Couverture de LHS_170

Article de revue

Comptes rendus

Pages 303 à 316

English version

Christophe Ramaux, Emploi : éloge de la stabilité, Mille et une nuits, 2006.

1Prisée aussi bien dans les milieux académiques que dans la sphère politico-médiatique, la « flexicurité » ou « sécurité emploi-formation » serait la nouvelle solution au chômage. Reposant, d’une part, sur l’hypothèse d’une instabilité croissante des emplois et, d’autre part, sur l’idée que les politiques économiques traditionnelles de soutien à l’activité ne seraient plus capables d’enrayer le chômage, la flexicurité consiste à placer les sans-emploi en formation, en vue d’une reconversion, ce qui permet du même coup de ne plus les comptabiliser comme chômeurs. À contre-courant, Christophe Ramaux considère, dans cet essai en économie politique, que ce type de dispositif ne permettra pas de réduire le chômage de masse. L’auteur met en garde contre un enterrement trop rapide des politiques macro-économiques de type keynésien, car il convient de ne pas faire de la flexicurité « un substitut aux politiques économiques de soutien à l’emploi et de ne pas lâcher la proie du droit du travail pour l’ombre du droit des reconversions » (p. 14). Pas un substitut donc, sous peine de s’enfoncer un peu plus dans le workfare, mais un accompagnement des politiques macro-économiques destiné à améliorer les garanties statutaires entre deux emplois car, c’est un fait peu souligné, non seulement très peu de ressources sont mobilisées pour l’indemnisation des salariés au chômage, lesquels sont d’ailleurs de moins en moins indemnisés au fil des « réformes » du marché du travail qui se succèdent depuis 20 ans, mais encore leurs droits sont-ils très limités. Contre la tendance actuelle d’une culpabilisation toujours plus grande des chômeurs, Christophe Ramaux nous invite au contraire à réaffirmer la responsabilité sociale en matière de sous-emploi par une « refondation de l’État social », aujourd’hui inachevé, d’une part en donnant de meilleures garantie statutaires et une meilleure rémunération aux chômeurs et, d’autre part, en prenant à nouveau au sérieux le rôle premier de la politique macro-économique dans la détermination du niveau de l’emploi.

2Christophe Ramaux fait de l’économie politique, sa démarche est hétérodoxe : il assume son point de vue explicitement, lequel est nécessairement non neutre sur le plan axiologique. Contrairement à nombre de ses collègues qui contribuent allègrement à façonner l’idéologie, c’est-à-dire à masquer la réalité sociale dans l’intérêt de la classe dominante sous le sceau de la science, il ne fait pas croire à une hypothétique objectivité technocratique de son discours qui découlerait de son statut d’expert, bien qu’il soit un expert reconnu en économie du travail. Il connaît et signale les limites des outils qu’il mobilise et, en même temps, il cherche tout de même à dire quelque chose du monde, sa démarche est positive pour évaluer, à l’aide des données disponibles, la stabilité de l’emploi. Son essai s’accompagne d’une réflexion sur la pertinence des indicateurs et d’une comparaison des indicateurs entre eux. Il évite ce que l’on pourrait appeler le fétichisme du chiffre sans pour autant rejeter tout apport quantitatif, bien au contraire puisqu’il cherche à informer le lecteur au plus juste compte tenu des données disponibles. D’un point de vue normatif, il ne cherche pas à faire passer une norme pour un fait, il fait de son mieux pour expliciter la distinction entre ce qui relève du choix social et politique (délibération collective) et ce qui relève du choix théorique opéré par les préjugés du théoricien : la normativité de son discours est assumée quand il s’agit de faire des propositions, il précise sur quelles bases et pour quelle raison il faudrait faire tel ou tel choix. Bien que ces règles soient élémentaires sur les plans méthodologique et déontologique, elles sont malheureusement de moins en moins bien respectées, que ce soit dans les essais politiques comme celui-ci ou même dans les publications académiques, il convenait donc de saluer l’effort de l’auteur sur ce point.

3L’ouvrage est composé de trois parties. Dans une première partie, passant en revue les travaux empiriques cherchant à évaluer la stabilité de l’emploi, Christophe Ramaux met en pièces le préjugé d’une instabilité croissante des emplois. Il souligne notamment que l’on observe une hausse de la durée moyenne des emplois stables et que ceux-ci représentent près de neuf emplois sur dix. En revanche, il montre que sous la pression d’un chômage persistant depuis près de trente ans, la précarité a, quant à elle, beaucoup augmenté : essentiellement, les mobilités contraintes remplaceraient les mobilités volontaires, à ceci s’ajoutent d’autres éléments, et non des moindres, tels que la dégradation des formes d’emploi ou encore la docilisation de la main-d’œuvre. On peut cependant regretter que la notion de précarité ne soit pas plus précisément cernée et définie dans cette partie.

4Dans une seconde partie, Christophe Ramaux interroge la logique sous-jacente à la flexicurité au regard du chômage, puis au regard de la formation professionnelle. L’auteur rappelle tout d’abord les termes du débat entre l’orthodoxie néoclassique et l’hétérodoxie keynésienne sur les déterminants macro-économiques de l’emploi. Pour l’orthodoxie, y compris dans sa version renouvelée sous l’appellation trompeuse de « néokeynésianisme » (version académique selon l’auteur du social libéralisme), ce sont les imperfections sur les marchés et non pas du marché lui-même qui seraient à l’origine du chômage. Dès lors, réduire ces imperfections en améliorant la « flexibilité », notamment par une destruction larvée du droit du travail surnommée « réduction des rigidités structurelles », ce qui revient à réduire le coût du travail est supposé améliorer le niveau de l’emploi. Au contraire, les keynésiens considèrent que la réduction du coût du travail ne permet pas de créer de nouveaux emplois mais conduit simplement à brider la demande globale. Pour eux, le niveau de l’emploi ne dépend pas du marché du travail, dont les institutions ont été selon les auteurs hétérodoxes déjà très fortement « flexibilisées » depuis vingt ans sans grand résultat, mais il dépend du marché des biens, c’est-à-dire des débouchés pour les entreprises. Pour ces auteurs, il est très probable que, laissé à lui-même, le système économique ne parvienne pas à dégager une demande globale suffisamment importante pour justifier un niveau d’offre, et donc de demande de travail de la part des entreprises, qui garantisse le plein-emploi. Ainsi, seule une politique macro-économique destinée à agir sur le niveau de la demande globale, par le truchement de la politique monétaire et du budget, est susceptible de conduire celle-ci à un niveau suffisant pour induire des créations d’emplois.

