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Article de revue

Les sciences sociales peuvent-elles faire l'économie d'une anthropologie générale ?

Pages 179 à 194

Notes

  • [1]
    Chez les contemporains de langue française, l’exigence d’une anthropologie générale se fait de plus en plus rare, tant le repli disciplinaire et les pesanteurs académiques sont stérilisants. On ne la trouve guère, de façon plus ou moins originale, que chez quelques francs-tireurs inclassables comme, par exemple, Cornélius Castoriadis (L’imaginaire radical, dans une filiation critique avec Aristote et Kant), René Girard (Le désir mimétique, dans une filiation critique avec Hegel et Freud) ou Alain Caillé (Le don dans la filiation de Mauss). À côté de ces travaux à visée opératoire, on signalera également la réflexion philosophique originale d’un autre franc-tireur, François Flahault.
  • [2]
    Ce vocabulaire est le mien, Gérard Mendel parlant simplement d’une anthropologie ayant abandonné l’idée de nature humaine.
  • [3]
    Cf. Michel Kail et Pierre Lantz (coord.), L’homme et la société, n° 150-151, « Au risque du matérialisme », 2003/4-2004/1.
  • [4]
    Pas toutes les sciences sociales bien sûr, certaines d’entre elles ayant encore du mal à s’émanciper du naturalisme, l’exemple le plus frappant étant bien sûr la théorie économique dominante et son « homo economicus ».
  • [5]
    Nobert Elias, La société des individus, Fayard, 1991, p. 63.
  • [6]
    Cf. Pascal Picq et Yves Coppens (éds.), Aux origines de l’humanité. Le propre de l’homme, Fayard, 2001 ; Pascal Picq, Au commencement était l’homme. De Toumaï à Cro-Magnon, Odile Jacob, 2003 ; cf. aussi les petits ouvrages de la collection « Les origines de la culture », Le Pommier, 2004.
  • [7]
    Cornélius Castoriadis dirait telle ou telle forme d’imaginaire social instituant.
  • [8]
    Et l’on a pu dire de l’anthropologie structurale qu’elle était un kantisme… sans sujet transcendantal.
  • [9]
    On a mis entre parenthèses l’ouvrage ou les ouvrages où est introduit et développé l’universel anthropologique.
  • [10]
    L’embryologiste Louis Bolk, dans les années 1920, parlait de néoténie pour expliquer cet inachèvement humain : l’enfant serait à la naissance un prématuré biologique, contraint de poursuivre la dernière partie de la gestation hors de l’utérus maternel. Lacan a intégré, dans les années 1930, ce type d’approche pour construire sa théorie du sujet (Cf. Bertrand Ogilvie, Lacan. Le sujet, PUF, 1991).
  • [11]
    Nous n’insistons pas ici sur l’apport explicatif des neurosciences et notamment la découverte des « morphines du cerveau » (1975), laquelle permet de donner une « base neurobiologique » à la théorie du double circuit. Pour une discussion sur cette notion de « base » et sur son statut, cf. Jean-Pierre Changeux et Paul Ricœur, La nature et la règle, Odile Jacob, 1995.
  • [12]
    Il faudrait analyser, bien sûr, les rapports entre « le vouloir de création » et « l’imaginaire radical » de Cornélius Castoriadis.
  • [13]
    D’où le développement du cerveau et de ses capacités… Cf. Pascal Picq, op. cit.
  • [14]
    L’origine de cette affaire « neuronale » est, pour Mendel, une mutation génétique qui elle-même se diffuse génétiquement par le jeu des unions.
  • [15]
    Capacité imaginative liée au vouloir de création et aux objets transitionnels.
  • [16]
    Pour continuer la réflexion, cf. Michel Kail, Roland Lew et Claudie Weil, « Un mystère au cœur d’une énigme : l’« auto-émancipation » sociale », in L’homme et la société, « Figures de l’auto-émancipation sociale », n° 132-133, 1999/2-3.
  • [17]
    Cf. sur ce point l’excellent livre de François Flahault, Pourquoi limiter l’expansion du capitalisme ?, Descartes & Cie, 2003.
  • [*]
    À propos de quelques livres récents de Gérard Mendel : [AA] L’acte est une aventure. Du sujet métaphysique au sujet de l’acte pouvoir, La Découverte, 1998 ; [HA] Une histoire de l’autorité. Permanences et variations, La Découverte, 2002 ; [PDP] Pourquoi la démocratie est en panne. Construire une démocratie représentative, La Découverte, 2003 ; [CSV] Construire le sens de sa vie. Une anthropologie des valeurs, La Découverte, 2004.
English version
« L’anthropologie générale sera sans doute l’une des grandes disciplines du XXIe siècle, mais elle n’en est encore qu’à ses balbutiements. Vouloir progresser au-delà de la simple intuition, certes méritoire mais insuffisante, oblige à prendre des risques. »
(HA, p. 13)
« Dans cette enquête […], de nombreux témoins ont été convoqués : l’histoire, la philosophie, la théologie, l’ethnologie, le droit comparé, l’économie, l’esthétique, la psy-chanalyse et la neurobiologie. La vraie difficulté se situait ailleurs. Car, au-delà de l’appel de ces disciplines, il fallait réussir non à les juxtaposer seulement, mais à les articuler. Tel est le défi d’une anthropologie générale, qui nécessite l’invention risquée de concepts opératoires à un niveau pluridisciplinaire. »
(HA, p. 245)

Ni naturalisme, ni même constructivisme social

1Gérard Mendel, mort fin 2004, laisse une œuvre profondément originale. C’est encore trop peu de dire qu’elle fera date à l’intérieur des sciences de l’homme et de la société ; à la lire radicalement, ce sont ces sciences elles-mêmes qui risquent de dater. Non point que chacun de leurs apports disciplinaires se voie définitivement invalidé et que s’y substituent systématiquement les résultats désormais homogènes d’une théorie générale, mais que, en amont et plus profondément, leur articulation en un savoir fondamental trouve enfin sa problématisation moderne : l’anthropologie générale.

