Couverture de LGH_052

Article de revue

Écrire l’histoire de ses proches

Pages 35 à 59

Notes

  • [1]
    Paru en 2012 au Seuil, dans la collection « La Librairie du xxie siècle ».
  • [2]
    Cette expérience a été tentée par Edgar Morin, Vidal et les siens, Paris, Éd. du Seuil, 1989 ; Benjamin Stora, Les Trois Exils. Juifs d’Algérie, Paris, Hachette littératures, 2008 ; et Martine Sonnet, Atelier 62, Cognac, Le Temps qu’il fait, 2008.
  • [3]
    Voir Alain Corbin, Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot. Sur les traces d’un inconnu, 1798-1876, Paris, Flammarion, 1998 ; et, pour la persécution des Juifs, Götz Aly, Im Tunnel. Das kurze Leben der Marion Samuel, 1931-1943, Francfort, S. Fisher Verlag, 2004.
  • [4]
    C’est ce qu’ont fait Alain Dewerpe pour sa mère, tuée en 1962 au métro Charonne (Charonne, 8 février 1962. Anthropologie historique d’un massacre d’État, Paris, Gallimard, 2006), et Daniel Mendelsohn pour la famille de son grand-oncle, disparue dans la Shoah (Les Disparus, Paris, Flammarion, 2007).
  • [5]
    Ivan Jablonka, « Le livre : son passé, son avenir. Entretien avec Roger Chartier », La Vie des idées, 29 septembre 2008, consultable à l’adresse http://www.laviedesidees.fr/Le-livre-son-passe-son-avenir.html. La phrase de Darnton est tirée de son article « The Library in the New Age », The New York Review of Books, vol. 55, n° 10, 12 juin 2008.
  • [6]
    Henri-Irénée Marrou, De la connaissance historique, Paris, Éd. du Seuil, 1954, p. 53.
  • [7]
    Bourdieu assume le fait que plusieurs de ses champs d’étude – le village de son enfance et les paysans du Béarn, le monde universitaire et l’homo academicus – lui « ont permis d’explorer, en observateur objectiviste, certaines des régions les plus obscures de [sa] subjectivité » ; mais il préfère nettement, au moi « haïssable », le « moi impersonnel », celui que nous avons en commun avec tous ceux qui sont le produit des mêmes conditions sociales que nous (Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Éd. du Seuil, 1997, p. 12-13 et p. 44).
  • [8]
    Giorgio Vasari, Vies des artistes (Vies des plus excellents peintres, sculpteurs et architectes), Paris, Grasset, coll. « Les cahiers rouges », 2007 (1550-1568), notamment « Michel-Ange », p. 346-438 (citation p. 348).
  • [9]
    Christophe Prochasson, « Les jeux du “je”. Aperçus sur la subjectivité de l’historien », Sociétés et représentations, n° 13, avril 2002, p. 207-226.
  • [10]
    Antoine Prost, Douze Leçons sur l’histoire, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Points », 1996, p. 96.
  • [11]
    Sur Seignobos « entre science et politique », voir Christophe Charle, Paris fin de siècle. Culture et politique, Paris, Éd. du Seuil, coll. « L’Univers historique », 1998, p. 125 sq.
  • [12]
    Saul Friedländer, Les Années d’extermination. L’Allemagne nazie et les Juifs, 1939-1945, Paris, Éd. du Seuil, 2008 ; et Saul Friedländer, Quand vient le souvenir…, Paris, Éd. du Seuil, 1978.
  • [13]
    Pierre Nora (dir.), Essais d’ego-histoire. Maurice Agulhon, Pierre Chaunu, Georges Duby, Raoul Girardet, Jacques Le Goff, Michelle Perrot, René Rémond, Paris, Gallimard, 1987, p. 5-6. Pour une expérience proche, voir Laura Lee Downs, Stéphane Gerson (dir.), Pourquoi la France ? Des historiens américains racontent leur passion pour l’Hexagone, Paris, Éd. du Seuil, coll. « L’Univers historique », 2007.
  • [14]
    Par exemple, Alain Corbin, Historien du sensible, Paris, La Découverte, 2000 ; Pierre Vidal-Naquet, Le Choix de l’histoire. Pourquoi et comment je suis devenu historien, Paris, Arléa, 2003 ; Gérard Noiriel, Penser avec, penser contre. Itinéraire d’un historien, Paris, Belin, 2003 ; Natalie Zemon Davis, L’Histoire tout feu tout flamme, Paris, Albin Michel, 2004 ; Éric Hobsbawm, Franc-tireur. Autobiographie, Paris, Hachette littératures, 2007.
  • [15]
    Fernand Braudel, L’Identité de la France, vol. 1, Espace et Histoire, Paris, Arthaud-Flammarion, 1986, p. 9.
  • [16]
    Michel Winock, La République se meurt. Chronique, 1956-1958, Paris, Éd. du Seuil, 1978.
  • [17]
    Alain Dewerpe, Charonne…, op. cit., p. 19.
  • [18]
    Ibid., p. 456, p. 589-593 et p. 645.
  • [19]
    Gérard Noiriel, Sur la « crise » de l’histoire, Paris, Belin, 1996, chap. 3 (« Le retour de l’auteur »).
  • [20]
    Wilhelm Dilthey, Le Monde de l’esprit, Paris, Aubier, 1947, p. 150.
  • [21]
    Voir Sylvie Mesure, Dilthey et la fondation des sciences historiques, Paris, PUF, 1990. Seignobos écrivait de son côté : « Nous ne pouvons imaginer des motifs [d’actes humains] que dans le cerveau d’un homme, sous la forme de représentations intérieures vagues, analogues à celles que nous avons de nos propres états intérieurs. […] Les faits imaginés par l’historien sont forcément subjectifs. » L’historien « suppose que les faits disparus (objets, actes, motifs), observés autrefois par les auteurs de documents, étaient semblables aux faits contemporains qu’il a vus lui-même et dont il a gardé le souvenir » (Charles-Victor Langlois, Charles Seignobos, Introduction aux études historiques, Paris, Hachette, 1898, p. 188-189).
  • [22]
    Henri-Irénée Marrou (Henri Davenson), Esprit, avril 1939 ; repris dans Henri-Irénée Marrou, « Tristesse de l’historien », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 45, janvier-mars 1995, p. 109-131.
  • [23]
    Paul Ricœur, Histoire et vérité, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Points Essais », 1955, p. 33-39.
  • [24]
    Henri-Irénée Marrou, « Tristesse de l’historien », art. cit. Il n’est pas toujours facile de démêler ce qui relève de la situation « personnelle » de l’historien et du temps auquel il appartient, puisque les luttes, les divisions, les transformations sociales infléchissent son travail. « Est-ce un hasard, écrit par exemple Michel de Certeau, si l’on passe de “l’histoire sociale” à “l’histoire économique” pendant l’entre-deux-guerres, autour de la grande crise économique de 1929, ou si l’histoire culturelle l’emporte au moment où s’impose partout, avec les loisirs et les mass media, l’importance sociale, économique et politique de la “culture” ? » (Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, coll. « Folio histoire », 1975, p. 90). On pourrait dire la même chose de la global history à l’heure de la mondialisation.
  • [25]
    Antoine Prost, Douze Leçons sur l’histoire, op. cit., p. 160.
  • [26]
    Jean-Pierre Vernant, La Traversée des frontières. Entre mythe et politique II, Paris, Éd. du Seuil, coll. « La Librairie du xxie siècle », 2004, préface et p. 19 sq.
  • [27]
    Henri-Irénée Marrou, De la connaissance historique, op. cit., p. 51.
  • [28]
    Ibid., p. 59.
  • [29]
    Francis Bradley, Les Présupposés de l’histoire critique, Paris, Les Belles Lettres, 1965 (1874), p. 154.
  • [30]
    Raymond Aron, Introduction à la philosophie de l’histoire. Essai sur les limites de l’objectivité historique, Paris, Gallimard, 1981 (1938), p. 111.
  • [31]
    James Darmesteter, Les Prophètes d’Israël (1892) ; cité par Émile Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1990 (1895), p. 33-34. Tout au long de sa vie, Durkheim est cependant resté fidèle aux rituels de son enfance juive à Épinal, qui maintiennent la cohésion du groupe ; solidarité, chaleur, entraide, respect des obligations sociales sont pour lui caractéristiques des « sociétés primitives » (voir Pierre Birnbaum, Géographie de l’espoir. L’exil, les Lumières, la désassimilation, Paris, Gallimard, 2004, notamment p. 106-107).
  • [32]
