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Article de revue

Le retour de la biographie historique

L'histoire et la psychanalyse s'y rejoindraient-elles ?

Pages 127 à 140

Notes

  • [*]
    Cet article est la reprise d’un exposé fait à la Société des amis d’Ismayl Urbain et d’études saint-simoniennes, le 22 janvier 2000, pour introduire une journée consacrée à l’« Actualité de la biographie » autour d’Alain Corbin et de Jacques Nobécourt.
    Ce texte n’aborde pas la question de la prosopographie qui me paraît très éloignée de la perspective psychanalytique. Aussi bien de la recherche d’une théorisation inspirée de la théorie freudienne comme on la trouve en psychohistoire, par exemple, que de celle d’une méthodologie pour restituer dans une biographie la dimension subjective dont la complexité, démontrée par la pratique psychanalytique, rend sa théorisation fort problématique.
    Je remercie Christiane Veauvy pour la lecture attentive qu’elle a faite de ce texte.
  • [1]
    Gabriel Monod, Revue historique, 7-8/1896, p. 325.
  • [2]
    François Dosse, L’histoire en miettes, Paris, La Découverte, 1997, p. 22.
  • [3]
    Alain Corbin, Au berceau des Annales, Presses de l’université de Toulouse, 1983, p. 105-107.
  • [4]
    Henri Berr, La synthèse en histoire, 1911, cité par Jacques Revel, Dictionnaire des sciences historiques, Paris, PUF, 1986, p. 450-456.
  • [5]
    Lucien Febvre, La terre et l’évolution humaine. Introduction géographique à l’histoire [1922], 2e ed., Paris, Albin Michel, 1970.
  • [6]
    Lucien Febvre, Combats pour l’histoire, Paris, Armand Colin, 1953, p. 211.
  • [7]
    Marc Bloch, Apologie pour l’ histoire, ou Métier d’ historien [1949], Paris, 7e éd., Armand Colin, 1977, p. 157-158.
  • [8]
    Georges Duby, « Histoire des mentalités », in Charles Samaran (éd.), L’histoire et ses méthodes [1961], Paris, 2e éd., Gallimard, 1986, p. 936-966.
  • [9]
    Faire de l’histoire. I. Nouveaux problèmes. II. Nouvelles approches. III. Nouveaux objets, sous la direction de Jacques Le Goff et Pierre Nora, Paris, Gallimard, 1974.
  • [10]
    Michel de Certeau, « L’opération historique », op. cit., I, p. 3-43.
  • [11]
    Michel de Certeau, « La production du lieu » dans L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975.
  • [12]
    Michel de Certeau, « L’opération historique », op. cit., p. 10.
  • [13]
    Ibidem, p. 17.
  • [14]
    Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, op. cit., p. 120.
  • [15]
    Alain Besançon, « L’inconscient : l’épisode de la prostituée dans Que faire et dans le Sous-sol », op. cit., H, p. 1-55.
  • [16]
    Alphonse Dupront, « L’histoire après Freud », Revue de l’Enseignement supérieur, 1969, n° 44-45, p. 27-63, ici p. 28.
  • [17]
    Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, op. cit., p. 292.
  • [18]
    Alain Besançon, « De Gibbon à Freud et retour », L’Arc, n° 72, 1978, p. 4-8, ici p. 8.
  • [19]
    Pour rependre le titre du livre de François Dosse, L’histoire en miettes, op. cit.
  • [20]
    Georges Duby, Guillaume le Maréchal ou le meilleur chevalier du monde, Fayard, Paris, 1984. La présentation de l’éditeur se trouve en liminaire de cet ouvrage.
  • [21]
    Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, 62-63, juin 1986, p. 69-72.
  • [22]
    Pierre Bourdieu, Choses dites, Paris, Les éditions de Minuit, 1987, p. 43.
  • [23]
    Annales E.S.C., n° 2, 1988.
  • [24]
    Giovanni Levi, « Les usages de la biographie », Histoire et sciences sociales. Un tournant critique, Annales E.S.C., nov-déc-1989, p. 1325-1336.
  • [25]
    Jacques Le Goff, op. cit., p. XIII.
  • [26]
    Jacques Le Goff, « Comment écrire une biographie historique aujourd’hui ? », Le Débat, n° 54, mars-avril 1989, p. 48-53, et Saint-Louis, Paris, Gallimard, 1996.
  • [27]
    Philippe Levillain, « Les protagonistes : la biographie », dans Pour une histoire politique, René Rémond (éd.), Paris, Seuil, 1988, p. 121-159, ici p. 149-150.
  • [28]
    Philippe Levillain, ibidem, p. 151.
  • [29]
    Philippe Levillain, op. cit., p. 158-159.
  • [30]
    Raymond Aron, Leçons sur l’histoire, Paris, de Fallois, 1991, p. 474-475.
  • [31]
    Sur la notion d’inconscient voir l’article de Vincent Descombes, « L’inconscient adverbial », Critique, octobre 1984, n° 449, p. 775-796.
  • [32]
    Alain Corbin, Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot, sur les traces d’un inconnu. 1798-1876, Paris, Flammarion, 1998.
  • [33]
    Voir à ce propos Mima Velcic-Canivez, « Histoire et intertextualité. L’écriture de Georges Duby », Revue historique, CCII/1, janv-mars 2000, p. 187-206.

