1Ce numéro est le premier d’une nouvelle série de la revue L’Homme et la Société. La qualité intellectuelle reconnue de la revue a rendu possible un renouvellement important du comité de rédaction selon le principe, autant d’entrants que d’anciens membres du comité souhaitant continuer d’y travailler. Aussi la revue est-elle maintenant animée par un comité nombreux et diversifié, recouvrant l’ensemble du champ des sciences sociales, y compris la philosophie, conformément à la vocation revendiquée par la revue dès l’origine (1966) dans son sous-titre, « revue internationale de recherche et de synthèse en sciences sociales ».
2La nouveauté se marquera aussi, dès le prochain numéro, par une maquette réaménagée avec la volonté de rendre la lecture des articles et recensions plus aisée et plus agréable. Nous espérons que nos choix de présentation et de typographie se révéleront judicieux. De nouvelles rubriques viennent enrichir, dès ce numéro, ou viendront enrichir dans les prochains numéros, la grille éditoriale de la revue. Ainsi en va-t-il de la rubrique « Débats et controverses » qui souhaite susciter, à la suite d’un compte rendu critique d’un ouvrage ou d’une livraison de revue, les réponses de leur(s) auteur(s).
3Annoncer une nouvelle série ne manifeste nulle volonté de rupture. Le renouvellement a, en effet, été projeté, discuté et préparé, par les seuls membres de l’ancien comité. Il leur est apparu que les conditions de la recherche en sciences sociales et de la réflexion critique sur celles-ci et la réalité sociale, leur objet d’analyse, exigeaient d’être mises en examen.
4L’attitude critique est, à la fois, l’objet d’attaques vives et agressives, issues d’un camp conservateur qui bénéficie de l’apport des déçus, sincères ou opportunistes, de la critique elle-même, et l’objet d’un culte respectueux de celles et ceux qui sont persuadés que s’abandonner à quelque écart par rapport à ce qu’ils jugent la norme critique reviendrait à terme à rejoindre le camp conservateur. Les premiers, sans le dire ou sans le savoir, reproduisent l’argumentation que Marx assénait à ses frères ennemis, théoriques et politiques, « progressistes », qui s’abîmaient, ironisait-il, dans le mauvais infini de la critique de la critique de la critique… Les seconds refusent l’évidence d’un échec d’une configuration de la critique qui a cru, à travers un marxisme prétentieusement appuyé sur une philosophie de l’histoire d’inspiration hégélienne, réconcilier une fois pour toutes la théorie et la pratique. Conformément à cette logique de la réconciliation, l’espoir communiste a déchu dans un étatisme ô combien criminel, acharné à tuer les corps et l’espoir.
5Si la référence marxiste a toujours été prégnante à L’Homme et la Société, elle n’en a pas moins été utilisée pour ouvrir nombre de chemins de traverse. Aussi, la revue était-elle bien placée pour affronter l’agressivité conservatrice et secouer la torpeur qui saisit les frileux, figés dans une impuissance nostalgique. Il n’était pas mauvais, pour entamer ce parcours, de reprendre la question du matérialisme.
6Cette philosophie, de mauvaise réputation pour vouloir réduire le supérieur à l’inférieur, selon la définition même qu’en donne Auguste Comte, ploie aujourd’hui sous la lourde faute d’avoir servi à légitimer la perversion de l’espoir. Triste sort pour une philosophie qui a fait de la libération de tous les hommes, de leurs peurs comme des conditions aliénantes qu’ils s’imposent, son principe et sa raison d’être. Si dans cet ensemble nous dénonçons le contournement déterministe du matérialisme, nous osons surtout nous essayer à le remettre à la hauteur de son inspiration première. Maladroitement mais audacieusement.
7Pour que chacune, chacun, puisse juger de la pertinence ou non du projet, de ses réussites ou de ses échecs, nous reproduisons le texte qui a servi d’appel à contributions.
