Couverture de LGH_054

Article de revue

L’aube de la Bibliothèque

Pages 149 à 152

Notes

  • [1]
    Du 23 novembre 2009 au 31 janvier 2010, la salle Labrouste de la Bibliothèque nationale de France a accueilli une exposition conçue et réalisée par Alain Fleischer : « Choses lues, choses vues ».
  • [2]
    Alain Fleischer, Le Dernier Tableau de Schiele, Paris, Huitième jour, 2008.

1Dès l’entrée, là où règne le plus implicite des silences, le moins jaloux des silences, s’entend la plus singulière des rumeurs. Celle-là seule qui ne blesse pas mortellement, ne ravage pas les temps, les esprits ou les corps. Une rumeur distillée, sans venin : lire alcoolise la nuit. Et sa voix, si ancienne et si inaudible, en sort dégrisée. Dédrapée. Laisse se lever vœux, rêves et insomnies saufs des strictes médisances. Ouvrant les écrans sur lesquels, depuis presque toujours, s’inscrivent et s’effacent les forces, veinées par les impatiences, de l’écriture. Soutenant entre les pierres et les terres mortes, comme des crithmes, l’effort d’une première érudition, la mise au jour d’une très vieille lacune que bourre l’intelligence, émèche la passion sidérante des images, bouleverse la peur d’une peau que l’on troue sans un cri.

2En ce lieu qu’il aura fallu évider, filtrant une sourde immensité, pour que le jeu de l’écriture s’offre à la chance d’une pensée, on tient d’abord les livres à distance : on sait et s’accorde sur le point qu’il convient de les faire venir (avant même de les commander). L’écrit est suspensif. Il n’apparaît qu’en son heure, quand les corps lissent leur temps et laissent jouer un libre consentement. Corps de lecteurs, attentifs au lieu, auxquels les lieux portent attention. Alain Fleischer en a comme amarré les encres dérivantes : il nous convie à entrer dans un port dégagé de toute angoisse (qu’il s’agisse de celle créée par une arrivée ou de celle suscitée par un départ), que ni l’océan ni la ville n’enserrent, et dont on ne franchira pas le seuil car il est lui-même traversé par des fonds et sacrés et profanes.

3Ouverture au vivant (celui qui se dépare de toute fin décidée), loin de toute scène, plus discrète et immédiate que toute mise en scène – différant celle d’un opéra ou d’une cérémonie, fût-elle secrète ou officielle (officiante). Elle se pose à livre ouvert, exempte de toute puissance démoniaque ou sélective, de toute forme socratique, de toute connaissance châtiée : elle linge l’espace et longe des fils invisibles, conjurant l’ivresse du dernier sens. Entre rangées et travées, sièges et corps penchés, l’œil sonde ce qui demeure inarchivé.

4La Bibliothèque laisse passer, peut-être transparaître, ce que son architecture ne peut ni sceller ni même couvrir : un espace où l’on ne juge de rien et d’où l’on s’absente sans arrière-pensée – sa veille ne semble répondre qu’au rayon des âges. La nuit ne tombe plus, le jour ne se lève plus : lit de la lecture défait, fait pour découcher. L’écriture dénappe les tables suivant ses propres lois (souvent insignes), les mots s’assemblent et se fêlent ; elle n’entre pas en mémoire, elle bleuit et fracture, sans blesser, les angles morts de l’espace.

5Sous la rumeur, remontant d’une rue morte, oubliée de la ville, depuis longtemps détruite et noire, circonstruite ou circonscrite par une allée et une avenue, des voix reprennent la phrase brutalement tue de l’amnésique, de l’écrivain pour qui chaque mot était une idée à perdre, une image de trop à refouler, une indécence à éconduire. Voix qui tentent de ne plus être saoules, de ne plus répondre du sale boulot, de conjurer la fausse innocence, la légèreté meurtrière, les louches appositions. Personne pour se mettre au service de la dernière des presses. On lit pour ne rien concéder au délire. Juste pour rappeler qu’il existe un « cri de l’intellect » (Artaud), qui demande de l’espace et, dans l’espace, la possibilité d’une raison ouverte, d’un étrange mot oral rassemblant sous sa coupe tous les traits d’un inaliénable étonnement. Le souffle, quand il manque, en retient le caractère invisible et inespéré (la lettre errante), l’œil en reçoit, avant la fin, la charge sidérale – et il en témoigne sans douter… L’œil laisse battre en lui la lettre inhérente, s’en fait le codicille.

6L’œil, ce premier illettré, laisse se porter la lettre vers sa tâche d’aveugle, percevant sans le craindre la pointe qui, en elle, cherche à percer les moindres membranes. « Pointe à l’œil », est le titre d’une sculpture de Giacometti, où se donne à voir l’extrême intervalle qui sépare l’œil voyant de l’œil crevé. Alain Fleischer, sous cette voûte d’espace qu’est la Bibliothèque, donne à voir, au-delà de toute mesure, l’évasement qui sépare l’œil quand il se tient à la lettre près. Ou, pour tenter de le croire autrement : là où la lettre semble mourir d’elle-même, l’œil témoigne de son impossible disparition et dresse un écran de tain pour en susciter la réapparition, aussi improbable qu’absolument neuve. (L’UNE ET L’AUTRE PASSENT SUR ET ENTRE TOUS LES ÉCRANS : ET L’ON VEUT FAIRE CROIRE QUE LEUR ALLIANCE EST AVEUGLE – de l’ordre du haut mal et sans famille, alors qu’elle n’est, très étrangement, qu’altière).

