Gérard Raulet, Apologie de la Citoyenneté, Paris, Éditions du Cerf, 1999, 128 p.
1L’ouvrage de Gérard Raulet se situe dans le prolongement de Kant. Histoire et citoyenneté (PUF, 1996). L’objet de ce précédent ouvrage avait été de montrer que, pour Kant, la visée cosmopolitique d’une République universelle ne peut se réaliser sans le préalable nécessaire de la citoyenneté dans l’État-nation.
2L’auteur entend maintenant, d’une part, montrer en quoi le modèle républicain français qui se construit sous la Troisième République se réfère au kantisme comme à l’une de ses sources, d’autre part, mettre ce modèle en rapport avec le néo-communautarisme américain contemporain. Ce dernier cherche à opposer une conception nouvelle de la communauté républicaine au différentialisme des libéraux ; il est connu en Europe principalement à travers sa réception allemande, notamment dans les travaux de Jürgen Habermas. Or, il ne prend pas en compte, sinon de façon tronquée et par conséquent erronée, le modèle républicain français. En quoi celui-ci peut-il éclairer les problèmes que soulèvent les néo-communautaristes ? En quoi doit-il inversement être repensé à la lumière de débats contemporains ?
3Puisque la citoyenneté, dans le modèle républicain français, se réalise dans le cadre de l’État-nation, puisque d’autre part la dimension politique de la construction européenne est à l’ordre du jour, l’enjeu de l’intervention de Gérard Raulet est aussi à chercher du côté suivant : en quel sens la citoyenneté, telle qu’elle s’est historiquement construite dans le cadre de l’État-nation et qu’elle peut être retravaillée en liaison avec le débat sur le néo-communautarisme, peut-elle être encore pertinente pour penser les conditions d’une citoyenneté européenne ?
4Le premier chapitre : « Laïcité et citoyenneté dans la tradition républicaine française » propose une approche originale de la genèse du modèle républicain français. Ses initiateurs interprètent la défaite de la France en 1870 comme une défaite face au prussianisme et à l’esprit protestant de l’Allemagne ; l’idéologie originelle du républicanisme se formule à travers l’ambition de construire une morale publique dans laquelle le devoir ait la prédominance sur le droit. Le néocriticisme de Renouvier est mis en perspective de ce point de vue, de même que les thèses de Renan et de Barni sur l’éducation. Gérard Raulet met également en évidence le rôle central de l’action de F. Buisson dans la promotion d’une pédagogie fondée sur une « foi laïque » calquée sur le protestantisme, cette « religion intérieure et nécessairement laïque de la conscience ».
5Aussi l’idéologie originelle du modèle républicain français reprend-elle à son compte la sécularisation protestante. C’est dans les travaux pédagogiques de Durkheim, notamment dans L’Éducation morale, que le rapport entre cette filiation et une lecture de Kant apparaît le plus clairement. Puisqu’il ne s’agit pas de supprimer l’individualisme, il faut parvenir à faire coïncider aspiration individualiste et attachement communautaire.
6L’objet de l’éducation morale doit donc être de faire naître chez l’individu un consentement éclairé au devoir. C’est de ce point de vue que la référence à Kant est pertinente, puisque la conception kantienne de la morale apparaît comme offrant « le type idéal d’une autonomie de la volonté placée sous le signe du devoir ».
7Il ne faut cependant pas se méprendre sur la fonction originelle du républicanisme. Tandis que le laïcisme, en tant que prise de parti en faveur d’une morale publique reposant sur la sécularisation, est en conflit avec l’autorité de l’Église, Jules Ferry préconise aux préfets la recherche pragmatique du point d’équilibre ; loin de préconiser une « tyrannie morale », il s’en remet à une « loi organique » évoluant avec les mœurs.
8Ce décalage entre l’idéologie et la pratique pose tendanciellement la question des conditions de l’intégration républicaine. Du point de vue de l’idéologie, la transcendance idéale de la morale implique l’identification de la société à la communauté. Il ne peut donc pas y avoir plusieurs communautés d’appartenance culturellement distinctes. La conception républicaine française est par là radicalement différente de la conception américaine : il n’y a pas de place pour les différences au sein de l’unité républicaine. Du point de vue de la pratique, en revanche, où le pragmatisme veut que la procédure suivie soit, au-delà des principes, essentielle pour déterminer le contenu de la politique, apparaît déjà ce que Gérard Raulet caractérisera ensuite sous le nom de « procéduralisation » : la prise de décision, en tant qu’elle ne se veut pas l’application de normes déjà thématisées, « substantielles » ; l’intégration pourrait alors se faire sur la base du respect des différences.
9Il faut alors montrer quel système de configuration lié à l’évolution historique rend cette transformation possible, ce qui est l’objet du second chapitre : « Droit et morale : la dérive procédurière ».
10La conception de l’État que les Lumières ont promue au xviiie siècle a perdu son actualité. L’État contemporain n’est plus l’État constitutionnel qui trouvait sa justification dans sa fonction d’institutionnalisation du contenu de la publicité envisagée dans son rapport essentiel à la production de normes communes.
11Avec la transformation de l’État, la notion de citoyenneté change de contenu. L’individu citoyen ne se pense plus comme membre d’une communauté morale, il n’a plus de droits en tant qu’il aurait des devoirs. Ce qui apparaît de plus en plus sur le devant de la scène, c’est la revendication de droits différentiels : le citoyen fait appel à des institutions juridiques pour faire reconnaître son identité à travers la légitimation d’un « droit à la différence ». La procéduralisation juridique, dans les revendications du citoyen, prend la place de la référence à la normativité de valeurs partagées.
12Aussi la transformation de l’État et le changement de contenu de la notion de citoyenneté mettent-ils en question le fondement rationnel du droit qu’il faut réexaminer dans un espace de configuration qui rend sa conceptualisation première inopérante.