    Les sociologues anglo-saxons ne partagent pas les vues des durkheimiens, d’abord parce qu’ils se rattachent à une tradition empirique bien éloignée du scientisme rationaliste français, ensuite parce qu’ils pratiquent volontiers l’« observation participante » (l’expression apparaît à la fin des années 1930), considérée non seulement comme un instrument de travail, mais comme un atout. Emblématique de l’école de Chicago, l’étude d’Anderson sur les hobos, ces ouvriers itinérants, mi-vagabonds, mi-bohèmes, qui sillonnent le pays en s’embarquant sur les trains de marchandises, est largement autobiographique. Cependant, comme il le souligne lui-même, il y a une différence entre le hobo qui échappe à la misère en devenant apprenti sociologue et le sociologue professionnel qui descend « dans la fosse pour y jouer un rôle puis en remonter en ayant bien soin de brosser la poussière ». Cette nuance n’empêche pas Robert Park, au début des années 1920, de soutenir activement les recherches de son atypique élève (Voir Nels Anderson, « Autobiographie » (1961), in Le Hobo. Sociologie du sans-abri, Paris, Nathan, 1993 (1923, 2e éd. 1961), notamment p. 30 ; et Nels Anderson, The American Hobo. An Autobiography, Leiden, Brill, 1975). Voir également Richard Hoggart, 33 Newport Street. Autobiographie d’un intellectuel issu des classes populaires anglaises, Paris, Gallimard/Éd. du Seuil, 1991.
  • [33]
    Tina Jolas, Yvonne Verdier, Françoise Zonabend, « Parler famille », L’Homme, vol. 10, n° 3, 1970, p. 5-26.
  • [34]
    Sur les essais de biographie parentale sur fond de Seconde Guerre mondiale, voir par exemple Pierre Pachet, Autobiographie de mon père, Paris, Belin, 1987 ; et Jean-Claude Grumberg, Mon père, inventaire ; suivi de Une leçon de savoir-vivre, Paris, Éd. du Seuil, coll. « La Librairie du xxie siècle », 2003. Les enfants de collaborateurs se sont aussi prêtés à l’exercice dans des histoires plus ou moins romancées (Marie Chaix, Les Lauriers du lac de Constance. Chronique d’une collaboration, Paris, Éd. du Seuil, 1974 ; Frédéric Vitoux, L’Ami de mon père. Roman, Paris, Éd. du Seuil, 2000), des témoignages (Carlos Beauverd, Post-mortem. Lettre à un père fasciste, Paris, Phébus, 2003 ; Dominique Jamet, Notre après guerre. Comment notre père nous a tués, 1945-1954, Paris, Flammarion, 2003) ou des essais à visée historique (Dominique Fernandez, Ramon, Paris, Grasset, 2008 ; Alexandre Jardin, Des gens très bien, Paris, Grasset, 2010).
  • [35]
    Michel Winock, Jeanne et les siens. Récit, Paris, Éd. du Seuil, 2003.
  • [36]
    Benjamin Stora, Les Trois Exils…, op. cit., p. 16-18.
  • [37]
    Edgar Morin, Vidal et les siens, op. cit., p. 8-9 et p. 167. Dans un autre domaine, le sociologue Serge Dufoulon étudie l’univers de la voyance et du chamanisme en se fondant sur l’expérience de sa mère et de sa sœur qui, ayant émigré en Australie, y sont devenues voyantes (Serge Dufoulon, Femmes de parole. Ethnologie de la voyance, Paris, Métailié, 1997).
  • [38]
    Martine Sonnet, Atelier 62, op. cit., p. 9 et p. 53.
  • [39]
    Henri-Irénée Marrou, De la connaissance historique, op. cit., p. 89.
  • [40]
    Lloyd De Mause, Les Fondations de la psychohistoire, Paris, PUF, 1986, p. 30.
  • [41]
    Voir Dominique Viart, « Dis-moi qui te hante. Paradoxes du biographique », Revue des sciences humaines, n° 263, juillet-septembre 2001, p. 7-33 ; Roger Dadoun, « Qui biographie ? », in Francis Marmande, Éric Marty (dir.), Entretiens sur la biographie, Paris, Séguier, 2000, p. 43-64.
  • [42]
    Carlo Ginzburg, Un seul témoin, Paris, Bayard, Vacarme, 2007, p. 72.
  • [43]
    Alain Corbin, Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot…, op. cit., p. 9-10.
  • [44]
    Bossuet, Œuvres complètes, Besançon, Outhenin-Chalandre, vol. 3, 1836 (1731, posth.), p. 472.
  • [45]
    Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, Paris, Armand Colin, 1997 (1944), p. 51 et p. 64.
  • [46]
    Henri-Irénée Marrou, De la connaissance historique, op. cit., p. 248-250.
  • [47]
    Paul Ricœur, Histoire et vérité…, op. cit., p. 38.
  • [48]
    Arlette Farge, Michel Foucault, Le Désordre des familles. Lettres de cachet des archives de la Bastille au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard/Julliard, coll. « Archives », 1982, p. 352.
  • [49]
    Martine Sonnet, Atelier 62, op. cit., p. 9 et p. 215.
  • [50]
    Éphraïm Grenadou, Alain Prévost, Grenadou, paysan français, Paris, Éd. du Seuil, 1966 ; Pierre-Jakez Hélias, Le Cheval d’orgueil. Mémoires d’un Breton du pays bigouden, Paris, Plon, 1975 ; Serge Grafteaux, Mémé Santerre, Paris, Éd. du Jour, 1975.
  • [51]
    Antoine Prost, Les Anciens Combattants, 1914-1939, Paris, Gallimard/Julliard, 1977 ; Antoine Prost, Les Anciens Combattants et la société française, 1914-1939, Paris, Presses de la FNSP, 1977 ; ainsi que Jean-Norton Cru, Témoins. Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, Paris, Les Étincelles, 1929 (rééd. Presses universitaires de Nancy, 2006).
  • [52]
    Nels Anderson, Le Hobo…, op. cit., Paris, Nathan, 1993 (1923) ; et Studs Terkel, Hard Times. Histoires orales de la Grande Dépression, Paris, Amsterdam, 2009.
  • [53]
    James Agee, Walker Evans, Three Tenant Families. Let us Now Praise Famous Men, Boston, Houghton Mifflin Company, 1960.
  • [54]
    Voir, en français, Alf Lüdtke (dir.), Histoire du quotidien, Paris, Éd. de la Maison des sciences de l’homme, 1994.
  • [55]
    Philippe Artières, Rêves d’histoire. Pour une histoire de l’ordinaire, Paris, Les Prairies ordinaires, 2006, p. 11 ; Philippe Artières, Les Enseignes lumineuses, Paris, Bayard, 2010 ; et Georges Perec, Je me souviens, Paris, Hachette, 1978.
  • [56]
    Alain Corbin, Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot…, op. cit., p. 7-11. Cette plongée dans le vide et le silence marque aussi une différence cruciale entre le projet de Corbin et le mien. Car, d’une certaine manière, le pari de Corbin consiste à écrire un livre « sur rien », comme Flaubert, et à faire parler des archives muettes grâce à la seule force de la culture et de l’imaginaire de l’historien. Au contraire, les archives que j’ai trouvées au sujet de mes grands-parents sont pleines ; elles nous renseignent sur l’histoire la plus tragique du xxe siècle.
  • [57]
    Michel Foucault, « La vie des hommes infâmes », Dits et Écrits, vol. 3, Paris, Gallimard, 1994, p. 237-239.
  • [58]
    Daniel Mendelsohn, Les Disparus, op. cit. Voir également Edmund de Waal, The Hare With Amber Eyes. A Hidden Inheritance, Londres, Vintage Books, 2010.
  • [59]
    François Hartog, L’Histoire d’Homère à Augustin, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Points », 1999, p. 53.
  • [60]
    Charles Seignobos, La Méthode historique appliquée aux sciences sociales, Paris, Alcan, 1901, p. 4. Et Seignobos poursuit, un brin polémique : l’histoire « diffère donc radicalement de toutes les méthodes des autres sciences. Au lieu d’observer directement des faits, elle opère indirectement en raisonnant sur des documents. […] Sa méthode est une méthode indirecte, par raisonnement ». Voir également Antoine Prost, « Seignobos revisité », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 43, juillet-septembre 1994, p. 100-118.
  • [61]
    Carlo Ginzburg, « Traces. Racines d’un paradigme indiciaire » (1979), in Carlo Ginzburg, Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Paris, Flammarion, 1989, p. 139-180.
  • [62]
    Cité par Annette Wieviorka, Déportation et Génocide. Entre la mémoire et l’oubli, Paris, Plon, 1992, p. 412.