5Les travaux en matière de sécurité emploi-formation affectent la neutralité entre les approches orthodoxe et hétérodoxe. Toutefois, selon Christophe Ramaux, ceci revient implicitement à faire sien le préjugé néoclassique selon lequel les politiques keynésiennes seraient dépassées. Tout comme les travaux néoclassiques contemporains, les tenants de la sécurité emploi-formation se focalisent en effet sur le marché du travail et prônent des « réformes structurelles » en mettant l’accent sur des aspects qualitatifs à travers le thème de l’« employabilité » et de l’amélioration de la formation en vue de favoriser l’adaptation de la main-d’œuvre. Dès lors, pour les tenants de la flexicurité, le chômage serait un simple défaut d’ajustement qualitatif de la main-d’œuvre. Tout comme pour les néoclassiques nouvelle manière, il n’y aurait pas de problème à régler du côté de la demande de travail mais uniquement des rigidités du côté de l’offre. Mais, considérant que la formation ne peut pas augmenter le stock d’emplois, Christophe Ramaux s’interroge : à quoi sert la flexicurité si la mise en formation ne débouche pas sur un emploi, et même sur un emploi stable ? Ce type de dispositif est, pour l’auteur, problématique car il remet en cause le droit à l’indemnisation chômage conçu comme un droit inconditionnel et sans contre-partie, créant ainsi un learnfare proche du workfare si les obligations de la personne en formation s’étendent au fait d’occuper certaines activités. Finalement, pour l’auteur, la flexicurité accroît encore les inégalités et la segmentation entre travailleurs dans l’accès à la formation entre formations dans le cadre du contrat de travail pour les uns, donc plus qualifiante et insérante car proche de l’emploi, et stages de « mobilisation » ou de « motivation » pour les autres. Il y aurait en outre un risque d’utilisation de la flexicurité comme instrument de baisse du coût du travail. Par ailleurs, Christophe Ramaux estime qu’en imposant l’idée que le chômage serait causé par un défaut d’adaptation de la main-d’œuvre, avec la fameuse expression de « formation tout au long de la vie » utilisée à tort à et travers, le learnfare risque de conduire à une réduction du droit à la formation initiale dispensée par le service public au profit d’une formation continue largement privée. En rejetant la formation en dehors de l’emploi, on légitimerait ainsi, selon l’auteur, l’idée que les coûts de formation doivent échapper à la charge des entreprises. On passerait alors d’une obligation à financer pour l’employeur à une situation où le salarié doit assumer tout ou partie de la charge de la formation professionnelle continue. Se profile derrière cette question de l’inclusion des coûts de la formation comme composante du salaire, celle non moins cruciale de la qualification sociale des emplois et donc du partage de la valeur ajoutée, lequel ne repose sur aucune règle naturelle. Enfin, avec l’accent mis sur la formation continue et l’adaptation de l’offre de travail, la thématique de la qualité des emplois (à nouveau le côté demande de travail) se voit, elle aussi, reléguée au second plan.

6Plus exploratoire et normative, la troisième partie de l’ouvrage part de l’idée que l’insuffisance d’emploi est le principal problème social à résoudre car le chômage est l’instrument principal de dégradation des conditions d’emploi et de rémunération. L’argumentation libérale contre les « avantages acquis » ne serait pas recevable selon l’auteur dans la mesure où ceux-ci ont été très largement détricotés depuis 20 ans, avec une accélération depuis 2002 par une généralisation des aides à l’emploi au bénéfice des entreprises, sans pourtant que l’on observe en retour un accroissement du niveau d’emploi. Christophe Ramaux souligne à juste titre la dimension idéologique du retour en grâce, depuis deux ou trois décennies, des théories du chômage volontaire. Celles-ci inspirent et parent d’un voile scientifique le développement des « incitations au travail », lesquelles instillent l’idée que les chômeurs seraient responsables de la situation. L’auteur remarque que cette régression de la responsabilité sociale remet au premier plan la stigmatisation et la culpabilisation du « vagabond » d’antan. Les sans-emploi préférant le confort des allocations à la reprise de l’activité, il conviendrait de réduire celle-là pour stimuler celle-ci et contraindre les chômeurs à accepter des petits boulots mal payés, au moyen de contrôles et d’incitations monétaires telles que la PPE. Mais ces recettes utilisées pour certaines depuis déjà de nombreuses années ont démontré leur incapacité à créer des emplois et réduire le chômage. En outre, selon l’auteur, elles brisent un pilier fondamental du pacte social : l’idée que « tout travail mérite salaire ». La PPE servirait ainsi au patronat à refuser toute hausse des bas salaires et, d’une manière générale, les aides à l’emploi et les « incitations » à la reprise de l’activité permettraient aux entreprises de ne plus augmenter les salaires, ce qui créerait selon l’auteur de vraies trappes à pauvreté. Enfin, des pans entiers de l’économie tendraient à se spécialiser vers des emplois au rabais et peu qualifiés. Christophe Ramaux dénonce au passage les pratiques administratives destinées à dégonfler artificiellement les chiffres du chômage et la manière dont sont orientées les recherches par les organismes publics en charge de leur financement : « Laisser entendre qu’une bonne partie des sans-emploi sont en fait [de faux chômeurs, BT] légitime évidemment leur “ sortie ” des listes du chômage. Quelle est l’ampleur de ce traitement purement statistique du chômage ? On aimerait que l’Union européenne finance des recherches sur le sujet. On aimerait, à côté des innombrables thèses et travaux de recherche néoclassiques sur les “ trappes à chômage ” et autres “ rigidités structurelles ” du marché du travail [...] voir poindre quelques travaux de recherche audacieux sur la question. » (p. 174)