13Faut-il alors adopter une position historiste héritée de Savigny pour ne voir dans les normes que le résultat d’une sédimentation historique ? Cherchant à échapper au relativisme lié à cette perspective, Gérard Raulet se propose d’explorer une autre voie, qui puisse actualiser la visée de normes communes inhérente au républicanisme. Il prend appui pour cette entreprise sur une lecture de Kant en rupture avec la perspective morale de l’idéologie républicaine originelle.
14Le chapitre III : « Retour sur Kant » rappelle en effet que l’antinomie de la liberté et de la nécessité peut être considérée comme la figure de base des écrits de Kant sur l’histoire en tant que sa résolution dynamique y est proposée à partir du concept de téléologie. Le citoyen, du point de vue de la résolution de cette antinomie, remplit une fonction de synthèse entre l’individu (point de vue de la nécessité) et l’Homme comme espèce morale (point de vue de la liberté). Il représente de ce fait le véritable sujet moderne. Gérard Raulet tente de montrer que ce sujet n’est pas toujours déjà l’Homme, comme sujet transcendantal tel que l’envisage le point de vue théorique de la raison pure pratique. En se situant au point de vue téléologique, il rappelle en effet comment on peut comprendre la rationalité, non comme un fait anhistorique, mais comme le produit d’une évolution nécessaire, à partir de dispositions à la raison.
15C’est sur cette base qu’une lecture de Kant en rupture avec la perspective morale peut être proposée. Le modèle physique de la composition des forces mis en avant dans la quatrième proposition de L’Idée d’une histoire universelle au point de vue cospomolitique permet de comprendre comment l’émergence historique d’une société civile administrant universellement le droit (cinquième proposition) ne résulte pas d’un calcul rationnel que des individus conscients auraient passé entre eux ; elle apparaît plutôt comme la solution d’un problème qui n’a pas pu ne pas se poser. La légalité, du point de vue téléologique, est le fruit d’une évolution nécessaire.
16Corrélativement, le passage de la légalité à la moralité ne repose pas sur une pure pétition de principe (comme Habermas le reproche à Kant en estimant qu’il attribue à la téléologie un statut métaphysique). Il obéit à une logique analogue à celle du passage à la légalité. L’Aufklärung, c’est-à-dire le développement de l’Homme comme espèce morale, peut prendre la relève du mécanisme social, sans que ce passage n’apparaisse comme possible au nom d’une pure foi raisonnable.
17Pour penser ce double passage à la légalité puis à la moralité il n’est donc, peut conclure Gérard Raulet, nulle part question d’une préséance de la morale ; le contrat, du point de vue téléologique, n’est pas un acte que l’on pourrait assigner à une démarche rationnelle thématisée pour elle-même. C’est un fait a priori incontournable, un effet téléologique que la raison pense comme une nécessité logique.
18Ce résultat permet de comprendre comment le fondement rationnel du droit peut être envisagé sur une base non morale. Le véritable fondement du droit, c’est bien la liberté, mais le statut de cette dernière n’est pas moral, il est téléologico-moral. L’Idée rationnelle du droit résulte d’un jugement synthétique a priori. L’Homme comme sujet transcendantal est, nous l’avons vu, du côté de la Théorie ; il est doublé du sujet empirique (Untertan) ; la citoyenneté est l’accomplissement du droit naturel rationnel : elle réunit le droit naturel (la liberté avant la loi) et le droit positif (le principe de l’égalité devant la loi) sans que la possibilité de cette synthèse ne soit fondée sur des raisons morales.
19Le chapitre IV : « L’avenir des États-nations républicains » envisage les États-nations en tant qu’ils ont représenté historiquement la médiation qui devait permettre la réalisation du concept de citoyenneté présenté dans le chapitre précédent. Gérard Raulet rappelle avec Habermas comment c’est au sein des États-nations qu’est apparue la publicité politique qui a permis de rompre avec la légitimité d’Ancien régime. Or, dans le cadre de l’État, la citoyenneté, comme seconde communauté rationnelle, était créatrice de valeurs. La question se pose donc de savoir si elle peut continuer à remplir cette fonction dans le cadre nouveau.
20Cette question est à l’horizon du chapitre, mais elle n’en constitue pas directement l’objet. Ce qui est ici abordé, c’est en effet la question de l’intégration : les termes dans lesquels elle était posée, les problèmes qu’elle soulevait dans le cadre de l’État-nation ont-ils aujourd’hui une actualité ?
21Dans le cadre de l’État-nation, la citoyenneté, en tant qu’elle est vectrice de l’intégration à une communauté rationnelle, a pour corollaire l’exclusion : la double nationalité était inconcevable car le « droit à la différence » n’était légitime que s’il ne portait pas atteinte à l’unité rationnelle de la nation, à la citoyenneté comme notion rationnelle et à son esprit universaliste.
22L’intégration doit pouvoir être réalisée avec le temps, selon un processus dont l’efficience est, dans la problématique kantienne, téléologiquement fondée. Mais, si la visée universelle de la citoyenneté est au départ génératrice d’exclusion, la problématique de l’intégration est grevée d’une contradiction interne : elle oppose, afin de préserver le lien civique dans l’État qui accueille l’étranger, celui qu’elle souhaite intégrer à terme au modèle qu’elle préconise ; elle exclut pour intégrer.
