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Article de revue

Où va l'hétérodoxie ?

Pages 195 à 218

Notes

  • [1]
    . Marc Blaug, La méthodologie économique, Economica, 1981.
  • [2]
    . La guillotine de Hume désigne la démarche jugée nécessaire selon Hume pour s’affranchir des jugements de valeur (religieux à l’époque) qui pesaient sur la démarche scientifique. Cette démarche doit s’interdire de déduire « ce qui doit être » (les choix normatifs) de « ce qui est » (les phénomènes décrits par l’analyse positive).
  • [3]
    . Milton Friedman, Essays in Positive Economics, Chicago, University of Chicago Press, 1953.
  • [4]
    . L’important n’est pas qu’une théorie soit réaliste, écrivait Friedman, mais qu’elle permette de bonnes prédictions.
  • [5]
    . La démarche constructiviste ou hypothético-déductive consiste à définir des hypothèses conformes au discours métaphysique fondateur de la théorie retenue pour traiter d’un phénomène observable et à en déduire des prédictions. Cette hypothèse n’est pas rejetée tant que les tests empiriques ne l’invalident pas de façon décisive.
  • [6]
    . John T. Dunlop, Industrial Relations Systems, Southern Illinois Press, 1958.
  • [7]
    . Peter Doeringer et Michael Piore, Internal Labor Markets and Manpower Analysis, Lexington, Mass, 1971.
  • [8]
    . Joseph Stiglitz est l’un des chefs de file de ce programme de travail. Cf. notamment : Carl Shapiro et Joseph Stiglitz, « Equilibrium Unemployment as a Worker Discipline Device », American Economic Review, n° 74, 1984, p. 433-444.
  • [9]
    . Cf. le numéro de la Revue économique : « L’Économie des Conventions », mars 1989.
  • [10]
    . Danièle Leborgne et Alain Lipietz, « Restructuration économique et territoire », Espace et sociétés, 1991, n° 66-67.
  • [11]
    . Robert Boyer, La flexibilité du travail en Europe, La Découverte, 1986.
  • [12]
    . Michel Aglietta, « Les transformations du capitalisme contemporain », in Bernard Chavance, Éric Magnin, Ramine Motamed-Nejad et Jacques Sapir (éds.), Capitalisme et Socialisme en perspective, La Découverte, 1999, p. 275-292.
  • [13]
    . Robert Boyer et André Orléan, « La convention salariale fordienne : les obstacles d’une innovation locale dans la transformation du mode de régulation », Cahiers du CEPREMAP, n° 9029, 1990.
  • [14]
    . Robert Boyer, « Is a Finance-led Growth Regime a Viable Alternative to Fordism ? A Preliminary Analysis », Economy and Society, vol. 29, n° 1, 2000, p. 111-145.
  • [15]
    . Bernard Chavance, « Le Capitalisme et le Socialisme comme espèces systémiques : formation, co-évolution, transformation », in Bernard Chavance, Éric Magnin, Ramine Motamed-Nejad et Jacques Sapir (éds.), Capitalisme et Socialisme en perspective, op. cit., p. 295-316.
  • [16]
    . Bernard Billaudot, « L’enjeu de la crise : aménagement, mutation, ou disparition du rapport salarial », La transformation du rapport salarial, enjeux et perspectives, PUL, 1987, p. 71-97 ; Ramine Motamed-Nejad, « Le Capitalisme et le Socialisme : similitudes et différences », in Bernard Chavance, Éric Magnin, Ramine Motamed-Nejad et Jacques Sapir (éds.), Capitalisme et socialisme en perspective, op. cit.
  • [17]
    . Michel Aglietta et André Orléan, La monnaie entre violence et confiance, Odile Jacob, 2002.
  • [18]
    . Les auteurs classiques tels Adam Smith et David Ricardo ne distinguaient pas l’entrepreneur du capitaliste, à l’époque où les marchés financiers étaient peu développés. La prédominance selon les époques de l’une ou l’autre de ces figures explique en partie l’hégémonie de la logique entrepreneuriale ou de la logique financière, quand bien même celles-ci sont étroitement imbriquées. Cette distinction n’est pas sans importance parce qu’elle engage le contenu de la contrainte monétaire associée aux projets des entrepreneurs. Aussi, Keynes pointait-il, dès les années trente, les conflits d’intérêt potentiels opposant ces deux logiques, financière et entrepreneuriale, et leurs implications macroéconomiques.
  • [19]
    . Bernard Billaudot, « L’enjeu de la crise : aménagement, mutation, ou disparition du rapport salarial », op. cit.
  • [20]
    . Robert Boyer, La flexibilité du travail en Europe, La Découverte, 1986.
  • [21]
    . Janos Kornaï, Socialisme et économie de la pénurie, Economica, 1985.
  • [22]
    . James Buchanan, The Demand and Supply of Public Goods, Chicago, Rand McNally, 1968.
  • [23]
    . Gordon Tullock, Le marché politique, Analyse économique des processus politiques, Economica, 1978.
  • [24]
    . Marc Lavoie, L’économie postkeynésienne, La Découverte, 2004.
  • [25]
    . Cinq de leurs caractéristiques peuvent être ici soulignées (cf. Marc Lavoie, Ibidem) :1 - La loi de Kalecki prévaut : l’investissement détermine de façon causale les profits (« les capitalistes gagnent ce qu’ils dépensent »). Les profits alimentent l’épargne via la propension à épargner des capitalistes.2 - Les facteurs sont complémentaires. Les rendements factoriels et à l’échelle sont constants jusqu’à saturation des capacités de production. À la différence de WS-PS, le coût unitaire réel reste constant quel que soit le niveau de l’emploi, rendant les fluctuations du chômage indépendantes des salaires réels.3 - Ces modèles raisonnent en sous-utilisation des capacités de production. L’accélérateur et le degré d’utilisation des capacités de production sont les déterminants essentiels de l’investissement, qui s’accroît chaque fois que le taux d’utilisation dépasse un taux jugé normal. Les entreprises ciblent un taux d’utilisation normal des capacités de production pour pouvoir s’adapter aux fluctuations de la conjoncture. 4 - L’inflation n’est pas d’origine monétaire, mais de nature structurelle. En concurrence monopolistique, les entreprises, confrontées aux syndicats, fixent leur prix selon un objectif de mark up. Le taux de marge dépend alors du degré de monopole et du conflit distributif avec les syndicats. 5 - L’offre de monnaie est endogène (cf. Infra).
  • [26]
    . Stephen Marglin, « What do bosses do ? The Origin and Functions of Hierarchy in Capitalist Production », document de travail, Harvard, 1971, publié dans la Review of Radical Political Economy, 6(2), 1974, p. 60-112 ; Herbert Gintis, « The Nature of Labor exchange and the Theory of Capitalist Production », Review of Radical Political Economics, 8(2), 1976, p. 36-54 ; Bruno Tinel, « À quoi servent les patrons ? ». Marglin et les radicaux américains, ENS éditions, 2004.
  • [27]
    . Le terme de Synthèse néoclassique désigne, dans le jargon des économistes, la synthèse réalisée à la suite de l’article de John Hicks de 1938 (« Mr. Keynes and the Classics ») traduisant la théorie keynésienne dans le langage néoclassique. Celle-ci donnera naissance au courant dominant de la macroéconomie contemporaine.
  • [28]
    . Alain Parguez, « Introduction à l’économie de rentiers », Économie et Société, série Monnaie et Production, 1987, n° 9, p. 103-109 ; Laurent Cordonnier, « Le profit sans l’accumulation : la recette du capitalisme gouverné par la finance », communication au Séminaire « Hétérodoxies », MATISSE, Paris, 2003 ; Marc Lavoie, L’économie postkeynésienne, La Découverte, 2004.
  • [29]
    . John Maynard Keynes, Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, 1936, réédition Payot, 1985.
  • [30]
    . Robert Lucas, « Expectations and the neutrality of money », Journal of Economic Theory, vol. 4, april 1973, p. 103-124.
  • [31]
    . Nicholas Kaldor, Le fléau du monétarisme, Economica, 1985.
  • [32]
    . Pierre Dockès et Bernard Rosier, L’histoire ambiguë, 1988, PUF, p. 191 sqq.
  • [33]
    Ibidem, p. 194.
  • [34]
    . Dans sa version néoclassique, cette thèse invoque une crise de l’offre, mais dans les deux cas, la conclusion est la même : l’argumentation revient à avancer une supposée inadaptation de l’État social et des dispositifs qui l’accompagnent, notamment en matière de hausses générales de salaires.
  • [35]
    . Nicholas Kaldor, Le fléau du monétarisme, op. cit.
  • [36]
    . Au cœur de la récession britannique de 1981-1982, il eut fallu, pour respecter à la lettre la règle d’or monétariste, une progression nulle de la masse monétaire. M3 crût de 17,9 % en 1981, de 12,6 % en 1982 et de 9,8 % en 1983. Les objectifs étaient fixés respectivement pour ces trois années dans des fourchettes de 7 à 11 %, 6 à 10 % et 5 à 9 %. Ils ne furent pas atteints et le monétarisme fut par la suite abandonné.
  • [37]
    . Engelbert Stockhammer, « Robinsonian and Kaleckian Growth. An update on Postkeynesian Growth Theories », Working paper, n° 67, octobre 1999, Université de Vienne.
  • [38]
    . Le q de Tobin mesure le rapport entre la valeur de marché des actifs existants et leur coût de remplacement. Il donne une idée de l’écart entre la valeur boursière de l’entreprise et ses fonds propres. Lorsqu’il est supérieur à 1, les entreprises sont supposées être incitées à investir.
  • [39]
    . Bob Rowthorn, « Demand, real wage and economic growth », Studi Economici, n° 18, 1982 ; Lance Taylor, Income Distribution, Inflation and Growth : Lectures on Structuralist Macroeconomic Theory, MIT Press, Cambridge, Mass. and London, 1991.
  • [40]
    . Marx, comme les classiques, reliait avant tout l’accumulation du capital au taux de profit. Chez Ricardo, l’accumulation du capital est spécifiquement mue par l’offre à travers les perspectives de profit. Il n’y a aucun problème de débouchés car, reprenant la loi des débouchés de Jean Baptiste Say, il suppose que « l’offre crée sa propre demande ». Smith était sans doute le plus précis quant à la fonction du profit, catégorie de revenus alimentant l’épargne, celle-ci étant le préalable, selon lui, à l’investissement. De plus, il n’ignorait pas les problèmes de débouchés inhérents à la taille des marchés qu’il invitait à élargir grâce au commerce international.
  • [41]
    . Marc Lavoie, Foundations of Post Keynesian Economic Analysis, Edward Elgar, Cheltenham, 1992.
  • [42]
    . Dominique Plihon, Le nouveau capitalisme, La Découverte, 2005.
  • [43]
    . Engelbert Stockhammer, « Shareholder value orientation and the investment-profit puzzle », Journal of Post Keynesian Economics, winter 2005-6, vol. 28, n° 2, 2005, p. 193-215.
English version