1Pendant plusieurs années, je me suis efforcé de reconstituer le parcours de deux inconnus – mari et femme –, des Juifs polonais communistes, émigrés en France à la fin des années 1930, arrêtés à Paris en 1943, déportés et assassinés à Auschwitz. Ces deux inconnus n’ont rien écrit (à part quelques lettres), rien publié. Mais ils ont laissé derrière eux un certain nombre de traces, dont beaucoup sont liées à la répression multiforme dont ils ont fait l’objet : procès pour activités communistes dans la Pologne de Pilsudski, dossiers à la Sûreté nationale du ministère de l’Intérieur français, emprisonnement en 1939 pour infraction à la législation sur les étrangers, arrestation et consignation au dépôt de la préfecture de police en février 1943, détention à Drancy, enfin déportation dans le convoi n° 49 du 2 mars 1943. Ces deux personnes sont mes grands-parents paternels, Matès et Idesa Jablonka.

2Cette recherche a donné naissance à un livre, Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus[1]. Je voudrais ici mettre au jour les fondements intellectuels et historiographiques de cet essai de biographie familiale. Il se situe au croisement de trois démarches qui, toutes, suscitent une interrogation méthodologique :

  • prendre sa famille comme objet d’étude, en parler en tant que chercheur et avec autant de rigueur que possible [2] ; – tenter d’écrire la biographie d’un inconnu [3] ;
  • mener une recherche-enquête contre l’oubli et le silence pour réparer l’injustice d’une vie brisée [4].

3Dans quelle mesure l’historien peut-il assumer sa part d’individualité, s’inscrire dans une lignée non pas intellectuelle, comme il est courant, mais biologique ? Mon travail est donc à la fois une expérience sur le changement d’échelles dans l’appréhension de la Shoah et une réflexion sur les exigences de distance et de réflexivité qui s’imposent à l’historien.

Le « je » de l’historien

4Un jour qu’interrogeant Roger Chartier pour La Vie des idées j’osai lui demander – encouragé par les propos de son collègue et ami Robert Darnton, selon qui il importe d’avoir la sensation physique du livre, depuis « la texture de son papier » jusqu’à son « odeur particulière » – quelle était sa manière d’aimer les livres, le grand historien du livre et de la lecture me répondit : « Le moi est haïssable, a dit quelqu’un quelque part. Par ailleurs, je pense que cette question est un piège, si l’on songe à ce que dit Bourdieu au sujet de l’illusion biographique. Ce type de questions suppose que l’on fasse une réponse dans laquelle, même inconsciemment, on construit une image de soi [5]. »

5Les scientistes de la fin du xixe siècle – Comte, Renan, Lacombe, Durkheim, Simiand – ont tenté de mettre en œuvre un idéal de neutralité savante : l’histoire et la sociologie doivent se calquer sur les sciences expérimentales afin de dégager des lois, et cette visée nomologique exige qu’on mette le moi entre parenthèses. L’équation des scientistes, raille Marrou, c’est « h = P + p », où l’histoire est définie comme le Passé, mais parasitée par le présent de l’historien, quantité qu’il faut faire tendre vers zéro. Par son apport personnel, l’historien risquerait de porter « atteinte à l’intégrité de la vérité, objective, de l’histoire », et c’est pourquoi il doit renoncer à toute expression de subjectivité et se réduire à n’être qu’un appareil enregistreur du passé [6]. Mais, au-delà de la pudeur personnelle, Roger Chartier souscrivait moins, je crois, à la tradition de la science « objective » qu’aux mises en garde des Pensées et du Bourdieu des Méditations pascaliennes : ce qui est haïssable, c’est moins l’individu en soi que le moi Narcisse, incapable du moindre recul, imbu, gorgé de lui-même jusqu’au ridicule. À cet égard, l’œuvre de Bourdieu, parce qu’elle met au jour les ressorts de nos goûts, actions, convictions les plus intimes, blesse le narcissisme humain et dissipe la fable de l’être unique ; et son Esquisse pour une auto-analyse tente de ne pas tomber dans des travers vigoureusement dénoncés [7].

