]
Les Européens cultivés avaient, dès les premières décades de la conquête, une connaissance étonnamment détaillée du Nouveau Monde, grâce aux récits de voyage des découvreurs, conquérants et missionnaires. Vitoria a de plus rencontré des colonisateurs qui lui demandaient conseil concernant des problèmes de conscience pour des événements auxquels ils avaient participé ou dont ils avaient été les témoins. Vitoria n’a jamais visité le Nouveau Monde et n’y a aucun intérêt personnel, si bien qu’il pouvait le traiter strictement comme un problème théorique.
-
[54]
La lecture que fait Carl SCHMITT de Vitoria est étonnamment pertinente en cette matière. Cf. Le nomos de la Terre. Dans le droit des gens du Jus publicum europaeum, Paris, PUF, Quadrige, 2005.
-
[55]
Ici Vitoria n’hésite pas à argumenter à la place du gouvernement espagnol pour son propre bien, mais ne tranche pas la question.
-
[56]
Jean Bethke ELSHTAIN, Just War Against Terror : The Burden of American Power in a Violent World, New York, 2003.
-
[57]
Ibidem, p. 1-6, cf. aussi p. 154.
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[58]
Ibid., p. 1-2.
-
[59]
Ibid., p. 144-145, 167-168, 178.
-
[60]
Ibid., p. 166.
-
[61]
Ibid., p.168.
-
[62]
Ibid., p. 140.
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[63]
Ibid., p. 143.
-
[64]
Ibid., p. 167.
-
[65]
John RAWLS, The Law of Peoples, Cambridge/London, 1999, p. 4.
-
[66]
Ibid., p. 5.
-
[67]
Ibid., p. 8.
-
[68]
Ibid., p. 10.
-
[69]
Ibid., p. 61.
-
[70]
Ibid., p. 76.
-
[71]
Ibid., p. 79.
-
[72]
Ibid., p. 91.
-
[73]
Ibid., p. 103.
-
[74]
Michael BYERS, War Law : Understanding International Law and Armed Conflict, New York, 2005.
-
[75]
Michael HARDT et Antonio NEGRI, Empire, éditions Exils, 2000.
-
[76]
Selon Walter BENJAMIN, chaque système de lois est établi et maintenu par l’usage de la violence rendu légitime ; cf. « Une critique de la violence » (1921), et aussi Jacques DERRIDA, Force de loi. Le « fondement mystique de l’autorité », Paris, Galilée, 1994.
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[77]
Le racisme fonctionne, selon Michel Foucault, comme un instrument de discrimination entre ceux qui doivent être inclus et ceux qui doivent être exclus de la sphère des soins du pouvoir biopolitique. Dans l’ordre global actuel, la racialisation de l’ennemi et de l’autre repsectable se fait dans les termes de l’ethnicité, de la religion et de la différence culturelle ; cf. Michel FOUCAULT, Il faut défendre la société, Paris, Gallimard-Seuil, Hautes Études, 1997 et Aleksander MOTTURI, Ethnotism, Göteborg, 2007.
-
[78]
Wai Chee DIMOCK, « A Theory of Resonance », PMLA, vol. 112, n° 5 (Oct., 1997), p. 1061.
1Depuis qu’en 1991, George Bush père a utilisé l’expression de « guerre juste » pour décrire la guerre du Golfe, cette expression a fait un retour spectaculaire dans le discours politique comme dans les disciplines universitaires de science politique et de relations internationales [1]. Dans un de ses discours, prononcé pour le lancement de cette guerre, Bush a énuméré les principes qui caractérisent la guerre juste depuis Cicéron et Thomas d’Aquin (autorité légitime, cause juste, intention conforme au droit, proportionnalité et dernier ressort) et tenté de montrer que la guerre du Golfe s’y conformait [2]. Il estimait la guerre du Golfe « juste » dans la mesure où les motifs des États-Unis étaient nobles et désintéressés, étant donné les efforts prodigués pour l’éviter et les méthodes de guerre clinique mises en œuvre afin de réduire au maximum les morts civiles [3]. Mais le plus intéressant des arguments de Bush renvoyait à la question de l’autorité légitime. À la place de l’autorité souveraine du pays attaqué qui, le plus souvent, est considérée comme l’autorité légitime pour déclarer la guerre, Bush en appelait à une autorité globale :
2« [Une] guerre juste doit aussi être déclarée par une autorité légitime. L’opération " Tempête du Désert " est soutenue par la solidarité sans précédent des Nations Unies, par le principe de l’auto-défense collective, par 12 résolutions du Conseil de sécurité ; et dans le Golfe, 28 nations, appartenant aux 6 continents, unies, résolues, si bien que nous n’hésiterons pas et que l’agression de Saddam ne sera pas tolérée. [4] »
3Mais pourquoi Bush choisit-il d’invoquer le concept de « guerre juste » et non le droit international, alors que la guerre du Golfe, à la différence des interventions américaines les plus récentes, bénéficiait déjà du cadre légal des Nations Unies ? Pourquoi ceux qui aujourd’hui défendent la légitimité des interventions militaires font-ils appel, avec une telle véhémence, à l’idée de « guerre juste » ?
4Dans cet article, j’examine les écrits de Francisco de Vitoria, un théoricien du XVIe siècle dont les idées sur la guerre juste ont profondément influencé l’émergence des concepts modernes de droit international et des droits de l’homme. Reconnaître les origines du concept moderne de « guerre juste » dans le contexte de l’impérialisme espagnol peut éclairer notre compréhension des prémisses politiques et des résonances historiques des appels aux « guerres justes » qui sont lancés de nos jours [5]. Je n’essaie pas tant de tracer des lignes de continuité historique entre Bush et Vitoria, mais bien plutôt de proposer une sorte d’analogie critique. La première partie de l’article consiste en une lecture attentive des textes de Vitoria, la seconde en une lecture en diagonale des usages contemporains, réalistes et internationalistes, du concept de « guerre juste », tandis que dans la dernière section je pose rapidement la question du retour de la guerre juste dans une perspective post-coloniale [6].
Le fondement légal de l’autorité
5Au XVIe siècle, on admettait communément que l’on pouvait prendre possession des terres des infidèles par le moyen de la conquête. Ce principe sous-tend les textes de la papauté, les directives qui sont données aux découvreurs et leurs récits de voyage. Lorsque Colomb entame son voyage pour l’« Inde », la directive qui lui est transmise par les monarques espagnols lui enjoint de « découvrir et conquérir » de nouvelles terres [7]. Mais cette conception, inscrite dans la réalité de la péninsule ibérique et la tradition culturelle née des Croisades, a été contrebalancée par les expériences du Nouveau Monde. Les « Indiens » n’entraient pas dans les catégories des peuples que les chrétiens considéraient comme pouvant être conquis. Plus encore, les Espagnols, étant en compétition avec d’autres nations chrétiennes, avaient besoin d’un fondement légal qui leur assurerait des droits exclusifs de conquête.
6Les principes juridiques fondés sur la différence entre les croyants et les infidèles auraient pu s’appliquer aux habitants du Nouveau Monde s’ils avaient été classés comme infidèles, mais cette prémisse elle-même était discutée. Dans sa première lettre, Colomb décrivait les habitants qu’il rencontrait comme innocents et pacifiques, vivant dans un monde à l’image du paradis [8]. Les Indiens ne sont pas mentionnés dans la Bible, et il était évident qu’ils n’avaient pas été touchés par la parole évangélique. N’ayant jamais eu de conflit avec les Espagnols, il n’était pas possible de dire que leur terre avait été volée aux chrétiens, de plus ils ne constituaient nullement une menace pour ces derniers. Bien au contraire, ils traitaient les Espagnols comme des hôtes, leur offraient des cadeaux, et montraient une inclination à se convertir. Cependant, les histoires dépeignant ces Indiens innocents étaient concurrencées par la résistance indienne qui allait croissant et par les rapports qui rendaient compte de leurs pratiques cannibales. Les cannibales étaient décrits comme d’incurables pêcheurs qui s’abandonnaient à la sodomie, étaient violents, opprimaient d’autres Indiens, s’opposaient aux Espagnols et mangeaient de la chair humaine.