7Examinant de près l’histoire conjoncturelle récente, Christophe Ramaux soutien que rien d’irrésistible n’impose la fin du plein-emploi et son lot de précarité. Ainsi, durant la période de croissance de 1997-2001, favorisée par la timide inflexion keynésienne — non assumée puis même reniée — du gouvernement Jospin, un grand nombre d’emplois furent créés sous forme typique si bien que la précarité a reculé avec le chômage : les départs volontaires ont augmenté et le temps partiel subi a diminué. En situation de plein-emploi, souligne l’auteur, les mobilités sont plus libres et la qualité des emplois s’améliore. Finalement, explique-t-il, si le chômage de masse s’est installé depuis 1983 c’est parce s’est imposée la triple austérité salariale, budgétaire et monétaire du dogme néolibéral, laquelle s’est un moment desserrée à la fin des années 1990. Christophe Ramaux présente d’ailleurs, de manière profondément juste, les 35 heures comme une réforme structurelle non libérale du marché du travail, ce qui ne manque pas de piquant. La diminution considérable du chômage durant cette période, martèle-t-il, n’est pas due à une réduction du coût du travail, comme l’affirme la vulgate libérale (d’ailleurs les salaires sont repartis à la hausse), mais c’est en raison du couple croissance/réduction du temps de travail. Nourrissant en retour la croissance par une distribution de revenu supplémentaire, les créations d’emplois ont par ailleurs amélioré les comptes publics. On lira avec plaisir le croustillant passage, page 202, où Christophe Ramaux pointe les contradictions de la doctrine dominante qui, pratiquant le deux poids deux mesures, d’un côté, invoque le caractère adaptatif des anticipations des entrepreneurs pour expliquer l’effet retard des politiques de l’emploi visant à réduire le coût du travail et, d’un autre côté, invoquent les anticipations dites « rationnelles » pour invalider les politiques keynésiennes de relance.

8Dans le dernier chapitre de son essai, Christophe Ramaux en appelle à refonder l’État social, révolution inachevée du XXe siècle. Cet ensemble d’institutions que sont la protection sociale, le droit du travail, les politiques macro de soutien à l’emploi et les services publics peut constituer un ensemble cohérent capable de faire système et d’amener ainsi vers un « mieux être social ». Ces institutions ont certes été fortement déstabilisées par plus de vingt ans d’application des préceptes libéraux mais, insiste Christophe Ramaux, elles n’ont pas pour autant été mises à bas. L’État social a de beaux restes aime-t-il à répéter. Il serait faux de croire, selon lui, que cette configuration institutionnelle devrait nécessairement disparaître avec le fordisme car l’État social est la réponse, dans l’histoire, à l’échec fondamental du libéralisme face à la question sociale, qui ne manquera pas de ressurgir dès lors que différentes protections seront trop amoindries, voire qui tend à ressurgir dès aujourd’hui. Il aura fallu en effet le paroxysme d’une crise extrêmement grave dans les années 1930 pour que s’impose enfin la nécessité d’une régulation macro-économique par l’État destinée à contrecarrer la tendance à la surproduction de ce système laissé à lui-même, déjà bien identifiée par Marx soixante-dix ans auparavant. Mais il faudrait alors tenir compte d’une autre institution dont l’auteur ne dit mot et qui fut pourtant la première à disparaître, ce qui n’est sans doute pas un hasard : le plan. L’orchestre joue moins bien qu’avant malgré ses excellents musiciens, certes un peu plus mûrs mais néanmoins toujours alertes. Encore faudrait-il s’apercevoir que son chef, celui qui coordonne les mouvements et la cohérence de l’ensemble, n’est plus dans la salle depuis déjà un moment ! Surtout, l’auteur ne cesse d’affirmer, comme pour motiver le moral des troupes, que les raisons qui ont conduit à imposer petit à petit les institutions de l’État social sont toujours vraies aujourd’hui. De là, il en conclut directement à la nécessité de l’État social comme s’il suffisait d’avoir raison et simplement de se convaincre pour qu’advienne un monde meilleur. « Ce qui était vrai hier l’est-il encore aujourd’hui ? » écrit-il page 243 contre ceux qui ne voient pas l’absolue supériorité de l’État social pour l’immense majorité de la population, mais on est tenté de lui répondre simplement : « est-ce la vérité qui dirige le monde ? ». Certes on peut être convaincu, comme l’auteur, que l’État social est souhaitable, qu’il faut le défendre bec et ongles contre les multiples « réformes » et « adaptations » au capitalisme libéral que veulent lui faire subir ses ennemis pour le raboter, le circonscrire, le détruire petit à petit. Mais il ne suffit pas même qu’une immense majorité souhaite refonder l’État social pour que cela advienne effectivement : quelles forces sociales vont s’en charger et comment ? L’auteur élude ces questions pourtant cruciales car, si l’on regarde (à nouveau !) l’histoire du siècle qui a vu s’imposer ces institutions si précieuses, on s’aperçoit que la crise des années trente et les autres déboires du capitalisme libéral n’auraient peut-être pas suffi à eux seuls pour imposer l’État social. Il aura fallu une catastrophe bien plus grande, le nazisme et la seconde guerre mondiale, associée à une menace bien plus colossale, le soviétisme à l’extérieur et le vote communiste à l’intérieur accompagné d’un syndicalisme très organisé, pour que les classes possédantes de nos pays lâchent enfin le lest attendu depuis au moins 100 ans déjà afin que puisse se constituer l’État social. Ce dernier est utile et souhaitable pour l’immense majorité d’entre nous mais pas pour tous. Christophe Ramaux le rappelle d’ailleurs lui-même, notre société est traversée par des rapports de classe qui n’ont pas disparu. Les menaces extérieures et intérieures disparues, aujourd’hui moins qu’hier les classes possédantes n’ont intérêt à voir prospérer l’État social. Comment construire à nouveau un rapport de force susceptible de renverser la tendance amorcée depuis vingt ans ? Malgré tout, alors que l’idéologie véhiculée par les médias (et aussi de plus en plus par l’appareil d’État lui-même, malheureusement, il faut bien le reconnaître tout de même) joue à plein son rôle mystificateur, le travail de contre-feu effectué par Christophe Ramaux est plus que salutaire. Ce combat est aussi le nôtre. Chapeau !

