1Il nous a semblé opportun, après la disparition de René Lourau qui fut à la fois un collaborateur constant de L’Homme et la Société et l’un des promoteurs de l’analyse institutionnelle, de consacrer à celle-ci un numéro de la revue. Nous avons sollicité un groupe de ceux qui s’en réclamaient ou s’en réclament encore pour présenter un tableau d’ensemble et un bilan argumenté de ce courant d’idées et de pratiques. Compte tenu de l’hétérogénéité des inspirations et des activités, la réponse à l’interrogation sur la consistance de l’appellation ou du label ne pouvait être que partielle et, comme telle, passablement insatisfaisante. Dans les textes présentés, il s’agit ici des outils et méthodes de la socio-histoire définie comme une histoire du temps présent (Antoine Savoye). Là, des interventions psychosociologiques dans les milieux du travail social ou de la formation (Gilles Monceau, Danielle Guillier). Ailleurs, de la pratique psychanalytique au Brésil (Heliana de Barros Conde Rodrigues et Regina Benevides de Barros). Ailleurs encore, de la mort de l’auteur (Dominique Samson), ou encore de l’histoire des intellectuels depuis mai 1968 (Laurence Gavarini). Leur référence commune à l’analyse institutionnelle n’est pas véritablement éclaircie par les indications parcellaires qui parsèment ces articles, mais la collection des objets et des pratiques qui y sont mobilisés permet de distinguer les trois axes de ce label et de discuter la configuration qu’ils forment.
2Tout d’abord, la demande, qui peut ouvrir un marché pour les sciences sociales. En l’occurrence, l’analyse institutionnelle a bénéficié du développement prodigieux des techniques et savoirs à base de psychologie, dans l’entreprise, à l’école et dans le champ du travail social. Gilles Monceau souligne le rôle de cette insertion sur les marchés du travail social, de la formation, de l’intervention et de la consultation « en réponse à des problèmes sociaux et surtout à des commandes solvables ». L’insistance sur l’argent, « l’analyseur argent », en référence explicite à la question du paiement de la cure analytique, permet de pointer ce rapport de l’analyse institutionnelle à un marché. Certes il ne s’agit pas des savoirs et des techniques mobilisés au cœur du système de production capitaliste, en accompagnement du taylorisme, pour accroître la productivité. Mais, rétrospectivement du moins, il s’agit d’un accompagnement des salariés adapté aux ethos et aux habitus propres aux milieux de la formation ou du travail social. Ce marché constitue aussi le moyen de faire vivre des consultants et intervenants qui se réclament de ce courant, et d’offrir un débouché professionnel aux étudiants formés à l’Université.
3Le deuxième axe, en effet, est l’Université. L’analyse institutionnelle dispose au département des sciences de l’éducation de l’Université de Paris 8 à Saint-Denis d’une « niche » où ont pu s’installer, provisoirement ou durablement, plusieurs des promoteurs de ce courant, Georges Lapassade, René Lourau, Rémi Hess ou Antoine Savoye. Après le dispositif expérimental de Vincennes est venu le temps d’enseigner l’analyse institutionnelle à l’Université, temps marqué par des problèmes et des conflits parallèles à ceux qui ont vu s’organiser l’enseignement de la psychanalyse en ce même lieu. L’analyse institutionnelle présente ainsi objectivement le caractère d’une théorie à la recherche de légitimité à l’intérieur d’une discipline, les sciences de l’éducation, devant elle-même se légitimer en empruntant l’essentiel de ses concepts et méthodes à d’autres disciplines. On peut comprendre de cette manière les luttes féroces, les excommunications, les haines inexpiables qui ont marqué et marquent encore ce courant au point d’interdire la publication d’un dossier où tous les protagonistes de cette histoire pourraient s’exprimer librement.