Introduction

1L’histoire de la pensée économique est le plus souvent réduite à une succession de programmes de recherche, un nouveau programme venant en remplacer un devenu dégénérescent  [1]. Une telle lecture écarte d’emblée du champ de la scientificité toute tentative de proposer une grille de lecture métaphysique différente de celle adoptée par la majorité de la communauté scientifique. De nos jours, le programme de recherche réputé scientifique est un programme constructiviste néo-walrasien. Il définit comme son noyau dur, le modèle de concurrence parfaite, image d’un monde sans frottement, et retient comme hypothèses auxiliaires, destinées à rendre la théorie réaliste (c’est-à-dire empiriquement testable), des hypothèses d’imperfections cognitives informationnelles (telles les asymétries d’information) ou comportementales (telle la rationalité limitée). Hors de ce programme d’analyse positive, que les protagonistes, fanatiques de la guillotine de Hume  [2], se défendent de relier à toute considération normative, point de place pour la science et, consécutivement, peu de place pour une mise en cause de l’ordre économique établi, dès lors que le critère d’optimalité (qu’il soit de premier ou de second rang) balise le domaine des solutions efficientes permises par ces théories. Tant qu’ils n’auront pas produit de programme concurrent, ceux qui rejettent cette posture, les hétérodoxes, en seront réduits à disserter sur l’histoire de la pensée économique ou à jeter des ponts avec la sociologie, délaissant alors la rigueur de l’analyse économique pour pratiquer un inductivisme méthodologique, incapables de prédictions et se contentant de « raconter des histoires » infalsifiables. Ainsi va la nouvelle économie vulgaire.

2L’objet de cet article est d’aller à contre-courant de cette opinion dominante, mais aussi de pointer les limites d’une hétérodoxie contemporaine qui, obsédée par la critique d’irréalisme de la théorie néoclassique, a délaissé à la fois le terrain d’un programme constructiviste concurrent et oublié le démontage de la guillotine de Hume. La boîte à outils de la pensée économique ne nous laisse cependant en rien dépourvus, pour agglomérer les grilles de lecture du monde économique construites par les pères fondateurs de la pensée anti-libérale. Ainsi, Marx et Keynes inspirèrent-ils les modèles postkeynésiens dont on redécouvre aujourd’hui la pertinence pour l’analyse des désordres du « nouveau capitalisme ».

1. L’hétérodoxie récupérée ?

1. 1. Les impasses de la lutte contre l’autisme

3La lutte contre l’autisme a constitué le plus petit commun dénominateur ayant rassemblé nombre d’opposants contemporains à la pensée unique académique. Leur démarche s’est notamment élevée contre l’article de Friedman  [3]. Insuffisante pour déboucher sur un programme véritablement concurrent, elle s’avère cependant nécessaire et légitime si l’on considère la provocation organisée par Friedman autour du postulat de l’irréalisme des hypothèses  [4]. Provocation, car le mainstream invitait la communauté des économistes à entériner une démarche constructiviste  [5] tout en épargnant à celle-ci l’épreuve de la validation empirique, seul juge de paix pour valider ou rejeter, en science physique, une théorie.

4La tradition réaliste a été inaugurée, plus d’un demi-siècle auparavant, à l’occasion de la célèbre querelle des méthodes, dans laquelle s’affrontèrent Menger, précurseur de la pensée néoclassique autrichienne, et Schmöller, ancêtre de l’institutionnalisme. Le réalisme a ensuite été incarné aux États-Unis par l’institutionnalisme de Commons, puis par le courant post-institutionnaliste des Relations Industrielles. Le champ de l’économie du travail est particulièrement illustratif de cette bataille livrée par les frères ennemis, orthodoxes et hétérodoxes, dans la discipline. Fondée par Dunlop et Kerr, la théorie des Relations Industrielles  [6] est parfois présentée comme la génitrice de théories post-institutionnalistes, telles que la théorie de la segmentation du marché du travail  [7]. Se donnant pour objet l’ensemble des règles de travail, elle revendique explicitement un certain néoréalisme dont la vocation ne serait pas de se substituer à la théorie néoclassique mais de l’enrichir de dimensions historiques et sociologiques afin de la rendre plus pertinente. S’inscrivant dans une démarche interdisciplinaire, la sociologie systémique de Parsons lui en fournit les instruments rudimentaires. Le système de relations industrielles est un sous-système du système social. Il interagit avec d’autres sous-systèmes, comme le système économique et le système politique, qui forment son environnement. Sous sa pression, les acteurs du système construisent un certain nombre de règles encadrant les relations d’emploi.

5À l’affût, la théorie dominante a pu profiter de l’aubaine pour endogénéiser ces réalités comme autant de faits stylisés. Elle prévenait, par là même, la critique d’invalidité empirique de ses hypothèses. Les théories du salaire d’efficience ou encore les modèles insiders-outsiders sont autant de théories prétendant donner leurs fondements microéconomiques aux rigidités du marché du travail, mises en évidence par les sociologues, mais restées jusqu’alors inexpliquées. Cette démarche s’installa dans les années quatre-vingt alors que l’hypothèse friedmanienne d’un taux de chômage naturel, stable et unique sur le long terme, ne pouvait plus être soutenue face à la montée du chômage et la baisse de l’inflation. S’instaurait donc une division du travail implicite — plus explicite outre-Atlantique —, entre les frères ennemis. Les hétérodoxes mettaient en exergue l’éclatement des marchés internes et le nouvel âge de la segmentation du marché du travail. Les orthodoxes en définissaient les fondements microéconomiques, plaçant employeurs et travailleurs rationnels dans un univers d’information asymétrique  [8]. Les hétérodoxes fustigeaient le simplisme et de nouveau l’irréalisme des modèles néoclassiques, rebaptisés néokeynésiens et néo-institutionnalistes, ainsi que leur incapacité à endogénéiser le chômage keynésien ou à rendre compte de l’entreprise capitaliste. Ces derniers les renvoyaient à leur propre incapacité à leur opposer un modèle explicatif alternatif.

6Chemin faisant, cette hétérodoxie-là ne pouvait être que le miroir déformant de la théorie dominante, qu’elle invitait du même coup à s’embellir ; ce qu’elle ne manqua pas de faire avec l’introduction d’hypothèses auxiliaires. Organiser l’hétérodoxie autour de la seule critique de l’autisme néoclassique ne pouvait qu’aboutir à tendre la perche à une théorie en mal de validité empirique. Les conventionnalistes ont même fini par abandonner complètement le terrain de l’analyse économique alternative pour se rabattre sur celui de la démarche purement compréhensive. Celle-ci s’intéresse désormais au domaine du juste et du légitime, qui cimente, dans le temps, les conventions entre les acteurs  [9]. La nomenclature des logiques (marchande, industrielle, domestique, civique…) et des cités est censée fournir la clé de lecture de l’ordre social en place. Au plan normatif, la théorie des conventions ne pouvait que déboucher sur une théorie de la compréhension de l’ordre établi, et non de sa contestation.

1. 2. La thèse de la crise du fordisme : une version sophistiquée des théories de l’offre

7La théorie de la régulation, qui semblait échapper à la critique précédente, n’est pas exempte d’un bilan globalement négatif à cet égard. Elle a construit un corpus permettant d’identifier les invariants institutionnels d’une économie monétaire de production, qui conditionnent l’émergence des différents cas de figure capitalistes et socialistes. Mais, à y regarder de près, la théorisation avancée par ses adeptes, qui appartiennent à l’histoire économique récente, n’est qu’une version complexe des thèses de la crise de l’offre, dont l’objectif premier était d’enterrer les politiques keynésiennes. Leborgne et Lipietz  [10] en revendiquent d’ailleurs explicitement le terme pour caractériser la crise du fordisme. La thèse selon laquelle la crise du fordisme, survenue à l’occasion de la stagflation des années soixante-dix, serait une crise du rapport salarial  [11] fait écho à l’hypothèse d’un chômage structurel, communément admise dans le mainstream. Les normes de salaire, d’emploi et d’organisation, héritées de la période fordiste, seraient devenues inadaptées au regard des mutations du régime de la demande. La crise du fordisme résulterait alors de l’inadaptation du rapport salarial aux nouvelles normes de concurrence et à la différenciation de la demande sur des marchés plus étroits. Cette crise appellerait une mutation du rapport salarial ; ce que les néoclassiques qualifient de réformes structurelles d’un marché du travail, dont les institutions imposeraient la flexibilité, offensive et défensive. L’héritage fordiste retarderait encore, trente ans plus tard, l’adaptation de la main-d’œuvre à un environnement désormais structuré par l’économie de la connaissance. À l’instar des économistes orthodoxes, les régulationnistes délaisseront peu à peu le champ de la politique macroéconomique pour accorder un rôle excessif aux institutions du marché du travail dans l’explication du sous-emploi.