« Depuis deux à trois décennies, une nouvelle discipline naît à bas bruit, l’anthropologie générale. Qu’ils utilisent ce terme ou non, certains auteurs, encore en petit nombre, ont reconnu la nécessité de dépasser les huis clos disciplinaires. Ce sont, alors, d’autres questions qui se posent. Quelle part respective aux ressources organiques de l’espèce et à la société ? En quoi pourraient consister ces ressources, une fois abandonnée l’idée de « nature humaine » ? » (HA, p. 13)

2On peut lire l’œuvre de Gérard Mendel comme l’effort progressif pour dégager, à des niveaux multiples (socialisation, institutionnalisation, régulation globale) et en travaillant des domaines différents (psychanalyse, sociologie, théorie politique, philosophie, psychologie, neurosciences, paléo-anthropologie, archéologie, histoire), les traits saillants d’une telle anthropologie  [1]. Cet effort, nul doute qu’il s’affirme de façon franche et de plus en plus pure dans toutes ses dernières productions. Comme elles ne laissent de faire retour sur les recherches antérieures pour en reprendre, en affiner ou en rectifier les thèses, on peut les lire comme le point d’orgue d’une démarche précoce (dès la fin des années soixante), opiniâtre et sans concession avec les modes intellectuelles des époques qu’elle a traversées (la phénoménologie, le marxisme, le freudo-lacanisme, le structuralisme, l’individualisme méthodologique). Il faudra bien sûr un jour consacrer à cette œuvre foisonnante une étude exhaustive et systématique, en montrant également tout ce qu’elle doit, contre tout théoricisme, à l’observation participante et à l’intervention sociale. Plus modestement ici, on se contentera de repérer les conditions de possibilité d’une telle anthropologie et d’en expliciter quelques enjeux pour les sciences sociales — dans l’unique but d’inciter les chercheurs à se colleter avec les exigences d’une pensée radicale.

3Mais rien n’est moins aisé. Gérard Mendel a beau la présenter comme antinaturaliste  [2], son anthropologie ne laisse d’être problématique. Reprenons et poursuivons la citation précédente :

« […] En quoi pourraient consister ces ressources [organiques] une fois abandonnée l’idée de « nature humaine ». Il se présente, là, une difficulté majeure. En effet, ces ressources ne peuvent préexister au travail sur elles des formes sociales et culturelles, sous peine de réintroduire en contrebande et par la fenêtre la nature humaine chassée par la porte. Mais sur « quoi », alors, opère le travail de culture ? Un « quoi » sans encore d’existence préformée et qui pourtant possède la capacité à devenir, puisque la société ne crée pas ex nihilo ce sur quoi elle travaillera. » (HA, p. 13)

4Nous voilà au cœur de l’exigence théorique de Gérard Mendel : il faut sortir les sciences humaines et sociales de la (fausse) alternative essentialisme/constructivisme. S’il est aujourd’hui aisé de rejeter toute approche essentialiste — quoique l’essentialisme n’ait jamais vraiment disparu et fasse régulièrement retour sous des formes plus ou moins subtiles  [3] —, en revanche, il peut y avoir à tout le moins un paradoxe à rejeter le constructivisme. En général, cette posture se présente à juste titre comme l’antidote de l’essentialisme et signale que rien de ce qui appartient à l’ordre de l’humain en société ne peut relever d’une quelconque nature et doit toujours s’appréhender comme résultat d’une construction sociale-historique. Aujourd’hui, on sait à quel point les sciences sociales  [4] font leurs choux gras de l’approche tous azimuts en termes de construction sociale de ceci et de cela. Or, un tel réductionnisme ne laisse d’être problématique lorsqu’il s’applique non pas à tel ou tel élément de l’ordre humain (objets, règles, institutions, pratiques, etc.) — car là, il est légitime, souvent décapant et du coup libé-rateur —, mais… à l’homme lui-même. Ce dernier ne peut simplement s’appréhender comme une espèce d’abord « biologique » qui après coup serait soumise à un processus d’ensemble « sociologique ». Gérard Mendel s’affronte là à un géant de la pensée sociologique : Norbert Elias, celui qui pose pour la première fois et clairement l’autonomie radicale du social sans hypostase holistique :

5« […] Vider l’individu de tout contenu autre que celui d’un habitus social qui serait le produit de l’application de la pression sociale sur [je cite Elias] des « instincts animaux », sur une « matière première biologique », apparaît comme aussi peu acceptable [que la conception naturaliste]. […] Pour Elias, l’enfant « n’est rien de plus qu’un animal, on ne saurait trop le répéter […], sans l’assimilation de schémas sociaux préétablis  [5] ». Nous ne le pensons pas. Car aucun animal autre que l’homme et qui serait placé dans les mêmes schémas sociaux ne donnera jamais un être humain. Toute la difficulté à laquelle nous nous affrontons de livre en livre est bien celle-ci. Quoi, dans le nouveau-né, possède la capacité potentielle d’être travaillé par l’environnement social de telle sorte que s’acquiert le statut humain — et cela sans la présence matérielle innée de « substances » ou de germes qui renverrait à une préforme de la nature humaine ? » (CSV, p. 134)

6Et Mendel de poursuivre pour reformuler correctement le problème :

7

« Le nourrisson est déjà autre qu’un animal. Car le progressif travail sur lui du social lui fera emprunter nécessairement des voies spécifiques, les chemins anthropologiques qui n’appartiennent génériquement ni à la sphère animale ni à la dimension du social — les voies des universels empiriques. » (Ibidem, p. 134-135)

8Par opposition à l’ordre naturel, l’ordre humain est le produit, à chaque fois spécifique et ouvert à sa propre transformation, de l’inter-action de deux « structures » distinctes : la structure anthropologique et la structure sociale. Pour produire la socialisation des « petits d’homme », celle-ci ne peut agir que sur celle-là et non pas — comme on pourrait le déduire d’un constructivisme social radical — directement sur la « nature animale » de l’espèce humaine. Pour sortir des apories du constructivisme social, il faut introduire la médiation de l’anthropologie.

Les universels empiriques

9Quel est le contenu propre à cette structure anthropologique ? Il s’agit de ce que Gérard Mendel appelle des « universels empiriques », en un singulier rapprochement de termes qui en dit long sur les difficultés qu’il peut y avoir à penser cette dimension antinaturaliste et transhistorique de la condition humaine. Au fil des ouvrages, la définition de ces « universels empiriques » s’affine.

