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Article de revue

Le monstre politique. La vie nue et la puissance

Pages 137 à 158

Notes

  • [*]
    Ce texte est tiré de Antonio Negri, « Il mostro politique. Nuda vita et Potenza », in Ubaldo Fadini, Antonio Negri, Charles T. Wolfe (a cura di), Desiderio del mostro. Dal circo al laboratorio alla politica, Roma, Manifestolibri, 2001, p. 179-210 [Note des traducteurs].
  • [1]
    Dans son excellent ouvrage, De l’esclavage au salariat, Paris, PUF, 1998, Yann Moulier Boutang a illustré d’exemples la présence du monstre, de la métamorphose, du métissage, bref du développement du capital… Ce n’est pas un paradoxe. C’est peut-être la seule manière de faire une histoire de la liberté.
  • [2]
    C’est ce que j’ai soutenu dans Antonio Negri, Marx au-delà de Marx, Paris, Christian Bourgeois, 1979.
  • [3]
    À ce propos, les textes fondamentaux sont : Donna Haraway, Simians, cyborgs and women : the reinvention of nature, Londres, Free Association for Books, 1991 et Rosi Braidotti, Madri, mostri e macchine, Roma, Manifestolibri, 1996.
  • [4]
    Edmond Burke (« Ce vulgaire sophiste et ce fameux sycophante » : Karl Marx) n’hésitait pas à considérer le travailleur agricole comme un « instrumentum vocale » alors que les bêtes de somme étaient un « instrumentum mutum ». Cf. ses Pensées sur la rareté, Rome, Manifestolibri, 1997.
  • [5]
    Cf. Ernst Jünger, L’operaio. Dominio e forma, dans la dernière édition, Parme, Guanda, 1991 (avec une belle introduction de Quirino Principe).
  • [6]
    Dans ses écrits sur la technique, éparpillés entre les années trente et les années cinquante, Martin Heidegger a su donner une force indiscutable à ce modèle.
  • [7]
    Pour le développement du droit public du capitalisme pleinement développé, sur ses alternatives et ses évolutions, cf. Michael Hardt et Antonio Negri, Il lavoro di Dionisio, Roma, Manifestolibri, 1997.
  • [8]
    Cela renvoie évidemment à Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie, Mille Plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980.
  • [9]
    Giorgio Agamben, Homo sacer, Torino, Einaudi, 1995. Autour de ce thème et pour la discussion qui nous intéresse, cf. Aut aut, « Politica senza luogo », n° 298, juillet-août 2000, Firenze.
  • [10]
    Cf. les critiques extraordinairement pertinentes de Luciano Ferrari, Dal fordismo alla globalizzazione, Roma, Manifestolibri, 2001, sur le livre de Giorgio Agamben, op. cit.
  • [11]
    Sur ces thèmes — de manière non-révisionniste — (la Shoah, loin d’en être la négation, conclut la modernité) —, cf. Zygmunt Bauman, Modernita e olocausto, Roma, Il Mulino, 1992. In Eichmann à Jérusalem, Rapport sur la banalité du mal, Paris, Gallimard, 1966 [1963], Hannah Arendt dénonce à l’avance ces distorsions idéologiques.
  • [12]
    L’importance exceptionnelle du « Bartleby » de Gilles Deleuze (Critique et clinique, Paris, Éditions de Minuit, 1993) vient de ce qu’il a souligné l’extraordinaire « puissance » du personnage — une puissance qui s’exprime aussi dans la négativité absolue des comportements : la puissance de l’intention prime sur la nullité de la fin.
  • [13]
    Cf. in Ubaldo Fadini, Antonio Negri et Charles T. Wolfe, Desiderio del mostro. Dal circo al laboratorio alla politica, op. cit., l’article de Marco Bascetta.
  • [14]
    Sur tous ces thèmes, je me permets de renvoyer au numéro de Posse, Roma, Castelvecchi, 2001, sur le concept de « Biopolitique ».
  • [15]
    « CSO, corps sans organes », in Gilles Deleuze, Félix Guattari, op. cit.
  • [16]
    Dans les dernières œuvres de Félix Guattari, surtout dans Chaosmose, Paris, Galilée, 1992, nous sommes en plein dans un nouvel horizon écologique et politique du philosopher et du décider politiquement. Cf. aussi Antonio Negri, Kairos, Alma Venus, multitude, Paris, Calmann-Lévy, 2001.
  • [17]
    Baruch Spinoza, L’Éthique, publiée pour la première fois l’année de sa mort en 1677.
  • [18]
    Cf. Michael Hardt et Antonio Negri, op. cit.
  • [19]
    Antonio Negri, Le pouvoir constituant, Paris, PUF, 1997.

Généalogies monstrueuses

L’eugénisme classique

1« Eugénia » veut dire que l’on est « de bonne naissance », que l’on sera « beau et bon ». La métaphysique classique a incarné ce concept et développé des familles de définitions correspondantes. Dans la tradition métaphysique qui vient du monde classique, universel et eugénisme seront donc toujours entremêlés. Seul celui qui est beau et bon, dont la naissance est pure, sera donc habilité légitimement à commander. Tel est le poids (c’est-à-dire à la fois la matrice et le dispositif ultérieur) du grec en philosophie. Parler d’archê, c’est en réalité parler en même temps de « principe » et de « commandement » : dans l’universel et/ou dans l’essence, sont inscrits en même temps l’origine et l’ordre hiérarchique de l’être. Le sang noble, la bonne naissance produisent en permanence de l’ordre hiérarchique […].

