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Article de revue

Radicalisation : ce que l’expertise psychiatrique nous apprend

Pages 391 à 399

1En sollicitant la psychiatrie publique de façon pressante et maladroite, au moment même où elle n’est plus en mesure d’exercer valablement son rôle, les pouvoirs publics ont déclenché dans nos rangs une levée de boucliers. Nous avons dénoncé à juste titre la confusion terrorisme/maladie mentale. L’erreur inverse consisterait à nous exclure de l’intelligibilité du phénomène terroriste. Si l’explication psychopathologique exclusive est franchement ridicule face à un mal qui menace l’équilibre du monde, nous avons cependant notre place parmi d’autres. Des modèles successifs ont été invoqués, depuis la pure vengeance haineuse, politique, religieuse ou idéologique, excluant toute dimension psychique singulière, jusqu’à la prévalence du déséquilibre de la personnalité ; et depuis l’habillage religieux de la radicalité jusqu’à l’extrémité radicale du religieux (Sageman, 2005 ; Kepel, 2018 ; Roy, 2016). Le modèle général présenté ici sous l’angle psychique peut être critiqué comme « attrape-tout ». Il inclut une très grande diversité des recrutements. C’est hélas ce qui fait toute la difficulté du repérage des radicalisés susceptibles de passer à l’acte terroriste.

2Pour tenter d’éclairer ma représentation, issue d’un certain nombre d’expertises de terroristes, je mettrai l’accent sur les processus psychiques et non sur le repérage illusoire d’une typologie de « personnalités terroristes ». Plutôt que la référence à une somme de traits, j’insisterai sur l’enchaînement d’une série de processus. En dépit de ressemblances, ces personnalités appartiennent à une gamme diversifiée.

3Le psychiatre a sans doute quelque chose d’essentiel à dire, s’il reste dans son rôle, notamment pour rendre compte des processus psychiques qui facilitent et renforcent la radicalisation et pour tenter d’entrevoir ce qui pourrait permettre de faire le chemin à l’envers, au moins pour quelques-uns d’entre eux. Là encore, l’enjeu est de taille (Benbassa, Troendlé, 2017).

4Si l’immense majorité de ces sujets ne relève pas de la psychose délirante et de l’irresponsabilité pénale, notons tout de même que quelques schizophrènes ou héboïdophrènes s’emparent de l’air du temps et colorent leur délire mystique, voire leur passage à l’acte criminel, de références djihadistes. Le grand public confond souvent la maladie mentale avérée et la grande diversité des singularités, distorsions et troubles de la personnalité. Si l’on repère très fréquemment une vulnérabilité, des troubles de la personnalité, un malaise identitaire, c’est en dehors de toute maladie mentale aliénante. L’engagement de ces sujets n’a rien de délirant. Plus ils seront fragiles et imprévisibles, moins ils seront repérables. Mais des diagnostics médiatiques sauvages ne feront pas la schizophrénie, le délire chronique ou le trouble de l’humeur. Au demeurant, pour conclure à l’irresponsabilité pénale d’un terroriste, il faut non seulement établir la présence de la maladie au temps de l’action et de sa préparation – c’est la démarche clinique ; mais aussi démontrer que seule la maladie éclaire le passage à l’acte – c’est la discussion médico-légale. Autant dire que ceux dont le discernement doit être considéré comme aboli sont très peu nombreux, peut-être les seuls « loups solitaires ». En dehors de très rares cas, la question de l’irresponsabilité pénale ne se pose donc pas.

5Mais, si les malades mentaux sont très peu nombreux, ils existent cependant. Il faut bien comprendre que les psychotiques puisent la matière de leur néo-construction délirante dans l’histoire et l’actualité. C’est leur seul lien avec le monde, après la catastrophe de la perte de contact avec tout ce qui semble évident à la plupart d’entre nous. C’est leur manière de lutter contre la disparition du sentiment même d’exister.