7La question des Indiens et du Nouveau Monde était vivement discutée en Espagne et dans d’autres pays européens. Quel genre d’êtres étaient-ils ? Étaient-ils des infidèles ? Les Espagnols devraient-ils les protéger, ou leur faire la guerre ? Les lois de la guerre devaient-elles leur être appliquées ou était-il légitime de les attaquer sans menace préalable de leur part ? [9]
8Les rapports sur la violence espagnole et les morts en grand nombre parmi la population indienne, dans les îles que les Espagnols avaient conquises, rendaient ces questions plus confuses encore. La critique de cette violence circulait parmi les missionnaires qui vivaient dans les colonies espagnoles. En 1511, le dominicain Antonio de Montesinos la rendit publique lors d’un sermon qu’il prononça à Santo Domingo — l’établissement espagnol alors le plus important et le plus central dans le Nouveau Monde —, à l’origine d’un scandale dont l’écho parvint rapidement jusqu’à la cour. Montesinos interrogeait les fondements juridiques et moraux de la conquête et de la mise en esclavage des Indiens, qui, comme il le constatait, « vivaient en paix sur leur propre terre [10] ». Les colons réagirent vigoureusement au sermon de Montesinos et protestèrent auprès de l’Espagne. Le principal de l’ordre écrivit une lettre à ses frères dans laquelle il invitait ceux qui parmi eux éprouvaient des scrupules à retourner en Espagne dans la mesure où leurs actes pouvaient mettre en péril la mission [11]. Mais, au même moment, en Espagne, des dominicains emportèrent un certain succès à la suite de leur campagne visant à reconnaître les Indiens comme des sujets de la couronne, à interdire l’esclavage indien et à introduire des mesures légales afin d’assurer une évangélisation pacifique [12]. Francisco de Vitoria était lui-même dominicain, et une des voix les plus autorisées de la monarchie catholique concernant les questions théologiques. Ce qui lui donnait un point de vue particulier sur la question des Indiens du Nouveau Monde. Durant les premières décades du XVIe siècle, il avait étudié à Paris, qui était alors un milieu animé par de constants débats entre humanistes, nominalistes et thomistes. Il avait introduit la Somme théologique de Thomas d’Aquin comme livre de référence de cette forme de néo-thomisme qui devait s’imposer comme la caractéristique de l’école de Salamanque.
9Dans Relectio de Indis (1539), Vitoria aborde le problème du fondement juridique de la domination espagnole sur le Nouveau Monde. La question semble bien délicate puisqu’il commence par un long détour sur la vertu et la religiosité des monarques et de leurs conseillers, et une déclaration sur le fait qu’il n’a pas l’intention de s’interroger sur la légitimité des colonies de la couronne puisqu’elle « les possède déjà en toute bonne foi [13] ». Vitoria assure que la raison pour laquelle il y a lieu de reprendre le problème est liée aux nouvelles à propos des massacres, de la violence exercée contre des populations sans défense et des biens volés en provenance des colonies [14]. Plus encore, ajoute Vitoria, le roi n’a consulté que des juristes qui manquaient de compétence en dehors du domaine des lois humaines applicables seulement à des sociétés spécifiques [15]. Le droit espagnol ne possédant pas de juridiction à propos des barbares, la question des fondements juridiques de la conquête doit être analysée selon les termes d’un droit ayant la même ampleur que le droit divin. Aussi, le problème doit-il être évalué par les théologiens. Vitoria conçoit sa tâche comme devant dégager les bases d’un droit capable d’intégrer les membres de sociétés différentes, autant de personnes relevant de différents droits civils.
10Le principe de Vitoria, selon lequel les Indiens exercent leur dominium — droit, souveraineté — sur eux-mêmes, sur leurs sociétés, sur leurs terres et les autres possessions qui étaient les leurs avant l’arrivée des Espagnols, le situe en marge des conceptions de son temps qui dénient aux Indiens cette capacité de dominium sur la base de leur infidélité, ou de leur présumée nature pécheresse, de leur absence de raison ou leur retard mental [16]. Dans la conception de Vitoria, tous les hommes ont cette capacité de dominium car tous sont créés à l’image de Dieu ; posséder cette capacité est une qualité de la nature humaine que le fait d’avoir commis un péché n’efface pas. Vitoria semble considérer que le dominium social et le dominium corporel sont étroitement liés : si l’infidélité devait impliquer l’annihilation du dominium, argumente-t-il, les infidèles ne devraient pas plus être capables d’exercer leur domination sur leur propre corps ou leurs propres actes que sur leurs possessions. Par contraste, même ceux qui perdent le contrôle de leur corps ou ne peuvent jouir du plein développement de leurs facultés intellectuelles, peuvent conserver leur dominium, au sens où ils continuent d’avoir des droits ou de pouvoir souffrir d’injustice. Vitoria illustre ce point par le cas des enfants qui peuvent être propriétaires avant même d’avoir développé leur raison. C’est que les enfants sont des êtres humains dans le sens où ils ne sont pas irrationnels et n’existent pas pour d’autres, mais sont des fins en eux-mêmes [17]. Vitoria en conclut que les Indiens sont aussi des êtres humains parce qu’ils possèdent une raison, que leurs sociétés sont ordonnées, qu’ils ont des cités, des règles de mariage bien établies, des magistrats, des lois, une industrie, ils font du commerce et pratiquent une religion. C’est un effet de leur éducation barbare qui explique que beaucoup d’Espagnols les perçoivent comme étant attardés ; ce qui les conduit à les comparer aux peuples non éduqués d’Europe [18]. Ainsi pouvait-il apporter une réponse à la question, disputée, de savoir si les Indiens sont des esclaves par nature (selon l’interprétation qui justifie l’esclavage par nature par la faiblesse et la puérilité), auquel cas la question du dominium n’aurait plus lieu d’être posée. Cette question de l’esclavage par nature ne saurait être posée à propos des Indiens puisqu’un tel esclavage n’implique aucun statut juridique. Selon Vitoria, seul le statut juridique d’« esclave civil » entraîne la perte du dominium, mais n’est pas applicable au cas des Indiens [19]. Ainsi Vitoria rejetait-il les arguments les plus communs en faveur de l’exercice d’un dominium espagnol sur les Indiens. Après cet examen des arguments juridiques posés comme fondamentaux pour le dominium espagnol, il devait alors s’intéresser à l’idée d’une juridiction impériale mondiale [20].
11Selon lui, il n’y a aucune justification en faveur d’une juridiction impériale mondiale que ce soit dans le droit divin, le droit naturel ou le droit civil. Le royaume de Jésus n’ayant pas été mondial, il n’a pas pu avoir transmis un dominium mondial à un empereur. Le droit naturel affirmant que chacun est libre, il ne saurait accorder à une personne seule l’exercice d’un dominium mondial [21]. Dans le cadre du droit civil, le dominium ne pourrait avoir été établi qu’à la faveur de quelque loi, mais une loi mondiale valide ne pourrait être décrétée que par un législateur exerçant déjà une juridiction mondiale [22]. Puisque l’empereur n’exerce pas originellement une telle juridiction, pas plus qu’il ne l’a acquise par les moyens juridiquement reconnus (achat, héritage, échange, élection ou guerre juste), il ne peut décréter de lois valides au niveau mondial [23]. Même s’il avait un tel pouvoir, le droit des Espagnols à exercer leur domination sur le Nouveau Monde ne pourrait se fonder sur cette juridiction puisqu’il ne vaudrait pas comme dominium en tant que possession (dominium per proprietatum), mais seulement comme dominium en tant que juridiction (dominium per jurisdictionem) [24].
12La question posée ensuite par Vitoria cherchait à déterminer si cette domination pouvait être fondée sur l’autorité du pape. Vitoria reconnaît que le pape exerce une juridiction mondiale, mais seulement dans la sphère spirituelle. Le pape n’a par conséquent aucune autorité pour désigner la couronne espagnole comme devant régner sur les Indiens : son autorité spirituelle ne vaut que pour les chrétiens. Les Indiens sont en droit de rejeter la foi chrétienne, et sont donc également libres d’accepter ou de rejeter l’autorité de son vicaire. L’argument de Vitoria est sur ce point remarquable étant donné le traitement que la couronne réservait alors aux musulmans et aux juifs :
13« Il est clair que les sarrasins qui vivent parmi les chrétiens n’ont jamais été spoliés de leurs biens ou opprimés d’une quelconque autre façon à ce seul titre ; si celui-ci était suffisant pour leur déclarer la guerre, cela reviendrait à dire qu’ils pourraient être spoliés de leurs biens sur la base de leur incroyance, alors qu’il est clair qu’aucun incroyant ne reconnaît la souveraineté du pape. [25] »
14Vitoria conclut en envisageant l’hypothèse selon laquelle l’autorité papale serait mondiale. Le pape n’aurait pas davantage pu transmettre son autorité à un prince séculier puisque celle-ci resterait attachée à la papauté. Ni le pape lui-même n’aurait eu le droit de détacher cette autorité de la papauté. Sur cette question, l’opinion de Vitoria est contraire à celle des juristes royaux, qui avaient justifié le dominium espagnol au-delà des mers. Sa conclusion n’a pas manqué d’être reçue comme scandaleuse aussi bien à la cour que dans les couloirs de la papauté, puisqu’elle énonçait que les Espagnols n’emportaient avec eux aucun droit d’occuper le Nouveau Monde ou d’y établir leur domination quand ils se sont lancés vers les Indes [26].