2En grec, l’ontologie conjure le monstre. Et si le monstre existe malgré tout dans l’antiquité classique, il ne peut le faire qu’en acceptant d’être exorcisé dans une mythologie de la métamorphose. […] La rationalité classique domine donc le monstre pour l’exclure, parce que la généalogie du monstre est totalement extérieure à l’ontologie eugénique […].

3Au début de l’époque moderne, l’exclusion du monstre de l’ordre rationnel n’est plus celle de la métaphysique classique : le monstre rentre partiellement dans le discours philosophique. En effet, il devient une « métaphore » dans le champ politique, une métaphore de la transcendance du pouvoir qui, si elle ne peut plus être réduite à l’ordre des raisons, au rationalisme causal, doit quand même apparaître à l’intérieur du monde […]. La philosophie moderne de l’État, au moment même où elle semble rendre raisonnable le monstre, rend en réalité monstrueux tout le reste, la société et la vie tout entières. Bien plus que le Léviathan, ce sont la plèbe ou la multitude qui deviennent monstrueuses, avec l’anarchie et le désordre qu’elles expriment : sur elles, contre elles, le monstre construit un pouvoir central souverain. Événement intempestif d’une épiphanie nécessaire. Avec cela, le Léviathan cesse d’être un monstre dans la mesure où il est un deus ex machina. L’argumentation de Hobbes nous le dit clairement : dans l’ordre des raisons monstrueuses, le Léviathan est désarmé ; au contraire, dans l’ordre des causes rationnelles il devient efficace ; ce n’est plus un monstre, c’est un instrument […].

4La révolution humaniste — et en général l’humanisme — ont ainsi, bien malgré eux, répété le concept antique du pouvoir parce que, s’ils en ont bien attaqué et modifié les contenus, ils n’en ont pas renouvelé la forme. Ce n’était pas suffisant, il fallait creuser bien plus profond. Ce n’est que dans les trente dernières années que la pensée féministe a, en partie, saisi le problème ; pourtant leur perception du phénomène s’est souvent limitée à la critique du pouvoir patriarcal […].

Résistances monstrueuses

5À un moment donné de l’histoire de l’idéologie occidentale, le cadre se transforme radicalement. La lutte des classes se généralise et occupe toute la scène — y compris celle de la théorie. Marx est le premier à l’assumer radicalement comme paradigme du développement historique : en conséquence il ne reste plus rien du vieux schéma eugénique. Au contraire, le monstre devient un sujet, ou plutôt des sujets : il n’est plus exclu par principe, ni réduit à une métaphore : il est là, il existe […]. Le tableau est paradoxal […]. Plus l’économie politique et la législation se rapprochent du travail, du travail vivant de l’homme qui agit dans l’histoire, plus les techniques d’abstraction logique et d’extraction ontologique de la valeur deviennent « rationnelles » (mais désormais, nous pouvons interrompre le jeu de l’ironie et les désigner par leur vrai nom, « monstrueuses ») donc monstrueuses ; et les lois de l’exploitation, qui désormais se présentent comme monstrueuses, au sens propre du terme, s’imposent d’autant plus. Shylock, marchand de Venise, réclame de la chair en dédommagement de sa créance : le capitaliste arrache de la chair humaine même à ceux qui n’ont pas contracté de dette envers lui. Et ce jeu monstrueux (rationnel ?) de la chair et de son exploitation s’élargit et s’intensifie. Marx décrit ces développements de manière synchronique dans la théorie du surtravail (de la valeur), et de manière diachronique dans l’analyse des époques de l’exploitation, dans leurs variations et leurs progrès, de l’esclavage au capitalisme, de l’absolutisme à la démocratie, de la permanence du mode d’accumulation à l’imprévu de ses variations et ses métamorphoses.

6Nous retrouvons ainsi, dans la critique de l’économie politique, l’histoire ancienne fantastique et mythologique des métamorphoses naturelles, mais — pour ainsi dire — renversée : elle ne nous montre plus comment le monstre est exclu, mais les formes dans lesquelles la « rationalité » capitaliste a été investie par le « monstre » de la lutte des classes, et comment elles ont été monstrueusement transformées et soumises à une pression irrésistible. Bref, la métamorphose « de l’utopie vers la science [1] ».

7[…] Depuis plus d’un siècle, nous sommes désormais habitués à assumer, dans notre perception de la vie, non seulement l’expérience violente des rapports de production capitalistes (et du rapport à l’État qui s’ensuit) mais aussi les souffrances singulières des sujets qui la subissent. Nous nous identifions toujours moins à la « rationalité » du pouvoir, toujours plus à la « monstruosité » de la souffrance. Le xxe siècle, à travers l’horreur fasciste et nazie, l’exacerbation du colonialisme, l’impérialisme, le terrorisme nucléaire et écologique, nous a portés au plus haut degré de souffrance de la conscience. Des résistances monstrueuses se sont ainsi construites ces deux derniers siècles. Les écrivains réalistes et les philosophes de l’existence ont fourni des phénoménologies extrêmes et émouvantes de cette situation ontologique du sujet. Nous avons eu d’autres témoignages : les déportés des camps, les torturés des guerres de libération, l’apartheid, les Palestiniens en lutte, les ghettos afro-américains, etc. La tradition métaphysique classique et la rationalité occidentale excluaient le monstre de l’ontologie du concept : ces expériences en signalent l’introduction puissante. En effet, seul est un monstre celui qui crée de la résistance face au développement des rapports capitalistes de production. Seul est un monstre celui qui fait obstacle à la logique du pouvoir monarchique, aristocratique, populaire, toujours eugénique, et qui refuse la violence et manifeste de l’insubordination, qui hait la marchandise et éclate dans le travail vivant […]. Nous commençons à lire l’histoire du point de vue du monstre, c’est-à-dire comme le produit et la limite de ces luttes qui nous ont libérés de l’esclavage par la fuite, du pouvoir capitaliste par le sabotage, toujours à travers la révolte et les luttes.