1La biographie historique a connu au cours du siècle dernier une histoire mouvementée et n’a pas toujours eu le succès qu’elle connaît aujourd’hui. Reléguée au purgatoire durant de longues années, elle a retrouvé grâce aux yeux des historiens dans les deux dernières décennies au moment où la psychanalyse s’effaçait de la scène intellectuelle et historienne.

2Cette simultanéité semble paradoxale. Comment comprendre que les relations entre l’histoire et la psychanalyse — pratique, par excellence, du singulier — aient cessé précisément quand elles paraissaient les plus justifiées ? C’est la question que je souhaiterais poser, en exposant brièvement la place occupée par la biographie historique dans les remous qui ont agité la discipline historique au cours du xxe siècle et tout particulièrement dans la vague psychanalytico-structuraliste. J’évoquerai ensuite le retour en force de la biographie historique dans les années quatre-vingt en cherchant à montrer que les interrogations qui l’accompagnent ne sont pas étrangères aux questions et à l’apport de la psychanalyse.

La disparition de la biographie dans les remous de la discipline historique

3En 1896, Gabriel Monod écrivait dans la Revue historique qu’il avait fondée en 1876 :

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« On s’est trop habitué en histoire à s’attacher surtout aux manifestations brillantes, retentissantes et éphémères de l’activité humaine, grands événements ou grands hommes, au lieu d’insister sur les grands et lents mouvements des institutions, des conditions économiques et sociales [1]. »

5En 1903 un sociologue, François Simiand enfonçait le clou dans la nouvelle Revue de synthèse historique d’Henri Berr. Il invitait « les historiens à passer du singulier au phénomène régulier, aux relations stables qui permettent de dégager des lois, des systèmes de causalité [2] » et les conviait à passer de l’individuel au social en ralliant les méthodes de la jeune sociologie. Néanmoins, si l’on en croit le travail d’Alain Corbin sur la Revue historique[3], il a fallu attendre encore une bonne vingtaine d’années avant que ne se mette en place une histoire qui réponde à ce programme. C’est, en fait, le mouvement d’où est sortie la revue Annales ESC (Économie, Société, Civilisation) à la fin des années vingt qui a consommé la rupture avec l’histoire des « grands hommes » pour promouvoir une histoire sociale dans laquelle l’individu n’était plus pris en compte comme singularité mais comme partie du collectif. Sans renier ce qu’avait écrit Henri Berr quelques années plus tôt — « l’histoire, en somme, c’est la psychologie même : c’est la naissance et le développement de la psyché [4] » —, Lucien Febvre en 1922 [5] précisait ce qui devait être l’objet de l’historien : « pas l’homme, jamais l’homme, les sociétés humaines, le groupe organisé ». La psychologie qui l’a intéressé a été celle des croyances, des idées, des sentiments puisque « l’individu n’est jamais que ce que permettent qu’il soit et son époque, et son milieu social [6] », thèse qu’il a brillamment illustrée dans son Luther.

6Marc Bloch, l’autre fondateur des Annales, soupçonné parfois de sociologisme, pensait, lui aussi, l’étude théorique des phénomènes psychologiques indispensable au progrès de l’histoire :

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« Les faits historiques sont, par essence, des faits psychologiques, écrivait-il dans Apologie pour l’histoire. C’est donc dans d’autres faits psychologiques qu’ils trouvent normalement leurs antécédents ; sans doute les destinées humaines s’insèrent dans le monde physique et en subissent le poids. Là même, pourtant, où l’intrusion de ces forces extérieures semble la plus brutale, leur action ne s’exerce qu’orientée par l’homme et son esprit [7]. »