8L’analyse d’Aglietta  [12], plus pertinente à nos yeux que celle de Boyer et Orléan  [13], considère quant à elle que le changement structurel majeur de la fin du vingtième siècle ne vient pas spécifiquement de la faculté technico-organisationnelle d’adaptation du système à son environnement, mais d’une modification des rapports sociaux induisant une nouvelle division sociale (et donc technique) du travail. La crise du fordisme trouve alors son origine dans le rapport financier et non dans une crise du rapport salarial. Plus exactement, dans un contexte de baisse du taux de profit propre à la fin de l’ère « fordiste », la revanche de l’actionnaire et l’échec du compromis entre les gestionnaires et les salariés se seraient alors matérialisés, dans un premier temps, dans une mutation au sein du rapport financier, induisant, dans un deuxième temps seulement, la redéfinition des normes dans le rapport salarial. Cette idée, prégnante dans les travaux d’Aglietta, est endossée tardivement par Boyer  [14].

9Il est évidemment possible de soutenir, à la fois, que la crise du fordisme a bien existé et qu’elle a ouvert la voie à la domination de la finance, celle-ci exploitant les potentialités de l’économie de la connaissance. Pourtant, il n’y a pas eu de crise du rapport salarial au sens de l’inadaptation du mode de formation des salaires, du régime de protection sociale, du type de contrat de travail avec les nouvelles normes de la demande différenciée. Si tension il y a eu, elle s’est produite avant tout dans le conflit distributif entre capital et travail, donnant ainsi l’impression d’une crise du rapport salarial, et dont l’analyse est au cœur des théories postkeynésiennes de la stagflation. Alors que les tensions sur le partage des revenus ont été traitées dans le cadre de la politique salariale, parfois concertée avec les syndicats, ce conflit distributif, d’autant plus aigu que les gains de productivité ralentissaient, s’est dénoué à la suite d’une reprise en main du rapport monétaire par le capital financier. Celui-ci a imposé de nouvelles normes de rentabilité et de gestion induisant, pour réguler le système, une adaptation endogène du rapport salarial, qui se poursuit encore de nos jours, notamment à travers les débats sur la « réforme » du code du travail et de la protection sociale.

Encadré 1 : Les invariants institutionnels de l’économie dans les approches en termes de régulation

L’économique des sociétés modernes, son anatomie, sous ses aspects capitalistes aussi bien que socialistes, sont définis par Chavance  [15] comme un Système Monétaire-Salarial (SMS). Le SMS émerge à l’issue d’un processus historique de socialisation des travaux privés et d’accumulation primitive du capital. Émergeant d’abord sous une forme capitaliste, il repose sur trois invariants structurels  [16] : la monnaie, le salariat, la marchandise. L’objet du SMS est la production de marchandises. Les marchandises incorporent un surplus produit par la mise en œuvre du travail salarié dans l’entreprise. La monnaie est plus qu’une convention sociale résultant d’un « désir unanime de détenir de la monnaie »  [17]. Elle est à la fois l’instrument de financement des projets marchands et le mode de validation sociale des travaux privés effectués dans l’entreprise.
La « métaphore du gâteau » est ici commode pour vulgariser le propos. L’économie peut être présentée comme le théâtre de la production d’un gâteau et de la répartition de ses parts entre trois classes d’acteurs parties prenantes de cette scène :
- les apporteurs de l’argent ou du capital nécessaires pour acquérir le four, la farine et le moule à gâteau ;
- les dirigeants d’entreprise, organisant la production et indiquant la manière d’utiliser le four et le moule ;
- les salariés, producteurs du gâteau par leur travail.
Un rapport se noue entre les apporteurs d’argent et de capitaux et les gestionnaires  [18]. Billaudot le nomme le rapport financier  [19]. En son sein, les apporteurs d’argent exigent une certaine rémunération de leurs avances en monnaie ou en capital, en l’absence desquelles aucun travail ne peut être financé. C’est pourquoi le rapport financier est premier dans la hiérarchie formelle des rapports sociaux fondamentaux. En toute rigueur, il faudrait nommer rapport monétaire cette relation entre l’entreprise et ses financeurs, car ces derniers ne se limitent pas aux institutions financières. Ils incluent aussi les institutions monétaires du système bancaire qui facilitent plus ou moins l’accès à l’argent. Le terme de rapport financier au sens strict renvoie alors aux relations entretenues par l’entreprise et les détenteurs de titres qu’elle émet. Il est un « sous-rapport » du rapport monétaire.
Un autre rapport se noue alors entre l’entrepreneur, disposant dès lors d’argent, et le travailleur avec qui il noue une relation salariale aux fins de produire le gâteau. Enfin, le gâteau ne rencontre de validation sociale que s’il s’échange contre de la monnaie dans le cadre d’un troisième rapport social, le rapport marchand. Si le gâteau est de mauvaise qualité ou s’il ne trouve pas preneur, le travail dit « privé » des salariés n’est pas socialement validé.
Les invariants institutionnels d’une économie monétaire et salariale sont donc le rapport monétaire, le rapport salarial et le rapport marchand. Chronologiquement, ils prennent d’abord la forme capitaliste.
Le rapport monétaire désigne le mode de financement des projets d’entreprise. En son sein, compte tenu du développement de la séparation entre les figures du capitaliste et de l’entrepreneur, le rapport financier (au sens strict défini antérieurement) représente la relation entre le dirigeant de l’entreprise et les créanciers ou les propriétaires de cette dernière.
Le rapport salarial désigne le mode de rémunération et d’usage de la force de travail  [20]. Il représente la relation que noue l’entrepreneur avec le salarié pour produire la marchandise faisant ensuite l’objet d’une validation monétaire. Le rapport salarial met en scène une relation de subordination entre le salarié, économiquement contraint de vendre sa force de travail, et l’employeur, disposant du « droit de “ contrôle résiduel ” », c’est-à-dire disposant juridiquement de la maîtrise du profit en vertu des droits de propriété dont il dispose sur les biens produits.
Le rapport marchand désigne le mode de validation monétaire de la marchandise produite dès lors que cette dernière réalise ce que Marx appelle le « saut périlleux de la marchandise », c’est-à-dire qu’elle trouve preneur contre de la monnaie.
Chacun de ces rapports sociaux fondamentaux induit sa négation, porteuse de socialisme, c’est-à-dire de contrôle démocratique de la production, de son financement et de la répartition des revenus. La démocratie économique renvoie ici à toutes les formes de contrôle incorporant le principe « une personne, une voix », opposées au contrôle censitaire (par l’argent) des rapports sociaux fondamentaux. Le principe démocratique est ainsi formellement incarné dans les entreprises, administrations et institutions publiques de régulation, de même que dans les structures associatives, mutualistes ou coopératives.
La négation du rapport financier signifie la minoration de l’objectif de maximisation de la plus-value destinée en partie au remboursement de l’avance faite par le capital financier. Elle induit un relâchement de la contrainte monétaire, au sens de Kornaï  [21]. Pour la période contemporaine, elle signifierait la mise en cause du critère de maximisation de la rentabilité financière qui prévaut dans le capitalisme dominé par l’actionnaire. Cette mise en cause peut aller jusqu’à la contestation démocratique du contrôle actionnarial lui-même par les autres acteurs, managers, salariés ou par la puissance publique elle-même. Dans les cas les plus formellement démocratiques, le financement du projet peut faire l’objet de prêts bonifiés ou de dotations publiques en capital, ou encore de financements dans le cadre du système coopératif. La minimisation des coûts, synonyme d’efficacité économique, n’est pas exclue, mais l’objectif de maximisation du taux de profit est dès lors relativisé vis-à-vis de celui qui est requis dans le cadre d’un financement actionnarial classique ou d’un prêt bancaire privé. Dans le cas de rendements croissants, fréquent avec le progrès technique, nous verrons que la minimisation des coûts peut même s’avérer contradictoire avec l’objectif de profit.
La négation du rapport salarial met en jeu les différentes formes de contrôle démocratique de la production et de la distribution du revenu. Dans sa forme extrême, cette négation fait écho à la négation du rapport financier et se matérialise dans les formes publiques ou démocratiques de détention des droits de propriété dans l’entreprise, caractérisées par le principe de non-domination du capital. Dans une version faible, elle se traduit par le développement de la « prise de parole » salariale, via la négociation collective ou encore les différentes formes de cogestion. Ces diverses formes d’intervention salariale exercent une influence sur les normes de répartition des gains de productivité, c’est-à-dire sur la taille des parts de gâteau.
La négation du rapport marchand est incarnée par les formes non marchandes, c’est-à-dire planifiées, d’affectation des ressources et des biens produits. Le développement d’un secteur non marchand n’induit pas la disparition de la monnaie, mais une validation socialisée dans le cadre d’un plan, via l’impôt, l’emprunt ou la création monétaire.