8Mais attention ! Marx lui-même ne comprend pas que le monstre est définitivement autre que le capital. Quand Marx dépasse la dialectique héritée de Hegel, il le fait presque à contrecœur et, dans tous les cas, simplement d’un point de vue logico-politique [2]. Au contraire, il faut creuser plus profond et faire passer l’ontologie au premier plan. C’est sur ce terrain que la force de travail devient classe, c’est-à-dire qu’elle détruit la présence ambiguë qui est la sienne dans le capital : en s’en séparant. Elle devient donc classe, elle se reconnaît comme monstre. Sujet monstrueux qui produit des résistances monstrueuses. L’existence de classe n’est plus spectrale mais précisément monstrueuse — mieux, c’est là son essence, le lieu d’inscription de cette force qui refuse le travail producteur du capital. La subordination de la force de travail au capital est ainsi retournée. La force de travail, le travail vivant sont présents comme puissance politique… Monstrueuse… C’est la fin de toute homologie, de toute analogie, de tout nom commun et même de toute communication singulière entre le capital et le travail vivant […].

9Le monstre devient beau et bon : l’eugénisme se flétrit dans l’infamie […]. Dans le féminisme du métissage et de l’hybridation, ces vérités antidialectiques, cette appréhension correcte de la fin de toute forme rationnelle de la domination (qu’elle soit patriarcale ou seulement politique) au profit du dépassement de toutes les frontières disciplinaires, dans l’épistémologie comme dans les sciences de la nature, bref, cette puissance du monstre est à présent pleinement affirmée [3] […].

Res gestae

Un monstre rôde…

10[…] Revenons à nos monstres anciens. Le communisme paysan était monstrueux, on le sait. De la guerre des paysans allemands au xvie siècle aux guerres anticoloniales de libération du xxe siècle (en Amérique latine, en Afrique, en Asie), où Lumumba, Fanon, Ho-Chi-Min et le Che firent preuve d’un extrémisme héroïque, l’attaque de la propriété de la terre (soi-disant naturelle) a été considérée comme monstrueuse par les détenteurs du pouvoir. Ici, nous sommes sur le terrain du « propre », des conditions naturelles de reproduction de la vie. Si la nature est, de tout temps, la propriété du pouvoir, la trace eugénique de l’autorité (le droit romain a interprété, exprimé et développé cette prétention naturelle), nous voilà donc devant la dénonciation du caractère « monstrueux » de la réappropriation de la terre ; la révolte contre ces conditions immémoriales de la reproduction de la vie se définit alors comme un attentat à une condition métaphysique nécessaire (dont on passe sous silence, sans le nier, le caractère eugénique). Les paysans crucifiés en Saxe ou en Silésie sur instigation de Luther et/ou des missi pontificaux et ceux qui ont été massacrés et torturés dans les campagnes vietnamiennes, ont été considérés avant tout comme des démons. Esclaves, serfs, paysans pauvres… Voilà le monstre irrécupérable ! Ce sont des monstres parce qu’ils n’ont rien à faire avec l’histoire eugénique du monde occidental, avec ses élites et leur doctrine du pouvoir, de l’hérédité et/ou de la filiation. Encore aujourd’hui, les guerres paysannes sont imaginées comme des lieux de grande sauvagerie que la raison ne peut récupérer : des jacqueries aux révoltes des brigands, en Espagne, puis en Italie du Sud ; des guerres cosaques de résistance aux insurrections millénaristes du Nord-Est brésilien, etc. ; on continue à agir contre cette mémoire : seul le souvenir du communisme paysan est un scandale, un blasphème.

11Le communisme de l’ouvrier industriel a été monstrueux lui aussi et peut-être plus encore que celui du paysan. En fait, si l’existence du paysan était extérieure (en partie) à l’accumulation du capital [4], celle de l’ouvrier, force de travail générique, était intérieure au capital. Cette « intériorité » déterminait une reconnaissance craintive, la haine et la répression : plus la résistance et l’opposition sont internes (et ici elles l’étaient au point de toucher le cœur du pouvoir exercé sur la production de richesses), plus elles font peur. C’est une peur « rationnelle » qui crée l’ennemi — non pas le délire (même s’il peut apparaître dans les formes fascistes d’organisation des mouvements sociaux), mais la perception lucide d’un rapport de force qui devient de plus en plus fragile à mesure que l’opposition, la résistance, la rébellion se font plus intimes, plus internes…, C’est cette intériorité du monstre au pouvoir qui rend fragile le pouvoir… Celui-ci en est terrorisé […].

12Et aussi parce que le monstre communiste — cette facies du paysan insurgé d’abord, de la classe ouvrière en lutte ensuite, et enfin, peut-être (pour reprendre la nouvelle dénomination sociologique du prolétariat) de la nouvelle force de travail intellectuelle — est un dispositif qui rassemble, développe et exaspère toutes les formes de refus et de lutte des exploités. C’est ainsi qu’au xxe siècle, la guerre de classes est devenue le point de convergence de toutes les autres luttes de libération, le schéma conceptuel et l’âme des guerres nationales et paysannes, anti-impérialistes et anticoloniales, des luttes de modernisation, et, dans tous les cas, anticapitalistes. Un monstre a rôdé dans le monde, capable de rassembler et d’organiser tous les aspects du refus ouvrier, de la résistance prolétarienne et de l’insurrection des pauvres […].