10D’abord il s’agit de repérer ce qu’elle doit à l’incontournable dimension « animale » du genre homo. « Ce que nous nommons les universels empiriques désigne des localisations temporelles et tem-poraires sur les « chemins anthropologiques » que, par ses particularités neurophysiologiques, par les étapes de sa maturation infantile, notre espèce est vouée nécessairement à parcourir » (CSV, p. 156). De façon contingente au cours de l’histoire biologique des hominidés jusqu’au genre homo, puis en chaque espèce de ce genre, des transformations corporelles et neuro-cérébrales  [6] font progressivement émerger toute une série de potentialités physiques et intellectuelles, lesquelles, par accumulation, finissent par s’organiser en « propre de l’homme ». Nul déterminisme biologique là-dedans : une fois « stabilisé » — mais il n’a rien de clos et peut encore subir des mutations —, ce « propre de l’homme » fonctionne comme support potentiel sur lequel, après coup, telle ou telle forme de société  [7] va venir « travailler » ou, c’est-à-dire, « moraliser » chaque petit d’homme pour en produire un individu socialisé, en investissant plus particulièrement telle ou telle potentialité.

« La société n’injecte pas directement son éthique dans l’individu, lequel, à défaut de ressortir à une nature humaine, n’en devient pas pour autant table rase. La société « moralisatrice » travaille sur des ressources anthropologiques qui restent potentielles dans l’espèce humaine tant qu’elles n’ont pas été socialement élaborées. » (CSV, p. 73)

11Ensuite, il s’agit de repérer ce en quoi cette perspective anthro-pologique universelle-empirique diffère de l’anthropologie universelle-idéaliste telle que Kant, par exemple, l’a formulée, sans doute définitivement, pour notre modernité. La corde est raide. Gérard Mendel sait que, pour toute perspective antinaturaliste, cette anthropologie-là représente précisément une butée structurante : nombreux ont été ceux qui, en sciences sociales, ont fait ou font encore du « Kant » sans le savoir, se contentant au mieux d’historiciser les contenus de formes qui restent quant à elles transcendantales  [8].

« Par universel empirique, nous entendons une particularité humaine consubstantielle à l’humain, c’est-à-dire traversant l’histoire de l’humanité et les formes sociales et culturelles. Nous opposons les universels empiriques aux formes a priori kantiennes de l’entendement et de la sensibilité, dans la mesure où celles-ci, propriétés de l’ego transcendantal, sont antérieures à toute expérience ; alors que les premières dérivent de l’expérience et appartiennent à la seule dimension de l’immanence. » (AA, p. 517)

12Plus précisément, combien l’humanité a-t-elle dégagé d’universels empiriques ? Pour Mendel, il en existe seulement six  [9] : le vouloir de plaisir (La société n’est pas une famille puis dans La psychanalyse revisitée), le vouloir de création (Le vouloir de création. Autohistoire d’une œuvre), la raison-ratio ou rationalité instrumentale (L’acte est une aventure), le psychofamilialisme inconscient (La société n’est pas une famille puis dans La psychanalyse revisitée), la coopération structurale (La chasse structurale), et le langage (La chasse structurale). Il ne peut ici être question de décrire précisément chacun de ces universels empiriques. Qu’il suffise de quelques remarques pour repérer comment Gérard Mendel fait apparaître ces universels, et notamment comment, à chaque fois, il est amené à emprunter un chemin étroit et périlleux à l’interface du biologique et du social-historique. Sans développer plus avant la discussion méthodologique, il faut insister sur le fait que ces universels ne sont pas des constructions a priori, mais des observations stylisées dont le rapport aux sciences de la vie (comme l’éthologie, les neurosciences, etc.) ne sera pas ici discuté. On peut les présenter en montrant quand et comment ils apparaissent dans la production du petit d’homme. L’ordre de présentation montre comment la condition humaine voit, ex post et sans chemin pré-tracé, ses tenants et aboutissants se complexifier.

Le vouloir de plaisir

13Gérard Mendel part d’une thèse maintenant bien établie dans les sciences de l’homme  [10] : « L’être humain est un animal inachevé à un double plan, celui biologique et celui de l’instinct. Notre espèce n’a pu survivre qu’en développant des « compléments » dans les dimensions de la société et de la culture. » Conséquence spécifique de cet inachèvement : le développement d’une faculté de l’esprit, l’imagination : « Pendant encore longtemps l’infans, impuissant, à la différence de l’animal, à pouvoir agir volontairement, à marcher, est amené, à partir d’expériences sensorielles en avance relative sur la motricité, à dériver ses investissements vers le domaine de l’imaginaire » (PDP, p. 180-181). Or, cette faculté spécifique et autonome se lie, chez l’homme, avec la recherche du plaisir. L’apport de Freud est sur ce point essentiel lorsqu’il distingue le « double circuit », du besoin et du plaisir (L’interprétation des rêves, chapitre 7) :

14« Une prime au plaisir vient s’ajouter chez le nourrisson à la satisfaction du besoin, laissant alors à chaque fois la trace d’« un souvenir » de plaisir. Ces souvenirs, l’infans cherchera à les mobiliser pour eux-mêmes quand renaîtra la frustration, afin de retarder, d’atténuer, l’insatisfaction. Freud donne le nom de désir aux stratégies qui s’ensuivront de recherche du plaisir pour lui-même, et non plus à titre défensif ; elles constituent, ces stratégies, l’infrastructure du psychisme, le sol même sur lequel celui-ci va se développer. […] Compte tenu de la prématuration biologique humaine, de l’importance de la psychosensorialité première et des fantasmes psychomoteurs, la recherche du plaisir se serait développée dans notre espèce en tant que fonction autonome. » (Ibidem, p. 181-182)  [11]