6Lucien, la vingtaine, converti à l’islam, a attaqué un vigile avec un couteau. Tout se passe comme si, par ce geste, il avait tenté d’échapper au chaos de ses pensées. Il fallait le faire. Il devait agir pour exister, pour sortir du marasme psychique, pour ne pas se laisser envahir par le vécu psychotique. L’ensemble de son parcours s’inscrivait dans le contexte de l’évolution d’une psychose dissociative (schizophrénie). Seule la maladie permettait d’éclairer son geste dont le sens demeurait obscur, y compris à lui-même.

7Les authentiques malades mentaux sont donc très rares, mais si l’on peut très clairement limiter le rôle de la psychose dans la radicalisation, faire de la plupart des terroristes des hommes parfaitement normaux et ayant fait ce choix-là plutôt qu’un autre est une erreur symétrique, qui nous condamne à ne rien saisir du rôle de la vie psychique dans le processus terroriste, dans le repérage des failles et dans leur instrumentalisation par les donneurs d’ordres criminels. Si le phénomène terroriste est si dangereux, c’est aussi parce qu’il apporte, quoi que nous puissions en penser, des bénéfices psychiques à ceux qui s’y soumettent. Comme y insiste Olivier Roy, si l’on veut comprendre le djihadisme, il faut penser tous les niveaux à la fois. Que le terroriste soit psychotique, psychopathe, toxicomane, désespéré, ou qu’il soit dépourvu de tout trouble et dans la continuité de ses croyances, c’est la construction narrative de Daech que tous vont s’approprier, chacun à sa manière : les délirants mystiques, les suicidaires, les frustrés, les haineux, ceux qui sont en quête de notoriété ou de reconnaissance, ceux qui veulent tourner le dos à une existence instable et marginale, ceux qui sont avides d’idéal ou ceux qui veulent seulement exister, fût-ce dans la mort donnée ou reçue – cela fait beaucoup de monde.

Quelques références et modèles pour mieux comprendre le phénomène terroriste

8La connaissance d’autres modalités criminelles peut nous éclairer sur les mécanismes psychiques impliqués dans l’action terroriste, à condition de ne pas tomber dans le piège des confusions. Aucune n’est susceptible à elle seule d’apporter un éclairage décisif. Mais aucune n’est totalement étrangère au modèle complexe du processus terroriste que je vais esquisser.

9– Les idéalistes passionnés. Maurice Dide (1873-1944) a écrit en 1913 un ouvrage portant ce titre et demeuré fameux. Il y évoque des hommes marqués par le mysticisme, la réforme religieuse ou l’anarchie, qui polarisent leur conscience, les conduisant à tout sacrifier à leurs idéaux et à leurs convictions absolues et inébranlables. Il est impossible de ne pas s’y référer face à un engagement à forte polarité paranoïaque et face à ceux que l’on a nommé les « endurcis », qui relèvent, a priori, de la mise hors d’état de nuire, sans grande illusion de changement dans leur vision radicale et totalitaire de l’univers et dans le rôle qu’ils s’y attribuent.

10– Les magnicides. On se souvient de Luigi Lucheni, assassin de Sissi l’impératrice à Genève le 10 septembre 1898. Il avait résumé le sens de son geste en peu de mots : « Je voulais venger ma vie. » Ils me sont souvent revenus en mémoire face à des terroristes, qu’ils le formulent crûment ou que tout leur parcours le démontre. Leur cheminement témoigne également d’un processus de maturation criminelle, comme ce fut le cas pour ce jeune homme qui avait tenté de tuer Jacques Chirac. Entre la première émergence d’une pensée suicidaire à la mi-mai et le passage à l’acte le 14 juillet 2002, il s’est déroulé environ deux mois. On pouvait en suivre chacune des étapes.

11– Les tueurs de masse. Tous disent la même chose (La Logique du massacre, 2010) : leur geste a pour fonction de transformer « une vie réduite à rien » en une mort en apothéose, entraînant le plus de monde possible dans la chute ; d’achever une existence anonyme par une fin qui laissera sa marque dans l’Histoire. Mais il n’y a généralement pas de justification idéologique ou religieuse. C’est cette première vie ratée, à racheter, que l’on retrouve si souvent dans la biographie des terroristes.