13La peur que le triomphe actuel du capitalisme (au XXe siècle) sur la révolution soit épisodique et contingent est présente dans tout le révisionnisme historique et contemporain ; c’est-à-dire dans la représentation monstrueuse du communisme […]. Mais le terrain sur lequel ces polémiques jouent n’est pas fixe ; il est, au contraire, incapable d’immobiliser les stéréotypes du débat. Le monstre traverse ce terrain ; le révisionnisme historique en accentue la présence irrésistible […].

Le monstre biopolitique

14[…] De fait, le monstre a vaincu. Il avait envahi, comme un fleuve en crue, tous les espaces qui avaient été laissés libres pour éviter la grande inondation — il a débordé. Le pouvoir — qui, en variant, avait toujours été exprimé par le commandement eugénique — ne sait plus quoi faire. Il ne fait rien… La solution lui est imposée. Et c’est le monstre qui la lui impose, en envahissant chaque espace et en occupant absolument tout le champ politique. Mobilisé en masse dans les guerres du xixe et du xxe siècles, le monstre devient le véritable sujet politique et technique de la production des marchandises et de la reproduction de la vie. Le monstre est devenu biopolitique[5]. De Bismarck à Rathenau en Allemagne, durant toute la iiie République, et jusqu’au Front Populaire en France, pendant la Nep soviétique et le New Deal américain, ce processus prend forme et s’accomplit. Après la Seconde Guerre mondiale, il représente stablement la figure de la production capitaliste dans le monde industriel… Et, depuis, le caractère biopolitique de ce cadre n’a fait que se perfectionner et s’accentuer […].

15Par sa victoire, le monstre a imposé le commun non seulement comme substance de tout développement productif mais aussi comme puissance de la citoyenneté. Il y en a qui ne l’acceptent pas. La constitution du sujet biopolitique est alors conçue comme dérive technologique (et l’on tente d’imposer un pouvoir sur ces technologies [6]) ; ou bien on donne une image caduque et misérable du monstre et de sa vie rebelle […].

16Reprenons à nouveau le raisonnement depuis le début. Le pouvoir est depuis toujours pouvoir sur la vie, biopouvoir. Dans la tradition du commandement et dans la pensée occidentale, il est à tel point biopouvoir que toute définition du pouvoir tout court est eugénique, veut peser sur la vie et produire la vie. La conception eugénique du pouvoir crée la vie, et surtout crée ceux qui commandent la vie. Au contraire, ceux qui ne doivent pas commander sont exclus, ce sont des monstres. Mais le monstre, petit à petit, passe du « dehors » au « dedans ». Mieux, le monstre est depuis toujours dedans, parce que son exclusion politique n’est pas la conséquence mais le présupposé de son inclusion productive. C’est dans l’ambiguïté que les instruments hiérarchiques du biopouvoir se chargent de le définir et de le fixer : la force de travail dans le capital, le citoyen dans l’État, l’esclave dans la famille [7]. Et tout cela marche, cela fonctionne, se maintient tant que la biopuissance du monstre ne rompt pas les liens hiérarchiques. C’est arrivé souvent dans l’histoire de l’humanité. On pourrait même dire que tout le développement est dominé par cette insubordination de la vie (la puissance de la vie) contre le pouvoir (la domination sur la vie). Tout développement est à rapporter à cette insubordination continue. Mais aujourd’hui nous sommes en face, non pas tant de l’énième révolte de la puissance contre le pouvoir, mais devant l’affirmation commune et la victoire de la puissance (probablement irréversible) ; voilà donc le monstre biopolitique sur le devant de la scène. Jusqu’à hier, la puissance du monstre était subordonnée, hiérarchisée, organisée dans le pouvoir, mais elle a contourné le pouvoir à travers l’invasion du Bios. Le monstre est devenu hégémonique dans la biopolitique. En d’autres termes, il s’est infiltré partout, comme un rhizome ; il est la substance commune [8].

Le monstre « monstruosifié »

La vie nue

17Alors que désormais le monstre occupe la vie, il y en a qui prétendent que celle-ci est en réalité « vie nue ». À la réalité du biopolitique, à la dureté des luttes qui s’y déroulent, on oppose le nom, ou l’illusion, de la « vie nue » (ou bien, de manière toujours plus fréquente et beaucoup plus dangereuse, se présente, à l’extrémité inverse, la puissante machination de l’ingénierie biologique… Encore une manière d’agir sur/contre le monstre biopolitique). Mais restons-en à la « vie nue [9] ». Comme le voulait Socrate, il s’agit en fait de comprendre ce qu’il y a derrière ce nom. La « vie nue » donc ; mais que peut bien vouloir signifier le terme, alors que ce qui nous intéresse, c’est de comprendre où nos corps peuvent s’appuyer pour lancer (non seulement leur résistance mais) leur attaque, (non seulement leur force d’opposition mais) leur puissance de transformation ? Dans l’ontologie, il n’y a pas de vie nue, comme il n’y a pas de structure sociale sans ordonnancement, ou de parole sans signification. L’universel est concret. Tout ce qui nous précède dans le temps, dans l’histoire, se présente toujours à nouveau comme une condition ontologique et, pour ce qui est de l’homme, comme une figure anthropologique (consistante, qualifiée, irréversible). Nous considérons donc l’idéologie de la « vie nue » (comme l’industrie du génome, l’ingénierie biogénétique et les prétentions de dominer l’espèce) comme une mystification qu’il faut combattre [10].