9Bruno Tinel

Éveline Baumann, Laurent Bazin, Pepita Ould-Ahmed, Pascale Phélinas, Monique Selim et Richard Sobel, L’argent des anthropologues, la monnaie des économistes, L’Harmattan, 2008, 320 p.

10En cette période de turbulences monétaires et financières, il s’avère peut-être utile de prendre un peu de recul, de s’arrêter sur quelques notions qu’une actualité économique rend malheureusement omniprésentes, quand bien même l’opinion publique ne comprendrait pas toujours leur importance dans la vie quotidienne. C’est, me semble-t-il, un des avantages directs que la lecture de cet ouvrage pourrait procurer à celle ou à celui dont la curiosité intellectuelle conduirait à s’interroger sur la réalité et le sens profond, non superficiel, de termes aussi galvaudés que Monnaie et Argent. Au travers d’un florilège de contributions scientifiques, il s’agit d’explorer plus précisément les éventuelles divergences d’appréhension ou de contenu qu’induit l’emploi de ces concepts par deux disciplines des sciences sociales : l’anthropologie et l’économie. La question fondamentale est en apparence simple même si elle suppose de nombreux détours théoriques et empiriques ici bien représentés : existe-t-il en réalité des différences suffisamment notables justifiant l’utilisation du vocable « argent » par les anthropologues là où les économistes préfèrent plutôt parler de « monnaie » ? Que l’on se rassure toutefois, les points communs sont plus nombreux que l’on imagine, du moins si l’on se réfère exclusivement au courant de pensée lié à l’économie dite hétérodoxe. Car l’introduction, effort réussi de synthèse critique rédigée par Pepita Ould-Ahmed, permet dès le départ de dissiper les doutes, les malentendus qui pourraient assaillir les anthropologues quant à une analyse trop économiciste de la monnaie, éloignée de tout ancrage social, réduisant à l’extrême sa nature multiple et complexe. Si le postulat de l’argent ou de la monnaie comme construction sociale autorise des rencontres interdisciplinaires fécondes, ce n’est que parce que la nécessité d’une démarche « unidisciplinaire et kaléidoscopique » demeure présente au centre de tous les travaux de recherche visant à le vérifier. Les communications rassemblées s’emploient en conséquence à convaincre — que ce soit par le biais d’exemples concrets (l’argent au Caire ou son utilisation par les femmes chinoises) ou par des apports théoriques (les réflexions critiques relatives aux concepts de fongibilité ou d’universalité de la monnaie) —, du bien fondé d’une telle approche qui multiplie ainsi les échelles micro et macroéconomique sans oublier bien entendu d’y intégrer les composantes sociale, politique et culturelle afférentes. Un tel foisonnement intellectuel aurait pu cependant déboucher sur un risque d’abstraction excessif que le souci permanent des différents auteurs d’« enchâsser » leurs analyses dans les circonstances sociales et historiques de vie du phénomène monétaire parvient au contraire à éviter judicieusement. La possibilité d’estomper les frontières disciplinaires devient alors un outil efficace au service de choix d’objets et de méthodes de recherche atypiques autorisant un échange incessant des connaissances. Un livre d’un abord certes difficile sur un thème controversé qu’un traitement non conventionnel entraîne en revanche à rompre avec une approche dominante de la monnaie qui se complaît dans le technicisme fonctionnel et la neutralité politique.

11Bernard Castelli

Bruno Latour et Vincent Antonin Lépinay, L’économie, science des intérêts passionnés, Introduction à l’anthropologie de Gabriel Tarde, Paris, Éditions La Découverte, 2008.

12Un compte rendu du livre de Latour et de Lépinay dans une revue qui dénonce l’économocentrisme, au premier chef dans ce numéro, mais pas seulement, va de soi. Certainement pas un compte rendu de complaisance, plutôt de connivence critique.

13Cet ouvrage est le fruit d’un projet modifié ; il s’agissait d’abord de rééditer l’ouvrage de Gabriel Tarde, Psychologie économique (1902), en l’accompagnant d’une introduction. Les deux volumes de Tarde étant accessibles en mode image sur le site Gallica et en mode texte sur le site canadien « les classiques des sciences sociales » (((http:// classiques. uqac. ca/ ),les deux auteurs ont décidé de publier à part

14cette introduction en y insérant de nombreuses citations comme autant d’invitations à se référer au texte même. Une sélection copieuse, 158 pages, d’extraits du livre de Tarde est en outre accessible sur le site de Bruno Latour (((www. bruno-latour. fr).