23Cette problématique et sa contradiction constitutive ont encore une actualité. Être passé de l’État-nation (de l’État moderne du xviiie siècle, de l’État constitutionnel) à l’État postnational (dont l’émergence est conditionnée par le passage au postmoderne) n’implique pas que la question de l’intégration sociale, du lien civique, ait disparu, quand la confrontation apparaît avec les néo-communautés qui naissent dans les banlieues. Le modèle républicain, avec sa contradiction interne, montre certes ses limites, mais pour pouvoir estimer qu’il n’a plus d’actualité, il faudrait au moins pouvoir considérer que les problèmes qui se posent à nous ont déjà trouvé leur solution. Interroger la conjoncture contemporaine à partir du modèle républicain et de la mise en perspective de la philosophie politique de Kant du point de vue téléologique, c’est donc chercher à ouvrir une direction neuve de travail, c’est, en l’occurrence, faire travailler une idéologie et un concept pour développer une stratégie critique. Après le passage au postmoderne, le risque est en effet celui d’une atomisation de la communauté, celui d’une hégémonie du principe libéral de la différence. En l’absence d’une stratégie critique, c’est-à-dire historico-critique cherchant à penser l’actualité du modèle républicain, l’alternative serait alors : hégémonie libérale dans une Europe pancapitaliste, ou repli identitaire sur des communautés néo-nationalistes.
24Le chapitre V : « Habermas, les libéraux et les communautariens » envisage la façon dont les néo-communautariens (l’auteur se réfère ici à Michael J. Sandel et Michael Walzer) proposent de lutter contre les effets du principe libéral de la différence en cherchant à penser les conditions pour une reconstitution des bases du républicanisme. Gérard Raulet présente leurs positions en partant d’une critique que Jürgen Habermas développe dans Droit et démocratie. Rejoignant sa réflexion sur les thèses des néo-communautariens, il s’en démarque également, et c’est cet écart qui fait apparaître l’actualité du modèle républicain français pour penser les conditions de la publicité aujourd’hui, les bases du républicanisme.
25La pertinence de cette intervention vient de ce que le débat sur le communautarisme, qui aboutit à opposer le libéralisme au républicanisme à travers une référence simplifiée à Kant et à Rousseau, repose sur des données tronquées. Il ne prend pas en compte la dynamique qui porte les États démocratiques depuis le XVIIIe siècle, depuis l’affirmation du principe de la liberté sous la révolution française, d’un principe dont il faut comprendre comment il est en quête de codification depuis la révolution. Or, en prenant en compte cette dynamique, on doit pouvoir trouver une solution au conflit droits de l’homme/droits du citoyen, qui est conditionné par celui du républicanisme et du libéralisme.
26Gérard Raulet ne partage pas en effet la thèse de certains néo-communautaristes américains pour qui la « république démocratique » serait devenue irréalisable puisque, avec la différenciation de la société civile, la définition de buts et de valeurs communs serait devenue impossible. Il cherche au contraire à penser, comme Michael Sandel, comment cette différence est la condition sine qua non de la démocratie.
27Avec le conflit des droits du citoyen et des droits de l’homme, on est passé à une conception purement procédurale des valeurs. Ces dernières n’ont plus leur origine « substantielle » dans l’appartenance à une tradition communautaire ; elles n’ont plus également de fondement transcendantal. C’est sur la base de l’espace de configuration impliqué par cette nouvelle donne qu’Habermas, dans Droit et démocratie, part du principe qu’il faut déconnecter non seulement les questions de l’intégration et de la citoyenneté, mais également celle de la formation de la normativité de toute approche morale.
28Gérard Raulet montre alors qu’Habermas n’invoque en dernière analyse que la tradition de l’État de droit (supposant le fondement rationnel du droit) pour penser la citoyenneté. Habermas ne tient pas compte de la réalité des interactions sociales.
29C’est cette incapacité à dépasser des limites originelles qui rend les théories de Habermas beaucoup moins intéressantes que celles des néo-communautariens. Gérard Raulet sait gré à Walzer, « en dépit de certains aspects qui véhiculent la nostalgie d’une communauté, sinon prérationnelle, du moins se repliant sur la sauvegarde de valeurs échappant à la problématisation rationnelle », de « miser sur le paradigme d’une communication rationnelle ». Ce qui retient son intérêt dans cette problématique nouvelle, c’est qu’elle envisage la constitution des normes en intégrant les enseignements de la postmodernité, sur une base postmétaphysique (le terme ne figure pas, mais l’idée doit être présente). « Le moment de la discussion qui devient ainsi (chez Walzer) un moment de validation, n’a que la valeur d’un jugement provisoire ».
30Mais les conceptions de Walzer ne peuvent pas être entièrement satisfaisantes. « Ce qu’il y a assurément de radical dans la démarche du néo-communautarisme américain, c’est sa tentative très problématique, on le voit, pour reconstituer les bases mêmes du républicanisme à partir du constat libéral de la différence. Il en résulte une tension extrême entre la prise en compte de cette dernière et l’attachement aux vertus républicaines. Le problème classique de la transformation des volontés individuelles et de la volonté de tous en volonté générale n’est qu’apparemment démultiplié par les socialisations « par le bas », c’est-à-dire par le biais des néo-communautés de toutes natures. Dans les faits, cela se traduit par une jurisprudentialisation galopante, et si nous avons semblé louer et opposer plus haut la devise « e pluribus unum » à la conception intégratrice du républicanisme français, il faut aussi en relever les effets pervers ».
31Gérard Raulet considère par conséquent qu’il faut se démarquer du communautarisme. Pour que le droit au différend rende possible la reconstitution des bases du républicanisme, il faut que l’idée propre au modèle français de Nation constitutionnelle conserve son actualité. Faute de quoi, les néo-appartenances communautaires seront celles de l’ethnie et l’intégration républicaine sera impossible. Inversement, la sacralisation du modèle, en tant qu’elle est génératrice d’exclusion, entraînerait des phénomènes de ghettoïsation et l’intégration républicaine serait tout aussi empêchée. C’est dans cet entre-deux de l’attachement au modèle républicain, qui doit rester actuel parce qu’il a été la matrice des valeurs d’une communauté rationnelle, et de la reconnaissance d’une justesse des vues néo-communautaristes, parce qu’elles ont le mérite de chercher à penser les conditions postmodernes d’une reconstruction de la communauté républicaine « par le bas », que se situe l’intervention de Gérard Raulet. Ni conservatrice ou néo-conservatrice, ni épiphénomène d’une postmodernité oublieuse du parcours historique dont elle est le résultat, cette intervention met en œuvre une pensée interrogative pour ouvrir une perspective sur les enjeux du présent en liaison à la fois avec une conceptualité qui s’est construite en un moment de l’histoire, celle du modèle républicain, et avec des débats contemporains, en partant des termes dans lesquels ils sont posés — ceux qui tournent autour de l’œuvre récente d’Habermas et de son rapport aux thèses des néo-communautariens.