15Là où Gérard Mendel se distingue de Freud, c’est qu’il fait de cette « pulsion » (il parlera plus volontiers de « vouloir ») une pulsion de plaisir plus primitive que la pulsion sexuelle, « celle-ci ne [représentant] qu’une forme d’investissement évidemment fondamental mais plus tardif » (AA, p. 519). Quoiqu’il en soit, ce « premier » universel empi-rique a son revers : « Face au manque, le réflexe premier en date de l’espèce humaine [n’est] pas de chercher à [y] remédier en affrontant la réalité — conduite évidemment impossible à l’infans —, mais la recherche subjective d’un plaisir artificiel, d’un leurre. » Du coup, notre « penchant spontané nous porte d’abord vers la subjectivation du réel […] » et, en revanche, « l’objectivation du réel est un combat à l’encontre de tendances anthropologiques déjà en place. » (PDP, p. 182)

Le vouloir de création

16« Ce que je nomme « vouloir de création » concerne l’ensemble des manifestations créatives chez l’enfant et chez l’adulte. Créer, c’est vouloir le monde autre qu’il n’est, résurgence en surface d’un processus souterrain né vers la fin de la première année de la vie » (PDP, p. 185). Gérard Mendel construit cet universel empirique  [12] à l’aide des travaux des psychanalystes sur la socialisation de l’enfant, en articulant les œuvres de Freud, de Mélanie Klein et surtout de Donald Winnicott. Tout comme le vouloir de plaisir, sa source anthropogène se situe dans des archaïsmes liés, là encore, à l’inachèvement de l’infans. L’idée est que :

« Chez l’adulte, l’inventivité de l’acte dans sa confrontation à une réalité qui ménage toujours de l’imprévisible par rapport au projet d’action, trouve sa source dans les processus transitionnels. Entre huit et quinze mois, comme le décrit Winnicott, l’infans commence à s’apercevoir que le monde et lui (en fait lui en unité imaginaire avec sa mère) ne font pas qu’un, voire peut être déplaisant, contraire à ses désirs. Parce que c’est le meilleur moyen de le supporter, l’infans va alors se créer l’illusion d’être l’auteur de ce monde étranger : « il prête à des objets du monde réel la vertu contradictoire d’être à la fois soi et non-soi, intérieurs et extérieurs » ; Winnicott leur donne le nom d’« objets transitionnels ». […] Pour [lui], les processus transitionnels sont à l’origine des phénomènes de culture. » (PDP, p. 185)

17Il faut souligner que si le vouloir de création est neutre vis-à-vis de la réalité, il est ambivalent dans la façon dont il peut participer à l’aventure humaine : il peut tout aussi bien être mis au service de l’objectivation du réel (développement de la science et de la technique) que de sa subjectivation (création artistique ou activisme politique). D’une certaine manière, le vouloir de création « représente la forme et la force qu’imposent les processus transitionnels au vouloir de plaisir. Il est, pour Gérard Mendel, le principe humain par excellence et qui toujours cherche à se manifester, même dans les situations les plus bloquées et sous les dominations les plus autoritaires » (AA, p. 520).

Le schéma psychofamilial

18Aucun nouveau-né n’est devenu humain tout seul, c’est-à-dire sans la présence d’un environnement social, pour l’essentiel de proximité, pendant plusieurs années après sa naissance. Pour Gérard Mendel, recueillant et prolongeant là encore les apports de la psychanalyse, cela se traduit par la mise en place d’une sorte de schéma psychofamilial, véritable matrice psychologique dont disposera l’adulte pour appréhender la réalité. « Pour tout individu, la société commence par être vécue comme une famille, comme sa famille ; et elle restera appréhendée comme telle dans son inconscient même quand les enseignements de l’expérience sociale lui apparaîtront en contradiction avec ce schéma » (AA, p. 526). Bien sûr, Gérard Mendel n’entend pas réduire ce schéma à un simple ethnocentrisme œdipien.

« Il faut, à propos du social, parler non d’un seul schéma, mais de schémas pluriels. Selon les sociétés, le schéma familialiste inconscient varie considérablement : imagos parentales archaïques [c’est-à-dire liées à la toute puissance de la mère] et/ou œdipiennes, investissement plus ou moins électif de certaines imagos, importance relative des défenses collectives et/ou individuelles contre la régression, structure du conflit œdipien… Chaque schéma familialiste inconscient se trouve déterminé par des facteurs économiques, politiques et socioculturels. » (AA, p. 525-526)

19Quelles que soient les formes multiples de ce psychofamilialisme, elles sont toujours, pour Gérard Mendel, le lieu d’angoisses et de frustrations, qui selon lui peuvent être rassemblées sous le terme générique d’angoisses abandonniques, lesquelles s’opposent au sentiment océanique qui fantasme les retrouvailles avec le Grand-Tout maternel toujours déjà perdu. Du coup, pour contrer le retour des peurs primaires, tous les processus de socialisation humains ont toujours cherché à opposer la médiation d’une autorité vécue comme protectrice pour autant qu’elle fût obéie.

« L’autorité, c’est un ordre auquel on obéit parce qu’il va de soi, en l’absence d’explication et de coercition. Si on obéit à cet ordre, c’est parce que le donneur d’ordre s’amalgame dans l’inconscient avec une ancienne figure parentale de l’enfance, dont on craint de perdre l’amour, l’appui. » (HA, p. 81)

20Gérard Mendel a consacré à cette question ce qui est pour nous probablement l’un de ses plus beaux livres dont nous ne reprendrons pas ici l’argumentation. Nous reviendrons plus loin sur le problème de notre modernité qui met en avant l’autonomie et la démocratie. À ce niveau, notons surtout ceci : même si, de fait, le schéma familialiste de l’homme providentiel et autre Père-Sauveur est remobilisé en contexte de crise sociale, il est clair que la question est de savoir comment articuler certaines formes d’autorité qui restent — dans le cadre de la socialisation ou dressage du petit d’homme — nécessaires, avec le processus démo-cratique qui irrigue, plus ou moins vite et intensément, un nombre croissant de sphères de la vie en société.