15Les deux auteurs insistent, comme le faisait déjà Maurizio Lazzarato dans Puissances de l’invention. La psychologie économique de Gabriel Tarde contre l’économie politique (Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2002), ouvrage que ne manquent pas de citer Latour et Lépinay, sur la nouveauté tardienne : « Tout va sembler étrange dans l’économie de Tarde mais, peut-être, parce que tout y est neuf, c’est du moins ce que nous voulons tenter de montrer » (p. 11).

16La question posée par Tarde : à quoi correspond cette notion d’économie politique qui délimite l’économie comme un domaine séparé fonctionnant à la manière d’une nature ? Sa réponse : à « une forme particulièrement perverse de Dieu caché », qui organise l’harmonie préétablie du Marché comme celle de l’État. L’opposition pertinente n’est donc pas celle, encore communément évoquée et revendiquée, qui règle l’affrontement des libéraux et des socialistes (des « civilistes » et des étatistes, pourrait-on dire), elle est celle, déterminante, qui répartit dans deux camps irréconciliables les providentialistes et les anti-providentialistes.

17Anti-providentialiste intransigeant, Tarde avance deux thèses : il n’y a rien d’objectif dans l’économie car tout y est intersubjectif, la suprématie de l’intersubjectif rendant pour le coup l’économie quantifiable. À ce dernier titre, scientifique.

18Lorsque Tarde veut parler de ce qui est intérieur au sujet, il use du terme « intrapsychologique », à quoi ne saurait être réduit le « psychologique », qui se manifeste dans l’« interpsychologique ». Autant dire que le psychologique et le social, les individus et la société ne s’opposent pas : « Ce qui fonde à ses yeux la science sociale, en effet, c’est un type de contamination qui va toujours, point à point, d’individu à individu, mais sans jamais s’arrêter sur eux. La subjectivité désigne toujours la nature contagieuse des désirs et des croyances qui sautent d’un individu à l’autre sans jamais passer, c’est là l’essentiel, par l’intermédiaire d’un contexte ou d’une structure sociale » (p. 20).

19Soutenir que l’économie est quantifiable parce qu’elle est intersubjective ne peut être compris que si l’on accepte de renoncer au présupposé économiste selon lequel la richesse seule, affectée d’un signe monétaire, est quantifiable. La gloire, la vérité, la beauté le sont tout autant. La science froide, ne connaissant que la mesure comptable, ne pouvait dès lors identifier le véritable objet de l’économie, les intérêts passionnés.

20L’homo œconomicus fantasmé par l’économie politique résulte d’une double abstraction, il est pure rationalité, au service de l’optimisation de ses intérêts, et n’appartient à aucun groupe. Or, recommande Tarde, ce sont les attachements qu’il importe de quantifier. Les auteurs marquent, en passant, la limite de l’hétérodoxie économique, représentée en l’occurrence par l’économie institutionnelle et celle des conventions, qui se montrent assurément soucieuses de concrétiser cet homo œconomicus et se contentent pourtant « de corriger le système ptoléméen du marché pur et parfait en lui ajoutant une multitude d’épicycles tournant en tous sens — les contrats, la confiance, l’information, les règles, les normes, les coalitions » (p. 45).

21Plus profondément, Tarde invite à ne plus confondre l’économie-chose (economy) avec l’économie-discipline (economics) qui n’a cessé de « performer » et formater la première, et d’en ignorer la réalité. Pour la dévoiler, il inscrit l’économie dans le mouvement général des monades (leibniziennes) qui se prolonge selon les trois étapes de la répétition d’une première différence, l’opposition créée par la répétition et l’adaptation qui permet provisoirement d’échapper à ces oppositions grâce à de nouvelles différenciations. Il ne s’agit pas de la trinité dialectique, la négativité n’est en rien motrice. Tarde réserve ce rôle à l’invention, comme l’a déjà souligné M. Lazzarato. Ce n’est donc pas l’échange qui assure la mise en place d’un marché et l’organisation d’une économie, c’est la coordination d’énergies jusque-là désarticulées. Coordination qui a pour condition la confiance.

22Les véritables sources des valeurs sont les variations de la croyance et du désir, si bien qu’il est vain de se mettre en quête d’un quelconque fondement à l’économie, qu’il s’agisse de la rareté ou de l’intérêt, car celle-ci tient à la « stabilité d’une configuration ». Il est tout aussi illusoire de scruter un quelconque avènement du capitalisme, qui n’est rien autre qu’une extension des réseaux d’imitation et de contamination, qu’une extension des régimes de confiance se traduisant par la globalisation des marchés. « On peut étendre leur portée, mais on ne peut les rendre moins sociaux, moins intersubjectifs. On peut “ économiser ” une société, mais on ne peut ni la rationaliser ni la moderniser » (p. 99).

23« Carder le chaos du monde », tel est l’objectif que l’on peut assigner aux intérêts passionnés. Pas d’harmonie préétablie, pas de lois naturelles, pas de philosophie de l’histoire, ne signifie pas qu’il n’y ait point de tout social, à la condition d’ajouter, sous peine de rechute dans un substantialisme coupable, qu’il est à inventer ; le tout social est toujours à venir, il n’est pas assuré.

24Psychologue parce que sociologue, ou sociologue parce que psychologue, Tarde sait bien que la société recèle des possibilités autres que celles offertes par les individus, il n’en est pas moins persuadé qu’à « l’origine de toute association entre hommes nous trouverons toujours une association entre les idées d’un homme » (Tarde cité p. 128).