10Alors que leur analyse positive du capitalisme actionnarial pointe de nombreuses sources d’instabilité du système, nombre d’auteurs régulationnistes persévéraient, avant le déclenchement de la crise financière, à articuler leur réflexion normative sur les conditions de régulation du capitalisme actionnarial. Ils voyaient dans l’inadaptation du rapport salarial aux nécessités du « nouveau capitalisme » l’une des causes de ses dysfonctionnements. Jadis incarnée par le modèle managérial japonais, la « flexibilité offensive » s’inscrit désormais dans le cadre de la régulation du nouveau capitalisme actionnarial. Sa version moderne, la flexsécurité, réputée nécessaire pour organiser la mobilité vers les secteurs de la nouvelle économie de la connaissance, combine assouplissement du CDI, formation tout au long de la vie, allocation universelle et épargne salariale socialement responsable, celle-ci ayant pour vocation de contrer le « court-termisme » des marchés…

11Au final, du point de vue de l’analyse positive, l’hétérodoxie contemporaine, largement inspirée des thèses régulationnistes en France, serait-elle alors devenue l’habillage sophistiqué des théories orthodoxes de l’offre ? Au plan normatif, elle succombait en tout cas, en version soft, au même conservatisme social, dans la mesure où elle écarte du champ des choix économiquement viables les transformations sociales ou transitions économiques susceptibles de conduire au socialisme.

2. L’économie : science, idéologie ou croyance ?

12Un examen minutieux de la littérature contemporaine indique qu’il n’y a pas un programme de recherche dominant, amélioré après avoir été soumis au feu nourri de sa critique externe, mais au moins cinq postures méthodologiques, liées à cinq présupposés métaphysiques distincts, légitimant plus ou moins consciemment (c’est précisément la fonction de l’idéologie) des orientations sociopolitiques bien précises. Les deux premières postures ont pour fonction de légitimer l’ordre établi.

13La tradition walrasienne et néo-walrasienne sépare pourtant le champ de l’analyse positive de celle de l’économie normative et sociale. Dans les Théories du Bien-être, les choix normatifs sont permis à condition qu’ils concilient bien-être collectif et efficience allocative. Pour autant, les choix sont limités en raison de la nécessité de respecter le critère d’optimalité parétienne selon lequel on ne saurait détériorer la situation d’un individu dans le cadre des politiques publiques. C’est pourquoi un principe de compensation a été introduit par la suite pour dédommager les victimes des politiques publiques.

14Les théories néo-hayeckiennes  [22] (Choix publics, Droits de propriété), usurpant le terme de théorie positive, balisent les contraintes économiques strictes qui les conduisent à faire l’apologie du capitalisme et à condamner tout choix un tant soit peu collectiviste, si ce n’est démocratique. Sur le marché politique  [23], les prétendants à l’élection sont mus par des considérations purement électoralistes et ne sont aucunement soucieux du bien-être de leurs congénères. La démocratie représentative conduit inévitablement à une inflation de dépenses publiques. La propriété capitaliste des moyens de production et la sanction par le marché sont les formes de coordination spontanément efficaces… Les choix normatifs sont officiellement présumés impossibles à l’exception de celui qui respecte l’ordre spontané du marché. La théorie positive n’en revendique pas moins l’utilisation de la guillotine de Hume. La sentence exécutée par son entremise est plus sévère encore que celle prononcée par les juges néo-walrasiens. Comme dans le cas de la théorie du bien-être, le label d’économie positive a pour fonction idéologique d’affubler du label scientifique tout discours légitimant l’ordre établi des droits de propriété, présumé optimal. Mais les théories du bien-être sont accusées de faire une part encore trop belle à des choix normatifs ouvrant le champ à une intervention, présumée excessive et inefficace, de l’État. Alors que les théories du bien-être relèvent d’un conservatisme soft, la théorie à prétention positive débouche en réalité sur un conservatisme hard.

15Les trois autres postures sont méthodologiquement et socialement réformatrices, voire révolutionnaires. Au plan méthodologique, Marx et Keynes dans le texte condamneraient, pour leur part, la guillotine de Hume. L’analyse positive à laquelle ils procèdent débouche explicitement sur des solutions socioéconomiques dérogeant à l’ordre financier, si ce n’est capitaliste.

16Chez Marx, il existe des tendances économiques lourdes qui obligent, à terme, d’en appeler à la régulation du capitalisme et conduisent le philosophe (on dirait aujourd’hui le chercheur), conscient des enjeux de l’histoire, à prôner la transition au socialisme comme solution à la crise du capitalisme. Nous sommes en présence d’un marxisme hard qui n’est, au fond, que le miroir déformant de la démarche néo-hayekienne précédente. L’analyse scientifique (versus l’analyse positive) de l’économique conduit à prédire la supériorité d’un ordre socialiste (versus l’ordre capitaliste).

17Chez Keynes, la loi des débouchés, en incertitude radicale, ne s’applique pas et la théorie classique de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie est fausse. Cette posture, reprise par la théorie postkeynésienne  [24], conduit l’économiste éclairé à recommander une certaine planification publique, monétaire et budgétaire, de l’économie de marché. Une telle posture ne déroge nullement à la démarche constructiviste, admise dans la communauté. Il n’en reste pas moins que le corps d’hypothèses constituant le discours métaphysique de ce courant se distingue de celui du mainstream. Il s’y oppose même terme à terme au point de cultiver les germes d’un programme concurrent  [25]. La loi de Kalecki-Kaldor s’oppose à la loi des débouchés, La courbe d’offre intégrant l’hypothèse de rendements constants se substitue à celle de Lucas, la thèse d’une offre de monnaie endogène s’oppose à la théorie quantitative de la monnaie, etc. Puisque l’adhésion à la démarche constructiviste induit comme juge de paix la validation empirique des hypothèses, ces hypothèses postkeynésiennes ne manquent pas de pertinence.

18Les quatre thèses précédentes relèvent par ailleurs d’un certain déterminisme économique (elles soutiennent l’existence d’une certaine autonomie de l’économique). Autonomie qui fonde en quelque sorte l’unité de la discipline, même si celle-ci accepte d’intégrer la critique externe, en endogénéisant certains « faits stylisés ».

19Une cinquième posture, celle des radicaux américains  [26], adopte au contraire un point de vue qui peut être qualifié de purement sociologisant, pour reprendre les termes brandis par les intégristes de la science dure à l’endroit d’une théorie suspectée d’emprunter le langage des sciences humaines. Pour les radicaux, il n’y a pas de déterminisme économique strict. Nous sommes en présence d’un marxisme soft. Les choix économiques sont essentiellement des choix résultant de la confrontation sociale, même si les radicaux n’excluent pas la prise en compte des contraintes de reproduction. Ainsi, la division du travail apparaît-elle comme l’instrument de la domination du capital sur le travail. Elle emprunte, au début du vingtième siècle, la voie de la massification de l’ouvrier spécialisé pour installer la soumission réelle, puis celle de la segmentation du marché du travail pour faire face à la menace d’une conscience sociale ouvrière, née de la concentration et de l’uniformisation du prolétariat.

20L’histoire de la pensée économique ne serait au final que l’histoire d’idéologies, au sens d’Althusser. Les théories sont des croyances, ayant faussement conscience, chacune à sa manière, de détenir la vérité scientifique quant à la pérennité ou aux limites de l’ordre économique établi, pris comme objet d’analyse. D’où l’intégrisme, souvent intègre, des économistes qui conseillent les princes. Une fois abolie de la sorte la guillotine de Hume, le critère de démarcation entre orthodoxes et hétérodoxes est alors inhérent au caractère plus ou moins conservateur de leur discours quant à l’ordre socioéconomique établi.

3. Existe-t-il une hétérodoxie positive ?

21Faut-il pour autant renoncer à construire une grille de lecture aussi pertinente que possible, si ce n’est une hétérodoxie positive, pour analyser le monde économique dans lequel nous vivons ? Dans l’affirmative, ce serait abandonner l’analyse économique à la science économique officielle et déserter le terrain de la construction d’une théorie hypothético-déductive concurrente que l’on confronterait, tant bien que mal, à la réalité empirique. Les hétérodoxes doivent donc s’y atteler, tant bien que mal, car la pensée économique ne saurait être une science exacte. Elle est une science sociale. L’expérimentation en laboratoire ne saurait avoir cours, et l’impossibilité de créer et cloner des êtres humains socialement désincarnés limite la pertinence de l’économie expérimentale. L’économie est alors le champ d’une confrontation d’acteurs déterminés par leur position dans le processus de production, dont certaines contraintes de reproduction peuvent être déduites à partir d’une démarche constructiviste opérationnelle.