15Le droit de découverte (jure inventionis) n’est guère discuté par Vitoria. Il soutient qu’il ne s’applique qu’aux territoires vierges de tout habitant, et fait remarquer que tel n’est pas le cas du Nouveau Monde. S’accorder ce droit, dans ce dernier cas, reviendrait à établir que si les Indiens « nous avaient découverts », ils auraient eu le droit d’occuper l’Espagne [27].
16Le principe du droit espagnol à exercer son dominium doit donc être cherché dans le cours des événements qui ont suivi l’arrivée des Espagnols. La première question à examiner est de savoir si le refus des Indiens à se convertir au christianisme est un fondement valide pour l’exercice de ce dominium. Les Indiens souffraient d’une profonde ignorance avant l’arrivée des Espagnols, et n’étaient pas coupables, selon Vitoria, d’infidélité. On n’attend pas d’eux qu’ils se convertissent immédiatement après l’arrivée des Espagnols sur la seule base des affirmations de ces derniers. Il leur faut d’abord éprouver certaines raisons indéniables de se fier à leur message et d’y croire. S’ils ne s’étaient toujours pas convertis après un temps raisonnable de réflexion, il faudrait certes en conclure qu’ils sont installés dans un état de péché mortel, mais même alors les Espagnols ne pourraient pas s’emparer de leurs propriétés. L’usage de la violence pour obliger quelqu’un à se convertir pouvait conduire au blasphème [28]. La tradition impose que nous respections le droit à la propriété des infidèles, nous rappelle Vitoria, et comme cela vaut même dans le cas où les infidèles ont infligé des dommages aux chrétiens, c’est encore plus vrai lorsque ceux-ci n’en ont causé aucun. Vitoria rejette l’idée, largement répandue alors, selon laquelle la nature pécheresse des Indiens donnait aux Espagnols le droit de les dominer. Seul le pape a le droit de punir les pécheurs mais sa juridiction ne s’étend pas aux non-chrétiens [29]. Il critique également le requerimiento (un texte qui était lu aux indigènes les invitant à accepter la juridiction du pape et de la couronne sous peine de guerre) parce qu’il s’agissait d’un contrat accepté dans la crainte et sans en avoir une connaissance propre. Enfin, il examine une idée alors communément partagée qui voulait que Dieu ait donné à l’Espagne le droit d’assujettir les Indiens « comme les Cananéens avaient été donnés aux Juifs ». Vitoria établit simplement qu’il n’y a aucune preuve venant soutenir une telle revendication et que même dans ce cas cela ne libèrerait en rien les Espagnols de leur responsabilité. Les rois babyloniens, qui ont fait la guerre à Israël, n’en sont pas moins coupables, même si cette guerre a été annoncée à plusieurs reprises à l’occasion de révélations divines [30].
La guerre juste et l’expansion coloniale
17Après ce rejet systématique de tous les arguments communs, Vitoria en revient à discuter de la validité des fondements de la domination des Espagnols sur le Nouveau Monde. Les droits conférés par la « guerre juste » sont avancés par lui comme les plus importants, et il examine une série de possibles arguments justifiant la guerre contre les Indiens en partant de l’idée d’un « droit des gens » (jure gentium) commun qui obligerait aussi bien les Espagnols que les Indiens.
18Un premier argument tiendrait dans le fait que les Indiens auraient pu contrevenir aux principes de la communication et de l’hospitalité. Or, un peuple a le droit de rendre visite à un autre peuple, pour autant qu’il n’en résulte aucun dommage pour ce dernier, de même qu’un peuple a le devoir de bien traiter les étrangers et les immigrants. Le fondement de ces principes réside dans le fait de la propriété commune à la création. Après la division de la propriété, les êtres humains continuent de partager l’air, l’eau, la mer, les rivières et les ports. Personne ne peut se voir interdire de les utiliser. En période de besoin, ce serait inhumain [31].
19Selon le droit naturel, il est conforme à la loi pour quiconque de pouvoir visiter n’importe quelle partie du monde et de pouvoir y émigrer ; la division de la propriété n’a nullement révoqué cette loi. Aussi, les voyages des Espagnols et leur présence dans le Nouveau Monde sont-ils légaux [32]. En revanche, essayer de les expulser de la terre indienne est illégal car tant que les Espagnols ne causent aucun dommage aux Indiens, ils ont le droit de leur rendre visite et de demeurer parmi eux [33]. Puisque la déportation est un châtiment, cela voudrait dire que les Indiens condamneraient et puniraient injustement des innocents. Le fondement qui valide le droit à la communication est la parenté humaine (omnes cognationem) qui dénonce comme injuste la violence entre les êtres humains : « l’homme n’est pas un loup pour l’homme » comme l’assure Ovide, « mais un homme » [34]. C’est également ce qui fonde le devoir d’hospitalité. Les Indiens, comme les autres populations, ont, prétend Vitoria, le devoir d’aimer les autres comme ils s’aiment eux-mêmes. Ils devraient traiter les étrangers avec justice, car c’est là un principe du droit des gens. Si les Indiens accueillent les Indiens d’autres régions, il serait injuste qu’ils n’accueillent pas également les Espagnols. S’ils laissent d’autres étrangers prendre de l’or et des poissons, ils ne devraient pas interdire les mêmes choses aux Espagnols. Du reste, le droit naturel déclare que tout est commun qui n’a pas déjà été privatisé. Ce qui n’est pas possédé par quelqu’un devient la possession de qui le trouve. C’est le cas, soutient Vitoria, de l’or sur le territoire commun, des perles qui sont trouvées dans la mer et de tout ce qui est dans les rivières.
20Le droit des gens ayant le pouvoir d’établir des droits et des devoirs en s’appuyant sur le droit naturel ou grâce au consentement de la majorité du monde (majoris partis totius orbis) a valeur juridique sur l’ensemble du monde, et doit s’appliquer même là où des peuples sont en désaccord. Les Indiens doivent accepter les droits qui puisent à la source du droit des gens, et toute transgression de ce dernier justifie le recours à la violence par les Espagnols qui défendent ainsi leurs droits. À ce niveau, le droit des Espagnols de recourir à la violence est limité à la seule autodéfense :
21« Devais-je remarquer que ces barbares sont par nature couards, insensés et de plus ignorants. Il n’empêche que beaucoup d’Espagnols peuvent souhaiter les réconforter et les convaincre de leurs intentions pacifiques, il est donc normal que les barbares soient encore effrayés, confrontés à des hommes dont les coutumes leur paraissent si étranges, et qui, comme ils le constatent, sont armés et beaucoup plus forts qu’eux. Si cette crainte devait les amener à organiser une attaque pour chasser les Espagnols ou les tuer, il serait tout à fait légitime que ceux-ci se défendissent, dans les limites strictes d’une autodéfense. Mais dès lors que la victoire est acquise et la sécurité assurée, ils ne peuvent exercer les autres droits de la guerre contre les barbares, tels que les mettre à mort, piller et occuper leurs communautés. Dans ce cas, ce que nous avons pu supposer être des craintes compréhensibles feraient d’eux des innocents. Les Espagnols doivent certes veiller à leur propre sécurité mais de telle façon que cela entraîne le moins de dommages possible pour les barbares, puisqu’il s’agit d’une guerre simplement défensive. Il n’est décidément pas déraisonnable qu’une guerre puisse être juste pour les deux parties, lorsqu’il y a le droit d’un côté et l’ignorance de l’autre. [35] »
22Mais si les Espagnols, après avoir essayé par tous les moyens à leur disposition de faire la paix avec les Indiens, ne pouvaient toujours pas assurer leur sécurité, il deviendrait alors justifié pour eux de recourir à la guerre. Il serait alors conforme à la loi qu’ils occupent leurs villes, les réduisent en esclavage et les assujettissent, les traitant comme de perfides ennemis (perfidis hostibus) et en usant de tous les autres droits de la guerre à leur encontre [36]. En revanche, si les Indiens permettaient aux Espagnols de parcourir librement leur territoire et de pratiquer le commerce avec eux, ces derniers ne sauraient se servir du droit de communication et d’hospitalité comme d’un subterfuge pour occuper leur territoire et s’emparer de leurs biens. La propriété des Indiens doit être respectée comme celle des chrétiens [37].