12– Le « devenir monstre » (Zagury, 2011). Si cette figure de rhétorique du monstre est si insistante, c’est parce qu’elle qualifie un processus repérable cliniquement chez certains criminels qui revendiquent cette monstruosité. Ils nous font osciller entre un au-delà et un en deçà de la condition humaine, pour eux-mêmes et pour leurs victimes. Ils désavouent leur propre humanité et assument progressivement leur différence radicale, au détriment de ceux qui sont réduits au statut de rebuts. C’est un tel mouvement que l’on retrouve depuis le malaise face aux premières vidéos de décapitation jusqu’à l’insensibilisation recherchée et atteinte.

13– Les tueurs en série. On retrouve toujours un rapport entre un Übermensch et un Untermensch, un surhomme et un sous-homme, par une identification démiurgique (Zagury, 2008). Le sujet s’est extrait de la condition humaine et ses victimes en ont été chassées. Je rejoins ce qu’a écrit Fethi Benslama sur le surmusulman (2016). Ce n’est pas un homme qui est décapité, c’est un chien d’incroyant. Plus il est chosifié, plus celui qui en a débarrassé la terre est glorifié.

14– Les génocidaires. Chez les génocidaires, hommes ordinaires, il n’y a pas de toute-puissance. Le sujet met sa déshumanisation au service de la cause commune, au nom d’un monde purifié, débarrassé de ceux qui le polluent. Le mal partagé devient un bien collectif (Rechtman, 2015). J’insisterai sur l’importance du clivage fonctionnel qui facilite la commission des crimes. Il contribue au confort du criminel et à son efficacité.

15 L’emprise sectaire. Il serait sans doute réducteur et abusif de circonscrire strictement à ce modèle la relation du « radicalisateur » au radicalisé. Mais il convient de noter que ces guides ont une habileté toute particulière à saisir les failles et les attentes. Ils les suivent à la trace tout au long de leurs échanges sur le Net. Ils sont les coachs de cette transformation de l’idéal blessé en idéal de haine, pour reprendre l’heureuse formule de Fethi Benslama (2016). On pourrait objecter que beaucoup se sont autoradicalisés, mais c’est oublier qu’au-delà des réseaux sociaux, il y a des hommes sur le piédestal de la connaissance, de l’idéalisation et de l’héroïsation.

Les radicalisés

16Il est impossible d’établir un « profil type » des radicalisés ; par contre, on peut décrire une suite de conditions psychiques, chacune nécessaire mais non suffisante. C’est une longue chaîne de processus qui rend compte de la construction d’un destin terroriste et non la simple rencontre d’une prédisposition et d’une occasion (Zagury, 2018).

17Les personnalités de base sont diversifiées, depuis les psychopathes baroudeurs qui veulent en découdre, qui s’engagent dans l’« État islamique » comme d’autres entraient dans la Légion étrangère, jusqu’à l’adolescent strictement normal, si tant est que l’on puisse parler de normalité à cet âge de la vie.

18On observerait plutôt, dans la mouvance djihadiste en France, des petits voyous fragiles, imprévisibles et peu repérables. Leur « vie d’avant », c’est l’échec existentiel, le ressentiment, l’humiliation, la blessure d’idéal, le désespoir, l’impasse, la vacuité de sens, la crise identitaire. Dans la visée d’un retour présumé aux fondements historiques, c’est l’attraction de l’héroïsme romantique.

19Si l’on ne veut pas être condamné à ne rien comprendre, à ressasser dans la sidération et l’horreur que le sens de cette cruauté, cette barbarie, cette inhumanité nous échappe, il faut faire l’effort de surpasser notre dégoût. Il convient de saisir que, pour eux, l’existence s’ouvre au sens, à l’idéal, à la jouissance, à la plénitude, à la fin des tourments, à la morale divine… en tournant la page d’un passé médiocre et réprouvé.