8L’homme qu’étudient Lucien Febvre et Marc Bloch est un homme abstrait dans la mesure où son univers mental, affectif, est celui de son groupe et de la culture à laquelle il appartient. Cette nouvelle approche se situe dans la longue durée des mutations profondes et non plus dans le temps de la biographie et de l’événement. Elle a été caractérisée en 1961 comme « histoire des mentalités » par Georges Duby dans un texte-manifeste, paru dans L’Histoire et ses méthodes[8] — ouvrage collectif dirigé par Charles Samaran —, qui illustre bien l’influence exercée par les sciences sociales et psychologiques sur les historiens depuis le début du siècle. Le mouvement allait se poursuivre avec l’invention française du structuralisme et la proclamation de la mort du sujet. Ce courant, fortement alimenté par l’ethnologie de Lévi-Strauss et par la psychanalyse de Lacan, allait théoriser l’homme comme l’effet des systèmes symboliques constitutifs de la société et dont l’origine aurait été la prohibition de l’inceste. Les règles inconscientes de la parenté et la prééminence du signifiant énoncée dans l’axiome lacanien, « l’inconscient est structuré comme un langage », étaient censées produire l’ordre humain et constituer les paradigmes de tous les systèmes de pouvoir. Dans cette logique il s’agissait d’analyser les forces dont l’individu aurait été le jouet pour atteindre les structures inconscientes fondant son existence. Le structuralisme laissait à l’homme la liberté de prendre conscience de son assujettissement, intrinsèquement lié à sa condition d’humain mais, en lui interdisant de se penser comme acteur de l’histoire, elle lui retirait toute part d’invention. On comprend alors que la biographie y ait perdu son intérêt.

9C’est dans ce contexte que la psychanalyse est entrée sur la scène de l’histoire. En 1974, un ouvrage dirigé par Jacques Le Goff et Pierre Nora, Faire de l’histoire, faisait le point sur « l’histoire nouvelle [9] » ; deux contributions se référaient explicitement à la psychanalyse : celle de Michel de Certeau et celle d’Alain Besançon. L’une et l’autre entendaient se situer dans la continuité freudienne ; mais, en faisant appel à des théorisations fort différentes et problématiques, elles ont importé en histoire l’opacité et la confusion qui marquent le corpus théorique de la psychanalyse.

10Ainsi, dans « L’opération historique [10] » — dont L’écriture de l’histoire[11] allait prolonger la réflexion l’année suivante — Michel de Certeau développait une véritable philosophie de la pratique de l’historien. Le propos ici n’est pas de le résumer mais plutôt de cerner ce que sa conception de l’opération historique emprunte à la psychanalyse.

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« L’histoire, écrivait-il, se définit tout entière par un rapport du langage au corps (social), et donc aussi par son rapport aux limites que pose le corps, soit sur le mode de la place particulière d’où l’on parle, soit sur le mode de l’objet autre (passé mort) dont on parle [12]. »

12Dans l’explicitation de cette proposition, Michel de Certeau reprend, de façon subtile, la conception lacanienne du sujet, situé à l’articulation du corps et du langage, et introduit, ce faisant, une théorie du rapport nature/culture en termes de manque à être et de désir sans fin. L’histoire se pratiquerait sur « cette frontière muable entre le donné et le créé et finalement la nature et la culture [13] ». Dans L’écriture de l’histoire, après avoir évoqué la diversité des modes discursifs de l’historiographie, qui, selon lui, « symbolise le désir que constitue la relation à l’autre » et constitue « la marque de cette loi », Michel de Certeau s’appuie sur les Écrits de Lacan pour confirmer cette place de l’histoire entre corps social (nature) et langage.

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« Dans la mesure où notre rapport au langage est toujours un rapport à la mort, le discours historique est la représentation privilégiée d’une science du sujet » et du sujet « pris dans une division constituante » — mais avec une mise en scène des relations qu’un corps social entretient avec son langage [14]. »

14La démarche de Michel de Certeau a l’intérêt d’avoir été un travail d’invention pour tenter de construire, en accord avec la théorie du sujet divisé qu’elle propose, des notions propres à l’histoire, et de ne pas se satisfaire d’un simple transfert de vocabulaire.

15Alain Besançon, qui a dominé le mouvement éphémère de la psycho-histoire en France, emprunte une tout autre direction. Dans l’ouvrage que l’on évoque, Faire de l’histoire, son article « L’inconscient [15] » garde un ton très freudien. Histoire et expérience du moi l’avait précédé quelques années auparavant ; Alain Besançon, tout en se démarquant de l’analyse historique de Freud, y avait repris à son compte la notion de complexe d’Œdipe pour y voir la structure fantasmatique organisatrice de la psyché humaine. Il pensait que Freud avait trouvé là l’invariant qui permettait de rendre compte du mode de relation existant entre un individu singulier et sa société d’appartenance et dans son article « L’inconscient » il se proposait d’instaurer une « histoire psychanalytique » qui prenne pour modèle la méthode et le matériel du psychanalyste. Mais en cherchant à systématiser cette idée, Alain Besançon a utilisé sans l’examiner à nouveau le vocabulaire freudien et une conception si pauvre et si figée du psychisme qu’elle lui fait perdre son talent. La grille de lecture qu’il applique, sans doute dans l’illusion que l’interprétation psychanalytique permettrait d’atteindre une vérité, écrase la réalité qu’elle était censée dévoiler.