22La théorie classique a été réintroduite dans le cadre de la synthèse néoclassique, mais une autre synthèse est possible, celle des trois dernières approches mentionnées ci-dessus, situées au carrefour de Marx et de Keynes. La lutte des classes et la monnaie représentent le point de jonction de ces trois approches hétérodoxes. La confrontation sociale entre les classes traverse les trois approches. Structurante chez Marx et les radicaux, qui, pour certains, n’ignorent aucunement les contraintes de la reproduction économique, elle est prégnante chez Keynes à travers l’opposition entre l’entreprise et la rente, alors qu’elle se devine à travers l’hypothèse d’un conflit sur le taux de marge chez les postkeynésiens. C’est d’ailleurs chez Robinson et Kaldor que l’on trouve explicitement les fondements théoriques d’une analyse marxo-keynésienne, à l’origine des modèles postkeynésiens de répartition des revenus, où le conflit distributif entre les classes est la cause d’une inflation structurelle par les coûts, et où l’offre de monnaie est endogène. Cette hypothèse s’oppose radicalement à la thèse libérale d’une neutralité de la monnaie. La monnaie est le lien social moderne en tant qu’instrument de validation sociale des travaux privés chez Marx. Elle conditionne la mise en œuvre des projets d’entreprise chez Keynes.

3. 1. Entre Marx et Keynes : l’autre synthèse  [27]

23La conception de la puissance sociale de la monnaie, en tant qu’elle permet la mise en route des projets d’entreprise (que ces projets soient privés ou publics), justifie, dans le débat normatif, l’importance du thème de la souveraineté monétaire et financière en matière de politique économique. L’indépendance des banques centrales et la déréglementation financière ont, en Europe, privatisé la politique monétaire et le contrôle de l’épargne. Or, le pouvoir de battre monnaie, entre les mains des banques centrales, constitue sans doute un pouvoir économique essentiel, au même titre que le contrôle de l’épargne financière, circulant plus ou moins librement entre et à l’intérieur des économies. La maîtrise des instruments monétaires et financiers prédétermine la possibilité d’un contrôle de l’investissement. Entre les mains de l’actionnaire du capitalisme actionnarial, les instruments monétaires et financiers sont orientés vers les objectifs de valorisation des patrimoines et de maximisation de la rentabilité financière. À la disposition des gestionnaires du capitalisme managérial, ils financent sur le long terme leur boulimie d’investissement et permettent de nouer des compromis avec les syndicats dans le rapport salarial. Contrôlés par la puissance publique, ils peuvent drainer des liquidités vers le financement de la politique industrielle dans le cadre d’une planification plus ou moins indicative.

24D’un point de vue théorique, la thèse de la primauté de la monnaie est un point de jonction clé entre les problématiques marxiste et keynésienne. Elle justifie le renouveau des approches post-keynésiennes, observables depuis peu dans la littérature économique  [28].

25L’apport majeur de Keynes  [29] fut sans doute de contester la thèse libérale de la neutralité de la monnaie. L’expression la plus brute de cette thèse est celle défendue par les Nouveaux classiques  [30]. L’économie est contrainte par l’offre. Le stock de capital est fixe à court terme. L’économie ne peut donc produire plus qu’en mobilisant le facteur travail. Comme le stock de capital est fixe, cela ne peut se faire que moyennant une productivité marginale décroissante. Les entreprises qui veulent produire plus doivent par conséquent verser un salaire inférieur pour pouvoir maximiser leur profit. Elles ne peuvent malheureusement produire plus car aucun travailleur n’accepte d’emploi à un salaire plus faible que celui qui prévaut. L’économie, contrainte par l’offre, est donc en plein-emploi. Le chômage est purement volontaire car les travailleurs préfèrent le loisir à un travail trop faiblement payé pour compenser la « désutilité » du travail. Puisque l’offre est rigide, toute politique de stimulation de la demande, qui se matérialise in fine par une injection de monnaie, provoque mécaniquement une hausse du niveau général des prix. La monnaie est donc neutre. Son maniement inconsidéré est à l’origine des poussées inflationnistes que l’on peut prévenir en en confiant la gestion à des banquiers centraux avertis.

26Keynes construit pour sa part sa théorie monétaire en considérant les effets induits de l’incertitude, qui prévaut sur les marchés financiers, sur l’arbitrage qu’opèrent les agents économiques entre détenir de la monnaie et acheter des titres. Ces derniers ne se comportent pas rationnellement, mais comme des moutons qui emboîtent le pas du troupeau. Keynes observe que la préférence pour la liquidité s’accroît avec l’incertitude. En cas de forte préférence pour la liquidité, une politique libérale de stimulation de l’épargne n’a aucune chance de provoquer une baisse des taux sur le marché des fonds prêtables qui soit susceptible de soutenir l’investissement, contrairement à ce qu’avance la théorie classique de l’épargne. Elle provoque alors une crise de débouchés importants puisqu’une partie du revenu épargné n’est pas dépensé. Les conséquences de l’incertitude se répercutent donc sur la formation du taux d’intérêt, qui conditionne l’investissement, dont l’atonie est la cause, avant toute autre chose, de la montée du chômage. Les effets de l’incertitude sont démultipliés en période de crise financière, lorsque la défiance généralisée des acteurs financiers les uns envers les autres accroît leur préférence pour la liquidité au détriment de l’acquisition de titres. Les taux d’intérêt se tendent sur les marchés obligataires, les cours chutent sur le marché actions. La crise de solvabilité des banques conduit les banques qui disposent de liquidité à réclamer une prime de risque supérieure. Les agents économiques subissent cette crise de liquidité en accédant plus difficilement au crédit, ne serait-ce que pour financer leurs dépenses courantes. La Banque centrale doit intervenir pour injecter des liquidités comme prêteuse en dernier ressort. Survient parfois une situation de préférence totale pour la liquidité qui rend sans effet sur les taux interbancaires les baisses de taux directeurs de la banque centrale (le taux-plancher sur lequel sont calés les taux interbancaires). L’État lui-même doit intervenir pour relancer l’activité économique par la politique budgétaire, quitte à socialiser une partie de l’investissement.

27La Théorie générale laissait néanmoins deux questions en suspens.

28En premier lieu, comme le souligne Kaldor, la théorie de la préférence pour la liquidité de Keynes « constituait un amendement de la théorie quantitative de la monnaie et non son abandon ». Elle ne le conduit pas à rompre totalement avec l’idée selon laquelle la demande serait déterminée par l’offre de monnaie de la banque centrale, supposée exogène et donc maîtrisable par la main visible de son gouverneur. Keynes n’évoque qu’au détour d’une phrase l’hypothèse dite de monnaie endogène, développée ultérieurement par les théories postkeynésiennes  [31] à l’encontre des thèses monétaristes, qui soutiennent qu’une création monétaire inconsidérée est source d’inflation. Au contraire, l’hypothèse de monnaie endogène signifie que l’offre de monnaie n’est pas contrôlable de façon exogène par les autorités monétaires, comme le prétendent les monétaristes. Les postkeynésiens indiquent que la relation monnaie-production doit être inversée. La quantité de monnaie est induite, dans une économie monétaire de production, par la demande effective résultant de la dépense d’investissement des entreprises et de la propension à consommer. Cette dépense d’investissement dépend elle-même du taux d’intérêt, seule variable exogène que la banque centrale est en mesure de contrôler. Autrement dit, l’offre de monnaie est endogène à la demande autonome que la politique économique peut influencer. Par voie de conséquence, l’inflation n’est pas d’origine monétaire. Qualifiée de structurelle, elle résulte avant tout des tensions sur les coûts de production telles qu’un conflit sur le partage des revenus ou un choc énergétique conduisant les entreprises à relever leurs prix pour maintenir leurs marges.

29En deuxième lieu, Keynes s’arrête à la porte de l’entreprise, que Marx avait commencé d’enfoncer avec la théorie de l’exploitation. Keynes ne sonde pas les fondations de l’entreprise parce que son projet social est de préserver le régime capitaliste du droit de propriété, sauf lorsqu’il suggère que l’investissement public comble le déficit d’accumulation du capital dans les secteurs victimes des anticipations pessimistes des entrepreneurs privés. Keynes ne remet pas plus en question la théorie classique de la répartition des revenus à la productivité marginale et admet ainsi que les salaires doivent baisser à mesure que l’emploi augmente en raison d’une productivité marginale décroissante.

30Le caractère endogène de l’offre de monnaie et l’impact de la répartition salaire/profit sur la croissance sont précisément deux piliers des modèles postkeynésiens. Ces derniers ne sont pas dénués d’intérêt pour proposer une lecture alternative aux interprétations dominantes des événements économiques survenus au cours de ces trente dernières années qui furent inaugurées par la stagflation ; ce nouveau mur que la politique serait, aux yeux de la pensée unique, incapable d’abattre. Le capitalisme actionnarial a depuis brigué la succession du capitalisme managérial et de l’État social des « Trente Glorieuses ». Contredisant les conclusions de la science lugubre, les nouveaux modèles kaleckiens sont particulièrement aptes à expliquer les effets macroéconomiques pervers de la norme de répartition des revenus voulue par les actionnaires dans ce « nouveau capitalisme ».

3. 2. Le syndrome de la stagflation : une analyse postkeynésienne

31Le syndrome de la stagflation des années soixante-dix marque les esprits au point que tous les instruments de la politique discrétionnaire sont désormais bridés, en vue de prévenir l’inflation, et que la lutte contre le chômage est renvoyée à de « nécessaires » réformes « structurelles ». Ce syndrome est à l’origine du discours théorisant l’impossibilité d’une « autre politique ».

32Dès 1968, les thèses monétaristes ont restauré l’idée que l’explosion de l’inflation était d’origine monétaire et ont mis la montée du chômage structurel sur le compte des revendications salariales et du financement de la protection sociale. Elles déminaient le champ de bataille contre l’inflation, dont la mission pouvait dès lors être confiée en exclusivité à des banques centrales indépendantes tandis que la lutte contre le chômage était progressivement recentrée autour des politiques structurelles de l’emploi.