6Or, si l’on regarde avec attention la manière dont les historiens pratiquent leur métier, on s’aperçoit que cette conception anti-subjective est assez minoritaire. Vasari, un des tout premiers historiens de l’art, ne cesse de faire part de ses opinions : non seulement il exprime l’admiration qu’il voue à ses confrères (il est peintre lui-même), mais il en a connu plusieurs personnellement, comme Michel-Ange et Titien, ce qui lui permet de rapporter leurs propos (« C’est pourquoi Michel-Ange, causant un jour avec Vasari, lui disait en plaisantant… »). Cette omniprésence de l’historien dans son œuvre n’interdit pas une approche que l’on pourrait qualifier de protoscientifique : citation de documents, inventaire raisonné des œuvres, discussion bibliographique, etc. [8] Dans son article sur « les jeux du “je” », Christophe Prochasson met au jour quatre configurations du « moi historien » depuis le xixe siècle : le « moi-histoire » de Michelet, où le livre fabrique son auteur tout comme celui-ci se projette dans ses pages brûlantes ; les combats, la force d’écriture, les modes d’intervention des pères des Annales ; la revendication du statut d’auteur chez les « nouveaux historiens », liée à la conviction, défendue par un Michel de Certeau, que le travail de l’historien dépend d’un système de références et repose sur une « philosophie » implicite ; le moment subjectiviste et mémoriel contemporain, avec ses stratégies d’auteur et ses expérimentations ludiques [9].

7Plus largement – et pour répondre à ceux qui s’efforcent de neutraliser leur moi –, il peut être intéressant de s’interroger sur le substrat autobiographique de toute recherche. Antoine Prost fait observer que, si les questions historiques sont socialement déterminées, elles sont aussi enracinées dans la personnalité de celui ou celle qui (se) les pose [10]. C’est Seignobos, anticlérical, dreyfusard de la première heure, pacifiste, membre de la Ligue des droits de l’homme, combattant de la justice et de l’humanité, qui se dédie à l’histoire politique contemporaine (son Histoire de France contemporaine, parue en 1922, va jusqu’à la fin de la guerre) [11] ; ce sont Annie Kriegel et François Furet, devenus historiens du communisme après avoir milité au PCF ; et l’on pourrait multiplier les exemples à l’envi. C’est avec passion que j’ai découvert l’enfance des maîtres, celle de Gérard Noiriel, enfant battu par un père alcoolique, dans Penser avec, penser contre, ou celle de Saul Friedländer, orphelin échoué dans un kibboutz après la guerre, dans Quand vient le souvenir… Ceci n’est point une vaine curiosité de lecteur. Il n’est pas indifférent, lorsqu’on pénètre dans la construction polyphonique des Années d’extermination, de savoir que Friedländer a eu, comme enfant caché et après la guerre, pas moins de cinq identités : Pavel avec ses parents, Paul et Paul-Henri auprès des sœurs, puis Shaul en Israël et enfin Saul, par compromis, entre Saül et Paul [12].

8Mais il y a aussi, à l’évidence, un effet de mode : depuis la fin des années 1970, les historiens ont moins de scrupules à s’interroger sur leur parcours, à préciser leurs influences, à dévoiler leur conception du métier, voire leurs états d’âme – c’est par exemple ce qu’on leur demande dans le cadre d’une HDR. Dans sa préface aux Essais d’ego-histoire qu’il a commandés à plusieurs historiens français (afin qu’ils se fassent « les historiens d’eux-mêmes »), Pierre Nora annonce la naissance d’« un genre nouveau, pour un nouvel âge de la conscience historique », au croisement de deux mouvements : « l’ébranlement des repères classiques de l’objectivité historique » et « l’investissement du présent par le regard historique » [13]. Certains avaient déjà tenté l’expérience, Michel Winock dans La République se meurt (1978) et Philippe Ariès dans Un historien du dimanche (1980), et d’autres par la suite se sont prêtés au jeu dans le cadre de mémoires ou de livres d’entretiens [14].

9Mais parler de soi, retracer son itinéraire, céder au plaisir autobiographique, fût-ce en historien (ou en sociologue), n’est pas la même chose que d’aborder, dans le cadre d’une étude savante, l’objet de son deuil, de son obsession ou de sa névrose. La preuve, c’est que bien souvent les ego-historiens précisent, comme pour s’excuser de leur audace, qu’ils ne laisseront pas leurs aveux, leur subjectivité, leur introspection, « contaminer » leurs travaux savants. C’est ainsi que l’homme-Méditerranée peut écrire à la fin de sa vie, avec une naïveté qui laisse coi : « Je le dis une fois pour toutes : j’aime la France avec la même passion, exigeante et compliquée, que Jules Michelet. […] Mais cette passion n’interviendra guère dans les pages de cet ouvrage [15]. » Au début de La République se meurt, Michel Winock prend soin de préciser qu’il n’écrit pas un livre d’histoire, car il est du devoir de l’historien de refuser l’entrée, « du mieux qu’il peut », au moi haïssable. Son livre est davantage une chronique, un point de vue partiel, borné à ses carnets d’étudiant de l’époque de Khrouchtchev et de la guerre d’Algérie [16]. Il y aurait donc, d’un côté, des livres « personnels » et, de l’autre, des livres « d’histoire ».

10Les chercheurs qui reconnaissent étudier un sujet dont ils sont émotionnellement proches franchissent un pas supplémentaire, car leur objet d’étude et leur subjectivité non seulement se rencontrent mais s’affichent – si l’on me permet l’expression – main dans la main. Le Charonne d’Alain Dewerpe est dédié, in memoriam, à sa mère : « Ce projet de piété filiale relève aussi de la commémoration savante. Si être le fils d’une martyre de Charonne ne donne aucune lucidité, il n’interdit pas de faire son métier d’historien[17] ». Çà et là, l’historien s’appuie sur des souvenirs personnels ou familiaux : quelques jours après le drame, la police fait enlever les bouquets devant le domicile de Fanny Dewerpe ; par la suite, elle fait desceller la plaque, jugée « injurieuse », apposée par la municipalité communiste d’Ivry en hommage à « Fanny Dewerpe, victime de la répression policière ». Une photo d’Alain Dewerpe, fils de la victime, paraît dans Le Nouveau Candide ; devenu adulte et engagé comme historien dans cette recherche, il formule deux demandes de dérogation, pour lesquelles il est chaque fois débouté [18].

11Le régime subjectiviste, qui a toujours existé chez les historiens, nolens volens, n’est donc pas la manifestation d’un « retour de l’auteur » et encore moins d’une « crise » de l’histoire [19]. On peut dénombrer trois degrés (conscients) dans l’engagement personnel de l’historien : les racines autobiographiques d’une étude, l’essai d’ego-histoire retraçant un itinéraire, l’auto-recherche qui consiste à se prendre soi-même comme objet d’étude. Mais avant de savoir s’il est bon d’exposer – et d’intégrer à la recherche – son intimité, il faut mettre au jour les aspects les plus intuitifs et involontaires de la subjectivité historienne.

L’introspection historienne

12« Nous expliquons la nature, nous comprenons la vie psychique », écrit Dilthey dans un texte classique [20]. La démarche interprétative des Geisteswissenschaften, par laquelle on appréhende l’intentionnalité des hommes, le sens dont ils investissent leurs actions, constitue le tout premier degré d’engagement de l’historien dans sa recherche. Empathie ne signifie pas ici commisération, attendrissement, mais plutôt capacité de penser « comme », de se mettre « à la place », de co-sentir. La compétence alors mise en œuvre est si évidente, le raisonnement si « naturel », comme dit Passeron, l’intuition si directement liée à notre expérience quotidienne, que le savant s’implique dans le processus de connaissance sans s’en apercevoir. Les faits ne grouillent pas sous le verre grossissant du microscope ; c’est l’historien qui les construit, les isole, les fait revivre en lui, leur prête sa pensée et sa chair, pour leur donner consistance et pour ainsi dire les goûter. Dès lors, la connaissance de l’histoire n’est pas séparable de l’historien en tant que sujet [21].