25Michel Kail

Karl Marx, Critique du programme de Gotha, Nouvelle édition préparée par Sonia Dayan-Herzbrun et Jean-Numa Ducange, Traduit de l’allemand par Sonia Dayan-Herzbrun, Éditions sociales, 2008.

26Les traductions ont cet avantage sur le texte original qu’elles peuvent s’accorder aux évolutions du vocabulaire comme à celles des idées. La version que donne Sonia Dayan-Herzbrun des notes critiques rédigées par Marx sur le programme du parti ouvrier allemand rend fidèlement, dans le langage d’aujourd’hui, la vivacité, l’amertume, l’ironie, le désenchantement qui distinguent ce document. La science de la traductrice, historienne et sociologue bien connue, se manifeste encore dans l’introduction qu’elle a rédigée, avec Jean-Numa Ducange, et dans le choix des matériaux d’époque qui éclairent les enjeux de ce congrès d’unification du parti social-démocrate allemand qui se tint en Saxe, à Gotha, en 1875.

27Ce livre inaugure une entreprise ambitieuse, celle de la Grande Édition Marx et Engels (GEME), dont le projet nous est présenté en annexe. Il ne s’agit de rien moins que de donner enfin en langue française tous les ouvrages publiés par ces deux auteurs, ainsi que quelques brouillons essentiels. L’ouverture que l’on nous en propose n’est-elle en fin de compte qu’un hasard d’édition, le premier volume de la collection qui s’est trouvé terminé ? Ou bien contient-elle un message délibéré ? Quoi qu’il en soit, recommencer la lecture de Marx et d’Engels par ce texte a chance de donner la perspective la plus juste pour embrasser l’ensemble de leur œuvre. Peut-on en effet mieux juger de l’originalité des analyses du Capital, et des recherches d’économie, d’histoire, de méthode de ces deux amis, peut-on mesurer plus justement la cohérence de l’appareil conceptuel qu’ils ont progressivement élaboré, que lorsque l’on rapporte ces travaux à leur objet premier, à savoir les conditions et les moyens du mouvement d’émancipation ouvrière ?

28Aucune autre science que celle que cherchèrent à constituer Marx et Engels ne s’est jamais préoccupée de formuler les apories qu’affronte la revendication des travailleurs, laquelle ne peut s’affirmer et se formuler que par l’entremise d’institutions qui par nature menacent de la dénaturer. La seule méthode concevable en la matière consiste à déchiffrer l’expérience par l’hypothèse, le concret par l’abstrait, et réciproquement. Si l’on ne s’oblige pas à caractériser avec précision les relations par lesquelles les agents se représentent, se signifient, s’utilisent et s’opposent tout à la fois, ces agents, c’est-à-dire les classes sociales, les partis politiques, l’État, par exemple, deviennent insaisissables. Il faut ainsi comprendre le parti lorsqu’il s’ajuste à son interlocuteur unique, l’État, enrégimentant ses membres pour ressembler à son antagoniste, adoptant les limites de celui-ci pour mieux l’influencer ; et l’État, en face, se donnant pour représentant d’un peuple, et pourtant une corporation spécifique en son sein, et par là cible des partis. C’est sous cette forme seulement que cette exigence obscure, la question nationale, devient concevable. Cette revendication interfère avec le mouvement des salariés, l’exprime parfois, s’y surimpose, sans jamais se confondre avec lui. Reste qu’elle ne se satisfait que par la formation d’une bureaucratie étatique, qui mène une politique relativement spécifique. Au temps du congrès de Gotha, l’unité allemande, qui se réalisait sous l’égide de la Prusse, ne devait intéresser les travailleurs que par ce biais : une fois accomplie, laissera-t-elle le champ plus libre au mouvement ouvrier que ne l’aurait fait l’État souabe préservé, ou l’empire rival des Habsbourg ?

29Toutes ces difficultés naissent de la même contradiction fondamentale, qu’il s’agit de rendre dynamique : la révolte des salariés ne peut se développer et s’unifier qu’en se coulant dans des organisations qui lui sont imposées. International comme le système de production auquel il s’oppose, le mouvement socialiste investit les institutions mêmes qu’il devra abolir, et d’abord la bureaucratie nationale. Il peut lui arriver même de se retrancher dans les anciennes structures du capitalisme pour s’opposer tactiquement aux nouvelles, et de défendre les anciens pays contre la mondialisation, ou les échelles de la qualification contre des formes d’emploi plus autonomes. Or, l’État, qu’il soit prussien, allemand, européen, se constitue toujours par l’alliance des marchands, des entrepreneurs et des financiers, et non celle des travailleurs : en usant de ses puissances, en cherchant à en détourner l’appareil juridique, on se met en danger d’en devenir l’otage. On ne s’étonnera donc pas que l’activité du parti ouvrier doive être selon Marx soumise à une sourcilleuse vigilance doctrinale : dans sa pratique la plus quotidienne, les buts derniers du mouvement sont sans cesse remis en cause. Il importe de caractériser à tout moment les phases de la lutte, au cours de laquelle les différents protagonistes peuvent se montrer presque méconnaissables.

30Le capitalisme, rappelle Marx, n’est pas un syndrome qui affecte les États, lesquels pourraient dans les mêmes limites et avec les mêmes pouvoirs devenir socialistes. C’est un système mondial, dont les États sont des éléments et des agents, mais qui les déborde de partout. La révolte ouvrière ne se bornera pas à renverser les contraintes qui, dans l’entreprise, pèsent sur le travail, elle vise à transformer le travail lui-même. C’est pourquoi la théorie se doit de considérer le travail non pas comme une fonction sociale dominée, mais à partir des relations sociales qui le définissent, à savoir le salariat, relations qui trouvent des traductions juridiques diverses selon les périodes et les nations. C’est tout cela qu’oublient, selon Marx, les disciples de Lassalle, et tout au long de l’histoire capitaliste ceux des socialistes qui croient pouvoir user sans risque, pour un profit immédiat, de l’autorité du droit étatique.