8« Le matérialisme s’est, tout au long de son histoire, défini comme une philosophie de la libération : se libérer de la crainte des dieux et de la mort, des superstitions religieuses, des conditions sociales aliénantes, sont quelques-unes des revendications qui figurent à son programme. Elles ont en commun de dénoncer la figure de la transcendance comme ce qui installe le principe de la réalité humaine hors de portée des êtres humains. Aussi, le concept de matière a-t-il pour fonction première d’inscrire la réalité humaine dans une immanence, dont le principe :
« pose que l’existence en ce monde est tout ce qui existe, horizon total de l’être, unique source de valeur éthique, d’autorité politique et d’obligation. Tout l’être est l’être de ce monde, et il n’y a rien au-delà : ni Dieu personnel créateur qui impose sa volonté à l’homme, ni Idées platoniciennes, ni puissances ou valeurs surnaturelles d’aucune sorte. Dieu est identique à la totalité de la nature et ses décrets ne sont pas écrits dans la Bible mais dans les lois de la nature et de la raison. Et, finalement, admettre cela est le prélude et la condition préalable de l’émancipation humaine. [1] »
10« Le principe de l’immanence déclare irrémédiablement ce monde-ci, notre monde, comme l’horizon indépassable de l’existence humaine et impose cette restriction de tout ce qui est à l’en deçà comme la condition même de l’émancipation humaine. Le matérialisme est la doctrine, philosophique et scientifique, qui s’efforce de prendre en toute rigueur la mesure de cette double exigence.
11« La voie principale qu’il va emprunter (celle qui est tracée par Yovel) est bornée par la sécularisation et la naturalisation. Parce qu’il s’agit de transposer dans la sphère profane, les éléments sacralisés par la pensée religieuse, la nature est substituée à la surnature (alternative que met en place la formule spinoziste, Deus sive natura). Les êtres humains inaugurent le processus de leur émancipation en se réappropriant les attributs qu’ils avaient concédés antérieurement à l’être divin ; la nature s’offrant comme le lieu d’accueil de cette récupération. Que la nature ait été alors enceinte dans les rets du mécanisme déterministe répond au souci de contenir le finalisme volontariste appuyé sur le principe du Dieu créateur.
12« Il conviendra d’expliquer pourquoi le matérialisme s’est majoritairement, sinon tendanciellement, rangé sous la catégorie du déterminisme pour soutenir sa légitimité, mais il est possible d’affirmer dès maintenant que l’interprétation de l’avènement de la modernité par la modernité elle-même sous la rubrique de la sécularisation y a puissamment contribué. Or la sécularisation, comme le montre Hans Blumenberg dans La Légitimité des Temps modernes, forge une représentation anhistorique de l’histoire. C’est ainsi, par exemple, que Karl Löwith soutient — thèse qui a acquis valeur de dogme — que le progrès dérive de l’idée chrétienne de la providence et de la finitude eschatologique.
13« Parce qu’il concilie avec aisance l’un et le multiple (l’un ressortissant à l’essentiel et le multiple à l’accidentel), le substantialisme (sur lequel s’articule l’opération de la sécularisation) recèle un fort pouvoir de conviction auquel n’a pas objecté le matérialisme, comme l’illustrent nombre de propositions d’Engels dans la Dialectique de la nature [2]. À titre d’exemple :
« […] il n’est rien d’éternel sinon la matière en éternel changement, en éternel mouvement, et les lois selon lesquelles elle se meut et elle change. […] la matière reste éternellement la même […]. [3] »
15« Surprenante image que ce mouvement incessant qui se fige dans l’éternité d’une matière, toujours la même d’être en permanence animée. Sans doute serons-nous nombreux à songer ici à la fameuse formule : « Que tout change pour que rien ne change ! »
16« Devons-nous considérer la conception engelsienne comme une des conceptions (discutables) de la matière ou comme énonçant le principe même d’une matière naturalisée ? Tel est l’enjeu de l’interrogation à laquelle nous vous convions de répondre, que nous formulerions volontiers dans la problématique suivante : le matérialisme doit-il nécessairement emprunter la forme naturaliste pour assurer sa légitimité ou doit-il s’émanciper de tout naturalisme pour donner toute sa vigueur à son intuition première, la liberté ? »
17Les textes qui composent ce numéro dessinent tous une perspective franchement antinaturaliste. Mieux vaudrait écrire « anaturaliste » pour indiquer qu’ils ne se contentent pas d’empêcher ou d’atténuer, dans un mouvement réactif, une pente naturaliste, mais s’attachent à donner une nouvelle chance au matérialisme. Cet « anaturalisme » n’est pas une prise de position occasionnelle, propre au présent numéro ; désormais, il oriente de manière essentielle la politique éditoriale de la revue.