23Le droit de propager la foi chrétienne est un autre droit contre lequel les Indiens pourraient avoir contrevenu [38]. Les Espagnols ont le droit d’enseigner la vérité à quiconque veut l’entendre [39]. Ce droit trouve sa source, selon Vitoria, dans le devoir de ramener ses frères dans le droit chemin, un devoir dicté par le droit naturel. Le droit des Espagnols à propager le christianisme est aussi fondé sur l’instruction papale qui invite à évangéliser le monde entier. Le pape peut décider de quelle manière procéder et accorder à tel prince chrétien le droit d’évangéliser dans telle partie du monde. Il peut aller jusqu’à interdire à d’autres princes de pratiquer le commerce avec les Indiens s’il juge que cette interdiction est profitable au regard de la mission évangélique, dans la mesure où son pouvoir de décision s’étend au monde entier pour les sujets importants concernant le domaine spirituel. Pour illustrer ce point, Vitoria se réfère aux croisades. Le Pape était alors intervenu pour répartir différentes zones entre différents princes avec le souci d’éviter les conflits entre eux [40].
24Si les Indiens opposent une résistance aux campagnes d’évangélisation, ou s’ils punissent, voire tuent, ceux qui se sont convertis, le droit de propager la foi chrétienne peut être défendu par la force des armes [41]. Si une majorité d’Indiens est chrétienne, le pape peut aller jusqu’à écarter leur chef non-chrétien et le remplacer par un prince chrétien.
25Si les Indiens exposent leur propre peuple à la tyrannie, par exemple en perpétrant des sacrifices humains, les Espagnols peuvent intervenir pour protéger les innocents d’une mort injuste. Il n’importe pas que « tous les Indiens acceptent ces lois » ou qu’ils ne veuillent pas être défendus car le dominium que les Indiens exercent sur leur propre personne (sui juris) n’est pas tel qu’ils puissent librement se donner la mort ou mettre à mort leurs enfants [42].
26Les Espagnols peuvent aussi mener une guerre juste contre les Indiens en tant qu’alliés d’autres Indiens ; ils partagent alors le butin avec eux. Dans ce contexte, Vitoria rappelle que la défense des alliés était admise par les Romains « qui étendaient tout simplement de cette façon leur empire, en venant en aide à leurs amis et profitant de cette opportunité pour déclarer des guerres justes et prendre possession de nouvelles provinces sous le couvert des lois de la guerre [43] ».
27Le dernier fondement dégagé par Vitoria pour asseoir la légitimité de la domination espagnole n’inclut pas la guerre mais des élections libres. Vitoria établit que chaque république a le droit de choisir son propre gouvernement par le biais de l’acceptation d’une majorité. Si une ville, ou une province, en venait à avoir une majorité de chrétiens et souhaitait remplacer un prince pa ïen par un prince chrétien, elle pourrait légitimement le faire, y compris contre la volonté d’une minorité [44].
28Qu’en est-il si les Indiens n’offrent pas l’occasion d’une guerre juste et ne désirent pas accepter un gouvernement chrétien ? Est-ce que cela signifierait que les voyages des Espagnols et leur commerce devraient cesser ? Vitoria reconnaît qu’une telle situation entraînerait une grande perte pour les Espagnols et « d’autres conséquences inacceptables », mais il répond à cette question par la négative. Même s’il se trouvait que la domination espagnole sur le Nouveau Monde n’eût pas de fondement solide, le commerce pourrait continuer d’être pratiqué et l’appropriation de biens non préalablement possédés par quelqu’un serait légale. Il mentionne que les Portugais pratiquent le commerce avec les peuples qu’ils n’ont pas conquis et gagnent à cette occasion beaucoup d’argent, et propose que la monarchie établisse un impôt sur l’or et l’argent en provenance du Nouveau Monde afin que le trésor royal n’ait pas à en souffrir. Il ajoute que beaucoup d’Indiens se sont déjà convertis, ce qui justifie un développement supplémentaire de l’administration de ces territoires par le roi catholique [45].
29Plus tard, en 1539, Vitoria prononça une nouvelle conférence sur la guerre juste et le « problème indien ». Il commença par critiquer les arguments pacifistes, inscrivant sa propre pensée dans la tradition ouverte par Augustin et Thomas d’Aquin. Il soutint la légitimité pour les chrétiens de faire la guerre. Il examina ensuite les règles permettant d’identifier la justice de la guerre selon Thomas d’Aquin. Dans cette fameuse conférence sur la guerre juste, Vitoria prend une position stricte sur la question des causes de la guerre. La seule raison acceptable d’engager une guerre est de résister ou de punir une injustice. Dans la ligne de sa précédente conférence, il soutient qu’il n’est pas acceptable d’entamer une guerre sur la base d’une différence de religion, sur le souhait d’étendre un empire ou la poursuite de l’honneur ou du profit [46]. Mais dès lors que la guerre est justement déclarée, Vitoria accorde à celui qui la conduit des droits étendus. Tout ce qui est conforme au bien du public est autorisé. Il est permis de reprendre les possessions qui ont été volées ou leur valeur équivalente, de compenser les coûts de la guerre, de punir l’ennemi, d’imposer des impôts aux vaincus, d’occuper leurs villes et places fortes, de tuer des prisonniers si l’ennemi ne respecte pas les accords de paix (à supposer qu’ils participaient effectivement à la guerre lorsqu’ils ont été faits prisonniers) [47]. Néanmoins Vitoria dénonce la mise à mort des innocents, même s’il y a de fortes chances pour qu’ils représentent une menace dans le futur. Vitoria explique que la mise à mort des innocents n’est justifiable que lorsqu’elle est une conséquence non voulue du déroulement de la guerre.
30Ce qui frappe dans la conférence de Vitoria sur la guerre juste c’est le contraste entre ses prétentions à l’universalité et ses hypothèses sur la valeur inégale de la vie des chrétiens et celle des non-chrétiens. Un exemple de ce traitement asymétrique est fourni par la question de la légitimité de la mise en esclavage des innocents. Selon Vitoria, elle peut être justifiée dans le cas des infidèles parce qu’il s’agit alors d’une guerre « éternelle » et qu’ils ne pourront jamais réparer les dommages qu’ils ont causés. Ce pour quoi il est légitime d’emprisonner les femmes et les enfants des sarrasins. Mais dans la mesure où les chrétiens admettent qu’il ne leur est pas possible de soumettre à l’esclavage d’autres chrétiens, ces innocents ne devraient pas être pris pour être mis en esclavage mais bien plutôt pour demander une rançon [48]. Plus encore, alors qu’il s’interroge sur la question de savoir s’il est légal de tuer après la guerre tous ceux qui sont coupables, Vitoria remarque que cette mise à mort généralisée ne contribuerait pas au bien commun et irait à l’encontre du principe de proportionnalité. Mais il y a des exceptions :
31« Parfois la sécurité ne peut être obtenue sans la destruction totale de l’ennemi. C’est particulièrement le cas dans la guerre contre les infidèles, sur lesquels on ne peut compter pour aboutir jamais à une paix. Aussi le seul remède est-il d’éliminer tous ceux d’entre eux qui sont capables de porter les armes contre nous, étant donné qu’ils sont toujours déjà coupables. [49] »
32Ce n’est pas le cas dans les guerres entre chrétiens, car ces guerres trouvent souvent leur origine dans des conflits entre princes, et les soldats font la guerre en toute bonne foi. Les soldats de chacun des deux camps sont innocents, car ils font la guerre par obéissance à leur prince.
33La dernière partie de la conférence de Vitoria sur la guerre juste traite du statut juridique du butin de guerre. Vitoria estime que tout ce qui est occupé au cours d’une guerre juste devient possession légitime de l’occupant jusqu’au niveau où l’injustice et le coût de la guerre sont compensés. Dans le cas des biens meubles, ils sont considérés comme possession légale de l’occupant même si leur valeur est plus élevée que la compensation, car il est permis que des soldats pillent une cité en vue de mettre la pression sur l’ennemi. Vitoria explique que les officiers doivent interdire aux soldats le recours à la brutalité, même si l’on peut prévoir qu’ils y recourront malgré tout [50]. Il reste qu’en conclusion Vitoria affirme que quiconque a participé à une guerre juste n’est pas obligé de rendre ce qu’il a pris à l’occasion de celle-ci.
Innocents ou perfides Indiens
34La théorie de la guerre juste de Vitoria est construite autour d’une série de dichotomies bien connues : Espagnols/barbares, chrétien/non-chrétien, maître/esclave, père/enfant, mari/femme, être rationnel/animal, innocent/ coupable. Ces dichotomies établissent des analogies entre les éléments dominants et subordonnés formant un système apparemment logique et significatif. La relation des barbares avec les Espagnols est comparée à celle qu’entretiennent les esclaves par nature avec leurs maîtres, elle-même comparée à celle nouée entre les enfants et leur père et celle entre la femme et le mari ; toutes ces relations étant articulées entre elles dans une nature hiérarchiquement ordonnée. En dépit de la connaissance que Vitoria avait de la violence exercée contre les Indiens, ses textes prennent pour point de départ la présomption d’innocence des Espagnols, et partent du présupposé que seuls les Indiens pouvaient être visés par une guerre juste à la suite d’une violation du droit des gens [51].