31Les commentaires et les documents intelligemment rassemblés dans le volume le prouvent de reste : en situant avec précision le texte de Marx dans les polémiques de son temps, on donne d’autant mieux à comprendre sa pertinence pour le nôtre, où ces questions se posent encore, et parfois presque dans les mêmes termes. Fallait-il que le mouvement ouvrier laisse Bismarck fonder l’État prusso-allemand, afin d’obtenir de lui, en contrepartie, la permission de se constituer en fonction autonome de la société, et de s’organiser en association ? Ne peut-on espérer alors que les travailleurs, de plus en plus nombreux, et pourvus d’une représentation propre, en viennent à dominer la nouvelle nation, et édifient un État populaire ? Mais ce compromis n’est qu’illusion, selon Marx, et ces calculs chimériques, parce que fondés sur un contresens, l’État vu comme un agent neutre. Faudrait-il en la matière croire les pouvoirs établis sur parole ? Depuis Clisthène et l’antiquité grecque, les constitutions des cités et des empires fixent les activités des différents groupes qu’elles rassemblent, et ajustent les uns aux autres leurs facultés et leurs droits. Le régime représentatif, au contraire, se déclare universel par essence, et prétend ignorer tout de la façon dont les administrés s’associent et s’opposent pour produire leurs conditions d’existence. Mais qui ne voit que cette indifférence n’est qu’apparente ? Elle signifie en fait que l’État démocratique est lui-même un élément agissant dans le processus par lequel le dynamisme économique attaque toutes les solidarités corporatives ou locales qui lui font obstacle.

32Le mouvement socialiste ne se propose donc pas essentiellement de redistribuer les pouvoirs et les richesses en utilisant l’autorité de l’État, mais d’attaquer les relations et les hiérarchies qui charpentent cet État. Il ne s’agit pas de rendre justice au travail, mais de la métamorphoser, en abolissant le salariat ; non d’accomplir le droit bourgeois, mais de l’annuler. La période où cette transition s’accomplira, où de nouvelles règles s’inventeront à la place des anciennes lois, où le collectif se dégagera de ses formes surannées, Marx l’appelle de son nom latin, la dictature (cf. le commentaire p. 39). Ce terme désigne précisément une initiative politique qui impose ses propres normes ; il n’indique ni l’acteur qui conduit ce changement, individu, groupe, institution, ni les moyens qui seront mis en œuvre, ni même les buts poursuivis. On ne peut en conséquence confondre la dictature, invention de nouvelles méthodes politiques, avec la tyrannie, instaurée par l’arbitraire d’une faction et protégée par la force de l’État traditionnel.

33Sonia Dayan-Herzbrun et Jean-Numa Ducange remarquent justement que la dictature dont il s’agit, provisoire par définition, a chez Marx pour unique but d’asseoir l’hégémonie d’une majorité, le prolétariat. Mais la question de la forme et de la durée de ce processus reste ouverte jusqu’à nos jours. Quelles actions, quelles dispositions, controversées ou consensuelles, discrètes ou spectaculaires, graduelles ou dramatiques, transformeront les institutions et les principes d’aujourd’hui jusqu’au point où l’on devra décider que les schémas du capitalisme n’expliquent plus rien de ce que l’on observe ? Marx n’en sait rien, évidemment. Il en dit juste assez cependant, pour qu’on ne se méprenne pas sur l’expérience soviétique. Qu’ont fait les bolchevicks ? Ils ont constitué par la violence de l’État une classe ouvrière qui s’est imposée à elle-même les formes les plus traditionnelles de la production, la discipline d’atelier, le patronage, les hiérarchies du salariat, jusqu’à inventer une citoyenneté médiatisée par l’appartenance à l’entreprise ! La transition hors du capitalisme, si elle se produit, ne se donnera pas pour principe la loi de la fabrique, ni celle de l’État, mais devra forcément donner forme à la société mondiale.

34Pierre Rolle

Gilles Dostaler et Bernard Maris, Capitalisme et pulsion de mort, Albin Michel, 2008, 170 pages.

35Voilà un titre qui paraissait alléchant. D’abord en raison de la période de crise aiguë que nous vivons, le capitalisme étant une fois de plus exposé à ses tendances morbides, mais également parce que deux économistes osent parlé de Sigmund Freud en l’associant à une des figures les plus célèbres de la science économique, John Maynard Keynes, au risque une fois de plus de nourrir les quolibets et autre discrédit que la profession ne manquera pas d’émettre sur l’histoire de la pensée économique. Il aura fallu du temps avant que les économistes, du moins certains d’entre eux, commencent à établir un rapprochement entre la période actuelle et la crise de 1929, crise de funeste mémoire au regard des conséquences politiques et humaines dont cette crise fut porteuse. C’est justement parce que Keynes et Freud publièrent en 1930, soit un an après le déclenchement de la crise, deux textes considérés encore aujourd’hui comme fondamentaux mais aux contenus et aux perspectives fort éloignés (il s’agit pour Keynes de Perspectives économiques pour nos petits-enfants et pour Freud de Malaise dans la culture), que se justifiait selon Gilles Dostaler et Bernard Maris la rédaction puis la publication de cet ouvrage prévu de longue date, à la faveur d’une rencontre entre ces deux professeurs d’économie.