32L’enjeu de la construction européenne est par là éclairé : hégémonie libérale dans une Europe pan-capitaliste ou repli identitaire sur des communautés néo-nationalistes ? Car c’est faute de chercher à penser l’actualité du modèle républicain, les conditions de la nationalité constitutionnelle, à partir des données d’aujourd’hui que l’on s’enferme dans cette alternative désespérée.
33Jean-Louis Lanher
Louis Moreau de Bellaing, Quelle autorité aujourd’hui ? Légitimité et démocratie, Paris, ESF, 2002.
34Moreau part d’une constatation : dans les sociétés démocratiques modernes, personne ne justifie plus l’autorité et le pouvoir qui est censé en découler par la référence à un Dieu, père et souverain, dont tout responsable serait le représentant sur terre. Mais il ne suffit pas de remplacer, comme on le fait trop souvent, une origine divine par l’ascendant naturel d’une forte personnalité ou par la désignation populaire. C’est la relation entre autorité et pouvoir de contrainte qui doit être revue.
35En effet, si toute autorité recevait de Dieu le pouvoir de contrainte pour se faire obéir, elle recevait en même temps l’obligation de protéger ceux qui étaient sous sa dépendance. La Révolution, en laïcisant la société, n’a gardé de l’autorité que son pouvoir de contrainte, limité seulement, dans le meilleur des cas, par la bienveillance de son détenteur. Cette identification abusive, fréquente chez les meilleurs auteurs, ouvre la porte à tous les autoritarismes, car elle laisse sans bornes l’exercice du pouvoir et sans repères communs tous les membres de la société.
36Il faut donc trouver une nouvelle justification, démocratique celle-là, inspirée par la Déclaration des droits de l’homme : l’autorité consiste en la reconnaissance mutuelle des droits, des devoirs et des qualités de chaque individu, qu’il soit subordonné ou supérieur. Par cette reconnaissance, elle devient le garant des rapports sociaux fondés sur la volonté commune de vivre ensemble dans une société hiérarchisée.
37Pour illustrer cette thèse, l’auteur va passer en revue différents secteurs, politiques ou privés, de la société (la famille, l’école, l’entreprise, l’administration, la politique, l’opinion publique). Nous n’en retiendrons ici que deux : la famille et l’entreprise.
38L’article 371-1 du Code civil, lu en mairie à chaque mariage, donne une définition nuancée de l’autorité dans la famille ; elle porte principalement sur l’intérêt de l’enfant, sur sa protection, sa sécurité, sa santé et sa moralité ; l’enfant peut être associé aux décisions qui le concernent.
39Moreau rappelle d’abord les trois axiomes qu’on retrouve dans la plupart de ses écrits :
40— La distinction des sexes a une base naturelle, mais elle est construite par la société ;
41— Tout être humain s’inscrit dans une double généalogie paternelle et maternelle ;
42— L’interdiction de l’inceste garantit la privauté du couple.
43Dans la famille ainsi cadrée, c’est en reconnaissant l’originalité des personnalités qui la composent que l’autorité se justifie. Dans la mesure où ils admettront l’autonomie progressive de l’enfant, les parents pourront exercer un pouvoir de commandement accepté par lui ; l’enfant sera lui-même respectueux de l’intimité conjugale de ses parents.
44Ainsi chacun détient une part d’autorité, puisque son acceptation de la personnalité et du statut des autres conditionne l’existence de la cellule familiale, quelle qu’en soit la nature, originelle, recomposée ou homosexuelle.
45L’auteur décrit aussi les différentes formes de ces influences mutuelles qui, selon lui, étaient, avant 1968, viciées par des abus de l’autorité parentale (punitions corporelles, limitation exagérée de l’argent de poche, influence sur le choix du conjoint, etc.), entraînant une limitation illégitime de la liberté des enfants. Enfin, il stigmatise la défaillance, par excès ou par défaut, des parents, origine du manque de confiance réciproque et donc de la délinquance des jeunes livrés à eux-mêmes. Cette réciprocité de dépendance confiante éclaire aussi les relations entre frères et sœurs, entre petits-enfants et grands-parents. Enfin est souligné le rôle indispensable de l’autorité familiale dans le dépassement de l’individualisme anarchique et dans l’intégration sociale par l’apprentissage des obligations et des droits.
46Venons-en à l’autorité dans l’entreprise. Quand, à partir des années cinquante, se répandit l’usage des stages de formation des cadres aux relations humaines et des écoles de maîtrise, un des principaux thèmes du programme était « l’autorité et le pouvoir ». Comme un titre ou la nomination à un grade ne suffit pas à donner à son titulaire l’influence nécessaire à l’exercice de sa charge, comment peut-il acquérir l’autorité correspondant à sa fonction hiérarchique, étant bien entendu que la contrainte seule (réprimandes, menaces, sanctions, etc.) n’engendre que dissimulation, révolte, conflits ouverts ou larvés ?