13La tradition herméneutique allemande, opposée au scientisme comtien ou durkheimien, n’a touché avant guerre que de rares intellectuels français. Tirant les conclusions des réflexions de Dilthey qu’il découvre grâce à la thèse de Raymond Aron, soutenue en 1938, Marrou écrit que « l’historien s’exprime lui-même et son univers dans le passé qu’il se choisit : c’est un homme en effet qui rencontre et cherche à comprendre d’autres hommes [22] ». Ricœur, lui, dénombre chez l’historien quatre traits de subjectivité : le « jugement d’importance », qui sélectionne les documents, les événements, les facteurs ; le schéma d’explication et de causalité ; la capacité de transfert des choses passées vers cet autre temps qu’est notre présent ; l’« effort de sympathie » pour nos frères humains du passé. « Ces dispositions subjectives sont des dimensions de l’objectivité historique elle-même », conclut fortement Ricœur ; mais c’est la victoire d’une bonne subjectivité sur une mauvaise, l’épanouissement du « moi de recherche » contre les épanchements d’un « moi pathétique » nourri de ressentiment, de dénigrement ou de passion [23].

14Plusieurs historiens ont signalé en quoi leur situation, leur engagement ou leurs expériences avaient déterminé les questions qu’ils posaient au passé ou, pour le dire avec les termes de Ricœur, comment leur « moi de recherche » avait fécondé leur travail. L’ego-histoire cède alors le pas à une démarche réflexive inscrite dans l’acte de recherche lui-même. « J’étais un intellectuel de l’après-guerre, atteint par la crise de la culture, écrit Marrou à la fin des années 1930 à propos de son travail sur saint Augustin, et je demandais à mon témoin une expérience de la décadence, un exemple de redressement culturel, un type de culture de transition. Toute ma recherche était par avance orientée : les questions que je posais à Augustin, et les idées qui me servaient à les poser (culture, crise, etc.) venaient de moi, et de notre temps [24]. » « Je n’aurais jamais vraiment compris la guerre de 1914, écrit en écho Antoine Prost, si je n’avais pas arpenté les djebels algériens à la recherche de fellaghas [25]. » Quant à Jean-Pierre Vernant, il établit un lien entre sa lecture de l’épopée homérique – la belle mort, l’outrage au cadavre, l’idéal héroïque, le véritable honneur au-delà des honneurs, la gloire impérissable – et son expérience de chef de la Résistance dans la région de Toulouse, à l’âge de vingt-six ans [26]. Dire que l’histoire est fille de son temps, que le passé est appréhendé à travers les enjeux du présent, que « l’histoire est inséparable de l’historien [27] » n’a aujourd’hui plus grand-chose de provocateur. Mais il faut en tirer toutes les conclusions : si j’exerce le « métier d’homme-historien [28] », dans quelle mesure vais-je aux archives en Juif-historien, en petit-fils-historien, comme Dewerpe travaille en fils-historien, Friedländer et Vidal-Naquet en orphelins-historiens, Prost et Vernant en soldats-historiens ?

15Avant de déterminer ce que nos problématiques doivent à la vie que nous vivons, il faut admettre que notre « moi de recherche » est partout présent, fût-ce silencieusement, et qu’il féconde chaque étape de l’opération historiographique. Tout historien met « du sien » dans sa recherche, même si l’usage de la première personne le met mal à l’aise. Ce régime de subjectivité ne paraissant pas niable, il semble que la grande distinction ne passe pas entre les historiens « objectifs » et les historiens « subjectifs », mais entre ceux qui nient leur part de subjectivité et ceux qui l’assument – ce qui ne signifie pas qu’on ait le loisir de s’affranchir des règles de la discipline pour sombrer dans les délires de l’autofiction. Comme l’écrit Bradley, « il n’y a pas d’histoire sans préjugé » ; c’est en ne l’ignorant pas qu’elle devient critique [29].

16Je n’ai cessé, quant à moi, d’assumer ma part de subjectivité en tant qu’historien, et ma dette à l’égard de la « philosophie critique de l’histoire » est grande. Comme le dit Raymond Aron, « la théorie précède l’histoire [30] », autrement dit la position de l’historien, consciente ou non, oriente par avance son travail : choix du sujet, questions posées, notions mises en œuvre, système de valeurs, etc. Mais il me semble que l’entrelacement entre objectivité et subjectivité, explication et compréhension, règles de la méthode et intuition, ne pose aucune limite à l’objectivité historique ; c’est précisément parce que l’opération historiographique est transparente, assumées les prémisses, explicités les défis, reconnus les échecs, que l’ensemble du protocole est scientifique. J’ai tenté, à la fin d’Enfants en exil, d’expliquer comment mon voyage à La Réunion m’avait fait comprendre, à rebours, le périple des petits déracinés et comment mon incapacité à obtenir les archives des « Réunionnais de la Creuse » à Guéret m’avait ouvert les yeux sur le fonctionnement de la migration tout entière. Comme dit Ricœur, c’est la « bonne » subjectivité qui, assumée et mise en lumière, fonde l’objectivité historique. Mon pari, dans la biographie de mes grands-parents, est nourri par la conviction que le « je » est la caution de la recherche la plus objective, et non son principe corrupteur. Double « je » en vérité : celui qui me lie personnellement à cette tragédie et celui qui narre l’enquête.

17Je parle donc de moi pour mieux parler des autres, pour que soit avouée la part de subjectivité et même d’arbitraire que comporte toute recherche. L’écriture-écran, qui escamote l’intégralité du processus de recherche, le choix en matière d’archives, d’explication causale, de style, de tempo narratif, mais aussi les hésitations du chercheur, son évolution, ses intuitions, ses incertitudes, ses revirements, ses abandons, voire ses erreurs, pour ne livrer qu’un résultat lisse et pelliculaire, est une fiction à laquelle je choisis de renoncer. Plutôt que de livrer au lecteur un produit fini, j’ai pris le parti de montrer tout le déroulement de l’opération. La recherche historique que je propose est livrée dans son entier – sculpture, burin et éclats –, dans la durée de son travail (comme on dit qu’une structure « travaille »), dans l’épaisseur de sa genèse, de sa réalisation et de son inachèvement, tant il est vrai que le résultat d’une recherche est inséparable non seulement du processus épistémologique qui y conduit, mais des difficultés méthodologiques qu’elle a soulevées et continue de soulever.