35Mais la série vitorienne des dichotomies n’est ni stable, ni symétrique. Bien au contraire, elle révèle des divergences et des anomalies, qui ouvrent de nouvelles perspectives logiques et invitent à des interprétations contrastées de sa théorie de la guerre juste. Un exemple nous est fourni par l’affirmation de Vitoria selon laquelle les Espagnols, tout comme les rois babyloniens, ne peuvent se soustraire à leur responsabilité s’ils détruisent les Indiens sans raison. S’ils agissent ainsi ils se retrouvent du côté de la culpabilité et les infidèles du côté de la légitimité. Ce genre de complexité autorise différentes lectures des conférences de Vitoria : elles peuvent apparaître aussi bien comme des textes fondateurs de la tradition du droit international séculier défendant les droits de l’homme universels comme des textes fondateurs de la tradition européenne de la pensée colonialiste [52].
36Nous ne trouvons pas chez Vitoria le genre de récit décrivant des Indiens innocents que nous trouvons, par exemple, chez Christophe Colomb et chez Bartolomé de Las Casas, mais ses arguments à propos de leur insondable ignorance les constituent en pratique comme innocents avant l’arrivée des Espagnols [53]. En fait, l’axe du temps (avant, pendant, après l’arrivée des Espagnols) est éthiquement déterminant dans la théorie de Vitoria au sens où cela détermine la question de savoir comment il est possible d’établir les notions de justice et de crime dans une situation où manque une régulation légale commune. Aux yeux de Vitoria, cette question semble perdre de son sens avec le temps. Il y a une tendance à considérer les Indiens comme innocents dans la période qui précède l’arrivée des Espagnols et dans la période qui a immédiatement suivi leur arrivée. Ils ne sont pas coupables d’infidélité et moins coupables que les chrétiens quand ils commettent un péché mortel du fait de leur ignorance. Mais l’implacable résistance contre la présence des Espagnols transforme les ennemis innocents en ennemis perfides. Les Indiens entrent alors dans la catégorie des infidèles et peuvent être traités comme des ennemis éternels avec lesquels on ne peut s’attendre à faire la paix quelles que soient les circonstances, et qui du même coup peuvent être éliminés.
37Nous pourrions analyser l’interprétation de Vitoria comme usant d’un modèle tripartite de classification : 1) l’homme universel, 2) l’autre respectable et 3) l’ennemi absolu. Cette distinction pourrait être comparée à la relation entre noster, alter et alius en latin, où alter est défini en relation avec noster alors qu’alius est l’autre en lui-même. Dans le cadre de la philosophie politique, la distinction entre alter et alius a été utilisée pour conceptualiser la différence entre ceux qui sont reconnus comme fondamentalement semblables à nous et ceux qui sont vus comme fondamentalement différents. Alter est différent seulement en rapport avec un noster, tandis qu’alius est différent à la fois en rapport avec alter et noster. Alter peut être vu comme une alternative acceptable bien qu’appauvrie au mode de vie du noster, tandis qu’alius est vu comme un genre d’aliénation de l’être humain. En guerre contre alter on peut anticiper une paix commune, un futur de coexistence, qui fera suite à une guerre rationnelle et nécessaire menée selon des règles. Cela n’implique pas que l’autre respectable soit réellement respecté mais qu’il ou elle est théoriquement respectable. Avec alius aucune future paix n’est considérée comme possible ou imaginable. L’autre absolu n’est pas même respectable en théorie.
38Aux yeux de Vitoria, l’être humain ne peut être que chrétien. L’apparente réciprocité dans les arguments de Vitoria ne va évidemment pas jusqu’à envisager la propagation d’autres croyances religieuses [54]. Dans le droit des gens de Vitoria, la chrétienté est tenue pour une valeur universelle, et le droit de propager la foi chrétienne est équivalent au droit de propager la connaissance vraie. La valeur universelle de la propagation de la foi chrétienne est aussi évidente aux yeux de Vitoria qu’il nous semble souhaitable aujourd’hui de voir instaurer partout dans le monde la démocratie représentative.
39Dans le système de Vitoria, les Indiens innocents prennent place comme autres respectables. Ils ne manquent pas de raison, ils connaissent un genre d’ordre social et de religion. S’ils semblent retardés comparés aux Espagnols, cela peut être dû à leur éducation barbare, ou parce que la nature les a gratifiés de moins de dons, mais cela ne les empêche pas de relever du droit des gens et d’avoir le droit d’exercer leur dominium sur eux-mêmes, sur leur terre et leurs possessions [55].
40Les sarrasins, les musulmans, « les ennemis éternels de la chrétienté », sont pour Vitoria la quintessence de l’autre absolu. Aucune paix ne pouvant être envisagée avec eux, il est légitime de les exterminer. Les Indiens peuvent être classés comme autres absolus s’ils persistent dans leur résistance contre la présence des Espagnols, et particulièrement s’ils essaient d’empêcher la propagation de la foi chrétienne. Le cercle est fermé par la conclusion selon laquelle le devoir des Espagnols de protéger les innocents et les chrétiens a prévalu sur le dominium indien, leur droit de faire leurs propres lois et de contrôler leurs propres actes et corps.
Les guerres justes contemporaines
41Le discours de la guerre juste est devenu fréquent parmi les philosophes politiques, les juristes et les politologues qui, comme champ de leurs recherches, se sont donné la tâche d’expliquer les fondements théoriques d’un ordre global conduit par les États-Unis. Un exemple significatif est fourni par la philosophe politique, Jean Bethke Elshtain, qui soutient, dans un livre discuté paru en 2003, que la guerre contre la terreur est une guerre juste [56]. Le sous-titre du livre, Le fardeau du pouvoir américain dans un monde violent, semble faire référence à la tradition colonialiste qui décrivait le pouvoir occidental comme un fardeau pour l’homme (le mâle) blanc civilisé. Elshtain part de la prémisse selon laquelle une menace du fondamentalisme islamique ne peut être réduite grâce à des négociations ou des changements politiques parce que l’intention des fondamentalistes est d’éradiquer toute infidélité que ce soit par la conversion ou par l’extermination [57]. Elshtain souhaite que ses lecteurs comprennent que « nous » — ce qu’elle signifie par ce mot n’est pas très clair, mais les contextes dans lesquels il apparaît semble faire référence aux Américains, aux Occidentaux ou aux peuples modernes rationnels — sommes confrontés au mal radical, mais ne parvenons pas à le reconnaître dans la mesure où dans la conception du monde humaniste il n’y a pas place pour l’irrationnel [58]. Une fois que la véritable nature du problème a été reconnue, il devient évident que les États-Unis doivent se charger eux-mêmes de protéger les victimes innocentes en faisant usage de la force [59]. Elshtain cite en l’approuvant la conception de l’impérialisme élaborée par Sebastian Mallaby et Michael Ignatief :
42« Le superpouvoir accepte une lourde responsabilité en le faisant avec une intention relativement, mais pas complètement, altruiste. L’impérialisme auquel ils font allusion n’est plus celui qui voit des gouverneurs provinciaux exerçant leur pouvoir sur des États coloniaux dominés, mais est une sorte de nation se construisant qui est essentiellement intéressée par une nouvelle version de force de dissuasion. [60] »
43Dans le nouvel ordre impérialiste, les États qui abritent les terroristes perdent leur souveraineté et leur comportement peut être interprété comme une déclaration de guerre. Les États-Unis ont une responsabilité dans l’usage de la violence pour assurer la sécurité de tous les peuples qui ont un droit égal à l’intervention du superpouvoir dans leur intérêt [61]. L’Occident est confronté à deux genres de menace islamiste, « particulièrement arabe » :
44« Le premier est une menace interne représentée par les centres qui prêchent la haine et exhortent à la destruction immédiate des infidèles dans les sociétés occidentales elles-mêmes. Le second est la prise du pouvoir par les fondamentalistes dans les pays musulmans. [62] »
45Elshtain perçoit cela comme une lutte entre le bien et le mal :
46« Nous devons faire ce que nous pouvons pour enrayer l’expansion du mal quand nous l’identifions. Cette tâche impose de faire les nécessaires distinctions et de faire un usage économe de la force. Nous devons causer des dommages réduits afin de prévenir des dommages plus grands. C’est seulement dans la mesure où nous enrayerons l’expansion du mal que le bien pourra prospérer et se manifester. [63] »
47L’usage de la violence en vue de résister au mal est présenté comme un instrument dans une lutte que les États-Unis ont le devoir de mener au nom de l’humanité. Les bons citoyens humanistes doivent accepter que l’ennemi perfide soit exclu de certains droits normalement attribués à tous les citoyens. Et le citoyen du monde doit accepter qu’un pouvoir global soit requis pour affronter la menace terroriste [64].