16Cette idée d’une similitude qui existerait entre la position de l’historien et celle du psychanalyste avait déjà été évoquée par Alphonse Dupront, l’historien des Croisades, dans un article « L’histoire après Freud », daté de 1969, donc antérieur à ceux dont nous parlons. Dans son style infiniment précieux il ne cachait pas son admiration pour Freud et pour sa position de thérapeute ; il y trouvait une leçon pour l’historien :

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« Surtout, par son exemple, il enseigne. L’exemple du praticien qui observe, sait attendre et écouter, recevoir et ensuite, en liant, rendre. Nullement une méthode, mais une attitude, et qui dit attitude dit position et discipline spirituelle. La psychanalyse met en présence [16]. »

18La comparaison avec Alain Besançon s’arrête là. Car l’inconscient que prône Alphonse Dupront est un inconscient collectif, fortement marqué de jungisme, dans lequel se transmettent des contenus, des archétypes. Alors que celui d’Alain Besançon, en se voulant strictement freudien, est conçu comme une structure immanente à la nature humaine en dehors de l’histoire.

19Cet encombrement de l’histoire par les concepts psychanalytiques allait être dénoncé en termes très vifs par Michel de Certeau.

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« Un certain nombre de travaux, écrivait-il dans L’écriture de l’histoire, aussi bien en ethnologie qu’en histoire, montrent que l’usage des concepts psychanalytiques risque de devenir une nouvelle rhétorique. Ils se muent alors en figures de style. Le recours à la mort du père, à l’Œdipe et au transfert, est bon à tout. Ces « concepts » freudiens, tant supposés utilisables à toutes fins, il n’est pas difficile de les piquer sur les régions obscures de l’histoire. Malheureusement, ils ne sont plus que des outils décoratifs s’ils ont seulement pour objet de désigner ou de couvrir pudiquement ce que l’historien ne comprend pas. Ils circonscrivent l’inexpliqué ; ils ne l’expliquent pas [17]. »

21Trois ans plus tard, en 1978, Alain Besançon reniait ce qu’il avait adoré et se détournait de la psychanalyse après avoir découvert « la stupéfiante pauvreté de l’inconscient [18] ».

22La rencontre entre psychanalyse et histoire s’est faite sur la recherche d’une théorisation du rapport nature/culture, et non pas sur une interrogation visant le passé, son inscription et sa transmission chez les individus. Les systématisations de Freud et de Lacan qui ont ainsi été utilisées excèdent largement les données anthropologiques acquises par la pratique psychanalytique, et les spéculations théoriques de la psychanalyse, corpus éclaté de différents systèmes et source d’une langue de bois redoutable, ne pouvaient conduire cette rencontre qu’à l’impasse.

Le retour en force de la biographie. Avec ou sans la psychanalyse ?

23Les années quatre-vingt ont vu revenir en force le genre biographique chez les historiens. Il correspond à un changement profond dans leur façon de poser la question de l’individu dans l’Histoire. Après une histoire globale dans laquelle l’individu n’était qu’un élément du collectif et une « histoire en miettes [19] » dans laquelle il s’est retrouvé comme un produit des structures, c’est l’acteur de l’histoire qui est revenu sur le devant de la scène.

24Le structuralisme avait fait son temps, ses chantres disparaissaient un à un et, sans que cela apparaisse toujours explicitement, l’individualisme méthodologique de la sociologie, qui avait eu fort mauvaise presse, redevenait un modèle possible.

25En 1981 France-Culture inaugurait une série d’émissions intitulée « Les inconnus de l’histoire ». Elle allait donner son titre à une collection chez Fayard que l’éditeur justifiait en ces termes : « à travers le récit toujours passionnant d’une aventure individuelle ces témoins exemplaires permettent de connaître leur époque mais aussi, dans un passé sans cesse réactualisé, de mieux comprendre notre temps ». Georges Duby participait à l’émission et en 1984 il publiait Guillaume le Maréchal[20].