20C’est leur vie d’avant qui « va être sacrifiée », reléguée à un passé révolu, marqué d’opprobre. « J’étais une pute », dira la jeune fille ; « J’étais un impie, je vivais comme un infidèle », dira le jeune homme ; tous se coupent de leurs racines familiales. Ils cessent d’être fils ou fille de leurs parents, pour devenir frères et sœurs en islam. C’est un véritable auto-engendrement, inversant puis niant l’ordre des générations. C’est la rencontre avec le divin version Daech qui les féconde à la vie humaine, qu’ils projettent de quitter avant ceux qui les ont engendrés. En attendant, ils enjoignent à leurs parents de les rejoindre dans la vraie foi. Désormais, leur malheur individuel de jeune humilié, sans espoir, se télescope avec le destin historique de l’islam. Tous deux sont à venger. Mais leur besoin de vengeance quitte la seule sphère privée, intime, solitaire, pour acquérir une dimension historique, géopolitique, héroïque. La rencontre avec le sens, le partage d’objectifs et d’idéal, le grandiose héroïque auront pour corollaires la soumission à un destin collectif et l’abandon de toute visée individuelle ; c’est l’Euréka terroriste qui va les apaiser de leurs souffrances identitaires. Tout s’éclaire enfin. Certains vont beaucoup mieux, rassurent leurs proches, rompent avec la dépendance de la drogue.

21Leur pratique religieuse était souvent modérée ou nulle avant cette mutation. Mais leur existence vouée à la mort est devenue sacrée. Ils ont fait don de leur vie terrestre. Ils ne s’appartiennent plus. Ils ont à l’égard d’eux-mêmes une certaine distance respectueuse, conférée par un narcissisme restauré teinté de sacralité.

22Il est stupéfiant de constater à quel point leurs discours sont superposables : mêmes mots, mêmes formules, mêmes interjections, même non-pensée, même disparition du débat entre soi et soi, même servitude volontaire. Le sujet est entièrement dissous dans le groupe qui se veut fraternel. Comme le disait l’un d’entre eux, ils sont devenus des « clones de Dieu ».

23Ce processus de mutation psychique implique d’abord l’efficience d’un clivage fonctionnel, à partir de l’art de la dissimulation. Au fur et à mesure, les besoins et désirs de la vie quotidienne vont obéir à des automatismes. Ils sont déjà « ailleurs », dans la visée d’un futur lumineux. On observe un désarrimage vis-à-vis de valeurs antérieures, désormais perçues comme des non-valeurs. C’est un véritable deuil de soi qui s’instaure. Le travail de déshumanisation, d’endurcissement, de chosification des cibles, d’inversion perverse des valeurs y contribue. « Ils ont transformé mon fils en monstre », déclarait récemment la mère de l’un d’entre eux. Plus il sera regardé comme cruel de façon inhumaine, plus sera renforcée sa conviction d’accomplir sa mission. L’horreur qu’il provoque le raffermit. La cruauté extrême est la marque de la toute-puissance de la cause divine qu’il sert et la preuve de l’insignifiance de ses victimes.

24Leur réaction face aux vidéos de décapitation est le plus souvent initialement marquée par un trouble, un malaise, un dégoût. Elle va se muer en fascination avec la répétition des images. Petit à petit, toujours avec les mêmes légitimations et les mêmes alibis, le sujet va adopter une posture de surhomme, d’Übermensch, de surmusulman, se débarrassant de toute émotion, revendiquant un idéal de virilité cruelle. Face à un homme qui en égorge un autre, il n’y a pas d’alternative autre que de s’identifier à celui qui égorge et d’éliminer toute empathie pour celui qui est égorgé. C’est un véritable travail de déshumanisation de soi auquel se livrent, de vidéo en vidéo, tous ces jeunes qui nous en parlent comme s’ils évoquaient un passe-temps banal. La jouissance qu’ils en éprouvent n’est pas de voir sadiquement souffrir l’autre. Il n’y a pas d’autre, un tout petit peu semblable à soi. Cette jouissance est d’être épargné de toute compassion perçue comme vulgaire et d’être conforté dans une posture pour nous inhumaine, pour eux surhumaine.