48La pensée d’Elshtain est représentative de certains chercheurs proches de l’administration Bush. Elshtain est Rockefeller Professor of Social and Political Ethics à l’University of Chicago Divinity School et professeur invité des Foundations of American Freedom à Georgetown University. Elle a reçu des prix prestigieux comme le Franck Goodnow Award, le prix de l’American Political Science Association et, en 2006, a été nommée par George Bush au comité du National Endowment for the Humanities.
49Il est intéressant de noter que même les penseurs politiques moins engagés dans la légitimation du rôle des États-Unis comme leader mondial font appel à la notion de guerre juste en essayant de formuler une éthique pour la coexistence globale. Le travail le mieux connu qui va dans ce sens est The Law of Peoples de John Rawls, publié en 1999, dans lequel les acteurs de la politique globale sont rangés dans les catégories suivantes : les peuples libéraux rationnels, les peuples non-libéraux respectables (raisonnables) et les États hors la loi (déraisonnables) [65]. L’idée est de construire une coexistence pacifique globale, articulée sur une alliance entre les peuples libéraux et les peuples respectables qui se défendent contre les États hors la loi et qui aident économiquement les sociétés en difficulté. Cette alliance est appelée l’alliance des peuples bien ordonnés, lesquels en deviennent membres en acceptant les principes du droit des gens.
50Selon Rawls, sa théorie du droit des gens vise à montrer qu’il peut y avoir des peuples non-libéraux respectables, et a pour but de créer une éthique globale susceptible d’inclure ce genre de peuple : un ordre global pluriel, tolérant différents genres de conception du monde et diverses formes d’organisation sociale [66]. Avec ce but en tête, Rawls crée un peuple musulman, hypothétique, appelé Kazanistan, qui est non-violent et suit les principes du droit des gens, protège les droits de l’homme et permet à ses membres de prendre part à la prise de décision. Les États hors la loi sont définis comme des régimes qui ne se soumettent pas à un droit des gens raisonnable. Les peuples bien ordonnés ont le droit de recourir à la violence contre les États hors la loi et de viser à l’extension du droit des gens à toutes les sociétés du monde. Le but du droit des gens est, selon Rawls, de créer un monde social où paix et justice doivent advenir entre les peuples libéraux et les peuples respectables, mais on doit accepter de faire une entorse aux principes du droit des gens pour ce qui concerne leur propre territoire et le maintien de leur système social. Aussi, la politique d’immigration doit-elle être restrictive :
51« Les peuples doivent reconnaître qu’ils ne peuvent pas maquiller leur échec à réguler la quantité de leur population ou prendre soin de leur terre par le moyen de la conquête guerrière, ou en émigrant vers le territoire d’autres peuples sans leur consentement. [67] »
52Alors que le droit des gens a pour vocation d’orienter une politique étrangère de peuples libéraux, la question de savoir jusqu’à quel point les peuples non-libéraux doivent être tolérés est centrale [68]. Rawls plaide en faveur de la tolérance envers les peuples non-libéraux pour autant qu’ils satisfassent aux exigences minimales dont le respect permet d’être compté au nombre des peuples bien ordonnés. Il met en garde contre la pratique qui tenterait de leur imposer à tout prix le libéralisme car cela voudrait dire qu’on ne les respecte pas. À la condition qu’ils respectent les droits de l’homme et accordent à leurs membres certains droits de base, les peuples non-libéraux doivent être autorisés à se réformer selon leurs propres voies [69]. Les peuples non-libéraux respectables ne constituent pas une menace parce qu’ils ne sont pas agressifs, ils respectent la politique et l’ordre social des autres sociétés et acceptent les bénéfices du commerce. En d’autres termes, leurs leaders sont « respectables et raisonnables ». Ces peuples doivent être vus comme les égaux des peuples libéraux.
53Selon Rawls, le Kazanistan se différencie de la majorité des pays musulmans car ses gouvernants ne s’évertuent pas à construire des empires. Ils ont interprété le jihad dans un sens spirituel plutôt que dans un sens militaire [70]. Cependant, explique Rawls, il s’agit là d’une construction théorique qui doit être rectifiée par le biais de la recherche empirique : si les données historiques concernant les régimes autoritaires devaient montrer qu’il n’y a pas de régimes hiérarchiques qui ne soient pas des régimes d’oppression, la théorie des peuples hiérarchiques respectables devrait être abandonnée. Mais pour l’heure, c’est un présupposé de sa théorie [71]. Rawls montre que la proposition de considérer les peuples hiérarchiques comme les égaux des peuples libéraux n’a pas le relativisme pour conséquence. Ce ne sont pas des sociétés aussi justes et rationnelles que les sociétés libérales, mais elles satisfont à certaines exigences qui compensent positivement les raisons que les peuples libéraux pourraient avoir d’intervenir contre elles.
54Les peuples bien ordonnés n’ont aucune raison d’aller à la guerre pour la poursuite de leurs intérêts rationnels, mais ils peuvent aller à la guerre pour se défendre [72]. En revanche, les États hors la loi sont dangereux et agressifs et doivent changer ou être contraints à changer. Rawls fait explicitement référence à Vitoria mais voit une différence entre les deux théories : alors que la théorie de Vitoria est fondée sur la croyance en une loi divine accessible à la rationalité humaine, la doctrine de Rawls est purement « politique [73] ». En pratique, il en résulte une position différente concernant les actions de guerre dirigées intentionnellement contre les civils. Dans la doctrine de Rawls, de telles actions sont exceptionnellement permises en cas d’urgence, dans celle de Vitoria, elles sont strictement interdites.
55Dans la mesure où les États hors la loi ne représentent pas la volonté de leur peuple, la population civile ne saurait être tenue pour responsable de la guerre. Malgré tout, en cas d’extrême urgence, il peut être autorisé d’attaquer la population civile comme lorsque le Royaume-Uni, seul et sans autre moyen pour faire obstacle à l’occupation allemande, a été amené à bombarder les villes allemandes. L’interdiction complète prescrite par les doctrines du droit naturel est compréhensible, mais elle empêche de s’acquitter du devoir de défendre la démocratie.
56L’usage contemporain du concept de guerre juste semble être lié à certaines modifications du droit international durant les dernières décades [74]. À la différence des règles actuelles qui ne réservent aux États qu’un droit limité de se défendre, la théorie de la guerre juste peut être interprétée comme justifiant l’attaque, la défense préventive et l’intervention humanitaire. Contrairement aux arguments de ceux qui ont critiqué les interventions américaines en Bosnie, Irak et Afghanistan, elles ne correspondent pas à un mauvais usage ou une lecture erronée de la théorie de la guerre juste, mais à quelque chose qui est historiquement bien établi. Elle possède une grande légitimité parmi les chrétiens et les populations christianisées.
57Michael Hardt et Antonio Negri associent le retour de la guerre juste au développement d’un ordre post-colonial qu’ils appellent l’empire [75]. L’empire est, selon eux, un ordre global pyramidal dont le pouvoir est exercé sous forme de protection et de contrôle de la vie de la population. La plus importante caractéristique de cette forme de pouvoir, qui est appelée biopolitique, est qu’un tel pouvoir n’agit pas de l’extérieur sur celles et ceux sur lesquels il s’exerce, mais organise leurs corps et leurs esprits.
58« Le biopouvoir est une forme de pouvoir qui régule la vie sociale de l’intérieur, l’accompagnant, l’interprétant, l’absorbant. Le pouvoir peut réussir à commander à l’ensemble de la vie d’une population seulement lorsqu’il devient une fonction vitale que chaque individu intègre et réactive de son propre chef. »
59Dans cette perspective, la guerre juste n’est pas simplement une idéologie utilisée par un pouvoir militaire ou un groupe dominant pour légitimer certaines relations de pouvoir, mais a la forme et la logique générale de l’éthique des droits de l’homme. La guerre juste est présentée comme une pratique de protection des vies de la population globale. Selon Hardt et Negri, la guerre juste est organiquement liée à l’ordre impérial ancien et implique une sacralisation du pouvoir qui fait la guerre légitimement, qui y recourt comme à l’instrument d’une certaine éthique. L’usage actuel du concept diffère de son usage médiéval et des débuts de la modernité parce que la guerre juste n’est plus conçue comme justifiée par le besoin de se défendre et de résister mais justifiée en elle-même. L’intervention militaire est légitime d’abord parce qu’elle est éthiquement bonne, et ensuite parce qu’elle est efficace. L’ennemi est à la fois réduit à n’être que l’objet d’un banal contrôle de police et magnifié comme un ennemi absolu qui représente une menace pour l’ordre éthique.