26Deux ans plus tard, Pierre Bourdieu partait en guerre contre « l’histoire de vie » en publiant, dans la revue Actes de la recherche en sciences sociales, « L’illusion biographique ». Un genre, remarquait-il, qui venait de passer des ethnologues aux sociologues et dont il mettait en question « la vision de la vie comme existence dotée de sens, au double sens de signification et de direction ». Sans impliquer, comme il semblait le suggérer en reprenant les termes de Shakespeare, que la vie soit nécessairement « une histoire que conte un idiot, une histoire pleine de bruit et de fureur mais vide de signification », ses conclusions apportaient des notions essentielles pour sortir des écueils du structuralisme et pour éviter ceux du subjectivisme. En effet, sa critique de l’histoire de vie l’amenait à construire un modèle dynamique en introduisant « la notion de trajectoire comme série des positions successivement occupées par un même agent (ou même un groupe) dans un espace lui-même en devenir et soumis à d’incessantes transformations. » À partir de là il pouvait définir les événements biographiques « comme autant de placements et de déplacements dans l’espace social ». La construction de cet espace social était d’ailleurs pour lui une opération préalable à ce qu’il appelait la « surface sociale » de

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« la personnalité désignée par le nom propre, c’est-à-dire l’ensemble des positions simultanément occupées à un moment donné du temps par une individualité biologique socialement instituée agissant comme support d’un ensemble d’attributs et d’attributions propres à lui permettre d’intervenir comme agent efficient dans différents champs [21]. »

28À côté de cette notion d’espace social à construire, Bourdieu en avançait une autre qui concerne l’individu pris dans sa singularité, l’habitus, défini comme « social incorporé donc individué ». L’année suivante, dans Choses dites, il revenait à la notion d’habitus dont, selon lui, l’intérêt était de dépasser « l’opposition tout à fait absurde scientifiquement entre individu et société » ; l’intérêt, également, d’écarter l’alternative de la conscience et de l’inconscient [22].

29Un an après la publication de Choses dites, un éditorial des Annales, intitulé « Histoire et sciences sociales. Un tournant critique », prenait acte des limites de l’histoire quantitative et mettait en question les paradigmes qu’elle avait empruntés au marxisme et aux différents structuralismes [23]. L’appel était lancé pour de « nouvelles méthodes », avec une référence explicite au mouvement italien de la micro-histoire, et pour de « nouvelles alliances ». Un représentant éminent de la micro-histoire, courant italien sensible aux questions de la psychanalyse, ne tardait pas à répondre à l’appel des Annales qui consacrait tout un numéro à son « Tournant critique ». Dans « Les usages de la biographie », Giovanni Levi recensait les principales interrogations méthodologiques que posait la biographie, dont celles de Bourdieu, et redonnait leur légitimité au genre biographique et à la biographie historique :

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« On ne peut nier qu’il y ait un style propre à une époque, un habitus résultant d’expériences communes et réitérées, tout comme à chaque époque il y a bien le style propre d’un groupe. Mais il existe aussi, pour chaque individu, un espace de liberté significatif qui trouve précisément son origine dans les incohérences des confins sociaux et qui donne naissance au changement social […] la spécificité des actions de chaque individu ne peut être considérée comme indifférente ou privée de pertinence [24]. »

31Cette même année, dans Le Débat, Jacques Le Goff, revenu de ses critiques contre les « plumitifs » de l’historiette [25] et se référant aux grandes heures de l’histoire des mentalités, annonçait avoir mis en chantier un Saint-Louis. Il se ralliait ainsi à la cause de la biographie, « indispensable complément de l’analyse des structures sociales et des comportements collectifs [26] ».

32Simultanément, des historiens du monde contemporain exprimaient, eux aussi, leur intérêt pour la biographie historique. Philippe Levillain consacrait à cette question un travail abondamment documenté qui s’insère dans un ouvrage dirigé par René Rémond, au titre de manifeste, Pour une histoire politique. Après avoir rappelé les rapports que l’histoire, au fil des âges, a entretenus avec la biographie, Philippe Levillain remarquait que celle-ci, largement vilipendée en France pendant des années, connaissait, depuis le début des années quatre-vingt, un essor considérable.

33Son travail commençait par rapprocher cette évolution de l’introduction de l’individualisme méthodologique qui cherche à

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« expliquer les choix opérés par l’individu, partant du principe qu’une société n’est pas un système et que les phénomènes sociaux sont le résultat d’un agrégat de comportements. En un mot, si les individus sont modelés par les sociétés, ils manifestent des préférences à expliquer [27] ».