18Les Vietnamiens en guerre ou les Noirs des ghettos révoltés étaient-ils nus ? Les ouvriers ou les étudiants des années soixante-dix étaient-ils nus ? À en juger par les photos, on ne dirait pas. À moins que les combattants vietnamiens n’aient été dénudés par le napalm ou que les étudiants révoltés n’aient décidé de témoigner de leur liberté en se déshabillant. Ces héros étaient en réalité ornés de passions et de grosses écailles, de puissance… Ils étaient vêtus, ils en sont parfois arrivés à faire la mode ou la musique… Mais dans tous les cas, ils ne pouvaient pas être nus, parce qu’ils étaient porteurs de trop d’histoire. Ils ruisselaient d’historicité. Et pourtant, certains prétendent que l’homme peut présenter un corps nu au pouvoir […].

19Il y a eu un moment où toutes ces expériences se sont terriblement confondues. Aujourd’hui, cet épisode historique nous est à nouveau proposé de manière obsessionnelle. On dirait que le pouvoir a toujours besoin d’exhiber la nudité de l’éternelle affliction pour nous terroriser (une nudité prolétarienne comme effet hétéronome de la passion révolutionnaire qui a bouleversé le monde et mis la bourgeoisie à nu ? Ou bien une vengeance posthume, un signe symbolique de punition, la réaction bourgeoise, une parabole hollywoodienne de la défaite subie, de la catastrophe évitée, de la contre-réforme développée [11] ?). Bref, l’idéologie fait de la nudité un absolu et l’assimile à l’horreur des camps nazis ! Mais pourquoi ? Il y a une disproportion extrême et une réelle impossibilité d’établir une homologie entre ces images, entre l’urgence qu’a la propagande du pouvoir et la réalité historique effective. Retournons donc à l’alternative fondamentale du nu et de l’humain. Quand on revendique et/ou que l’on rabat sur la nudité la qualité humaine, on effectue une sorte de revendication jusnaturaliste de l’innocence de l’homme, une innocence qui est une impuissance : le « musulman ». Si l’on déclare que l’homme, c’est celui qui est nu, alors on opère une mystification parce que l’on confond l’homme qui lutte avec l’homme massacré par le biopouvoir nazi, celui qui refuse l’eugénisme avec une improbable innocence naturelle. La vie et la mort dans les camps ne représentent rien d’autre que la vie et la mort dans les camps ; un épisode de la guerre civile du xxe siècle, un horrible spectacle du destin du capitalisme et des travestissements idéologiques de sa volonté, de la machine du capital contre l’instance de la liberté. Elever le nu à la représentation de la vie signifie identifier la nature du sujet et le pouvoir qui l’a rendu nu, et confondre dans ce nu toutes les puissances de la vie. Mais la vie est plus puissante que le nu, et la « vie nue » ne pourra jamais nous expliquer les terribles violences que l’idéologie et l’histoire ont causées à l’être au cours de notre siècle.

20La revendication de la « vie nue » est idéologique. Idéologique, cela signifie qu’une affirmation est à la fois fausse par rapport au vrai et fonctionnelle par rapport au pouvoir. Nous avons déjà parlé de sa fausseté : il n’est pas possible de réduire l’ontologie à la nudité et l’homme à une essence négative. Ce que nie la « vie nue », c’est la puissance de l’être, sa capacité de se pencher sur le temps à travers la coopération, la lutte, la constitution. Mais l’hypothèse de la « vie nue » n’est pas seulement fausse, elle est surtout utile afin d’affirmer une constitution eugénique de l’être, contre l’éventuelle puissance du monstre. La théorie de la « vie nue » est si radicale dans sa négation de la puissance qu’elle voit dans toute expression de celle-ci un acte de terrorisme. Elle neutralise ontologiquement la possibilité même d’une expression de la puissance. Et ce « monstre » qui constitue désormais notre seule espérance, la « vie nue » ne nous le laisse pas, elle essaie de le dissoudre de l’intérieur, elle le confond parmi les traces de toute la violence subie — le musulman. Tout acte de résistance est vain […].

21À travers la « vie nue », le capitalisme de l’empire retourne donc à ses origines et tente — sur la base de la nouvelle accumulation intellectuelle et informatique du capital — une opération de transfert des droits des individus et de la communauté au souverain. Ainsi, la « vie nue » n’est pas seulement une falsification de la pauvreté, une apologie de l’aliénation, mais la construction de nouvelles images mystifiées. En concentrant sur la misère des masses la violence absolue du pouvoir, et en accentuant à l’extrême aussi bien la misère que la violence, en les amenant à un niveau où seule la nécessité de rester en vie peut encore émerger ; voilà donc comment la théorie de la « vie nue » représente un « retour aux origines » de l’État capitaliste, à l’imaginaire du mythe fondateur.

22Il faut enfin souligner le subtil rapport de causalité de cette théorie : si le terrorisme lié à l’image de la Shoah s’écroulait, celui qui est lié à l’image d’Hiroshima entrerait brusquement en jeu. Nous nous y attendons. À nouveau, des hommes nus qui fuient la mort qu’ils ont déjà subie, un mouvement insensé d’hommes brûlés et mourants… Il n’en reste pas moins que le « musulman » ou l’« irradié », à la différence de ce que prétend la fiction de la « vie nue », sont des hommes avant d’être nus, des monstres plutôt que des impuissants [12].