60L’analyse de Hardt et Negri appelle cependant quelques corrections historiques. Les innovations qu’ils attribuent à l’empire apparaissaient déjà lorsque le concept commençait à être utilisé comme fondement juridique pour l’expansion coloniale. Dans les textes de Vitoria, la guerre juste n’est pas essentiellement une activité de défense et de résistance mais une violence créatrice de droit sous la forme de la punition [76]. Même la légitimité de l’intervention militaire comme éthiquement fondée et la description de l’ennemi absolu comme menace pour l’ordre éthique sont déjà présentes dans la théorie de la guerre juste de Vitoria. L’analyse par Hardt et Negri de la différence entre l’ordre mondial colonial et l’ordre mondial impérial échoue à reconnaître que la hiérarchie coloniale établie entre l’homme universel, l’autre respectable et l’autre absolu, continue de fonctionner comme un principe discriminant. Peu importe que la multitude soit irréductible à une quelconque homogénéité ; personne dans l’empire ne peut parler sans se positionner comme sujet impérial, c’est-à-dire comme homme universel, autre respectable ou autre absolu. L’ordre global est établi par le fait de prendre la relève de ceux qui sont identifiés comme des ennemis absolus, lesquels, en retour, aident au maintien des principes de distribution inégaux entre l’homme universel et les autres respectables [77]. Le retour de la guerre juste est de cette manière lié à la crainte de l’immigration en provenance de régions « culturellement éloignées », à la construction de murs et à la vogue actuelle du révisionnisme colonialiste. L’aspect intéressant de l’analyse biopolitique de Hardt et Negri réside dans le fait que la guerre juste de l’empire est vue comme une intervention morale qui est mise en œuvre par une multitude de corps incluant les nouveaux médias, les organisations religieuses et les ONG au lieu d’être décrite simplement comme une propagande de guerre ou une rhétorique politique.
61Les efforts faits pour utiliser les principes de la guerre juste comme critique des nouvelles interventions impérialistes manquent souvent leur objectif en soutenant l’autorité morale grâce à laquelle l’intervention militaire ou policière est légitimée. Les colonisateurs du XVIe siècle justifiaient leur violence en se référant à la mission chrétienne d’évangélisation, et ceci était renforcé plutôt qu’entravé par le fait que les missionnaires formulaient la plus vive critique contre l’oppression des Indiens. Les missionnaires ne mettaient pas en question l’aspect souhaitable et nécessaire de la conversion des Indiens même s’ils étaient critiques sur le mode de traitement que les conquérants et colonisateurs réservaient aux Indiens. Ceci vaut y compris pour des penseurs comme Vitoria, qui déniait aux Espagnols le droit de convertir les Indiens par la guerre mais maintenait la croyance en la valeur absolue de la chrétienté dans sa théorie du droit naturel.
Conclusion
62Les conditions spécifiques de chaque situation historique imposent des différences qui ne sont pas toujours apparentes dans des cas où la similitude du langage ou des arguments semble frappante. Mais à côté de ce genre de discontinuité et de différence, la signification des concepts dans la production des textes philosophiques est établie à travers une série de lectures et de relectures — à partir de situations historiques elles-mêmes différentes — qui participent continûment à la constitution du présent. L’histoire des idées essaie normalement d’interpréter les textes « dans leur contexte historique ». Cela signifie que des textes sont lus par rapport à des événements qui ont eu lieu dans le cadre d’une certaine section temporelle laissant de côté l’axe diachronique-sémantique : l’écho des textes, des concepts et des arguments à différents moments. La relation entre la guerre juste de Vitoria et les usages qui en sont faits de nos jours peut être décrite comme « résonance historique » suivant la suggestive définition qu’en propose Wai Chi Dimock :
63« Des fréquences reçues et amplifiées à travers le temps, se déplaçant toujours plus loin de leur point d’origine, causant des vibrations inattendues en des lieux inattendus. [78] »
64Certains des arguments de la théorie de Vitoria semblent toujours valoir dans notre compréhension actuelle de la guerre juste alors que d’autres sont devenus inaudibles comme cet argument de Vitoria à propos du droit de tous les peuples à rendre visite à d’autres peuples et à être reçus avec hospitalité. (Quiconque est impliqué dans la protection des « valeurs occidentales » a beaucoup à apprendre de Vitoria en un temps où l’immigration est criminalisée). Cet article s’est concentré sur l’écho de l’argumentation de Vitoria en faveur d’une fondation légale et légitime de la domination espagnole dans les premières années de l’expansion coloniale. Notre interprétation du retour de la guerre juste peut être éclairée par l’analyse de Hardt et Negri de celle-ci comme une machine biopolitique contribuant à la représentation/expérience de notre temps comme une forme moralement supérieure de société. Mais il conviendrait de souligner que les processus de justification de la guerre produisent des ennemis différenciés par le biais d’une logique qui emprunte à la pensée colonialiste. L’empire est post-colonial : ce qu’il énonce d’un ordre global ne vient pas du silence ni ne voyage dans un espace vide. La multitude est multiple, mais son lieu d’énonciation doit nécessairement être en relation avec des positions subjectives de discours.
65(Traduit de l’anglais par Michel Kail)
Notes
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[1]
Une sélection restreinte des publications auxquelles on peut se référer : James Turner JOHNSON, Just War and the Gulf War, Lanham, 1991 ; Jean Bethke ELSHTAIN (red), Just War theory, Oxford, 1992 ; James Turner JOHNSON, The Holy War Idea in Western and Islamic Traditions, Pennsylvania, 1997 ; Richard TUCK, The Rights of War and Peace, Oxford, 1999 ; John RAWLS, The Law of Peoples, Cambridge/London, 1999 ; Jean Bethke ELSHTAIN, Just War against Terror : the Burden of American Power in a Violent World, New York, 2003 ; Anthony BURKE, « Just War or Ethical Peace ? Moral Discourses of Strategic Violence after 9/11 », International affairs, 2004, (80) : 2, p. 329-353 ; Michael WALZER, Arguing about War, London, 2004 ; Chris DOLAN, In War we Trust : the Bush Doctrine and the Pursuit of Just War, Aldershot, 2005 ; Alex BELLAMY, Just Wars from Cicero to Iraq, Cambridge, 2006 ; Laura SJOBERG, Gender, Justice, And the Wars in Iraq. A Feminist Reformulation of Just War Theory, Lanham, 2006.
-
[2]
Remarques à Annual Convention of the National Religious Broadcasters, 28 janvier 1991, http://bushlibrary.tamu.edu/research/papers/1991/91012800.html 25/9/2007.
-
[3]
« The first principle of a just war is that it supports a just cause. Our cause could not be more noble. [...] We seek nothing for ourselves » ; « Some ask whether it’s moral to use force to stop the rape, the pillage, the plunder of Kuwait. And my answer : Extraordinary diplomatic efforts having been exhausted to resolve the matter peacefully, then the use of force is moral » ; « When a war must be fought for the greater good, it is our gravest obligation to conduct a war in proportion to the threat. And that is why we must act reasonably, humanely, and make every effort possible to keep casualties to a minimum. And we’ve done so. I’m very proud of our military in achieving this end » (Bush, 1991). Pour une critique de la guerre du Golfe du point de vue d’une interprétation féministe de la guerre juste, cf. Laura SJOBERG, Gender, Justice and the Wars in Iraq. A Feminist Reformulation of Just War Theory, Oxford, 2006, p. 109-202.
-
[4]
George BUSH, 1991, op. cit.
-
[5]
Pour ce qui concerne la perspective de la théorie du système mondial, Vitoria semble jouer un rôle fondamental dans la mise en place de l’idéologie universaliste, caractéristique de la domination européenne à partir du XVIe siècle. Cf. Immanuel WALLERSTEIN, European Universalism. The Rethoric of Power, New York, 2006.
-
[6]
Cf. ici Carlo GINZBURG, Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Paris, Flammarion, 1989 [1986].
-
[7]
Sharon KORMAN, The Right of Conquest : the Acquisition of Territory by Force in International Law and Practice, Oxford, 1996, p. 46-47.
-
[8]
Lettre de Christophe Colomb à Luis de Sant Angel, 1493.
http://www.netlibrary.com.ezproxy.ub.gu.se/Reader/ 30/9/2007 -
[9]
Sharon KORMAN, 1996, op. cit., p. 48.
-
[10]
Cité in Hugh THOMAS, El imperio Español. De Colón a Magallanes, Barcelona, 2003, p. 347.
-
[11]
Alonso DE LOAYSA, « Lettre datée de Mars 1512 », cité dans Francisco Castilla URBANO, El pensamiento de Francisco de Vitoria : filosofía política e indio americano, Barcelona, 1992, p. 218.
-
[12]
Il y a un grand nombre de lettres adressées au Roi ou à la cour de la part de dominicains soulevant ce genre de revendication. Cf. par exemple : Colección de Documentos inéditos relativos al descubrimiento, conquista y organización de las antiguas posesiones españolas de América y Oceanía, sacados de los Archivos del Reino y muy especialmente del de Indias, Joaquín F. PACHECO, Francisco DE CRDENAS y Luis TORRES DE MENDOZA, Madrid, 1864-1889 (42 vol.), vol. XI, p. 243.