35Cette nouvelle perspective sur le rapport individu/société, qui marque la fin de l’époque structuraliste, a relancé pour Philippe Levillain la question de la psychohistoire. « Il faut, naturellement, écrit-il, placer l’individu méthodologique au regard de la psychohistoire ; c’est-à-dire des relations entre psychologie, psychanalyse et histoire [28]. » Mais ce regain d’intérêt pour la biographie lui semblait relever aussi de raisons d’un autre ordre et devoir être replacé dans le contexte plus large des découvertes récentes de la génétique. Car l’on sait maintenant, écrivait-il, que « non seulement, chaque homme est différent de tous les hommes vivants, mais que chaque homme vivant est différent de tous les hommes du passé et de tous les hommes du futur ». Et il concluait son travail de la manière suivante :

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« La biographie historique aujourd’hui réhabilitée n’a pas pour vocation d’épuiser l’absolu du « moi » d’un personnage comme elle l’a trop prétendu et le prétend trop. Et si la symbolique de ses faits et gestes peut servir de représentation de l’histoire collective à travers un homme, tel le portrait, elle n’épuise pas la diversité humaine […] Elle n’a pas non plus à créer des types. Elle est le meilleur moyen, en revanche, de montrer les liens entre passé et présent, mémoire et projet, individu et société et d’expérimenter le temps comme preuve de la vie. Sa méthode comme son succès tiennent à l’insinuation de la singularité dans les sciences humaines qui longtemps n’ont su qu’en faire. La biographie est le lieu par excellence de la condition humaine dans sa diversité si elle n’isole pas l’homme de ses dissemblables ou ne l’exalte pas à leurs dépens [29]. »

37À la fin des années quatre-vingt, la biographie historique avait donc retrouvé sa légitimité. Et ce n’est pas sans un certain sourire que l’on pouvait lire dans Libération du 7 octobre 1999 ces mots de Jacques Le Goff : « j’insiste sur l’idée que j’ai acquise de la grande importance de la biographie qui est le sommet du métier d’historien. »

38L’intérêt de l’historien pour l’individu le mène donc au sommet de son art. Mais l’une des raisons du succès de la biographie historique aujourd’hui ne tiendrait-elle pas au fait que notre idée de l’homme a changé ? On ne croit plus au progrès de l’Histoire ; on a cessé de penser qu’elle devait s’accomplir et faire advenir l’homme réconcilié avec lui-même et avec son monde. Avec la disparition de cette croyance, c’est le modèle universel d’un homme abstrait, frappé au coin de la raison et s’imposant à l’humanité tout entière qui a disparu. L’on constate qu’au souci de faire advenir cet homme rationnellement pensé s’est substitué l’intérêt pour des hommes concrets, des individus singuliers. Il ne s’agit plus de penser l’homme dans sa généralité, mais de s’ouvrir à la diversité humaine et, partant, d’arriver à expliciter la façon dont les destins se déterminent en tentant de saisir la part de liberté dont chacun peut disposer. On ne raisonne plus sur un sujet humain abstrait mais sur les conditions et les modes d’élaboration de cette complexité qu’on appelle un individu.

39Cette évolution me paraît avoir été déterminante dans la place qu’a occupée la biographie au cours du xxe siècle et c’est dans cette appréhension nouvelle de la singularité que l’histoire et la psychanalyse se rejoignent. De cette confluence tentons maintenant de préciser les termes.

40Une première remarque s’impose. S’il est vrai que la psychanalyse ne jouit plus aujourd’hui du succès qu’elle a connu, en France tout au moins, dans les années du structuralisme triomphant, il n’en reste pas moins qu’elle s’est diffusée largement dans toutes les strates de la société. Elle a infiltré les psychologies et n’est probablement pas étrangère au renouveau actuel de la biographie historique. Ainsi, l’attention portée par les historiens au « pour soi » de l’individu et à la variabilité de ses formes en fonction de la structure des sociétés semble bien s’inscrire dans une sensibilité à un espace subjectif de réflexion et d’interrogation que la psychanalyse a contribué à dégager et dont elle fait le pivot des transformations possibles. De même, tout biographe a aujourd’hui intégré l’idée de l’importance de l’histoire infantile dans la construction d’un individu et de la place qu’occupe la sexualité dans le jeu des identifications.

41La psychanalyse ouvre des pistes à la compréhension de l’homme en tant qu’être historique. Elle ne contraint pas l’étude biographique à s’enfermer dans une systématisation de l’appareil psychique mais elle propose une description du processus d’humanisation dans lequel les capacités psycho-physiques de l’individu ne peuvent être dissociées des relations qui le constituent. Elle affine l’approche biographique en tenant compte du jeu complexe d’interrelations qui existe entre les déterminants d’un individu et lui-même, à la fois membre d’une communauté humaine avec ses règles et ses institutions et espace subjectif d’appropriation.

42L’espace social et historique que la pratique psychanalytique donne aujourd’hui à ses investigations est beaucoup plus large que celui qu’avait conçu Freud. Les traces laissées par les traumatismes de l’Histoire, leur transmission aux générations suivantes l’ont amenée à s’interroger sur les processus par lesquels l’Histoire se transmet inconsciemment et s’inscrit dans les individus en se mêlant inextricablement à leur présent.