25Là où le tueur de masse relie le désespoir, la haine et la mégalomanie pour leur conférer un sens privé, le djihadiste donne de surcroît à son projet mortifère une justification religieuse partagée. C’est sa mort qui donnera après coup à sa vie le sublime qui lui faisait défaut.

26La mort n’est plus un sacrifice à une cause, mais la visée du désir. Sa mort est son triomphe. Elle n’est même pas « un mauvais moment à passer », tant le passage est programmé pour être brutal, instantané. C’est le stade suprême de l’élévation narcissique, avec une jouissance sans limite temporelle ou corporelle. Cette élation, c’est-à-dire ce vécu de légèreté, de libération vers l’éternité de l’extase, transporte un sujet débarrassé de ses pesanteurs charnelles, désarrimé de tout, qui a renoncé depuis longtemps à la vie terrestre.

27Le modèle général que je viens d’esquisser pourrait se résumer en trois temps : une origine diversifiée, même si l’on repère des facteurs récurrents ; une voie finale commune devenue univoque, d’étape en étape vers l’inclusion dans un système totalitaire ; enfin un hypothétique retour à une vie psychique singularisée. Ce modèle en double entonnoir est bien illustré dans la thèse de Sophie Bouthier (2018).

28On pourra m’objecter que ce modèle général est « attrape-tout », et l’on aura raison. C’est bien cela qui est inquiétant. En lançant des incitations mortifères à la cantonade au monde entier, Daech a laissé à toute une gamme d’individus le soin de les saisir et de réaliser ce « modèle d’inconduite », en fonction de l’équation individuelle et du niveau de détermination de chacun. J’emprunte cette formule à l’anthropologue Ralph Linton. Une « mode criminelle » mondialisée est à la disposition de tous les désespoirs, de toutes les frustrations et de toutes les haines. Il n’y a plus qu’à s’en saisir.

29Quand à peu près n’importe qui peut faire à peu près n’importe quoi, à peu près n’importe où, à peu près n’importe quand, en se revendiquant de l’« État islamique » ou seulement en empruntant à l’air du temps de la planète, on comprend que les services de renseignement puissent être désemparés, se tournant vers la psychiatrie face au constat de la fréquence d’individus perturbés. Dès lors, la principale erreur serait d’enfermer le phénomène de radicalisation, par nature mouvant et diversifié, dans un modèle de compréhension étroit et rigide.

30Je vais moi-même élargir et complexifier ma propre analyse. J’ai insisté sur le temps nécessaire au jeu des désinvestissements et néo-investissements qui mènent au renoncement de la première vie. Mais il est parfois des circuits courts : quelques semaines, quelques jours ou quelques heures peuvent suffire, d’autant plus probablement que la perspective de la mort est déjà engagée pour des raisons intimes d’impasse et de désarroi identitaire et que le sujet est « pré-radicalisé », dans ses attentes, ses choix et ses attirances relationnelles.

31On ne peut pas toujours distinguer clairement motivation intime, problématique personnelle et engagement au service de Daech. Dans certains cas, ce qui aurait pu être un homicide-suicide sans éclat, sans quête démonstrative, se maquille, parfois au dernier moment, d’un mode opératoire propre à la dramaturgie de la terreur radicale. Ce n’est plus la haine, le ressentiment, l’humiliation ou le désespoir qui tuent chez un homme seul, dans son coin. C’est l’acte héroïque d’un soldat de l’État islamique, lancé comme un défi au monde. On lira dans les médias : acte terroriste ou conflit personnel ? Les deux, à mon avis, dans une mesure et selon des modalités que seule une analyse clinique approfondie peut établir, après une étude soigneuse du dossier. Daech donne un écho public et un éclat héroïque à ce qui demeurerait privé et honteux.