33En Europe, confier la surveillance de la stabilité des prix à la BCE revient ainsi à considérer que l’inflation est d’origine monétaire et que le chômage résulte avant tout des « rigidités » d’un marché du travail qu’il faudrait « assouplir ». Ce point de vue, fidèle à la théorie quantitative de la monnaie, conduit les économistes monétaristes à recommander la règle d’or selon laquelle la masse monétaire devrait croître au même rythme que le taux de croissance du PIB. Cette règle ne fut jamais appliquée à la lettre sous les hospices des dirigeants les plus enclins à suivre les recommandations de Milton Friedman. Sous Margaret Thatcher, il aurait fallu que, lors de la récession de 1981, la masse monétaire croisse de 0 % pour respecter la règle monétariste. Or, l’objectif de croissance des agrégats monétaires fixait une fourchette de 7 à 11 %, tandis que la croissance effective de la masse monétaire a été de 17,9 % ! L’application stricte du dogme monétariste risquait à ce point d’aggraver la récession que la responsabilité n’en fut pas prise par Margaret Thatcher, toute Dame de fer qu’elle était. En outre, les gouverneurs des banques centrales avouent qu’il est impossible de contrôler l’évolution de la masse monétaire en fixant des objectifs de croissance des agrégats. C’est pourquoi l’actuelle politique de la BCE, qui se garde bien de fixer des objectifs strictement conformes à la règle d’or, donne l’impression à d’éminents économistes de ne pas être une politique monétariste. En réalité, comme le soutiennent les théories de l’offre de monnaie endogène, le seul instrument de politique monétaire dont disposent les banques centrales est le taux d’intérêt. Son relèvement intempestif en vue de réduire la croissance de la masse monétaire s’était avéré particulièrement nocif pour la croissance et le commerce extérieur, thatchérien et reaganien. On comprend mieux que la Grande-Bretagne, mais aussi les États-Unis, ayant expérimenté l’impossibilité du monétarisme, se soient, dès le milieu des années quatre-vingt, ralliés au keynésianisme monétaire, qui consiste à baisser les taux en période de ralentissement, et à procéder à des relèvements en période de plein-emploi. C’est tout le contraire qui se produit dans la zone euro où la BCE s’évertue à appliquer la politique monétaire la plus restrictive possible, à l’exception de la période d’entrée en vigueur de l’euro, où la baisse des taux avait assuré trois années de forte croissance entre 1998 et 2000.

34Le point de vue selon lequel l’inflation n’est pas d’origine monétaire (ce n’est pas une inflation par la demande) mérite également d’être à nouveau sérieusement considéré, a fortiori en situation de sous-emploi lorsque le taux de croissance est inférieur au taux de croissance potentielle, comme c’est le cas à présent. Si l’on admet l’hypothèse d’une inflation structurelle, l’inflation salariale a disparu ; les entreprises n’ont plus, comme dans les années soixante-dix, à jouer sur les étiquettes pour maintenir leurs profits. Une politique de stimulation de la croissance, par une baisse du taux d’intérêt et par des dépenses publiques d’innovation et d’investissement afin d’accroître les capacités de production, ne serait en rien inflationniste, pas plus qu’une monétisation des déficits publics (un financement par création monétaire), interdite par les statuts de la BCE. Si l’inflation venait à réapparaître, ce serait parce que le retour au plein-emploi renforce le pouvoir de négociation des salariés, en mesure de négocier des salaires plus élevés. C’est sans doute cela que craignent les banquiers centraux européens, préférant alors le chômage aux salaires et à l’emploi afin de préserver un climat non inflationniste, favorable à la valorisation des patrimoines. Le syndrome de la stagflation masque en vérité la hantise de « l’euthanasie du rentier ».

35Souvenons-nous. À l’issue des Trente Glorieuses, les rentiers, dépouillés par l’inflation, les dévaluations compétitives, la baisse des profits et la socialisation croissante du revenu national, cherchèrent à renverser ce compromis de classe entre le salariat et la technostructure. Un compromis « keynésien », devenu par trop insolent, à leurs yeux. Ainsi que l’indiquent Dockès et Rosier  [32], durant la période qui précède la crise des années 1970, le ralentissement des gains de productivité et le déplacement du partage salaires/profits au bénéfice du travail résultent d’une « cause majeure […] exclusivement sociale  [33] ». En d’autres termes, contrairement à la thèse régulationniste d’une inadéquation croissante du rapport salarial fordiste aux nouvelles configurations de la demande et d’un épuisement technologique de la division taylorienne du travail  [34], la stagflation, indicateur de la « crise du fordisme », a d’abord résulté de la montée en puissance du travail face au capital. À partir du milieu des années 1960, le plein-emploi aidant, les syndicats se sont trouvés en position d’obtenir des gains substantiels de pouvoir d’achat, par la réussite même du fordisme. Le conflit sur le partage de la valeur ajoutée s’aiguisait, ce que traduit l’accélération de l’inflation. Comme le soutiennent les postkeynésiens, celle-ci n’était donc pas d’origine monétaire mais structurelle. Il était parfaitement soutenable de poursuivre le développement de l’investissement grâce à une politique industrielle financée par l’expansion monétaire, en neutralisant les facteurs inflationnistes, d’origine salariale, au moyen d’une politique des revenus concertée avec les syndicats, instaurant la stricte indexation des salaires sur les gains de productivité. Cette norme était d’ailleurs au cœur du compromis « néo-corporatiste » des pays nordiques. Elle fut recherchée dans le secteur public en France à la suite de la publication du rapport Toutée, en 1964. Le quadruplement des prix du pétrole pèsera par la suite sur l’inflation importée, sur laquelle les syndicats obtiendront l’indexation des salaires. La spirale inflationniste fut ainsi amorcée, non pas à cause de phénomènes monétaires, mais par des causes bien réelles.

36Le discrédit de cette interprétation, défendue notamment par Kaldor  [35] dans l’Angleterre thatchérienne, a permis aux monétaristes et autres nouveaux classiques de prendre la stagflation comme prétexte d’une neutralisation des instruments monétaire et budgétaire tout en légitimant la désindexation des salaires sur les gains de productivité pour réduire le chômage dit « structurel ». Le contrôle de la masse monétaire étant impossible car l’offre de monnaie est endogène, le monétarisme pur, consistant à faire progresser la masse monétaire au même rythme que celui du PIB, était inapplicable dans les faits (sauf à risquer un étranglement de l’économie par des taux d’intérêt encore plus élevés)  [36]. Cette doctrine servira néanmoins de légitimation symbolique de la bataille pour le contrôle de la monnaie et de la finance. Celle-ci prendra d’abord corps aux États-Unis, puis en Europe. En propageant l’idée que l’inflation était d’origine monétaire, elle aboutit à confier la gestion de la monnaie à des banques centrales rendues indépendantes, plus préoccupées de créer un environnement favorable à la valorisation des patrimoines qu’au soutien de la croissance.

3. 3. Le paradoxe des coûts et de l’épargne : l’éclairage des nouveaux modèles kaleckiens

37Le « nouveau capitalisme » qui s’est installé depuis passe pour être le plus efficace. Il n’est pourtant pas exempt, dans certains pays, de dysfonctionnements macroéconomiques que les modèles postkeynésiens de répartition des revenus sont en mesure de révéler.

38Stockhammer  [37] distingue ainsi deux catégories de modèles postkeynésiens de répartition des revenus. D’une part, les modèles kaldoriens, dans lesquels la répartition des revenus est endogène et l’économie en pleine utilisation des capacités de production. D’autre part, les modèles kaleckiens, plus réalistes, selon lesquels l’économie est constamment en sous-utilisation des capacités de production, la modification exogène de la répartition des revenus, liée au degré de monopole des entreprises et à la capacité de résistance des travailleurs, influençant l’investissement et la croissance à court et long terme.

39Une telle modification, consécutive aux politiques d’offre, fut empiriquement observable au cours des années 1980-1990 en Europe. Le contexte macroéconomique est en effet marqué, particulièrement en France, par un déplacement du partage salaires/profits, produit par la modération salariale et non par une action préalable sur l’investissement. Alors que l’investissement privé semble moins que jamais réagir aux variations du q de Tobin  [38], comme l’a toujours soutenu Kaldor, les politiques macroéconomiques ne sont plus orientées prioritairement vers la stimulation de la demande et, en particulier, de l’investissement autonome. Le budget de capital de l’État est au plus bas alors que la BCE a renoncé à stimuler l’investissement privé par l’expansion monétaire. Les théories de l’offre sont incapables d’expliquer le double paradoxe des coûts et de l’épargne, qu’on peut rebaptiser le paradoxe de Schmidt, en référence au « théorème » formulé au début des années 1980 par le chancelier allemand Helmut Schmidt, mais contredit par l’observation : « les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain ».

40Les politiques d’offre, centrées sur la « baisse des impôts et des charges », n’ont en effet pas été de nature à transformer les profits d’hier en investissements d’aujourd’hui, et risquent donc de déprimer l’emploi de demain.

41Les nouveaux modèles kaleckiens de croissance mettent à cet égard en scène le double paradoxe des coûts et de l’épargne  [39]. Au contraire du théorème de Schmidt, ils montrent en quoi une hausse des salaires et une baisse de la propension à épargner ne représentent aucunement un obstacle à la croissance et à la poursuite de l’accumulation du capital. Ils mettent en cause la causalité profit/investissement dont les classiques et Marx surévaluaient indéniablement la pertinence  [40].