47À cette question toujours d’actualité, Moreau répond en faisant appel à sa théorie de l’autorité. Il souligne l’interdépendance de tous les membres d’un organisme social. Un poste, du plus bas au plus haut de la hiérarchie, est indispensable au fonctionnement de l’entreprise. Son titulaire possède donc un pouvoir professionnel qui doit être respecté. En ce sens, on peut parler de l’autorité personnelle de l’ouvrier (sans oublier la pression exercée collectivement avec ou sans les syndicats), du contremaître, du cadre de production, de l’employé administratif et du technico-commercial. Leurs cas sont successivement étudiés. Tout autre est l’autorité du PDG et de son conseil. Entre lui et ses salariés, s’établit une rupture de l’échange. C’est la loi qui lui donne l’autorité nécessaire à l’élaboration et à la conduite de l’entreprise dont il est responsable, dans le but du meilleur profit. Encore faut-il que cette autorité légale soit légitimée par le respect des besoins matériels et moraux de tout son personnel.
48En conclusion, Moreau réaffirme sa condamnation du capitalisme (notamment autoritariste), avant de terminer par cet avertissement : « Tant que l’entreprise n’aura pas mesuré son autorité à l’aune des droits et non pas seulement à celle des profits et de sa puissance, elle sera soit le fleuron du libéralisme économique, soit la cible de ceux qui luttent contre l’autoritarisme…, alors qu’elle est déjà, dans le meilleur des cas, l’une des cellules vivantes de la société moderne ».
49Le dernier chapitre est consacré à un retour sur l’autoritarisme. Il ne faut pas le confondre avec les régimes totalitaires, ni avec les dictatures. C’est seulement à l’intérieur des sociétés démocratiques qu’il sévit, quand le détenteur de l’autorité se croit autorisé à imposer ses vues sans explications ni discussions, réduisant ainsi le rapport social entre supérieur et subordonné à l’obéissance aveugle aux ordres.
50On le trouve dans tous les secteurs de la société : l’armée, la politique, la religion, l’art, l’enseignement, etc. Son origine remonte à 1789. La Révolution a justifié l’autorité non plus par une délégation surnaturelle d’un Dieu souverain juge, mais par la nature même de la société et des êtres humains qui la composent. Malheureusement, elle n’a pas poussé à bout la laïcisation libératrice de tous les citoyens, sans distinction de sexe, d’âge, de culture, de richesse, de condition sociale. Cette limitation a ouvert la porte à tous les excès ultérieurs du pouvoir.
51Jusqu’en ces dernières pages, on retrouve le fil conducteur qui apparaissait déjà dans l’introduction : la croyance en une humanité à la vertu, à la sagesse et à l’intelligence de laquelle on peut toujours faire appel avec succès, pour construire l’autorité et légitimer le pouvoir de contrainte. Semblent minimisées les divergences d’intérêts, les conceptions personnelles que chacun a de son statut et de son rôle, les diversités de caractère, les communautés ouvertes ou informelles, les parties non rationnelles des jugements et des décisions ; autant d’obstacles à la transparence des relations et à la réussite du dialogue.
52L’optimisme qui sous-tend la plupart des analyses développées fait à la fois leur modernité et leur fragilité. Au lecteur de le partager ou de le tempérer. De toute façon, il trouvera dans cet ouvrage, comme dans les précédentes publications de Moreau, de quoi alimenter et enrichir sa réflexion personnelle.
53Gérard Rimpot
Olivier Masclet, La gauche et les cités. Enquête sur un rendez-vous manqué, Paris, La Dispute, 2003, 317 p.
54Cet ouvrage passionnant, qui tranche avec le tout-venant des écrits produits sur la « crise des banlieues » ou la « violence urbaine », repose sur un postulat de départ que l’on n’est pourtant pas forcé de partager. À savoir qu’un « rendez-vous » entre « la gauche » et les fractions des couches populaires issues de l’immigration aurait pu avoir lieu. Ce qui eût supposé — nous y reviendrons — la réalisation préalable d’au moins trois conditions de possibilité : 1. Que ces fractions constituent effectivement un « nouveau prolétariat » ; 2. Que « la gauche » demeure toujours l’émanation politique des classes dominées ; 3. Que la démocratie représentative ne soit pas en crise. Or, l’enquête approfondie menée par l’auteur dans un quartier d’habitat « social » d’une commune de la périphérie parisienne administrée par une municipalité à majorité « communiste » confirme, bien que ce ne soit pas là le but recherché, qu’aucune de ces conditions n’était réalisée. Autrement dit, et c’est là le paradoxe qui ressort de la lecture du livre, nul « rendez-vous » ne pouvait être fixé, sinon, sur le mode de l’illusion rétrospective, par des sociologues prenant leurs désirs « citoyens » pour la réalité.
55Comme le souligne Olivier Schwartz dans la préface, l’intérêt du travail d’Olivier Masclet réside tout d’abord dans l’« acuité du regard » porté sur les différentes catégories d’acteurs impliquées à un titre ou à un autre — policiers mis à part, dont les interventions ne sont évoquées que de manière très allusive — dans le cours de la vie de la cité. On relèvera, notamment, les descriptions très fines dont font l’objet les divers types de comportements et de réactions des adolescents ainsi que de leurs parents face à la précarisation, la discrimination et l’humiliation, lot commun des familles d’ouvriers ou d’employés d’origine maghrébine. De même, les motivations des uns et des autres sont-elles détectées avec subtilité grâce à un usage pertinent de l’appareillage théorique fourni par l’école de la « sociologie critique » fondée par Pierre Bourdieu. Sans doute cette qualité d’observation et d’analyse, en y incluant le caractère très vivant des récits d’enquête, doit-elle également beaucoup au fait que l’auteur ait été lui-même partie prenante, en tant qu’animateur bénévole d’un « club de jeunes », des initiatives lancées « sur » le grand ensemble pour sortir la jeunesse démunie de la « galère » ou lui éviter d’y sombrer.