La coopération structurale et l’origine du langage

21Cet universel-empirique est sans doute le plus conjectural chez Gérard Mendel, qui le présente en forme de boutade :

« Jamais les singes n’apprendront à jouer en équipe de football. On pourra les conditionner, à l’aide de récompenses et de punitions, à répéter deux, trois, quatre peut-être, figures collectives simples. Ils se révéleront incapables de manipuler dans leur tête (et dans leur corps) les autres joueurs comme autant d’unités distinctes à coordonner entre elles à tout instant par rapport à l’ensemble de la partie et selon la figure actuelle du jeu. » (AA, p. 522)

22Il s’agit en fait d’une disposition cognitive-opératoire : la capacité mentale d’un individu d’abandonner en partie et provisoirement ce qui fonde son identité. Non pas simplement au profit d’autrui car ce serait encore rester dans l’ordre de la subordination personnelle ou dans celui des processus d’identification. Mais d’abord et avant tout en construisant mentalement une géométrie abstraite à l’intérieur de laquelle l’individu, s’instrumentalisant lui-même, devient simple support à interrelations avec un autrui multiple. Une telle capacité de création a bien sûr aussi partie liée avec les processus transitionnels décrits dans « le vouloir de création », mais les outils mentaux utilisés appartiennent à la dimension cognitive. La complexification de cette dimension à l’intérieur du genre homo est le fruit d’évolutions neuronales que l’anthropologie générale recueille et fixe comme universel anthropologique mais qu’elle n’a pas, à l’instar des sciences du cerveau, à expliquer scientifiquement. La possibilité de la coopération est une chose — et l’on sait qu’au premier temps de l’humanité elle a rendu possible la chasse « structurale », c’est-à-dire la possibilité pour les hommes de capturer efficacement de gros mammifères, améliorant le caractère protéinique de leur régime alimentaire  [13]. L’inventivité à l’intérieur de cette coopération en est une autre : « Pour être créatif dans une dimension, il faut d’abord que celle-ci existe comme ressource ; la coopération structurale est une ressource anthropologique. » Il est clair que l’invention, la création sont pour l’essentiel des ressources individuelles que rend possible un fonds commun mais qui ne s’y épuisent jamais en tant que telles. Continuant à filer sa métaphore sportive, puis ludique, Gérard Mendel poursuit :

« L’entraînement peut avoir été privilégié (ce qui n’est pas toujours le cas), la technique et l’esprit de la passe : de manière quasi automatique ou plutôt dans une anticipation élémentaire mille fois répétée, le ballon sera alors passé à qui paraît immédiatement le mieux placé. Participant d’une autre dimension, le joueur créatif sera celui capable de jouer avec une anticipation de deux à trois coups (comme aux échecs, autre jeu structural), inventant alors quasi instantanément des configurations neuves adaptées en cet instant au réel-hors sujet, ici représenté par l’équipe adverse. » (AA, p. 523)

23Pour Gérard Mendel, la coopération structurale occupe une place particulière dans la genèse de la société humaine. Il observe que la plupart du temps, chez les paléo-anthropologues, l’apparition de l’homme n’est expliquée que par les seules mutations anthropologiques des individus et le développement de l’organisation sociale en dérive par simple réunion.

« Intervenues durant les trois ou quatre milliers d’années, [les mutations génétiques] auraient intéressé le cerveau moteur, l’activité volontaire des membres supérieurs et des mains. Le mutant doté d’une meilleure efficacité dans son rapport direct à l’environnement, se trouvant alors mieux armé pour survivre et se reproduire, bénéficiait de chances supplémentaires pour transmettre ces mutations. L’homme : un singe qui se tient debout et se sert habilement de ses mains […] Suffirait-il d’une habileté fonctionnelle des mains et des doigts, d’un « gros cerveau » — toutes choses de l’ordre du quantitatif par rapport au singe, et de la dimension de l’individuel — pour que naisse, comme par miracle, cette capacité d’une tout autre nature à la coopération interindividuelle, au langage, à la construction sociale. » (CSV, p. 89-90)

24Cependant, pour lui, un fait doit être pris en compte : assez vite dans les premières mutations affectant le genre homo lorsqu’il s’extrait de la lignée des grands singes, il semble que la chasse soit devenue primordiale. Aussi faut-il « accepter de donner toute son importance au fait de première grandeur que, sur les trois ou quatre millions d’années de l’évolution humaine, c’est seulement durant les 10 000 dernières années que des non-chasseurs sont apparus » (CSV, p. 90). Gérard Mendel développe ainsi l’hypothèse que la coopération, à l’occasion de la chasse collective  [14], est spécifiquement à l’origine de l’humain. Cette hypothèse est en même temps une hypothèse sur l’origine et le développement d’un langage articulé. La différence entre cette chasse structurale et le football, c’est que « les chasseurs, cachés dans les hautes herbes de la savane, ne se voient pas. Ce hors-la-vue rend nécessaire un échange de cris, il ne suffit plus ici de faire de bruit » (CSV, p. 93). Il s’agit de se lancer, de l’un à l’autre, de l’un vers l’autre, des cris organisés représentant symboliquement  [15] tel ou tel état de la chasse, c’est-à-dire telle ou telle position distinctive du gibier dans son rapport aux chasseurs et de chaque chasseur par rapport aux autres.

« Si les premières écritures furent pendant des milliers d’années des hiéroglyphes où chaque signe représentait un mot et non une lettre, le premier langage parlé n’aurait-il pu être lui aussi la succession de mots entiers, de son complet en lui-même et signifiant symboliquement la position du gibier ? » (AA, p. 416)

25En se défiant à la fois du naturalisme et du constructivisme social et à l’aide de sa conjecture sur la chasse structurale, selon lui, on peut reformuler, par l’enchaînement et l’articulation des universaux, le rapport de l’individu à la société et le développement de celle-ci par intégration des ressources anthropologiques de celui-là.