36En réalité, leurs lectures croisées des deux grands intellectuels du vingtième siècle les ont conduits à constater que la « pulsion de mort » était présente dans les œuvres de Keynes et de Freud. Selon Dostaler et Maris, l’évolution même du capitalisme doit nous amener à réexaminer les pensées de Keynes et de Freud, afin de prendre la pleine mesure de la « pulsion de mort » qui se déploie presque sous nos yeux. Et c’est sans doute sur l’argent que la correspondance entre l’anglais et l’autrichien fut la plus nette. Bien loin d’être ce qu’en ont fait les économistes, en particulier certains classiques et surtout les néoclassiques, la monnaie est indissociable d’une « pulsion de mort » renvoyant aux forces inconscientes de chacun d’entre nous. Mais les détenteurs de capitaux et d’actifs financiers, les entrepreneurs, les gouvernements, bref tout le capitalisme et ses institutions n’ont de cesse de pratiquer le mouvement perpétuel afin de garantir la pérennité de ce système pourtant si dévastateur. Avec l’argent, c’est, comme l’aurait dit Ferdinand Alquier, le « désir d’éternité » qui anime le capitalisme.

37L’ouvrage promettait d’être riche d’enseignements, notamment pour des lecteurs peu familiers de cette littérature. Explorer Freud et l’associer à Keynes, deux personnages dont la culture fut des plus étendues et la vision du monde indissociable de ses soubresauts, de ses crises et de ses conflits, semblait indispensable pour avoir une image moins économico-centrée de la période actuelle. On ressort toutefois déçu de la lecture de l’ouvrage. Le découpage du livre en trois chapitres laisse perplexe en ce sens que l’écriture à deux est manifestement trop marquée, cousue de fil blanc, la réflexion sur Freud étant très certainement imputable à Gilles Dostaler, celle sur Keynes revenant à Bernard Maris. Pêché véniel nous dira-t-on, sauf que, lorsqu’il s’agit d’effectuer la jonction des deux auteurs, l’absence de profondeur d’analyse se fait cruellement sentir, laissant un goût d’inachevé, surtout que l’ouvrage est rempli de citations multiples qui peuvent donner le tournis au lecteur.

38Car finalement, quel est le fil conducteur de l’ouvrage ? Nous montrer la folie du capitalisme et celle de ses agents économiques, pour qui accumuler sans cesse permet de repousser, inconsciemment bien évidemment, l’échéance pourtant inéluctable de la mort ? Marx est sans doute passé avant eux pour nous expliquer tout cela, sans parler du détour indispensable à faire par Aristote et par sa vision de l’argent et du taux d’intérêt, que ce soit dans l’Éthique à Nicomaque ou dans La politique. Nous informer que Freud et Keynes furent des géants intellectuels qui auraient compris les fondements cachés du capitalisme ? Sans doute. Outre que ce point fut pour partie abondamment traité par Gilles Dostaler dans son précédent livre de 2005 consacré à Keynes et ses combats, pourquoi dès lors ne pas s’être aventuré dans ce questionnement qui aurait été de savoir pourquoi la science économique a rejeté depuis fort et trop longtemps toute investigation philosophique, tout regard anthropologique, psychanalytique sur les hommes et leurs agissements économiques ? En découle immédiatement une autre question : en quoi l’apport de Freud à la compréhension du capitalisme et de la « pulsion de mort » qui l’anime est-il de nature à provoquer le schisme latent — souhaitable ? — caractérisant désormais le champ de la science économique ? Nous aider à « ouvrir les yeux » sur la réalité de ce monde capitaliste ? De telles lectures peuvent assurément nous y aider, mais n’oublions pas que Marx, encore lui, nous avait déjà mis sur la voie en nous indiquant que ce sont bien les conditions d’existence matérielles dans lesquelles vivent les hommes qui permettent de saisir les ressorts non seulement de la dureté du système mais également des perspectives d’émancipation par la voie du socialisme, ce dont doutèrent d’ailleurs Keynes et Freud. Il y avait là matière à débat, opportunité que n’ont pas saisi les deux auteurs, d’autant plus qu’existe en France une abondante littérature ayant réfléchi sur les rapports entre l’économie et la psychanalyse, littérature sur laquelle Dostaler et Maris ne s’arrêtent que trop rapidement.

39Et puis il y a ce troisième chapitre, si court — 27 pages en tout et pour tout — si décevant, si déstabilisant, au regard des potentialités d’analyse critique qu’il renfermait sur ce sujet qu’est la mondialisation. Faire écho à Samuel Huntington (« la mondialisation c’est aussi le choc des civilisations », p. 114), à Fernand Braudel, sans le citer d’ailleurs (« la mondialisation c’est aussi l’émergence des géants », p. 115), pourquoi pas, encore eût-il fallu articuler plus finement ces auteurs aux deux principaux, Keynes et Freud.

40Enfin, il y a toujours cette ambiguïté propre à Keynes. Ce grand économiste, à la culture si large, curieux de tout, ne s’est jamais résolu à penser le socialisme, effrayé qu’il était par le prolétariat. Si le capitalisme est porteur d’une « pulsion de mort », pourquoi ne pas s’en débarrasser définitivement, plutôt que de chercher sans cesse, avec une obstination suspecte, à le réformer, à le moderniser ? On regrettera que l’ouvrage ne s’aventure pas sur un tel terrain.

41Malgré ces nombreuses limites, l’ouvrage que nous proposent Gilles Dostaler et Bernard Maris a au moins un mérite, celui de suggérer la lecture et/ou la re-lecture de l’œuvre de Freud et de celle de Keynes... auxquelles on nous permettra d’ajouter celle de Marx, suggestion qu’un auteur comme Gilles Dostaler ne pourra que difficilement récuser, lui qui a tant analysé la pensée du « vieux barbu ».

42Thierry Pouch


Date de mise en ligne : 01/06/2009.

https://doi.org/10.3917/lhs.170.0303

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