43Mais il faut être attentif au fait que de nombreuses notions de la psychanalyse — celles d’inconscient ou de complexe d’Œdipe, par exemple — sont couramment employées dans les sciences sociales, et bien sûr en histoire, avec une visée explicative, alors qu’elles n’expliquent rien, comme le disait si bien Michel de Certeau. Ce vocabulaire est un piège si l’on pense désigner ainsi une réalité précise. Car, le plus souvent, les termes psychanalytiques renvoient à un niveau d’analyse ou à une situation dont il faut déployer les dimensions relationnelles et affectives, et restituer la complexité des différents registres impliqués quand on cherche à rendre compte d’une conduite. Ainsi, le terme d’inconscient, qui s’est imposé sous sa forme substantivée et que les historiens ne dédaignent pas d’employer est d’une extrême imprécision si on l’isole du contexte dans lequel il est apparu chez Freud et de la signification nouvelle qu’il y a prise. Comme l’a fait remarquer Raymond Aron, l’inconscient psychanalytique ne peut pas s’identifier au non-conscient [30]. Le terme d’inconscient, en effet, a toujours existé et l’innovation freudienne tient à son utilisation pour dénoter le résultat de l’opération de refoulement, c’est-à-dire de l’oubli, de l’enfouissement d’un événement douloureux que l’on ne peut plus se remémorer, en raison de la charge de souffrance et d’angoisse que le souvenir ramènerait. La spécificité de l’inconscient freudien est d’être un problème de mémoire, au sens d’un passé qui s’y inscrit sans pouvoir revenir à la conscience parce qu’il est la source d’une trop grande souffrance. Sous des modalités diverses le refoulement a toujours pour fonction d’empêcher le retour de l’événement douloureux dont la menace n’est jamais absente. Tandis que l’on n’est pas libre de se souvenir, le refoulé n’en continue pas moins, sous des formes le plus souvent méconnaissables et malgré son anachronisme, à parasiter le présent. Postuler un inconscient mythique est peut-être une façon de parler du « mystère » de la personne, mais cela ne rend pas justice à l’effort de rationalité de Freud pour tenter de décrire sous quel mode le vécu passé pouvait rester à la fois actif et inconscient [31].

44Enfin, il n’est pas possible de parler de biographie et de psychanalyse sans évoquer la part personnelle de l’historien quand il se fait biographe. C’est lui, en effet, qui, au-delà de sa fidélité au document donne vie au texte, à l’archive par la lecture qu’il en fait. Et aussi rigoureuse soit sa méthode, c’est bien sa sensibilité qui transparaît dans son style et fait exister l’individu qu’il recrée. Une preuve « en creux » en est donnée par le livre d’Alain Corbin, Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot[32]. Dans cette nonbiographie, que l’on pourrait dire aussi biographie d’un inconnu, Alain Corbin a exhumé tous les aspects accessibles de la réalité qui a imprégné le sabotier et lui a donné la couleur de son monde. Si ce travail permet d’approcher au plus près ce qu’a pu être la condition d’un sabotier de l’Orne au xixe siècle, ce n’est pas simplement en raison de l’abondance de la documentation ou d’un imaginaire débordant de la part de l’historien. Cela est dû tout autant à sa sensibilité et à l’attention qu’il a prêtée aux différents registres dans lesquels se déroulait l’existence d’un homme de cet état.

45La biographie est sans doute un moyen privilégié pour pénétrer une époque, mais elle laisse sur sa faim le biographe désireux de reconstruire une vie ou d’atteindre « la vérité du personnage », selon l’expression de Jacques Le Goff qui en fait le but du travail de l’historien. Car, si l’on peut reconstituer des champs de possibles, des cohérences, des « bricolages », rétablir la multiplicité sous l’apparente unité d’une vie, peut-on parler de vérité ? La psychanalyse a contribué à créer cette illusion en laissant croire que l’inconscient serait le lieu de cette vérité alors qu’elle peut tout au plus aider l’historien à affiner son approche et à savoir qu’en écrivant une biographie c’est aussi de lui qu’il est question. De cette nouvelle perspective, les essais d’ego-histoire qui ont suivi le retour de la biographie historique semblent apporter une preuve et ce n’est pas sans raison que l’on a pu, récemment, parler d’« histoire autobiographisée » à propos de Georges Duby [33].