4Enfin la contestation politique. Les protagonistes de l’analyse institutionnelle se sont inscrits dans la vie intellectuelle de leur époque, dans son souci de l’émancipation, ils en ont partagé les engagements et les désillusions. Assistant d’Henri Lefebvre, René Lourau participa dès sa fondation à la revue Autogestion, aux côtés de Daniel Guérin, Yvon Bourdet ou Serge Jonas, ce dernier fondateur, avec Jean Pronteau, de L’Homme et la Société. Le souci de l’émancipation n’a pas disparu de l’analyse institutionnelle mais inévitablement, là comme ailleurs, il s’est édulcoré ou a perdu ses repères. Comme l’explique Gilles Monceau à propos des interventions psychosociologiques de l’époque, « Le vocabulaire de la contestation politique y tenait la place que tient aujourd’hui celui de la plainte ». Laurence Gavarini, de son côté, renvoie dos à dos ceux qui se sont crispés dans un nihilisme destructeur qui conforte le néo-libéralisme et ceux qui se sont convertis aux charmes du conservatisme, plaidant in fine pour une « troisième voie » à laquelle pourrait contribuer l’analyse institutionnelle.
5Mais comment une théorie et une pratique de l’institution pourraient-elles émaner d’une convergence entre un marché, une inscription universitaire et une préoccupation politique ? Sans convoquer une multiplicité d’orthodoxies construites et incompatibles entre elles ni succomber au charme du bricolage éclectique, on peut se demander si les références multiples des uns et des autres, de Michel Crozier à Cornélius Castoriadis, de Gérard Mendel à Michel Foucault, de Pierre Legendre à Félix Guattari ou à Gilles Deleuze ne prêtent pas à confusion ? L’analyse institutionnelle en 2003 se présente dans un discours autoréférentiel annexant les auteurs les plus divers aux énoncés des « pères fondateurs » et jugeant les pratiques à l’aune des « règles » que ceux-ci auraient édictées. Triple drame de l’analyse institutionnelle : à cause du marché, elle a pu gagner de l’argent ; à cause de l’Université, elle a pu faire école ; à cause de la politique, elle a pu donner de l’espoir. Le bilan théorique, pour ces raisons, se limite aux productions individuelles de tel ou tel fondateur. Quant au bilan des pratiques, il ne soutient pas la comparaison avec ce qui a été fait, en référence à la psychothérapie institutionnelle, et d’une manière plus modeste, sans marché ni Université, sinon sans politique, pour humaniser et transformer la psychiatrie. Il y a cependant un véritable enjeu théorique et pratique de l’institution, un enjeu actuel, comme l’a montré et théorisé, par exemple, l’anthropologue Mary Douglas dans ces dernières années : il s’agit de reconnaître et de conférer une dimension symbolique à ce qui s’impose, sans ce travail et cette lutte, comme une organisation parmi d’autres ou même comme l’organisation tout court. L’analyse institutionnelle a contribué à sa manière à ce travail et à cette lutte. Mais ses énoncés, comme ceux de ses cousines actuelles, socioanalyse ou analyse clinique, peinent à faire la preuve que la théorie peut être enrichie par la pratique, ou la pratique par la théorie.
6Notre mini-dossier sur le vieillissement présente trois approches originales, trop souvent négligées dans les travaux les plus connus sur la question. Vincent Caradec explore les relations entre la narrativité des personnes âgées, c’est-à-dire la manière de raconter l’avancement en âge, et l’identité, c’est-à-dire la manière de se définir par rapport à la vieillesse. Sont ainsi mis en évidence deux pôles opposés de définition de soi, solidaires d’identités narratives différentes. Agathe Gestin discute les travaux et les questionnements sur le vieillissement féminin qui se multiplient après une longue période de silence et d’invisibilité : cette discussion permet d’élargir la question du genre et de repérer les continuités ainsi que les modalités nouvelles qui caractérisent les rapports sociaux de sexe aux âges avancés de la vie. Atmane Aggoun analyse les bricolages de la vieillesse et de la mort des émigrés/immigrés algériens, entre « ici » et « là-bas », d’une société à l’autre, d’une famille à l’autre et d’une génération aux suivantes. Ce dossier constitue ainsi une contribution utile aux travaux qui visent à comprendre les conditions sociales du vieillissement face aux considérations dominantes qui réduisent la question à son aspect médical ou à sa dimension économique.