« Le jeu n’est [bien sûr] pas égal […] car la société a toujours précédé l’individu. Le seul moment douteux serait celui des origines elles-mêmes. Apparemment, qui aurait pu, en effet, inventer le déclencheur du processus d’hominisation, la coopération structurale, sinon des individus ? Pourtant les apparences sont fausses. C’est à partir des singes, et non d’humains déjà constitués comme tels, qu’un mécanisme ni volontaire ni conscient, mais aléatoire, accidentel, s’est enclenché. Dès lors et avec le changement des critères de sélection des mutations, le devenir humain a démarré : domination masculine, langage, rationalité. La naissance prématurée des petits, liée au grandissement des lobes frontaux, a été suivie des étapes elles aussi spécifiquement humaines de la maturation de l’enfant. Celles-ci ont été marquées par la création du vouloir de création (les processus transitionnels [qui canalisent et organisent le vouloir de plaisir]) et du psychofamilialisme social ([structure élémentaire de la socialité]). L’interaction, dans l’acte de la chasse, avec l’environnement naturel a suscité des conduites toujours plus empreintes de rationalité instrumentale, noyau d’une psychologie cognitive. » (CSV, p. 125)

L’objectivation du réel

26Il est clair que pour survivre, « notre espèce a toujours été contrainte d’affronter certaines composantes de la réalité « autrement » qu’à travers les formes leurrantes de la subjectivité — les fantômes de l’espèce » (CSV, p. 153). Ce que Gérard Mendel appelle objectivation du réel n’a bien évidemment rien à voir avec la recherche scientiste d’une objectivité parfaite, du reste impossible. Il s’agit en fait d’un processus particulier, qui,

« autant que par son but […] se définit par les conditions encadrant l’acte par lequel il se manifeste face à un problème concret. Ce processus peut être considéré comme universel et métahistorique dans sa logique, même si toutes les conditions qui paraissent aujourd’hui nécessaires pour le constituer n’ont pas toutes été remplies à chaque époque, ou seulement à des degrés faibles. » (CSV, p. 152)

27Des traits caractéristiques sont toujours communs qui distinguent ce processus pratique de toute magie : collecte d’informations de tous ordres concernant le problème ; intégrations de ces éléments à la démarche de résolution du problème, aboutissement du processus sous la forme d’une conclusion ou d’une prise de décision.

« L’examen d’un problème à résoudre à l’intérieur d’une tribu amazonienne ou bien dans une société scientifique contemporaine obéit, on le conçoit, à des règles de méthode différentes. Mais dans les deux cas, l’accent sera mis au premier chef sur l’expérience, l’observation, l’examen des causalités, le factuel, le concret, la récurrence des phénomènes. » (CSV, p. 152)

28Cela met en œuvre ce que Gérard Mendel appelle la « rationalité instrumentale élargie », pour l’opposer à la « rationalité instrumentale réduite », c’est-à-dire à tout rapport simplifié moyen/fin constitué indépendamment de toute prise en compte d’une réalité complexe, « naturelle » et « sociale », conditionnant toujours déjà l’expérience humaine. Ainsi, progressivement, notre espèce a-t-elle appris à faire sienne les régularités de l’ordre naturel.

« Les Indiens des plaines qui chassaient le bison en Amérique du Nord se montraient des plus rationnels dans leur technique de chasse, mais, aussi, ils ne séparaient pas cette dernière des mythes fondateurs de leur société et ils se limitaient à prélever un nombre d’animaux n’hypothéquant pas leur avenir. Telle a été, et sans doute depuis la nuit des temps, la logique rationnelle qui guidait les actes humains, dans la triple observance des lois de la nature, des besoins liés à la survie physique, de la subjectivité. » (CSV, p. 155)

29Tout le problème vient de la dégradation de cette rationalité instrumentale élargie en rationalité instrumentale réduite, en « raison-ratio », selon les termes mêmes de Gérard Mendel. Progressivement, dans l’histoire, et en particulier avec l’occidentalisation du monde, la rationalité instrumentale élargie perd toutes ses limites en se coupant de sa traditionnelle éthique de la finitude humaine et, pour ainsi dire, se met à fonctionner abstraitement comme expression inconditionnée d’une volonté de puissance. Elle devient démesure. Lorsqu’elle se combine avec le « désir d’argent », elle motive l’extension du capitalisme.

30La science moderne est également une autre forme de réduction de la rationalité instrumentale. Son pouvoir émancipateur est évidemment incontestable, et vaut d’être systématiquement rappelé contre tous les obscurantismes, d’hier et bien sûr aussi d’aujourd’hui. Pour autant, Gérard Mendel tient à faire remarquer que « depuis le XVIe siècle […], un phénomène décisif [est] apparu : l’alliance sous le signe de la rationalité instrumentale réduite, qui est leur logique commune, de la science et du capitalisme économique et marchand, celui-ci étant le vrai « sponsor » des découvertes scientifiques » (CSV, p. 155). Est-ce à dire que, pour Mendel, le diagnostic anthropologique de notre modernité s’épuise dans une condamnation finalement assez traditionnelle des excès de la rationalité instrumentale réduite ?

Anthropologie et modernité

31Dans une perspective anthropologique mobilisant la notion d’universels empiriques, la notion de progrès peut-elle encore avoir un sens ? Pour Gérard Mendel, sans aucun doute. On sait que jusqu’à une époque somme toute récente à l’échelle de l’aventure humaine, les formes sociales pesaient de façon écrasante sur les individus. Autrement dit, « les universels empiriques se trouvaient plus largement instrumentalisés par la société […] que laissés à la disposition des individus » (CSV, p. 126). À ce niveau, Gérard Mendel nous offre des réflexions intéressantes par rapport au processus démocratique qui caractérise l’époque moderne puis contemporaine des sociétés humaines. Pour les comprendre, il faut d’abord insister davantage que nous ne l’avons fait dans les synthèses précédentes sur l’ambivalence des universels anthropologiques. Chaque universel est porteur d’une double face : une face positive et une face négative. Par positif, Gérard Mendel ne marque aucun jugement de valeur mais désigne l’apport effectif, constructif, de cet universel à la structuration de la condition humaine telle que nous la connaissons. Pour l’essentiel, l’aspect négatif consiste en une forme d’illusion développée à partir d’un universel et qui masque la finitude essentielle de la condition humaine. Nous en avons déjà parlé, mais revenons sur deux exemples principaux. Le premier, la négativité du schéma psychofamilial, c’est l’illusion rassurante d’une société familialiste protectrice :

« Il est narcissiquement confortable de considérer, dans le prolongement de l’enfance, la société comme une grande famille vivant son sort de génération en génération sous l’aile d’un dieu qui nous veut du bien, lequel a lui-même choisi pour vous diriger des parents protecteurs. Il est traumatisant d’abandonner cette illusion et d’accepter de prendre conscience des conflits sous-jacents, sociaux et économiques, et qu’on n’est jamais seul dans une société indifférente… » (PDP, p. 174)

32Le second, c’est l’illusion originelle qui affecte le vouloir de création.