56Les ambiguïtés propres à ces actions de « prévention » et, d’une manière plus générale, à l’attitude des élus locaux à l’égard des résidents et, en particulier, de leur turbulente progéniture ne sont pas, pour autant, esquivées dans l’ouvrage. Elles en constituent même l’épicentre puisqu’elles expliqueraient pourquoi « la gauche », en l’occurrence la municipalité à dominante « communiste » de Gennevilliers, aurait « raté » son rendez-vous présumé avec les « cités », représentées par celle, très emblématique, du Luth, dans le cas étudié.
57À la différence de tant de chercheurs chargés d’« évaluer » les enjeux, les réussites et — le plus souvent — les échecs de la politique dite « de la ville », Olivier Masclet s’est gardé de prendre pour argent comptant les professions de foi, déclarations d’intention et autres discours de légitimation d’édiles confrontés à la rude tâche qui leur est dévolue depuis le passage du capitalisme au stade de l’accumulation flexible : la gestion territoriale de la marginalisation de masse qui en résulte. Il s’est, au contraire, attaché à dégager les préoccupations d’ordre financier, électoral ou sécuritaire qui se dissimulaient derrière la thématique officielle de la « reconquête » urbaine et de la « diversification sociale » — on parle aujourd’hui de « mixité urbaine ». Il n’a pas hésité non plus à démonter les procédures et les techniques mises en œuvre par la municipalité pour instrumentaliser le désir de reconnaissance et d’ascension des « leaders », diplômés ou non, recrutés au sein d’une jeunesse que l’on prétend « animer » alors que l’objectif est tout bonnement de l’encadrer pour la normaliser. Car, même si l’expression n’est jamais utilisée, c’est avant tout de contrôle social qu’il s’agit. D’où les inévitables déceptions, frustrations et rancœurs, aussi bien chez les « encadreurs » que parmi les « encadrés ». À maintes reprises, l’auteur montre que les « animateurs » ne sont pas dupes du rôle que l’on veut leur faire jouer, pas
58plus d’ailleurs que leur « clientèle », réelle ou virtuelle, pour qui les « occupations » proposées pour meubler leur désœuvrement ne sauraient remplacer les emplois auxquels elle s’estime avoir droit.
59Qu’une fracture civique, comme diraient les politologues, soit venue redoubler la « fracture sociale » provoquée par l’accentuation des inégalités ne saurait donc étonner. Olivier Masclet ne se fait pas faute de mettre en lumière le clivage séparant une « élite » politique locale « de gauche » très représentative par sa composition, son idéologie et sa gestion, des classes moyennes salariées qui constituent désormais, à Gennevilliers comme dans les autres communes de l’ancienne « banlieue rouge », l’essentiel de sa base sociale, et les fractions déqualifiées et paupérisées de l’ex-classe ouvrière, immigrées mais aussi « françaises de souche », dont les enfants n’ont, en majorité, pour tout avenir que le chômage, les « petits boulots » payés au lance-pierres, les stages d’« insertion » qui ne mènent nulle part ou les activités illicites de l’« économie parallèle » avec la prison comme horizon. Relégués dans les ensembles de logements plus ou moins dégradés que leur réserve une stratégie de peuplement ségrégative, ces laissés-pour-compte de la restructuration capitaliste n’attendent plus rien d’une « gauche » qui n’a eu de cesse, lorsqu’elle gouvernait, d’effectuer le « sale boulot » que la droite n’avait osé accomplir. Par quel miracle, dans ces conditions, une heureuse rencontre aurait-elle pu se produire entre les nouvelles générations issues de l’immigration et des municipalités déjà incapables d’enrayer la désaffection de leur base prolétarienne traditionnelle ?
60Le « haut degré d’implication » de l’auteur, pour reprendre une formulation d’Olivier Schwartz, dans une activité associative sur son terrain d’investigation n’est peut-être pas étranger à cette croyance. Car, comment appeler autrement la persistance de l’idée selon laquelle les « militants de cités » à la tête de leurs associations pourraient parvenir, pour peu qu’ils bénéficient de l’appui des élus locaux, à assurer la « sortie par le haut » des habitants parqués dans les zones de relégation ? C’est là oublier un peu vite, en effet, le poids plus déterminant que jamais des processus, des mécanismes et des logiques qui, à l’échelle nationale et, de plus en plus, mondiale, continuent à « sortir par le bas », si l’on peut dire, les groupes les plus démunis en capitaux économiques, scolaires, relationnels et symboliques.
61L’auteur voit déjà poindre parmi les fils d’immigrés algériens et marocains qui s’efforcent de « faire bouger les jeunes », aujourd’hui, dans les « quartiers », la relève potentielle des générations précédentes de militants nés dans l’Europe du Sud qui, victimes au départ de la xénophobie hexagonale, avaient réussi, grâce à leur mobilisation, à vaincre les préjugés et l’ostracisme de ceux qui, de par leur place dans la division capitaliste du travail, étaient pourtant leurs semblables. Or, on ne saurait comparer les situations respectives des premiers et des seconds, sinon pour les différencier, même si l’on fait abstraction du racisme beaucoup plus virulent et plus tenace des Français contre les « Arabes », qu’à l’égard des Italiens, des Espagnols ou des Portugais, européens, blancs et, en principe, chrétiens.
62Contrairement à ce qu’avance Olivier Masclet, en effet, le fait que le militantisme des « rebeus » se soit développé dans les « quartiers » et non dans les usines constitue une différence de taille… ou plutôt de nature. Formés dans les combats solidaires contre l’exploitation, les « fils du peuple » d’origine étrangère qui, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, faisaient carrière en tant que volontaires, puis comme apparatchiks, dans les réseaux syndicaux ou associatifs mis en place par le Parti du temps de sa splendeur stalinienne, le faisaient en tant que travailleurs dans un contexte de lutte de classe, aussi dévoyée soit-elle. Et non en tant que travailleurs sociaux, bénévoles ou rétribués, à des fins de « pacification ».