7Or, l’une des sensations les plus troublantes créée par Alain Fleischer, révélée par sa conscience des temps, repose, presque sereinement, sur cette première et ineffaçable impression (qui ne se laisse ni imprimer ni surimprimer ni supprimer…) : la Bibliothèque est ce lieu où l’enfer ne brûle plus ce qu’on lui livre, où le paradis ne brûle plus ce qui est condamné à l’enfer, où rien n’est mal vu ou mal dit, où tout incessamment est confié au souci qu’une lettre a du corps de la lettre. La langue de l’enfant goûte le miel de la lettre sous les yeux et la bienveillance du père ou du grand-père, là sur le verre transparent, comme la première saveur du monde. L’enfant fait là ses premiers pas, guidé par un savetier occupé dès l’aube par la pensée d’éveiller et de veiller sur tous les sens – passeur de tous les orients. Savetier salvateur des choses et des mots qu’il faut savoir rendre à jamais existants dans l’absolu, juste sur ses côtés, sur sa surface, hors de ses vitres, pesées et vitrifications. Dans les allées du savoir, des lieux qu’il ne saurait occuper, là où toute venue naît d’une tombée des eaux et des voiles, suspendue là, au milieu des livres, comme une lumière de sel.

8Sourde et lumineuse apparition : là, au cœur de la grande salle, d’où la mer s’est retirée, emportant dans son retrait les manuscrits sur lesquels il lui faut veiller, du point le plus profond, dans ces ultimes replis où l’engloutissement des corps, des trésors, des voix et des textes de bord préserve encore du feu central, resurgissent, cristallins, des fragments, des ancres d’écrans, belles comme d’étranges bouées de sauvetage, flottant, scintillant comme des textes-seiches, issus de l’on ne sait quelle invocation de Baudelaire, Hugo ou Lautréamont… ou encore Melville, Poe ou Conrad… Textes conjurant cette damnation minérale qui voue le désir au tassement d’un monstrueux livre des sables, à la fixe présence d’une tête-morte de méduse, au chant de sirènes mortelles comme des algues noires.

9Des têtes bougent sous ces lieux, sous ces rues et ces humeurs de mer, voix de tête et têtes de lecture, têtes douces d’entêtés qu’on n’ensevelit pas car elles cherchent l’image à livre ouvert, sans se casser la tête, sans tenir compte de la voix cassante (celle qui brise le corps de Cassandre), pressentant que l’un d’entre eux, l’une d’entre elles, a témoigné et fait ce qui était à faire :

10

[…] tête basse les bêtes savent bleu et blanc du ciel matin d’avril sous la boue c’est fini c’est fait ça s’éteint la scène reste vide quelques bêtes puis s’éteint plus de bleu je reste là là-bas à droite dans la boue la main s’ouvre et se referme ça aide qu’elle s’en aille je me rends compte que je souris encore ce n’est plus la peine depuis longtemps ce n’est plus la peine la langue ressort va dans la boue je reste comme ça plus soif la langue rentre la bouche se referme elle doit faire une ligne droite à présent c’est fait j’ai fait l’image.
(Beckett)

11Que la Grande Bibliothèque fasse l’image ! Seule à en avoir la puissance, avec son grand corps désarçonné. Qu’elle protège sa venue de tout son être comme âtre, somme et moire. Une attente infinie repose sous cette voûte, cryptée, parfois déchiffrée, parfois exposée au plus brutal des dénis. D’où cet écran de veille dressé drapé dans l’espace pour que jamais le hors-champ n’ait raison de la langue, de l’image et des corps qui les façonnent, les désarçonnent, pour les sortir de la boue. Droiture de l’aube après la dernière ligne droite : la Bibliothèque est l’aubier des langues. Alain Fleischer se souvient que leur lecture, en ce qu’elle a d’intraduite (d’infoutue), est comme l’impératif muet des écritures à venir. Il ne cesse de tracer la voie d’une patience sans âge où le battement des temps se laisse entendre et voir entre « le mémorable et l’imprévisible », titre qu’il a donné au premier chapitre de son livre sur Schiele, Le Dernier Tableau de Schiele[2].

Notes

  • [1]
    Du 23 novembre 2009 au 31 janvier 2010, la salle Labrouste de la Bibliothèque nationale de France a accueilli une exposition conçue et réalisée par Alain Fleischer : « Choses lues, choses vues ».
  • [2]
    Alain Fleischer, Le Dernier Tableau de Schiele, Paris, Huitième jour, 2008.
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