18Beaucoup a été dit sur la manière dont Durkheim, descendant de huit générations de rabbins, s’est détourné de la Wissenschaft des Judentums par croyance dans les vertus de l’assimilation républicaine ; et si l’on ajoute les réticences des Mauss, Lévy-Bruhl, Lévi-Strauss et Aron, on aura peut-être identifié l’une des raisons pour laquelle la sociologie française, contrairement à l’école de Chicago, s’est si peu intéressée à l’immigration et au judaïsme. Dans un passage célèbre des Règles de la méthode, après avoir affirmé qu’il fallait « écarter systématiquement toutes les prénotions », Durkheim cite avec mépris un passage des Prophètes d’Israël de Darmesteter, historien des religions : « Malheur au savant qui aborde les choses de Dieu sans avoir au fond de sa conscience, dans l’arrière-couche indestructible de son être, là où dort l’âme des ancêtres, un sanctuaire inconnu d’où s’élève par instants un parfum d’encens, une ligne de psaume, un cri douloureux ou triomphal qu’enfant il a jeté vers le ciel à la suite de ses frères et qui le remet en communion soudaine avec les prophètes d’autrefois ! » Et Durkheim de fustiger cette « doctrine mystique », cet « empirisme déguisé, négateur de toute science », cette « logomachie » sentimentale, ces états « troubles » que le savant doit évacuer pour laisser libre champ à la science [31]. La virulence de Durkheim ne laisse pas de surprendre [32].

19Puisque la subjectivité du chercheur (qu’elle soit inconsciente, intuitive, assumée ou raisonnée) irrigue nécessairement sa recherche, il me paraît important de mettre au jour la question vivante, vitale, viscérale, à laquelle il s’identifie et sans laquelle il ne ferait qu’un travail d’érudition. Il est nécessaire, pour des raisons scientifiques, de traduire en termes généraux, socialement appropriables, la question intime qui hante celui qui la pose ; et, en fin de parcours, l’élaboration d’un savoir vient soulager une obsession, panser une souffrance. Qui nierait qu’Alain Dewerpe, tout en faisant progresser la recherche – guerre d’Algérie, manifestations, police française, violence d’État, pouvoir gaullien –, a accompli sa propre catharsis ? Son livre n’en est d’ailleurs que plus fort. Je suis donc tenté d’ajouter, au « moi de recherche » et au « moi pathétique » distingués par Ricœur, un troisième moi, celui de l’« homme-historien ».

« Parler famille »

20Au cours de mes travaux et notamment lors de ma thèse sur les pupilles de l’Assistance publique, j’ai eu beaucoup l’occasion de « parler famille [33] ». Mais j’ai voulu aussi parler de ma famille. Bien sûr, on peut évoquer sa famille de plusieurs manières ; la plus courante correspond aux premiers degrés d’engagement du « moi-historien » que j’ai mentionnés. On l’a dit, toute recherche est un peu autobiographique, un peu ego-historique, et sans doute cette composante donne-t-elle à l’historien une compétence supplémentaire. Mais, encore une fois, étudier un sujet dont on est proche émotionnellement, familialement, socialement, politiquement, ou écrire une histoire dont on a été un acteur (même au plus modeste degré), ce n’est pas la même chose que d’élever les siens à la dignité d’objet d’histoire.

21De nombreux écrivains ont parlé de leur famille, et certains l’ont fait en quasi-sociologues, comme Proust, Jules Vallès ou Annie Ernaux. D’autres, sans maîtriser les règles de la discipline ni disposer d’un corpus d’archives suffisant, ont tenté de resituer l’action d’un père ou d’une mère dans une séquence – souvent tragique – du xxe siècle [34]. Inversement, des historiens ont évoqué en écrivains des figures tutélaires, comme Michel Winock dans Jeanne et les siens[35]. Mais il est rarissime que des chercheurs parlent de leur famille en tant que chercheurs. Il y a, dans ce choix, un parti pris qui semble contraire aux bonnes mœurs académiques : faute de goût, manifestation de vanité, mégalomanie ?

22Trois livres m’ont marqué à cet égard. Dans Les Trois Exils, Benjamin Stora évoque les traumatismes qui ont frappé les Juifs d’Algérie : le décret Crémieux qui les sépare des autres indigènes (les musulmans) et les engage dans la voie de l’assimilation républicaine ; l’abolition du décret Crémieux par Vichy en octobre 1940, préalable à leur exclusion de la communauté française ; le départ d’Algérie en 1962, après l’indépendance, et la douloureuse installation en métropole. Cette recherche est inséparable d’une interrogation personnelle et, sans doute, d’une souffrance. Car la famille de Stora est originaire de Khenchela dans les Aurès : « Khenchela est un lieu mystérieux de mon enfance où ma sœur allait chaque été, et moi jamais. » Devenu adulte, l’historien visite ce village proche et inconnu, où ses grands-parents tenaient un cinéma ; dans le vieux cimetière juif, il bute sur quelques colonnes brisées dans la broussaille. C’est alors qu’il décide de mener, à partir de l’histoire de sa famille, une recherche sur la composante juive de l’Algérie. De fait, chaque chapitre du livre s’ouvre par une photo de famille, prise en 1914, 1938 ou 1962, comme la toile de fond paisible d’un exil à venir [36].

23Dans Vidal et les siens, Edgar Morin ose une biographie de son père, un Juif séfarade né en 1894 à Salonique, dans l’Empire ottoman. Les sources de ce « récit historique » sont assez riches : les témoignages oraux sont croisés avec les archives personnelles de Vidal (cartes postales de son enfance à Salonique, lettres reçues ou envoyées, journal de captivité, documents personnels et familiaux). Ces sources sont un acquis : Edgar Morin en a hérité à la mort de son père et n’a donc pas eu à les chercher. Quant à ce qu’on pourrait appeler la bibliographie, elle est composée de l’Histoire des Israélites de Salonique en sept volumes de l’érudit Joseph Nehama, et d’ouvrages et articles au sujet des Judéo-Espagnols. Morin choisit de parler de lui-même à la troisième personne, pour ne pas « parasiter » le livre « en utilisant le “je” du narrateur-témoin » ; et, par souci de distance également, il parle de son père en utilisant son prénom. Mais, s’il retrace historiquement le parcours de Vidal, de Macédoine jusqu’en France, il brosse aussi le portrait d’un homme qu’il a connu et aimé, et pour cause. À la fin des années 1930, « quand son fils le mécontente ou s’obstine trop dans un désir qui le contrarie, Vidal s’effondre dans un fauteuil en poussant des soupirs énormes, fait bruyamment semblant d’expirer, et agonise jusqu’à ce que son fils en larmes se précipite dans ses bras en lui demandant pardon. Le fils une fois soumis, le père ressuscite [37]. »

24C’est avec les mêmes sources éparses, le même souci de recul et le même humour affectueux que Martine Sonnet, dans Atelier 62, évoque la mémoire de son père, un charron-forgeron originaire de Ceaucé (Orne), affecté à l’atelier « Forges et traitement » de la Régie Renault au début des années 1950 : « Le père est un marcheur qui n’a pas son pareil. […] Épuise son monde. Sème son monde. Me perd comme cela un dimanche, dans les couloirs du métro, station Porte de Saint-Cloud. » Comme chez Edgar Morin, le livre mêle reconstitution historique, notations d’amour et d’agacement filiaux, éléments de psychologie et observations sociologiques : rentrant à la maison avec sa paye, le père jette le petit paquet de billets sur la table de la salle à manger, « toujours du même grand geste » et sans rien dire ; c’est à la « patronne » d’en faire usage [38]. C’est ici que le propos dépasse la simple figure paternelle. Martine Sonnet rend hommage à toute une génération d’ouvriers, paysans devenus métallos à l’aube des Trente Glorieuses, gros costauds bientôt brisés par vingt ans de travail à la forge. Livre d’histoire, livre de sociologie, livre d’amour, on ne peut pas vraiment en décider.