32Je voudrais également insister sur ceux que l’on pourrait appeler les « pieds nickelés », que l’on a la surprise de voir fréquenter la galerie de l’antiterrorisme, après des conduites de prestance ou de recherche de notoriété complètement désadaptées. Mais ils ne prêtent pas longtemps à sourire et ce serait une grave erreur de minimiser totalement les dangers qu’ils peuvent faire encourir. Des présumés « pieds nickelés » peuvent être pris dans un processus irréversible.

33Enfin, pour en terminer avec les surprises, on est parfois sidéré de l’hiatus entre la gravité d’un acte et l’ordinaire du tableau, chez un adolescent qui a trouvé cette voie extrême pour exprimer un banal conflit œdipien. On sera parfois tout aussi surpris de constater à quelle vitesse le sujet incarcéré, ayant retrouvé le contact avec la famille, ébranlé par la souffrance parentale qu’il a provoquée, se dégagera du carcan totalitaire pour se re-singulariser et se ré-ouvrir à la vie psychique.

34En conclusion, ce que l’expertise psychiatrique nous apprend, c’est qu’il n’y a pas de modèle univoque, simpliste. Laissons les certitudes, les croyances et les convictions aux paranoïaques et aux terroristes eux-mêmes. Entrevoir la complexité d’un phénomène criminel, c’est faire un premier pas dans la lutte contre sa propagation. Je n’ai eu d’autre ambition ici que de l’éclairer sous l’angle psychique. Olivier Roy formule de façon limpide ce que j’ai souhaité illustrer dans ce chapitre : « En fait, s’il est vain de s’interroger sur la folie des terroristes, il est clair que la construction narrative de Daech peut fasciner des gens fragiles, souffrant de vrais problèmes psychiatriques, comme ce qui fut peut-être le cas du tueur de Nice. » En remplaçant seulement « psychiatrique » par « psychique », je marque mon plein accord. Encore une fois, si les troubles, désordres et déséquilibres divers sont fréquents, les états psychiatriques francs sont beaucoup plus rares. Pour le psychiatre, cette confusion entre la maladie, la fragilité, les aléas de la condition humaine et le choix d’existence est choquante.

  • Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme. Eichmann à Jérusalem (1951), Paris, Gallimard, « Quarto », 2002.
  • Esther Benbassa, Catherine Troendlé, Tâtonnements et impasses des politiques de « déradicalisation ». Bilan d’étape, rapport d’information, Sénat, 438, 22 février 2017.
  • Fethi Benslama, Un furieux désir de sacrifice, Le surmusulman, Paris, Seuil, 2016.
  • Sophie Bouthier, Approches psychiatriques des processus de radicalisation. Conceptions actuelles et recherches personnelles, thèse, Paris-Sud, 2018.
  • Maurice Dide, Les Idéalistes passionnés (1913), Paris, Frison Roche, 2006.
  • Gilles Kepel, Sortir du chaos. Les crises en Méditerranée et au Moyen-Orient, Paris, Gallimard, 2018.
  • Luigi Lucheni, Mémoires de l’assassin de Sissi, Paris, Le Cherche Midi, 1998.
  • Richard Rechtman, « La violence de l’organisation État islamique est génocidaire », Le Monde, 26 novembre 2015.
  • Olivier Roy, Le Djihad et la Mort, Paris, Seuil, 2016.
  • Marc Sageman, Le Vrai Visage des terroristes. Psychologie et sociologie des acteurs du djihad, Paris, Denoël, 2005.
  • Daniel Zagury, L’Énigme des tueurs en série, Paris, Plon, 2008.
  • Daniel Zagury, « Devenir monstre, un destin de la perversité », in Laura Bossi (dir.), Crime et folie, Les entretiens de la Fondation des Treilles, Paris, Gallimard, « Les Cahiers de la NRF », 2011.
  • Daniel Zagury, La Barbarie des hommes ordinaires, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2018.
  • La Logique du massacre. Derniers écrits des tueurs de masse, Paris, Inculte, 2010.

Date de mise en ligne : 21/10/2019

https://doi.org/10.3917/lgh.061.0391

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