-
[13]
Francisco DE VITORIA, Relectio de Indis, in Javier Malagón Barceló’s Latin-Spanish edition, Las relecciones De Indis y De Iure Belli, Washington, 1963, p. 5-12. Les citations en anglais sont extraites d’Anthony Padgen’s édition, Francisco de Vitoria : Political Writings, Cambridge, 1991.
-
[14]
Ibidem, p. 12.
-
[15]
Ce qui est inexact. Dès le premier conseil, tenu en 1504, le Roi avait fait appel à des théologiens. Cf. Anthony PADGEN, The Fall of Natural Man. The American Indian and the Origins of Comparative Ethnology, Cambridge, 1982, p. 28-30.
-
[16]
Sur le concept de dominium cf. Richard TUCK, Natural Rights Theories. Their Origin and Development, Cambridge, 1979, p. 5-31.
-
[17]
Francisco DE VITORIA, 1963, op. cit., p. 31.
-
[18]
Ibidem, p. 33.
-
[19]
Ibid., p. 34.
-
[20]
Cet argument était particulièrement avancé durant la vie de Vitoria lorsque Charles V (1500-1558) était au pouvoir. Après sa désignation comme Saint Empereur Romain, les territoires sous sa juridiction s’étendaient du royaume des Habsbourg aux colonies du Nouveau Monde, du Sud de l’Italie à l’Afrique du Nord. Ils étaient connus comme « l’empire sur lequel jamais le soleil ne se couche ». L’argument en faveur de son droit à exercer une juridiction mondiale impliquait que son empire était la continuation de l’Empire romain et avait été institué par Dieu.
-
[21]
Ici Vitoria introduit de manière explicite une exception concernant l’autorité du père sur ses enfants et celle du mari sur sa femme : Francisco DE VITORIA, 1963, op. cit., p. 41.
-
[22]
Ibidem, p. 47.
-
[23]
Ibid.
-
[24]
Ibid., p. 48.
-
[25]
Ibid., p. 57.
-
[26]
. Ibid.
-
[27]
Ibid., p. 59.
-
[28]
Ibid., p. 73.
-
[29]
Ibid., p. 76.
-
[30]
Ibid., p. 80.
-
[31]
. Ibid.
-
[32]
Vitoria définit le droit des gens de différentes façons en divers endroits, mais ici il établit que le droit des gens est soit le droit naturel, soit déduit de celui-ci (jure gentium, quod vel est jus narurale, vel derivatur ex jure naturali). Ibid., p. 85.
-
[33]
Ibid., p. 86.
-
[34]
Ibid., p. 89.
-
[35]
Ibid., p. 92-93.
-
[36]
Ibid., p. 94.
-
[37]
Ibid., p. 95.
-
[38]
Toute la section consacrée à la question des fondements légitimes de la domination espagnole est formulée sur un mode hypothétique. Vitoria n’affirme jamais que les conditions d’une guerre juste contre les Indiens ont été pleinement réalisées.
-
[39]
Ibid.
-
[40]
Ibid., p. 97.
-
[41]
Ibid., p. 98.
-
[42]
Ibid., La traduction anglaise ne rend pas compte de la subtilité de cet argument même si elle le cite dans une note, p. 288.
-
[43]
Ibid., p. 104.
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[44]
Ibid., p. 103.
-
[45]
Ibid., p. 108.
-
[46]
Francisco DE VITORIA, De Iuri Belli, Consejo Superior de Investigaciones científicas, Madrid, 1981, p. 126-127.
-
[47]
Ici, Vitoria fait une comparaison avec la pratique de l’Empire romain pour étendre son territoire en occupant les villes ennemies et les provinces selon les lois de la guerre. Vitoria fait remarquer que cette pratique doit être légitime puisque la justice et la légitimité de l’Empire romain est reconnue par Augustin, Ambroise, Thomas d’Aquin et d’autres révérés théologiens, in Francisco DE VITORIA, 1963, op. cit., p. 196-199.
-
[48]
Francisco DE VITORIA, 1981, op. cit., p. 174-175.
-
[49]
Francisco DE VITORIA, 1991, op. cit., p. 321 ; Francisco DE VITORIA, 1981, op. cit., p. 182-183.
-
[50]
Francisco DE VITORIA, 1981, ibidem, p. 194-195.
-
[51]
James Brown SCOTT, The Spanish Origin of International Law, Oxford, 1934, p. 78-81. Cf. de même la lettre de Francisco DE VITORIA à Arcos, 8/11/1534, Anuario de la Asociación Francisco de Vitoria, vol. II, 1929-1930, p. 32-34.
-
[52]
Cf. Anthony ANGHIE, Imperialism, Sovereignty and the Making of International Law, Cambridge, 2004. Anghie écrit : « While appearing to promote notions of equality and reciprocity between the Indians and the Spanish, Vitoria’s scheme must be understood in the context of the realities of the Spanish presence in the Indies. Seen in this way, Vitoria’s scheme finally endorses and legitimizes endless Spanish incursions into Indian society. Vitoria’s apparently innocuous enunciation of a right to " travel " and " sojourn " extends finally to the creation of a comprehensive, indeed, inescapable system of norms which are inevitably violated by the Indians. For example, Vitoria asserts that " to keep certain people out of the city or province as being enemies, or to expel them when already there, are acts of war ". Thus any Indian attempt to resist Spanish penetration would amount to an act of war, which would justify Spanish retaliation. Each encounter between the Spanish and the Indians therefore entitles the Spanish to " defend " themselves against Indian aggression and, in so doing, continuously expand Spanish territory », (p. 21-22).
-
[53]
Les Européens cultivés avaient, dès les premières décades de la conquête, une connaissance étonnamment détaillée du Nouveau Monde, grâce aux récits de voyage des découvreurs, conquérants et missionnaires. Vitoria a de plus rencontré des colonisateurs qui lui demandaient conseil concernant des problèmes de conscience pour des événements auxquels ils avaient participé ou dont ils avaient été les témoins. Vitoria n’a jamais visité le Nouveau Monde et n’y a aucun intérêt personnel, si bien qu’il pouvait le traiter strictement comme un problème théorique.
-
[54]
La lecture que fait Carl SCHMITT de Vitoria est étonnamment pertinente en cette matière. Cf. Le nomos de la Terre. Dans le droit des gens du Jus publicum europaeum, Paris, PUF, Quadrige, 2005.
-
[55]
Ici Vitoria n’hésite pas à argumenter à la place du gouvernement espagnol pour son propre bien, mais ne tranche pas la question.
-
[56]
Jean Bethke ELSHTAIN, Just War Against Terror : The Burden of American Power in a Violent World, New York, 2003.
-
[57]
Ibidem, p. 1-6, cf. aussi p. 154.
-
[58]
Ibid., p. 1-2.
-
[59]
Ibid., p. 144-145, 167-168, 178.
-
[60]
Ibid., p. 166.
-
[61]
Ibid., p.168.
-
[62]
Ibid., p. 140.
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[63]
Ibid., p. 143.
-
[64]
Ibid., p. 167.
-
[65]
John RAWLS, The Law of Peoples, Cambridge/London, 1999, p. 4.
-
[66]
Ibid., p. 5.
-
[67]
Ibid., p. 8.
-
[68]
Ibid., p. 10.
-
[69]
Ibid., p. 61.
-
[70]
Ibid., p. 76.
-
[71]
Ibid., p. 79.
-
[72]
Ibid., p. 91.
-
[73]
Ibid., p. 103.
-
[74]
Michael BYERS, War Law : Understanding International Law and Armed Conflict, New York, 2005.
-
[75]
Michael HARDT et Antonio NEGRI, Empire, éditions Exils, 2000.
-
[76]
Selon Walter BENJAMIN, chaque système de lois est établi et maintenu par l’usage de la violence rendu légitime ; cf. « Une critique de la violence » (1921), et aussi Jacques DERRIDA, Force de loi. Le « fondement mystique de l’autorité », Paris, Galilée, 1994.
-
[77]
Le racisme fonctionne, selon Michel Foucault, comme un instrument de discrimination entre ceux qui doivent être inclus et ceux qui doivent être exclus de la sphère des soins du pouvoir biopolitique. Dans l’ordre global actuel, la racialisation de l’ennemi et de l’autre repsectable se fait dans les termes de l’ethnicité, de la religion et de la différence culturelle ; cf. Michel FOUCAULT, Il faut défendre la société, Paris, Gallimard-Seuil, Hautes Études, 1997 et Aleksander MOTTURI, Ethnotism, Göteborg, 2007.
-
[78]
Wai Chee DIMOCK, « A Theory of Resonance », PMLA, vol. 112, n° 5 (Oct., 1997), p. 1061.