Biopouvoir et génétique

23L’autre manière de contenir le monstre (de le « monstrifier ») c’est de le destiner encore une fois à la fonction originaire qu’il avait dans la hiérarchie eugénique — donc de révéler l’esprit qui habitait dans l’ontologie, dans l’anthropologie et dans la science politique de l’Antiquité classique — et de l’imposer à nouveau. Le monstre, c’est l’esclave, c’est le travailleur, c’est celui qui est exclu du pouvoir. Mais aujourd’hui, il y a des instruments pour fabriquer la téléologie eugénique : pourquoi ne pas les utiliser ? C’est ainsi que dans l’ingénierie génétique contemporaine se révèle une volonté de puissance qui scandalise les pieux, et excite les malfaisants ; il y a la possibilité de créer des monstres — des corps qui naissent en dehors de l’autonomie du sujet génétique et qui peuvent être modifiés et corrigés selon la nécessité. Ou encore, des morceaux de corps qui peuvent servir pour modifier d’autres corps, tantôt pour corriger des défauts génétiques ou pathologiques, tantôt pour corriger la nature. Il y a la possibilité de créer des monstres, non pas ceux que le pouvoir craignait parce qu’ils le subvertissaient, mais ceux qui servent à l’eugénisme pour que le système du pouvoir puisse ainsi fonctionner et se reproduire tel quel.

24Le biopouvoir apparaît donc comme un pouvoir sur la reproduction de l’homme […]. Dans cette grande transformation, le sujet moderne (ce sujet productif et massifié dont nous avons reconnu la force de résistance) s’est ainsi radicalement transformé — le monstre est devenu biopolitique. Ce faisant, il s’est répandu, il est là où il y a de la vie, il est la production, il est communication : le monstre a occupé la scène postmoderne […].

25L’eugénisme n’est plus, comme aux bons vieux temps, un principe ontologique plus une norme abstraite d’organisation sociale ; il est devenu ingénierie du vivant, tendant à une technique de domination politique [13]. La métaphore politique est ici d’autant plus forte que la possibilité du capitalisme de réaliser matériellement ce projet est plus féroce. La technologie se présente à la place de l’ontologie, et « l’eugénisme du beau et bon » n’a pas honte de céder à cette falsification [14].

26Il n’en reste pas moins que derrière l’ingénierie génétique comme derrière ces épouvantables diableries du pouvoir, il y a des forces réelles qui agissent, celles-là même que le biopolitique organise en lui. Mais alors, cette violence que contiennent les technologies du pouvoir peut être désarmée et devenir au contraire un outil formidable pour atténuer la peur de la misère, de la maladie et de la mort parmi les hommes, les individus et les multitudes… Et elle peut surtout servir à libérer de la peur tout court. Si nous voulions définir le monstre dans ce nouvel espace (auquel le postmoderne le contraint et contre lequel il se rebelle) — et c’est ce que nous ferons plus tard —, nous devrions donc le définir comme un réseau de stimuli, comme une architecture de forces (c’est-à-dire une « chair », un « corps sans organes »), ouvertes cependant à la métamorphose, à la production d’un corps dans lequel elles sont déjà prises de manière chaotique [15]. Cette spontanéité puissante détermine donc le sens nouveau de la scène politique [16]. La vie est enrichie par la présence du monstre. La « vie nue » est effacée par la « chair », et le monstre technologique ne parviendra pas à se refuser à la puissance biopolitique des nouveaux corps […].

Le monstre comme angelus novus

Crises, métamorphoses

27[…] Nous devons nous demander comment ce monstre biopolitique a, non seulement, mis en crise la modernité, mais se présente aujourd’hui, ici, dans la vie commune du postmoderne, métamorphosé, irréductible, avec une nouvelle puissance de vie. L’identification de cet étrange personnage est sûre : c’est l’« Intellect Général ». L’Intellect Général et la biopolitique jouent ensemble à des jeux beaux et puissants, ils se présentent comme la « vie pleine » de la force de travail intellectuel.

28La généalogie de ce sujet biopolitique est très difficile à retracer. Elle ne procède pas de manière linéaire mais par des innovations inattendues, par des retournements étranges et créateurs. Dans le dernier quart du xxe siècle, de nombreux auteurs ont essayé de décrire cette ligne de constitution chaotique. Première étape : le « Cso », « Corps sans organes », c’est-à-dire l’indétermination de la chair destinée à un sujet qui découvre sur les « mille plateaux » de l’existence la nécessité de réorganiser la vie et la productivité au-delà de toute détermination ou paradigme de la modernité. Il y a là une accumulation de puissance qui ne correspond pas encore à la définition d’un corps. Si la singularité veut devenir corps, si la multitude demande à l’être, ici ils ne le sont pas encore : ils sont chair, mais une chair transfigurée par le désir d’une figure, par une volonté de puissance. Il y a certes dans la crise de la modernité, un moment où la recherche de subjectivation nous place à un point zéro. Nous sommes plaqués sur cet horizon. La « vie nue » n’en est pas pour autant requalifiée : car la chair s’agite pour devenir corps […].