42Dans ces nouveaux modèles, la dynamique de long terme est, comme celle de court terme, intégralement tirée par la demande effective. Celle-ci dépend de la part des salaires et des profits dans le revenu, à laquelle est liée la propension à épargner. La formation des salaires est exogène, contrairement aux anciens modèles kaldoriens dans lesquels la répartition des revenus est endogène. Le taux de marge dépend du degré de monopole et du rapport de force entre capitalistes et salariés.

43Une hausse de la part des salaires dans l’ensemble de l’économie accroît la consommation des salariés (dont la propension à épargner est proche de 1 et en tout cas plus faible que celle des capitalistes) et réduit la propension à épargner. À court terme, les entreprises réagissent en augmentant leur taux d’utilisation des capacités de production. La production et l’emploi augmentent. À long terme, la demande effective tire l’accumulation du capital par le biais de l’effet dit accélérateur. L’investissement, dans ces modèles, dépend en effet de l’accélérateur et du degré d’utilisation des équipements  [41]. Tout accroissement du taux d’utilisation au-delà du taux jugé normal incite les entreprises à investir. Il en résulte une élévation de la masse des profits et du taux de rentabilité P/K. La masse des profits alimente ex post l’épargne nécessaire à l’équilibre I = S via l’épargne des capitalistes. On retrouve ici le paradoxe des coûts et de l’épargne : la hausse de la part des salaires, induisant une baisse de la propension à épargner, est favorable à l’investissement et à la croissance, qui engendrent en fin de course l’épargne nécessaire. À l’inverse, une hausse de la part des profits dans le revenu national accroît la propension à épargner et n’induit aucunement une augmentation de l’accumulation du capital et des profits car la demande effective est insuffisante. Elle déprime la consommation, réduit le degré d’utilisation des équipements et donc l’investissement. Elle amenuise à long terme la croissance et in fine la masse de profit et le taux de rentabilité.

44Parodiant le théorème de Schmidt, rebaptisé ici le paradoxe de Schmidt, le paradoxe des coûts et de l’épargne, résolu par les modèles néo-kaleckiens, pourrait par conséquent être formulé comme suit : les salaires d’aujourd’hui sont l’investissement de demain et les profits d’après-demain.

45D’autres modèles ont prolongé le raisonnement kaleckien pour représenter le fonctionnement du capitalisme actionnarial qui s’est installé au cours des dernières décennies. Le nouveau capitalisme est caractérisé par une modification de la structure de gouvernance des entreprises  [42]. Celles-ci sont contrôlées par des groupements d’actionnaires minoritaires détenant un portefeuille diversifié. La durée moyenne de détention d’une action est, disions-nous, extrêmement courte et les critères de gestion imposés aux gestionnaires sont recentrés vers la maximisation de la rentabilité financière. Les entreprises cotées sont alors incitées à se concentrer autour de leurs activités spécifiques et à écarter les projets d’investissement irrespectueux du critère de gestion requis. Ces innovations, par rapport à l’époque où Keynes reliait l’investissement à l’efficacité marginale du capital comparé au taux d’intérêt et où la consommation dépendait des salaires, conduisent les nouveaux modèles à actualiser les déterminants de l’investissement et de la consommation. Stockhammer  [43] construit ainsi une fonction d’investissement où l’investissement est lié négativement au pouvoir des actionnaires et positivement à l’accélérateur. La richesse des ménages est quant à elle constituée de titres. Dans ce modèle, la montée du pouvoir des actionnaires provoque un accroissement exogène de la part des profits et de l’épargne qui réduit l’investissement. La consommation des actionnaires peut toutefois compenser la baisse du taux d’investissement en cas d’effet de richesse positif bénéficiant aux épargnants.

46Si les modèles néo-kaleckiens fournissent une explication du paradoxe de Schmidt (la hausse de la part des profits n’a pas stimulé l’investissement) qui prévaut dans de nombreux pays du noyau dur européen, la modification des paramètres des modèle, inhérents aux comportements de marge des entreprises et aux propensions à consommer des catégories de ménages permet également de rendre compte du scénario anglo-saxon, à l’origine de la crise financière.

47Les États-Unis sont traditionnellement caractérisés par un taux d’épargne faible. Cela tient tout d’abord à la forte propension à consommer des ménages à hauts revenus américains qui, à la différence des classes aisées européennes, épargnent peu. Les ménages à revenus moyens et modestes sont ensuite nettement plus endettés. Leur propension à consommer dépasse donc nettement l’unité. Le modèle permet alors de mieux cerner les ressorts de la forte croissance américaine, tirée par le secteur immobilier au cours de la période 2002-2006. Comme dans les autres pays, les inégalités de revenus se sont accrues. Le salaire médian ne progresse plus alors que le salaire moyen augmente de 3 % par an. La consommation et l’acquisition de logements par les ménages à revenus modestes et moyens est donc tirée par une montée de leur endettement, stimulé par le crédit hypothécaire. Leurs dépenses exercent alors un effet d’entraînement sur l’investissement. C’est à ce prix que fut nourrie la bulle immobilière aux États-Unis, mais aussi au Royaume-Uni et en Espagne, les « clones » européens du modèle immobilier américain où l’on retrouve certaines caractéristiques macroéconomiques analogues (montée des inégalités, endettement privé).

Conclusion

48Depuis la chute du mur théorique marxiste, jugé trop totalisant, les économistes hétérodoxes se sont gardés de proposer une théorie générale du devenir des sociétés humaines. Nombre d’entre eux se sont réfugiés dans la lutte contre l’irréalisme des hypothèses de la théorie néoclassique, vilipendée comme nouveau totalitarisme théorique. Ils se sont adonnés au culte de la complexité pour indiquer que le monde économique est évolutif, porteur d’irréversibilités et fait de formes de conflit et de coopération irréductibles à la lutte de classe ou au marché de concurrence parfaite. L’aboutissement d’une telle démarche ne pouvait qu’être un renoncement à produire une théorie positive alternative, ou plus exactement un programme de recherche concurrent, au sens de Lakatos, et un ralliement à une stratégie de recherche compréhensive, au sens de Weber, dont l’économie des conventions est l’incarnation. Même la théorie de la régulation, candidate à la succession de Marx et de Keynes, succombait à cette tentation, au point de n’avoir perçu qu’après coup le changement de système (l’objet même de sa théorie) intervenu sous ses propres yeux au cours de ces trente dernières années.

49Hégémonique, la théorie dominante ne pouvait que se délecter de cette laborieuse critique interne qui lui fournissait les faits stylisés qu’elle passait les uns après les autres à la moulinette de la rationalité individuelle, parfaite ou limitée, dans un univers de moins en moins concurrentiel, avec toujours la même conclusion conservatrice : les institutions engendrées dans ce contexte par des individus rationnels sont toujours les plus efficientes.

50Les fondations d’un programme alternatif étaient pourtant esquissées dans nombre de travaux postkeynésiens. Elles ne furent aucunement consolidées, depuis la mort de Robinson en 1985 et celle de Kaldor en 1988, par « la génération des déçus du marxisme et du keynésianisme ». Quelques irréductibles résistèrent, jusqu’à ce qu’une nouvelle vague se mette aujourd’hui à l’ouvrage.

51L’interprétation matérialiste de l’histoire récente de la pensée économique, prégnante dans cet article, suggère que, même munis de la guillotine de Hume, les économistes ne sont pas épargnés par l’emprise de l’idéologie dominante. La fausse conscience qu’ils ont de la réalité les a conduits à privilégier sans conteste certaines hypothèses et à en dénigrer d’autres. La défaite politique du keynésianisme dans la Grande-Bretagne thatchérienne et dans l’Amérique reaganienne, le tournant de la rigueur en France en 1983, la chute du mur et du « socialisme réel » ne pouvaient que détourner un nombre grandissant d’étudiants et de chercheurs de Marx et de Keynes pour emprunter des pistes de recherche toujours plus sinueuses à souhait. Parions que les difficultés macroéconomiques et sociales du capitalisme financier auront prochainement une traduction théorique dans le monde des écrivailleurs de la Faculté.