« L’enfant entre six et quinze mois « pense » qu’il est l’auteur du monde étranger à soi qui se dévoile progressivement devant lui. À cet âge, survivre psychiquement impose la négativité de l’altérité du réel. Et, ultérieurement chez l’adulte, créer ce sera vouloir le monde autre qu’il n’est, pour le meilleur — si l’on accepte de tenir compte des pesanteurs du réel — ou pour le pire : se croire « maître et possesseur de la nature » (Descartes). » (Ibidem)

33Sortir des formes d’illusion n’est évidemment pas une simple affaire de volontarisme — forme d’illusion propre au vouloir de création. Les « fantômes de l’espèce » sont, pour ainsi dire, consubstantiels à l’espèce humaine. Le processus démocratique peut être vu comme un combat sans fin d’objectivation du réel contre ces « fantômes de l’espèce ». À cet égard, Gérard Mendel formule une thèse selon nous importante :

« Allons plus loin à propos de la rationalité instrumentale élargie. Allons jusqu’à prétendre que la démocratie, les valeurs démocratiques ne sont que l’extension de cette rationalité, son application aux problèmes sociaux. À un certain moment de l’histoire, la complexité des fonctionnements économiques et sociaux, la stratification des classes sociales, la diversification de la subjectivité individuelle, la comparaison devenue possible entre les systèmes politiques permettent éventuellement l’ouverture vers des procédures fonctionnelles plus en accord avec ce que révèle l’objectivation du réel. » (CSV, p. 159)

34Lesquelles ? C’est ici qu’intervient le plaidoyer de Gérard Mendel pour la démocratie participative, laquelle représente pour lui la seule forme de compromis acceptable entre ces deux forces antagoniques que sont « les fantômes de l’espèce » et le minimum de reconnaissance objective du réel. Elle seule permet « la rencontre créative du sujet dans ses ressources actuelles avec la réalité sociale de son environnement quotidien » (CSV, p. 195). Bien sûr, il ne s’agit pas simplement, dans l’esprit de Gérard Mendel, d’un plaidoyer basiste pour l’auto-organisation ou pour le spontanéisme. Pour lui, cette démocratie représentative ne peut se déployer que sur fond d’un État de droit et de la démocratie représentative — ce qui est loin d’être acquis partout, loin s’en faut, et ce qui n’est pas pleinement acquis là où c’est formellement acquis. Ces deux institutions caractéristiques de notre modernité concernent la dimension sociétale du vivre-ensemble. Quant à la démocratie participative, elle concerne la dimension collective plus concrète du vivre-ensemble (notamment dans le cadre du travail). Pour bien comprendre le point de vue de Mendel, il faut distinguer le pouvoir de l’acte (sur un fragment de la réalité) du pouvoir sur l’acte (dont dispose l’acteur et que Mendel appelle « actepouvoir »). L’ambition d’une instauration véritable et d’une extension de la démocratie participative : redonner aux acteurs plus de pouvoir sur leurs actes et permettre ainsi un meilleur déploiement de la psychosocialité des individus, et notamment de ses capacités créatives. Pour Gérard Mendel, c’est de ce point de vue qu’il est possible à l’humanité de pouvoir porter aujourd’hui des jugements de progrès sur elle-même.

« La nouveauté que va apporter la démocratie participative est un fonctionnement non délégatif et non hiérarchique. Sa visée propre est certes un meilleur fonctionnement des institutions. Mais, à notre sens, la visée principale est ailleurs, dans l’établissement d’un lien social particulier entre l’individu et les collectifs auxquels il appartient, et par extension, avec la société. Il y faut un mode de fonctionnement collectif autre, si nous éliminons ainsi d’emblée la délégation et l’organisation hiérarchique, lesquelles certes ouvrent déjà à une « participation » de l’individu mais qui lui permet que trop peu d’exercer un pouvoir sur ses actes. » (PDP, p. 47)

35Cette forme d’individuation n’a absolument rien à voir avec l’idéologie moderne de l’individu souverain. Celle-ci, exacerbée par le fonctionnement du capitalisme, fantasme un individu détaché de toute appartenance et de toute dépendance — ce qui est une forme finalement très régressive d’individuation, véritable envers fonctionnel de la domination sociétale du couple rationalité instrumentale réduite - désir d’argent. Chez Mendel, l’individuation souhaitable est d’emblée politique et du coup ne peut pas ne pas être intersubjective, c’est-à-dire ne peut pas ne pas se colleter avec la pluralité et l’interdépendance constitutives de toute expérience humaine. Au terme de cette lecture des dernières œuvres de Gérard Mendel, la perspective anthropologique nous conduit finalement à penser la dimension politique de l’expérience humaine à partir d’une énigme : l’émancipation individuelle n’est ni effective, ni même pensable indépendamment d’une auto-émancipation collective  [16].

36Une telle énigme, lorsqu’elle est le fruit d’une construction anthropologique complexe, est toujours un progrès de la pensée. En effet, cette énigme découle d’une anthropologie qui se défie de tout idéalisme et de tout essentialisme, lesquels, évidemment, produisent des représentations autrement confortables de la condition humaine que celles à partir desquelles Gérard Mendel, si nous acceptons de le suivre, nous contraint maintenant à la penser. Se colleter effectivement avec la pâte humaine introduit le passage obligé par les « universels empiriques ». C’est risqué. Ce passage est étroit qui borde à la fois le domaine du biologique et celui du social-historique. Et comme il est facile de « déraper » vers le déterminisme génétique ou neuronal ! Pour autant, une perspective antinaturaliste conséquente a-t-elle un autre choix que d’emprunter ce passage ? Et, pour l’heure, quel meilleur guide avons-nous que Gérard Mendel pour, à notre tour, l’emprunter, le consolider, le prolonger ? Sans doute aimerions-nous disposer d’une butée anti-naturaliste radicale pour nous prémunir par avance de toute dérive déterministe. Par exemple quelque chose comme l’imaginaire radical de Castoriadis. Pourquoi faire ? Simplement ceci : disposer d’une anthro-pologie qui, pour « matérialiste » qu’elle soit, interdise qu’on ne puisse jamais réduire l’humanité à son propre fait. On peut sans doute regretter que Gérard Mendel n’ait pu, davantage qu’il ne le fait, conférer ce statut de point de fuite à l’un de ses « universels anthropologiques », le « vouloir de création » et à sa dimension… imaginaire. Là encore, il nous laisse un chantier passionnant, et, au terme de cette lecture, nous aimerions avoir montré qu’il a eu l’élégance de nous laisser un travail bien avancé.