25Mais une telle proximité entre le chercheur et son objet ne risque-t-elle pas de gâcher toute l’entreprise ? À cette objection, on peut répondre avec philosophie : tout historien finit par ressentir une forme d’attachement, par-delà la mort, avec « son » sujet, les princes, soldats, hommes d’église, paysans, ouvriers, militants, immigrés, enfants qu’il étudie. Notre moi est à la fois un point de référence et une zone de circulation : « Nous ne comprenons l’autre que par sa ressemblance à notre moi », dit Marrou avec des accents presque phénoménologiques [39]. Puisque l’histoire suppose attention, capacité d’écoute, connivence, communion avec l’autre, voire amitié, qu’est-ce qu’un lien de parenté y changera ? Mais cette réponse est peu satisfaisante, car elle esquive le fait que l’identification du chercheur à l’égard de son objet menace purement et simplement sa lucidité. Comme les dénégations de Durkheim sous prétexte de scientificité, la fraternité herméneutique peut se révéler un piège : ainsi De Mause, fondateur de la psychohistoire, professant que « c’est seulement en découvrant le Hitler qui est en nous que nous pouvons comprendre un homme comme Hitler [40] ». Par ailleurs, de nombreuses biographies sont des autobiographies déguisées, méthodes pour se saisir soi-même comme un autre [41]. Cette confusion s’est manifestée, de manière polémique, après la parution des Vérités inavouables de Jean Genet : la violence dont ont fait preuve les genetologues, défenseurs autoproclamés de l’écrivain, contre mes prétendues « attaques », révélait une désolante absence de recul : compagnons de route, protégés, admirateurs, exégètes, ils étaient incapables de parler de Genet autrement que comme d’un martyr ou d’un ami dont il faudrait défendre la réputation. Une frénésie de subjectivité tue la recherche en sciences sociales.

26Quels garde-fous dresser avant d’entreprendre l’histoire de ses proches ? Détachement, non, sans doute, c’est trop demander ; mais recul et discernement sont des ingrédients sine qua non. Pour être acceptable, l’affectivité en histoire ne requiert pas nécessairement des troisièmes personnes du singulier. En revanche, elle exige qu’on tourne le dos à l’apologie ou, dans mon cas, à la martyrologie. Vidal et les siens et Atelier 62 réussissent remarquablement à marier l’empathie et la distance, la tendresse et l’ironie, l’une fonctionnant comme le contrepoids de l’autre. Dans le même ordre d’idées, Carlo Ginzburg se penche avec une évidente sympathie sur Menocchio et les vies obscures des sorcières, étudiées à travers les archives de l’Inquisition ; mais, explique-t-il, il ne s’agit pas de « construire un panthéon des victimes », parce qu’alors l’histoire serait de l’idéologie [42]. C’est pour la même raison qu’Alain Corbin, désireux d’inverser « le travail des bulldozers aujourd’hui à l’œuvre dans les cimetières de campagne », fait, comme pour refroidir cet acte de foi mémoriel, le « choix aléatoire d’un atome social » dans les tables décennales de l’état civil de la fin du xviiie siècle : avec un Pinagot, « aucun parti pris de tendresse, voire d’empathie [43] ».

27Je suis donc parti, en historien, sur les traces des grands-parents que je n’ai pas eus. Puisque leur vie s’achève longtemps avant que la mienne ne commence, Matès et Idesa Jablonka sont autant mes proches que de parfaits étrangers. Ils sont bourrelier et couturière de shtetl, révolutionnaires du Yiddishland, persécutés pour ce qu’ils font et pour ce qu’ils sont ; je suis un historien parisien, diplômé, social-démocrate, presque un bourgeois. Pas plus que la position sociale, la langue ne nous rapproche. Pour comprendre les trois lettres en yiddish que nous possédons d’eux, pour lire le verdict en polonais du tribunal régional de Lublin, j’ai dû faire appel aux services de traducteurs : nous n’avons, mes grands-parents et moi, aucune langue en commun. Je pourrais donc affirmer, sans craindre le paradoxe, qu’entre eux et moi la distance est totale ; le gouffre social, politique, linguistique semble infranchissable.

28Mais cet éloignement ne garantit pas en soi une bonne intelligence des choses ; je m’en suis rendu compte en tentant de comprendre leur engagement, tant les questions naïvement anachroniques se pressaient dans mon esprit. Comment peut-on être stalinien en 1933 ? Ne peuvent-ils deviner l’horrible misère que provoque la collectivisation forcée ? Leurs banderoles réclament une « République soviétique de Pologne », mais ne savent-ils rien des crimes que Staline commet au même moment en Ukraine, où une famine organisée est en train de tuer entre trois et cinq millions de personnes ? Ces vaines questions, alors que deux générations se sont succédé, ne révèlent qu’une chose : l’étrangeté du passé. Le temps a fui, le bloc soviétique s’est effondré, les combats ont cessé, et je n’ai plus rien à voir avec mes grands-parents. Le moyen d’établir une passerelle, ce n’est pas de leur imposer mes sentiments, ma révolte de bon aloi ; c’est plutôt de tenter, en renonçant au confort du surplomb, de comprendre la logique de leurs choix. Le recul et la lucidité empêchent de privatiser l’histoire ; mais l’effort de compréhension est aussi un antidote contre l’anachronisme.

29Est-ce tout ? Non : je n’ai pas eu de grands-parents. À travers leur assassinat, notre famille est mutilée. Ils m’ont manqué et, plus encore, à mon père. Là est mon lien indissoluble avec le passé, un des fondements de mon judaïsme et de ma vocation d’historien. Comme Les Années d’extermination de Friedländer, comme Le Mémorial de Klarsfeld, comme le Charonne de Dewerpe et l’Atelier 62 de Sonnet, mon livre est une stèle de papier. Comme Darmesteter, j’entretiens en moi un « sanctuaire inconnu » où flotte le souvenir des disparus. Mais point d’offrandes, point d’oraisons dévotes. Le seul hommage que je leur rendrai, c’est la vérité de leur vie et de leur mort. Plus que l’issue tragique, c’est le parcours qui m’intéressera, et notre douleur inconsolable n’aura d’autre expression que la volonté de savoir. Mon enquête, aussi vitale qu’elle me soit, fera comprendre, non revivre. Elle sera impavide et réflexive, comme une souffrance apurée. Animé d’un feu intérieur, accumulant obsessionnellement les archives pour combler la béance du passé, je livrerai une analyse au scalpel, refusant de glorifier leur enthousiasme, leur sacrifice ou leur désespoir, et risquant d’autant moins l’identification que je ne me reconnais pas en eux. Ma recherche tiendra autant du portrait de famille que de l’« hétérologie ». J’écrirai leur histoire avec mon entendement et ma sensibilité, sans les dresser l’un contre l’autre comme voudrait Durkheim. J’arrangerai mon sanctuaire selon les règles de la méthode.