Notes

  • [*]
    Cet article est la reprise d’un exposé fait à la Société des amis d’Ismayl Urbain et d’études saint-simoniennes, le 22 janvier 2000, pour introduire une journée consacrée à l’« Actualité de la biographie » autour d’Alain Corbin et de Jacques Nobécourt.
    Ce texte n’aborde pas la question de la prosopographie qui me paraît très éloignée de la perspective psychanalytique. Aussi bien de la recherche d’une théorisation inspirée de la théorie freudienne comme on la trouve en psychohistoire, par exemple, que de celle d’une méthodologie pour restituer dans une biographie la dimension subjective dont la complexité, démontrée par la pratique psychanalytique, rend sa théorisation fort problématique.
    Je remercie Christiane Veauvy pour la lecture attentive qu’elle a faite de ce texte.
  • [1]
    Gabriel Monod, Revue historique, 7-8/1896, p. 325.
  • [2]
    François Dosse, L’histoire en miettes, Paris, La Découverte, 1997, p. 22.
  • [3]
    Alain Corbin, Au berceau des Annales, Presses de l’université de Toulouse, 1983, p. 105-107.
  • [4]
    Henri Berr, La synthèse en histoire, 1911, cité par Jacques Revel, Dictionnaire des sciences historiques, Paris, PUF, 1986, p. 450-456.
  • [5]
    Lucien Febvre, La terre et l’évolution humaine. Introduction géographique à l’histoire [1922], 2e ed., Paris, Albin Michel, 1970.
  • [6]
    Lucien Febvre, Combats pour l’histoire, Paris, Armand Colin, 1953, p. 211.
  • [7]
    Marc Bloch, Apologie pour l’ histoire, ou Métier d’ historien [1949], Paris, 7e éd., Armand Colin, 1977, p. 157-158.
  • [8]
    Georges Duby, « Histoire des mentalités », in Charles Samaran (éd.), L’histoire et ses méthodes [1961], Paris, 2e éd., Gallimard, 1986, p. 936-966.
  • [9]
    Faire de l’histoire. I. Nouveaux problèmes. II. Nouvelles approches. III. Nouveaux objets, sous la direction de Jacques Le Goff et Pierre Nora, Paris, Gallimard, 1974.
  • [10]
    Michel de Certeau, « L’opération historique », op. cit., I, p. 3-43.
  • [11]
    Michel de Certeau, « La production du lieu » dans L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975.
  • [12]
    Michel de Certeau, « L’opération historique », op. cit., p. 10.
  • [13]
    Ibidem, p. 17.
  • [14]
    Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, op. cit., p. 120.
  • [15]
    Alain Besançon, « L’inconscient : l’épisode de la prostituée dans Que faire et dans le Sous-sol », op. cit., H, p. 1-55.
  • [16]
    Alphonse Dupront, « L’histoire après Freud », Revue de l’Enseignement supérieur, 1969, n° 44-45, p. 27-63, ici p. 28.
  • [17]
    Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, op. cit., p. 292.
  • [18]
    Alain Besançon, « De Gibbon à Freud et retour », L’Arc, n° 72, 1978, p. 4-8, ici p. 8.
  • [19]
    Pour rependre le titre du livre de François Dosse, L’histoire en miettes, op. cit.
  • [20]
    Georges Duby, Guillaume le Maréchal ou le meilleur chevalier du monde, Fayard, Paris, 1984. La présentation de l’éditeur se trouve en liminaire de cet ouvrage.
  • [21]
    Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, 62-63, juin 1986, p. 69-72.
  • [22]
    Pierre Bourdieu, Choses dites, Paris, Les éditions de Minuit, 1987, p. 43.
  • [23]
    Annales E.S.C., n° 2, 1988.
  • [24]
    Giovanni Levi, « Les usages de la biographie », Histoire et sciences sociales. Un tournant critique, Annales E.S.C., nov-déc-1989, p. 1325-1336.
  • [25]
    Jacques Le Goff, op. cit., p. XIII.
  • [26]
    Jacques Le Goff, « Comment écrire une biographie historique aujourd’hui ? », Le Débat, n° 54, mars-avril 1989, p. 48-53, et Saint-Louis, Paris, Gallimard, 1996.
  • [27]
    Philippe Levillain, « Les protagonistes : la biographie », dans Pour une histoire politique, René Rémond (éd.), Paris, Seuil, 1988, p. 121-159, ici p. 149-150.
  • [28]
    Philippe Levillain, ibidem, p. 151.
  • [29]
    Philippe Levillain, op. cit., p. 158-159.
  • [30]
    Raymond Aron, Leçons sur l’histoire, Paris, de Fallois, 1991, p. 474-475.
  • [31]
    Sur la notion d’inconscient voir l’article de Vincent Descombes, « L’inconscient adverbial », Critique, octobre 1984, n° 449, p. 775-796.
  • [32]
    Alain Corbin, Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot, sur les traces d’un inconnu. 1798-1876, Paris, Flammarion, 1998.
  • [33]
    Voir à ce propos Mima Velcic-Canivez, « Histoire et intertextualité. L’écriture de Georges Duby », Revue historique, CCII/1, janv-mars 2000, p. 187-206.
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