29Nous avons ainsi décrit un second champ d’expression et de répression dans cette généalogie du monstre. Il est nourri par le développement de passions qui tendent à la formation d’un nouveau corps. En traversant la chair pour s’ouvrir à la subjectivité, le processus généalogique est comme un grand moteur qui avance sur un territoire inconnu. Pour qu’on puisse le suivre, il pose des signaux, il fixe des étapes, il définit des strates. Ce qui forme le parcours, c’est tout cela. Le monstre se transforme donc en une autre figure : une libre intellectualité de masse. En se constituant d’un coup avec puissance, il a déjà modifié toutes les conditions de vie et de reproduction qui l’entourent. Le monstre, ou mieux, ce mouvement intellectuel qui, à partir de la chair, veut transformer l’Intellect Général en corps, s’étend, se définit et informe toujours plus. Chaque instant donne lieu à de nouvelles ouvertures de l’être, peut-être des espérances, sûrement des pulsions, des désirs, et le monstre s’ouvre au futur à partir de cette tension. Benjamin nous avait présenté une image vaguement « porte-malheur » de l’Angelus novus, puisqu’il fallait considérer le passé comme un continuum de défaites. Il est probable que, dans la crise de la modernité, l’innovation du sujet (si difficile dans cette traversée de la chair afin de devenir corps) a créé un tissu ontologique qui permet à la métamorphose de résoudre la crise. Le monstre postmoderne, qui résiste parce qu’il s’appuie sur un autre fondement ontologique, est donc déjà, à certains égards, l’expression de la nouvelle généalogie.

Le corps de l’« Intellect Général »

30[…] En se transformant en corps, l’Intellect Général présente donc le monstre comme sujet. Il soustrait la chair au contact avec la matière fuyante de la corruption et de la décadence. Imaginations cruelles de la « vie nue ». Il rend la chair à la joie et, de manière spinoziste, c’est cette avancée de la passion joyeuse qui produit la subjectivité !

31Mais pourquoi la joie doit-elle produire un substrat ontologique ? Parce que la joie se constitue là où l’intelligence devient collective et où la raison construit des noms communs et une communauté réelle. Toute mystification de l’existence est avant tout attaquée par la joie : subversion de l’existence, capacité de décision comme ouverture et comme progrès de la chair vers les corps communs, avancée de la capacité de développer, de construire et d’inventer l’être [17].

32La capacité de décision n’accorde pas pour autant au monstre l’effectivité de la décision. La possibilité n’est pas en elle-même efficace. D’autre part, nous avons déjà vu que le biopolitique est un moteur intempestif, paradoxal, destructeur de toute téléologie eugénique ; que le biopolitique rompt nécessairement toute continuité à l’intérieur de laquelle pourrait se nourrir la syntaxe du pouvoir. Or, c’est précisément quand le bios et la politique, la force de la vie et de la violence collective, sont liés de manière intime et riche qu’une extrême surdétermination peut encore donner une prise sur le monstre (c’est-à-dire sur la vie et sur le commun que celui-ci représente). Mais cette surdétermination est si extrême qu’elle ressemble à une catastrophe. À partir de ce moment, toute lutte sociale, toute lutte de l’intellectualité de masse se déroulera de manière totalement nouvelle parce qu’elle récupère le paradigme de la métamorphose du pouvoir lui-même. Que le produit eugénique ou l’innovation monstrueuse l’emportent, nous ne le savons pas vraiment : voilà bien l’enjeu.

33Pour en décider, nous aurions besoin d’une démocratie absolument radicale. Mais ce qu’il s’agit de décider, ce n’est plus de comprendre s’il faut accéder à la pratique de l’ingénierie biologique ou pas, mais de savoir quoi faire avec cette technique. La lutte porte désormais sur l’alternative entre les paradigmes du bios, et la multitude est appelée à se battre sur l’idée, la réalité, sur le type, sur le modèle, sur le langage du corps qu’elle veut donner à l’Intellect Général. C’est (pour ainsi dire) une étrange bataille qui s’ouvre, une fantasmagorie de lutte des classes : d’un côté, une biopolitique de la multitude, de l’autre, un biopouvoir qui se développe en biodomination eugénique. L’objet de cette lutte est la technologie de la vie comme ultime figure de la domination technologique du capital sur la vie… Mais aussi comme l’occasion pour l’intellectualité de masse de décider d’un paradigme totalement alternatif au capitalisme. Si l’objet de la lutte n’est plus un compromis sur le salaire ou sur les structures politiques qui interviennent dans la redistribution des profits, mais au contraire une décision sur les corps, alors il n’y a plus de dialectique et le conflit devient immédiatement vital. La subversion s’ouvre à la constitution, et le « non-lieu », dans lequel les mouvements normaux de la multitude se sont déroulés jusqu’ici, devient un lieu qui se métamorphose, qui donne une consistance au temps et aux espaces, à la lutte et à la décision. Ce sont en effet les mouvements de la multitude qui fixent et configurent le lieu d’où l’on décide [18]. Ainsi, le monstre qui a rompu la téléologie eugénique se propose dans une indépendance totale en tant qu’autonomie de la multitude, en tant qu’expression du commun. Ce monstre est le pouvoir constituant. Avant qu’on ne le saisisse comme monstre biopolitique (c’est-à-dire que l’on s’identifie avec lui), on ne peut pas définir ce qu’est le pouvoir constituant. Une fois saisi, nous nous trouvons alors dans la créativité monstrueuse de la vie commune. Le monstre s’est finalement dépassé lui-même : d’un côté, il a enlevé à la dialectique toute possibilité d’exprimer ou de constituer des moments linéaires du développement, de l’autre, il produit le commun [19].