37Les sciences sociales peuvent-elles faire l’économie d’une anthropologie générale ? Si on suit radicalement Gérard Mendel, la réponse est non. Si on ne le suit pas, ou si on ne développe pas une anthropologie qui prend appui sur les exigences qu’il repère, il faut bien savoir une chose : il y a déjà, prête à se déployer plus encore, au cœur même des sciences sociales, une anthropologie qui se veut générale — l’individualisme économique  [17]. Elle commence à nouer, ici et là, des alliances « naturalistes » avec les neurosciences. Si les sciences sociales font l’économie d’une anthropologie générale, c’est l’économie qui les court-circuitera pour envahir et vider de toute perspective critique la visée anthropologique. Sur ce point, Mendel rejoint quelques autres francs-tireurs — Flahault, Caillé, notamment — pour nous avertir du danger. Toute la question est de savoir si le monde de la recherche dans les sciences de l’homme et de la société est collectivement à la hauteur d’un tel défi.

Notes

  • [1]
    Chez les contemporains de langue française, l’exigence d’une anthropologie générale se fait de plus en plus rare, tant le repli disciplinaire et les pesanteurs académiques sont stérilisants. On ne la trouve guère, de façon plus ou moins originale, que chez quelques francs-tireurs inclassables comme, par exemple, Cornélius Castoriadis (L’imaginaire radical, dans une filiation critique avec Aristote et Kant), René Girard (Le désir mimétique, dans une filiation critique avec Hegel et Freud) ou Alain Caillé (Le don dans la filiation de Mauss). À côté de ces travaux à visée opératoire, on signalera également la réflexion philosophique originale d’un autre franc-tireur, François Flahault.
  • [2]
    Ce vocabulaire est le mien, Gérard Mendel parlant simplement d’une anthropologie ayant abandonné l’idée de nature humaine.
  • [3]
    Cf. Michel Kail et Pierre Lantz (coord.), L’homme et la société, n° 150-151, « Au risque du matérialisme », 2003/4-2004/1.
  • [4]
    Pas toutes les sciences sociales bien sûr, certaines d’entre elles ayant encore du mal à s’émanciper du naturalisme, l’exemple le plus frappant étant bien sûr la théorie économique dominante et son « homo economicus ».
  • [5]
    Nobert Elias, La société des individus, Fayard, 1991, p. 63.
  • [6]
    Cf. Pascal Picq et Yves Coppens (éds.), Aux origines de l’humanité. Le propre de l’homme, Fayard, 2001 ; Pascal Picq, Au commencement était l’homme. De Toumaï à Cro-Magnon, Odile Jacob, 2003 ; cf. aussi les petits ouvrages de la collection « Les origines de la culture », Le Pommier, 2004.
  • [7]
    Cornélius Castoriadis dirait telle ou telle forme d’imaginaire social instituant.
  • [8]
    Et l’on a pu dire de l’anthropologie structurale qu’elle était un kantisme… sans sujet transcendantal.
  • [9]
    On a mis entre parenthèses l’ouvrage ou les ouvrages où est introduit et développé l’universel anthropologique.
  • [10]
    L’embryologiste Louis Bolk, dans les années 1920, parlait de néoténie pour expliquer cet inachèvement humain : l’enfant serait à la naissance un prématuré biologique, contraint de poursuivre la dernière partie de la gestation hors de l’utérus maternel. Lacan a intégré, dans les années 1930, ce type d’approche pour construire sa théorie du sujet (Cf. Bertrand Ogilvie, Lacan. Le sujet, PUF, 1991).
  • [11]
    Nous n’insistons pas ici sur l’apport explicatif des neurosciences et notamment la découverte des « morphines du cerveau » (1975), laquelle permet de donner une « base neurobiologique » à la théorie du double circuit. Pour une discussion sur cette notion de « base » et sur son statut, cf. Jean-Pierre Changeux et Paul Ricœur, La nature et la règle, Odile Jacob, 1995.
  • [12]
    Il faudrait analyser, bien sûr, les rapports entre « le vouloir de création » et « l’imaginaire radical » de Cornélius Castoriadis.
  • [13]
    D’où le développement du cerveau et de ses capacités… Cf. Pascal Picq, op. cit.
  • [14]
    L’origine de cette affaire « neuronale » est, pour Mendel, une mutation génétique qui elle-même se diffuse génétiquement par le jeu des unions.
  • [15]
    Capacité imaginative liée au vouloir de création et aux objets transitionnels.
  • [16]
    Pour continuer la réflexion, cf. Michel Kail, Roland Lew et Claudie Weil, « Un mystère au cœur d’une énigme : l’« auto-émancipation » sociale », in L’homme et la société, « Figures de l’auto-émancipation sociale », n° 132-133, 1999/2-3.
  • [17]
    Cf. sur ce point l’excellent livre de François Flahault, Pourquoi limiter l’expansion du capitalisme ?, Descartes & Cie, 2003.
  • [*]
    À propos de quelques livres récents de Gérard Mendel : [AA] L’acte est une aventure. Du sujet métaphysique au sujet de l’acte pouvoir, La Découverte, 1998 ; [HA] Une histoire de l’autorité. Permanences et variations, La Découverte, 2002 ; [PDP] Pourquoi la démocratie est en panne. Construire une démocratie représentative, La Découverte, 2003 ; [CSV] Construire le sens de sa vie. Une anthropologie des valeurs, La Découverte, 2004.
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