63Certes, en matière d’identification idéologique et d’engagement politique, l’impact du « communisme municipal » sur les catégories populaires a été, effectivement, plus fort, comme le rappelle l’auteur, que les luttes menées dans les ateliers. Il n’empêche que la fonction messianique alors impartie à la classe ouvrière rejaillissait sur l’ensemble des lieux et des activités hors travail placés sous la coupe du Parti (cantines, bibliothèques, centres culturels, associations de loisirs et de voyages, crèches, colonies de vacances, événements festifs, etc.). Avant d’être les « laboratoires de nouvelles protections » que l’« État social » bourgeois prendra peu à peu à sa charge, les municipalités « communistes » était censées donner aux couches populaires qu’elles administraient un avant-goût des bienfaits du futur État socialiste. Bref, si l’on militait, à l’époque, dans l’action sociale, la culture ou les loisirs, c’était toujours pour la Cause, donc, en principe, contre l’Ordre établi. Or, il en va tout autrement avec le « militantisme de cité ».
64L’ouvrage d’Olivier Masclet le confirme, ne serait-ce que de manière involontaire : de nos jours, on ne milite plus, dans les « cités », contre, mais pour l’ordre établi ou, plus exactement, le rétablissement de l’ordre — rebaptisé « paix civile » —, troublé depuis maintenant plusieurs décennies par la rébellion, ouverte ou larvée, d’une partie des enfants nés de familles immigrées qui refusent la condition de nouveaux parias — et non de « nouveaux prolétaires » — à laquelle ils sont promis. Et c’est précisément parmi ces derniers que se forgent désormais les vocations de « leaders » — parallèlement et en opposition à celles de dealers —, qui, loin d’appeler ceux dont ils se font les porte-parole à donner un sens collectif à leur révolte dans une perspective d’émancipation collective, misent, pour les rallier, sur ce dont ils offrent eux-mêmes l’exemple à titre personnel : le désir de promotion individuelle.
65Si l’on parle toujours d’« engagement », de « mobilisation », de « politisation », à l’instar de l’auteur qui, à travers son enquête, fait le « pari » de « réintroduire la question du rapport au politique dans ces villes de l’ancienne « banlieue rouge », c’est, désormais, qu’il l’admette ou non, au sens politicien du terme, où la politique est inévitablement rabattue sur le politique, c’est-à-dire l’étatique. Ce que n’auraient pas compris, en effet, les élus de gauche, selon Olivier Masclet, et qui expliquerait, finalement, le ratage de leur « rendez-vous » avec les cités, c’est la nécessité de donner aux enfants d’immigrés venus du Sud méditerranéen « accès à la représentation politique locale », en attendant plus, et, pour les plus « qualifiés » d’entre eux, à la « profession politique ». Comme si l’entrée sur la « scène politique » de quelques représentants, notabilisés et triés sur le volet, des classes ou des groupes dominés pouvait mettre fin à la domination !
66L’auteur, qui n’en est pas à une contradiction près, est d’ailleurs le premier à critiquer ce qu’il advient des rares jeunes gens issus de l’immigration admis à évoluer localement sur la fameuse « scène politique ». Quand ils n’en sont pas réduits à y faire de la simple figuration, ils restent confinés dans des tâches subalternes qui correspondent, en général, à la mission qu’ils remplissaient déjà en tant que responsables associatifs : s’occuper du « social ». Une infériorité de statut qui ne fait que reproduire dans le champ politique l’inégalité structurelle que subit la population « immigrée » dans l’ensemble du champ social. Certes, il arrive qu’un membre de cette « nouvelle élite politique », généralement pourvu d’un capital scolaire conséquent, parvienne à décrocher un poste lui permettant d’être « traité en égal » par ses pairs du conseil municipal. Mais c’est au prix d’une inféodation de l’heureux élu à ceux qui l’ont enfin reconnu comme faisant partie des leurs, inféodation qui va de pair avec une distanciation voire une déconnexion vis-à-vis de sa communauté d’origine. Laquelle ne manquera pas de lui rendre la pareille, lorsque, dotée d’une citoyenneté accordée d’office, elle se réfugiera à son tour dans l’abstention ou le vote « protestataire », comme le fait déjà une grande partie de l’électorat ouvrier ou employé, en France et ailleurs, écœuré et révolté par la soumission de la gauche institutionnelle aux diktats du capital mondialisé.
67« Sortir des urnes ! », tel aurait pu être le titre d’une tout autre conclusion à un livre riche d’enseignements, si l’auteur, soutenu, il est vrai, par son directeur de thèse et encouragé par son préfacier, n’avait persévéré dans l’illusion, que les résultats de son enquête auraient pourtant dû contribuer à dissiper. Celle selon laquelle la voie électorale, balisée par le localisme et l’élitisme, pourrait permettre aux sous-prolétaires, « immigrés » ou non, assignés à résidence dans les « cités » d’échapper à leur condition de « damnés de la ville ».
68Jean-Pierre Garnier
Jacques Donzelot, avec Catherine Mével et Anne Wyvekens, Faire société. La politique de la ville aux États-Unis et en France, Paris, Le Seuil, coll. « La couleur des idées », 2003, 366 p.
69Conseiller de longue date de la politique de la ville française, Jacques Donzelot propose une analyse critique de celle-ci, fort de sa comparaison avec les États-Unis. Avec ses collègues, ils ont découvert outre-Atlantique une politique plus participative, préventive et soucieuse d’augmenter les chances des individus — une politique présentée à plusieurs titres comme exemplaire. La dimension prescriptive l’emporte d’ailleurs largement sur la dimension analytique dans cet ouvrage marqué par une fascination pour le modèle de l’empowerment américain.