Notes

  • [1]
    . Marc Blaug, La méthodologie économique, Economica, 1981.
  • [2]
    . La guillotine de Hume désigne la démarche jugée nécessaire selon Hume pour s’affranchir des jugements de valeur (religieux à l’époque) qui pesaient sur la démarche scientifique. Cette démarche doit s’interdire de déduire « ce qui doit être » (les choix normatifs) de « ce qui est » (les phénomènes décrits par l’analyse positive).
  • [3]
    . Milton Friedman, Essays in Positive Economics, Chicago, University of Chicago Press, 1953.
  • [4]
    . L’important n’est pas qu’une théorie soit réaliste, écrivait Friedman, mais qu’elle permette de bonnes prédictions.
  • [5]
    . La démarche constructiviste ou hypothético-déductive consiste à définir des hypothèses conformes au discours métaphysique fondateur de la théorie retenue pour traiter d’un phénomène observable et à en déduire des prédictions. Cette hypothèse n’est pas rejetée tant que les tests empiriques ne l’invalident pas de façon décisive.
  • [6]
    . John T. Dunlop, Industrial Relations Systems, Southern Illinois Press, 1958.
  • [7]
    . Peter Doeringer et Michael Piore, Internal Labor Markets and Manpower Analysis, Lexington, Mass, 1971.
  • [8]
    . Joseph Stiglitz est l’un des chefs de file de ce programme de travail. Cf. notamment : Carl Shapiro et Joseph Stiglitz, « Equilibrium Unemployment as a Worker Discipline Device », American Economic Review, n° 74, 1984, p. 433-444.
  • [9]
    . Cf. le numéro de la Revue économique : « L’Économie des Conventions », mars 1989.
  • [10]
    . Danièle Leborgne et Alain Lipietz, « Restructuration économique et territoire », Espace et sociétés, 1991, n° 66-67.
  • [11]
    . Robert Boyer, La flexibilité du travail en Europe, La Découverte, 1986.
  • [12]
    . Michel Aglietta, « Les transformations du capitalisme contemporain », in Bernard Chavance, Éric Magnin, Ramine Motamed-Nejad et Jacques Sapir (éds.), Capitalisme et Socialisme en perspective, La Découverte, 1999, p. 275-292.
  • [13]
    . Robert Boyer et André Orléan, « La convention salariale fordienne : les obstacles d’une innovation locale dans la transformation du mode de régulation », Cahiers du CEPREMAP, n° 9029, 1990.
  • [14]
    . Robert Boyer, « Is a Finance-led Growth Regime a Viable Alternative to Fordism ? A Preliminary Analysis », Economy and Society, vol. 29, n° 1, 2000, p. 111-145.
  • [15]
    . Bernard Chavance, « Le Capitalisme et le Socialisme comme espèces systémiques : formation, co-évolution, transformation », in Bernard Chavance, Éric Magnin, Ramine Motamed-Nejad et Jacques Sapir (éds.), Capitalisme et Socialisme en perspective, op. cit., p. 295-316.
  • [16]
    . Bernard Billaudot, « L’enjeu de la crise : aménagement, mutation, ou disparition du rapport salarial », La transformation du rapport salarial, enjeux et perspectives, PUL, 1987, p. 71-97 ; Ramine Motamed-Nejad, « Le Capitalisme et le Socialisme : similitudes et différences », in Bernard Chavance, Éric Magnin, Ramine Motamed-Nejad et Jacques Sapir (éds.), Capitalisme et socialisme en perspective, op. cit.
  • [17]
    . Michel Aglietta et André Orléan, La monnaie entre violence et confiance, Odile Jacob, 2002.
  • [18]
    . Les auteurs classiques tels Adam Smith et David Ricardo ne distinguaient pas l’entrepreneur du capitaliste, à l’époque où les marchés financiers étaient peu développés. La prédominance selon les époques de l’une ou l’autre de ces figures explique en partie l’hégémonie de la logique entrepreneuriale ou de la logique financière, quand bien même celles-ci sont étroitement imbriquées. Cette distinction n’est pas sans importance parce qu’elle engage le contenu de la contrainte monétaire associée aux projets des entrepreneurs. Aussi, Keynes pointait-il, dès les années trente, les conflits d’intérêt potentiels opposant ces deux logiques, financière et entrepreneuriale, et leurs implications macroéconomiques.
  • [19]
    . Bernard Billaudot, « L’enjeu de la crise : aménagement, mutation, ou disparition du rapport salarial », op. cit.
  • [20]
    . Robert Boyer, La flexibilité du travail en Europe, La Découverte, 1986.
  • [21]
    . Janos Kornaï, Socialisme et économie de la pénurie, Economica, 1985.
  • [22]
    . James Buchanan, The Demand and Supply of Public Goods, Chicago, Rand McNally, 1968.
  • [23]
    . Gordon Tullock, Le marché politique, Analyse économique des processus politiques, Economica, 1978.
  • [24]
    . Marc Lavoie, L’économie postkeynésienne, La Découverte, 2004.
  • [25]
    . Cinq de leurs caractéristiques peuvent être ici soulignées (cf. Marc Lavoie, Ibidem) :1 - La loi de Kalecki prévaut : l’investissement détermine de façon causale les profits (« les capitalistes gagnent ce qu’ils dépensent »). Les profits alimentent l’épargne via la propension à épargner des capitalistes.2 - Les facteurs sont complémentaires. Les rendements factoriels et à l’échelle sont constants jusqu’à saturation des capacités de production. À la différence de WS-PS, le coût unitaire réel reste constant quel que soit le niveau de l’emploi, rendant les fluctuations du chômage indépendantes des salaires réels.3 - Ces modèles raisonnent en sous-utilisation des capacités de production. L’accélérateur et le degré d’utilisation des capacités de production sont les déterminants essentiels de l’investissement, qui s’accroît chaque fois que le taux d’utilisation dépasse un taux jugé normal. Les entreprises ciblent un taux d’utilisation normal des capacités de production pour pouvoir s’adapter aux fluctuations de la conjoncture. 4 - L’inflation n’est pas d’origine monétaire, mais de nature structurelle. En concurrence monopolistique, les entreprises, confrontées aux syndicats, fixent leur prix selon un objectif de mark up. Le taux de marge dépend alors du degré de monopole et du conflit distributif avec les syndicats. 5 - L’offre de monnaie est endogène (cf. Infra).
  • [26]
    . Stephen Marglin, « What do bosses do ? The Origin and Functions of Hierarchy in Capitalist Production », document de travail, Harvard, 1971, publié dans la Review of Radical Political Economy, 6(2), 1974, p. 60-112 ; Herbert Gintis, « The Nature of Labor exchange and the Theory of Capitalist Production », Review of Radical Political Economics, 8(2), 1976, p. 36-54 ; Bruno Tinel, « À quoi servent les patrons ? ». Marglin et les radicaux américains, ENS éditions, 2004.
  • [27]
    . Le terme de Synthèse néoclassique désigne, dans le jargon des économistes, la synthèse réalisée à la suite de l’article de John Hicks de 1938 (« Mr. Keynes and the Classics ») traduisant la théorie keynésienne dans le langage néoclassique. Celle-ci donnera naissance au courant dominant de la macroéconomie contemporaine.
  • [28]
    . Alain Parguez, « Introduction à l’économie de rentiers », Économie et Société, série Monnaie et Production, 1987, n° 9, p. 103-109 ; Laurent Cordonnier, « Le profit sans l’accumulation : la recette du capitalisme gouverné par la finance », communication au Séminaire « Hétérodoxies », MATISSE, Paris, 2003 ; Marc Lavoie, L’économie postkeynésienne, La Découverte, 2004.
  • [29]
    . John Maynard Keynes, Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, 1936, réédition Payot, 1985.
  • [30]
    . Robert Lucas, « Expectations and the neutrality of money », Journal of Economic Theory, vol. 4, april 1973, p. 103-124.
  • [31]
    . Nicholas Kaldor, Le fléau du monétarisme, Economica, 1985.
  • [32]
    . Pierre Dockès et Bernard Rosier, L’histoire ambiguë, 1988, PUF, p. 191 sqq.
  • [33]
    Ibidem, p. 194.
  • [34]
    . Dans sa version néoclassique, cette thèse invoque une crise de l’offre, mais dans les deux cas, la conclusion est la même : l’argumentation revient à avancer une supposée inadaptation de l’État social et des dispositifs qui l’accompagnent, notamment en matière de hausses générales de salaires.
  • [35]
    . Nicholas Kaldor, Le fléau du monétarisme, op. cit.
  • [36]
    . Au cœur de la récession britannique de 1981-1982, il eut fallu, pour respecter à la lettre la règle d’or monétariste, une progression nulle de la masse monétaire. M3 crût de 17,9 % en 1981, de 12,6 % en 1982 et de 9,8 % en 1983. Les objectifs étaient fixés respectivement pour ces trois années dans des fourchettes de 7 à 11 %, 6 à 10 % et 5 à 9 %. Ils ne furent pas atteints et le monétarisme fut par la suite abandonné.
  • [37]
    . Engelbert Stockhammer, « Robinsonian and Kaleckian Growth. An update on Postkeynesian Growth Theories », Working paper, n° 67, octobre 1999, Université de Vienne.
  • [38]
    . Le q de Tobin mesure le rapport entre la valeur de marché des actifs existants et leur coût de remplacement. Il donne une idée de l’écart entre la valeur boursière de l’entreprise et ses fonds propres. Lorsqu’il est supérieur à 1, les entreprises sont supposées être incitées à investir.
  • [39]
    . Bob Rowthorn, « Demand, real wage and economic growth », Studi Economici, n° 18, 1982 ; Lance Taylor, Income Distribution, Inflation and Growth : Lectures on Structuralist Macroeconomic Theory, MIT Press, Cambridge, Mass. and London, 1991.
  • [40]
    . Marx, comme les classiques, reliait avant tout l’accumulation du capital au taux de profit. Chez Ricardo, l’accumulation du capital est spécifiquement mue par l’offre à travers les perspectives de profit. Il n’y a aucun problème de débouchés car, reprenant la loi des débouchés de Jean Baptiste Say, il suppose que « l’offre crée sa propre demande ». Smith était sans doute le plus précis quant à la fonction du profit, catégorie de revenus alimentant l’épargne, celle-ci étant le préalable, selon lui, à l’investissement. De plus, il n’ignorait pas les problèmes de débouchés inhérents à la taille des marchés qu’il invitait à élargir grâce au commerce international.
  • [41]
    . Marc Lavoie, Foundations of Post Keynesian Economic Analysis, Edward Elgar, Cheltenham, 1992.
  • [42]
    . Dominique Plihon, Le nouveau capitalisme, La Découverte, 2005.
  • [43]
    . Engelbert Stockhammer, « Shareholder value orientation and the investment-profit puzzle », Journal of Post Keynesian Economics, winter 2005-6, vol. 28, n° 2, 2005, p. 193-215.
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