34Mais le monstre reste monstre. Il peut bien être le pouvoir constituant (et développer pour cela un paradigme de la vie commune) et/ou le corps de l’Intellect Général (faisant en sorte que l’intelligence de masse ait un corps commun) — bien, nous pouvons reconnaître tout cela, le décrire, nous habituer au monstre au point de n’en être plus impressionnés… — et encore bien d’autres points d’une philosophie de la sympathie et d’une phénoménologie de la constitution commune… Pourtant, il restera encore une métaphysique et une pratique eugénique de la domination, c’est-à-dire qu’il y aura encore un ennemi : c’est lui qui décide de la guerre et est prêt à la catastrophe plutôt que de céder le contrôle et l’utilisation du monstre et de renoncer à le pervertir. La tradition classique du pouvoir, son exaltation de la guerre afin d’assujettir le monstre et de détruire la liberté est donc de retour. Mais le monstre biopolitique, nous l’avons vu, est la puissance commune de l’être. Le détruire est désormais impossible, à moins de détruire — avec lui — le monde, d’enlever — avec lui — l’être. Cela pourrait arriver. Cela n’arrivera pas, le monstre dans lequel nous nous reconnaissons, dans lequel nous identifions notre destin, est garanti par une généalogie indestructible de l’à-venir.


Date de mise en ligne : 15/11/2003

https://doi.org/10.3917/lhs.150.0137

Notes

  • [*]
    Ce texte est tiré de Antonio Negri, « Il mostro politique. Nuda vita et Potenza », in Ubaldo Fadini, Antonio Negri, Charles T. Wolfe (a cura di), Desiderio del mostro. Dal circo al laboratorio alla politica, Roma, Manifestolibri, 2001, p. 179-210 [Note des traducteurs].
  • [1]
    Dans son excellent ouvrage, De l’esclavage au salariat, Paris, PUF, 1998, Yann Moulier Boutang a illustré d’exemples la présence du monstre, de la métamorphose, du métissage, bref du développement du capital… Ce n’est pas un paradoxe. C’est peut-être la seule manière de faire une histoire de la liberté.
  • [2]
    C’est ce que j’ai soutenu dans Antonio Negri, Marx au-delà de Marx, Paris, Christian Bourgeois, 1979.
  • [3]
    À ce propos, les textes fondamentaux sont : Donna Haraway, Simians, cyborgs and women : the reinvention of nature, Londres, Free Association for Books, 1991 et Rosi Braidotti, Madri, mostri e macchine, Roma, Manifestolibri, 1996.
  • [4]
    Edmond Burke (« Ce vulgaire sophiste et ce fameux sycophante » : Karl Marx) n’hésitait pas à considérer le travailleur agricole comme un « instrumentum vocale » alors que les bêtes de somme étaient un « instrumentum mutum ». Cf. ses Pensées sur la rareté, Rome, Manifestolibri, 1997.
  • [5]
    Cf. Ernst Jünger, L’operaio. Dominio e forma, dans la dernière édition, Parme, Guanda, 1991 (avec une belle introduction de Quirino Principe).
  • [6]
    Dans ses écrits sur la technique, éparpillés entre les années trente et les années cinquante, Martin Heidegger a su donner une force indiscutable à ce modèle.
  • [7]
    Pour le développement du droit public du capitalisme pleinement développé, sur ses alternatives et ses évolutions, cf. Michael Hardt et Antonio Negri, Il lavoro di Dionisio, Roma, Manifestolibri, 1997.
  • [8]
    Cela renvoie évidemment à Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie, Mille Plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980.
  • [9]
    Giorgio Agamben, Homo sacer, Torino, Einaudi, 1995. Autour de ce thème et pour la discussion qui nous intéresse, cf. Aut aut, « Politica senza luogo », n° 298, juillet-août 2000, Firenze.
  • [10]
    Cf. les critiques extraordinairement pertinentes de Luciano Ferrari, Dal fordismo alla globalizzazione, Roma, Manifestolibri, 2001, sur le livre de Giorgio Agamben, op. cit.
  • [11]
    Sur ces thèmes — de manière non-révisionniste — (la Shoah, loin d’en être la négation, conclut la modernité) —, cf. Zygmunt Bauman, Modernita e olocausto, Roma, Il Mulino, 1992. In Eichmann à Jérusalem, Rapport sur la banalité du mal, Paris, Gallimard, 1966 [1963], Hannah Arendt dénonce à l’avance ces distorsions idéologiques.
  • [12]
    L’importance exceptionnelle du « Bartleby » de Gilles Deleuze (Critique et clinique, Paris, Éditions de Minuit, 1993) vient de ce qu’il a souligné l’extraordinaire « puissance » du personnage — une puissance qui s’exprime aussi dans la négativité absolue des comportements : la puissance de l’intention prime sur la nullité de la fin.
  • [13]
    Cf. in Ubaldo Fadini, Antonio Negri et Charles T. Wolfe, Desiderio del mostro. Dal circo al laboratorio alla politica, op. cit., l’article de Marco Bascetta.
  • [14]
    Sur tous ces thèmes, je me permets de renvoyer au numéro de Posse, Roma, Castelvecchi, 2001, sur le concept de « Biopolitique ».
  • [15]
    « CSO, corps sans organes », in Gilles Deleuze, Félix Guattari, op. cit.
  • [16]
    Dans les dernières œuvres de Félix Guattari, surtout dans Chaosmose, Paris, Galilée, 1992, nous sommes en plein dans un nouvel horizon écologique et politique du philosopher et du décider politiquement. Cf. aussi Antonio Negri, Kairos, Alma Venus, multitude, Paris, Calmann-Lévy, 2001.
  • [17]
    Baruch Spinoza, L’Éthique, publiée pour la première fois l’année de sa mort en 1677.
  • [18]
    Cf. Michael Hardt et Antonio Negri, op. cit.
  • [19]
    Antonio Negri, Le pouvoir constituant, Paris, PUF, 1997.

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