70Sont d’abord présentés successivement les deux modèles opposés de politiques socio-urbaines dans les quartiers populaires. Aux États-Unis, l’objectif est de remettre les gens en mouvement, d’encourager les pauvres à accéder aux mêmes possibilités d’emploi, de scolarisation et de logement que les classes moyennes. En France, l’action publique est centrée sur le territoire ; il s’agit de rénover les quartiers et d’offrir des services publics de qualité. À partir d’entretiens réalisés avec des équipes des Community development corporations de Boston et du Développement social urbain de Marseille, les auteurs montrent ensuite deux conceptions opposées de la participation des habitants. Une « participation communautaire » américaine d’un côté, entendue comme la construction d’un pouvoir propre des habitants sur eux-mêmes et sur leur quartier (empowerment), et une « participation citoyenne » française de l’autre, apparaissant comme l’accomplissement d’un devoir, un récitatif obligé et stérile des institutions. En dernière partie, les auteurs comparent les politiques de prévention de la délinquance. À Chicago, l’expérience de police communautaire associe les habitants, au même titre que les autres partenaires classiques de la police — municipalité, bailleurs, transporteurs —, à la définition et à la résolution des problèmes concernant leur quartier, alors qu’en France, la coproduction de la sécurité reste l’affaire exclusive des institutions.
71La comparaison avec les États-Unis permet de mettre en exergue les impasses de la politique de la ville française. Axée initialement sur la valorisation des ressources propres des individus, cette politique a connu une dérive procédurale qui se solde par un traitement essentiellement urbanistique des problèmes. Si, à travers les contrats de ville, la fonction minimale de financement des associations de quartier est assurée, il n’est pas question de les encourager à construire un pouvoir local autonome. Les auteurs dénoncent la logique descendante et la victimisation des habitants qui prévalent en France, alors que la tradition socio-historique nord-américaine conçoit le développement du pouvoir individuel et communautaire des habitants comme une condition préalable à l’amélioration de la situation dans les quartiers pauvres. Le livre apporte en outre des réflexions intéressantes sur les outils et méthodes participatives. Les pages sur les facilitators ou professionnels de l’organizing, ces animateurs américains du débat public, sont riches d’enseignement. Les administrations françaises paraissent ainsi bien à la traîne, tant sur l’exigence de rendre publiquement compte de leurs activités qu’en matière d’organisation de coopérations avec les usagers-citoyens-habitants.
72Deux critiques principales peuvent cependant être opposées à cet ouvrage. Premièrement, l’absence de recul critique sur le système de protection sociale américain. Les auteurs adoptent une position, peu argumentée mais formulée à diverses reprises, qui consiste à dénoncer le social comme « puissant narcotique », empêchant les individus de se prendre en main. Les États-Unis sont présentés comme un modèle en ce qui concerne la responsabilisation des pauvres, leur sortie d’une position passive du « droit à » des prestations sociales pour adopter une position active de sortie du chômage et de la pauvreté. Cette défense du Workfare américain aurait mérité une argumentation plus poussée. Dans le domaine du logement par exemple, ce sont les Community development corporations, organisations dépendantes en partie de financements privés, qui assurent la gestion des quartiers les plus pauvres, là où les pouvoirs publics ont échoué. Le fait que les politiques socio-urbaines américaines soient en partie soumises aux aléas des marchés financiers — qu’elles comportent un faible degré de démanchardisation des besoins, pour employer le vocabulaire d’Esping-Andersen — ne semble pas poser de problème aux auteurs. Le caractère libéral du système de protection social américain n’est d’ailleurs jamais questionné, pas plus que n’est évoqué le modèle social-démocrate des pays du nord de l’Europe, alliant l’activation des politiques sociales et le maintien d’un niveau de protection sociale élevé. En l’absence de recul analytique sur le contexte de responsabilisation individuelle et de desserrage des filets de protection sociale minimale aux États-Unis, les charmes de l’empowerment perdent de leur crédit.
73Deuxièmement, l’approche des auteurs est essentiellement macrosociale et focalisée sur les politiques urbaines et de sécurité. La réflexion n’est pas alimentée des apports récents de la sociologie des quartiers populaires et de l’engagement politique. Quelques études de cas sont présentées, mais sans rentrer dans le détail des pratiques sociales. Par conséquent, il est difficile pour le lecteur de s’imaginer concrètement comment et pourquoi les habitants s’engagent ou non dans les dispositifs, de quelle manière ils prennent part aux enquêtes et aux prises de décisions. Quid par exemple des inégalités d’accès aux registres de la parole publique ? Quels habitants prennent part aux délibérations, avec quelle performativité ? Comment le « pouvoir communautaire » prend-il forme ? Quelle est la déclinaison pratique des principes d’empowerment, qui visent à ce que les individus soient en capacité de prendre leur destin individuel et collectif en main ? L’absence d’analyse fine des interactions entre les institutions et les individus découle directement des méthodes de recueil de données choisies, en l’occurrence des entretiens avec les équipes responsables des politiques de la ville et la lecture des rapports et textes officiels. Les auteurs n’ont pas procédé à de l’observation directe, à l’exception des réunions publiques mêlant police et population, et n’ont pas conduit d’entretiens avec des habitants ou des associations. Le regard des chercheurs reste centré sur les dispositifs de politiques publiques, ce qui les empêche de mener une analyse fine des rapports entre les usagers et les institutions. Cette analyse fait cruellement défaut, dans la mesure où les dispositifs d’empowerment visent justement à transformer ces rapports entre usagers et institutions. Elle aurait notamment permis d’interroger les phénomènes d’engagement, d’arrangement, de retrait, voire de résistance des usagers aux dispositifs qui leur sont proposés.
74Ce livre pose néanmoins des questions fondamentales sur le rapport entre État et citoyens et permet de saisir la politique de la ville française sous un angle comparatif intellectuellement stimulant, en ce qu’il nous pousse à retirer nos œillères anticommunautaristes. Qui s’intéresse de près ou de loin à la question de la participation citoyenne dans les quartiers populaires y trouvera de bonnes pistes de réflexion.
75Marion Carrel