La vie des inconnus

30Ce genre de biographie, appuyé sur un comparatisme de type socio-historique, communique avec l’histoire sociale ; car – et c’est une donnée fondamentale – mes grands-parents sont n’importe qui. Ils ne sont pas célèbres, ils n’ont pas changé le cours de l’histoire, ils n’ont rien publié, rien dit ou fait de mémorable. Ils ont été emportés par les tragédies du xxe siècle. Ils n’ont été qu’un maillon dans la grande chaîne du vivant et leur souvenir est déjà effacé. Ce sont des anonymes, des gens sans importance, des fétus de paille. Leur vie est le contraire du weltgeschichtlich, l’événement qui compte dans l’histoire universelle – rois, guerres, empires, révolutions, mouvements d’idées, grandes entités collectives que les historiens ont privilégiés de Thucydide à Braudel. Leur biographie est l’envers des Vies parallèles de Plutarque, de La Légende dorée, des Vies de Vasari.

31Pourquoi s’intéresser à ce commun des mortels, à leurs petits faits et gestes, à leur banalité, à leur insignifiance, à « tout cet attirail de la vanité », comme dit Bossuet dans le Traité de la concupiscence[44] ? Je répondrai, comme tant d’historiens avant moi, que la rencontre m’instruit et m’émeut. Ce sentiment de rencontrer une autre et identique humanité étreint aussi bien Gabriel Monod en 1876 que Marc Bloch pendant la Seconde Guerre mondiale : l’objet de l’histoire, « ce sont les hommes », et nous autres historiens aimons voir « vivre des hommes [45] ». Quelques années plus tard, Marrou écrira que l’histoire, expérience « vicariale », donne « une leçon d’humanité [46] ». Hommes-historiens, historiens parce que hommes, nous n’avons de cesse de « rencontrer un autrui de jadis [47] ».

32Il y a une émotion supplémentaire à retrouver les oubliés, ceux dont il ne reste plus rien, parce qu’alors la rencontre semble purement de notre fait, alors que l’œuvre de Molière ou le legs de Napoléon semblent « venir » à nous. Je ne crois pas aux fantasmes micheletiens de résurrection des morts, à la deuxième vie accordée par la grâce du Dieu-historien ; mais j’ai été transporté, comme d’autres, par le sentiment du face-à-face par-delà les siècles, par la magie de la rencontre d’outre-tombe – rencontre unilatérale, hélas, et dialogue impossible. Michel Foucault et Arlette Farge nous font partager leur fascination pour ces archives, lettre de cachet, supplique, placet, qui font revivre les querelles de famille, les scandales de quartier, les conflits économiques, passions du menu peuple, choc des caractères, jalousie de la belle-mère, colère du rôtisseur, cupidité du perruquier, vagabondage des agités, insultes, cris, menaces. Dans les lettres de cachet, de pauvres gens, gueux ou médiocres, « se drapent, prennent des postures, font retentir des éclats de voix et des grandiloquences qui leur paraissent nécessaires pour que la toute-puissance jette sur eux un regard. Ils font penser à de pauvres bateleurs qui s’affublent de quelques oripeaux autrefois somptueux pour jouer devant un public de riches qui se moquent d’eux. À ceci près qu’ils jouent leur propre vie et devant des puissants qui peuvent en décider [48] ».

33Je crois que Michel Foucault a ressenti une espèce d’affection pour les pupilles de Mettray et pour Pierre Rivière, malgré l’horreur de son crime, comme Carlo Ginzburg devant les élucubrations de Menocchio, comme Jacques Rancière exhumant les projets de typographes du premier xixe siècle, comme Arlette Farge faisant entendre la « parole singulière » qui résonne dans les « bracelets de parchemin », ces documents retrouvés sur les indigents morts. Le détour par le passé, dépaysement, sortie de soi, s’enrichit alors d’une espèce d’émerveillement qui tient au mélange du très proche et du très loin, par lequel l’altérité se résout en ressemblance. Ces êtres qui vivaient il y a si longtemps, qui ne sont même plus une poussière d’os, à peine une ligne sur un registre, des lettres dorées sur un monument, ces hommes étaient comme nous ; leurs enthousiasmes, leurs déceptions, leurs colères, leurs espoirs, leurs cauchemars étaient de la même étoffe que les nôtres ; ce bourrelier et cette couturière assassinés à la fleur de l’âge, dont les cendres ont été jetées à la rivière, ont vécu, ri et mangé, chanté et dormi, conçu et pleuré. Je suis, nous sommes le produit de cet échantillon d’humanité.

34Ces voix se sont éteintes, étouffées dans l’anonymat de la métropole du xviiie siècle ou de la chambre à gaz du xxe siècle ; mais, avant même qu’on parle de Shoah, le néant où s’abîment ces oubliés provient du fait qu’ils ont vécu dans l’obscurité, qu’ils ne maîtrisaient pas l’écrit et que, s’ils étaient les porte-parole d’une cause, ils ne parlaient pas assez fort. C’est la raison pour laquelle l’humanisme historien, qui consiste à aller à la rencontre d’un « autrui de jadis », a quelque chose de militant. Le Michelet du Peuple et de La Sorcière, le Jaurès de L’Histoire socialiste de la Révolution, le Foucault de La Folie, le Rancière des Révoltes logiques luttent, chacun à sa manière, contre la marginalisation de la parole populaire et tentent de « faire du bruit » avec la voix de ceux qui n’ont pas eu la chance de pouvoir parler ou d’être entendus (d’où les critiques de Rancière à l’égard de Bourdieu, auquel il reproche de dénier toute liberté de pensée, toute capacité de poésie aux dominés). Après eux, d’autres historiens se sont efforcés de redonner une place aux engloutis qui n’en ont eue, ni vivants, dans la société de leur temps, ni morts, dans l’histoire de leur pays. Le projet de Martine Sonnet est inséparable, je crois, de cette visée de justice. Son livre s’ouvre sur l’évocation des modestes sandales « sans-gênes » taille 44 que son père affectionnait. Un beau jour, elles ont disparu des éventaires : on a tout simplement cessé de les fabriquer. Fidèle à ses habitudes, le père entre dans une boutique pour en acheter. Étonnement des vendeuses, haussement d’épaules, comme si ce modèle n’avait jamais existé. Après une vie entière à travailler aux champs ou à la forge, à surmener des mains blessées, un corps malade, éreinté, brisé, bientôt mis au rancart, la nécrologie du père paraît, aussi humble que sa vie, dans un numéro du Publicateur libre d’août 1986 : « M. Armand Sonnet laissera à tous le souvenir d’un homme discret, courageux, serviable et généreux [49]. »

35Peut-on reprocher à cette historiographie son côté « années 1970 » ? Il est vrai que cette décennie s’est engouée pour les fous, les bagnards, les galériens, les hérétiques et autres sorcières et que les récits de vie, depuis le précurseur Grenadou (1966) jusqu’au Cheval d’orgueil (1975) et à Mémé Santerre (1975) [50], ont redonné leur dignité aux petits, témoins du monde d’hier. Mais le foucaldisme, la microstoria et les enquêtes ethnographiques ne détiennent aucun monopole. Dans sa thèse sur les anciens combattants, soutenue en 1975, Antoine Prost a fait œuvre pionnière en recueillant la parole des simples soldats, à une époque où les survivants étaient encore nombreux et les archives à peine ouvertes ; dans cet intérêt pour les sans-grade (à proprement parler) qui ont vu de leurs propres yeux, il avait été précédé par le professeur de lettres Jean-Norton Cru, dont le Témoins (1929) recense et commente des centaines de récits publiés par des inconnus [51]. Dès la fin du xixe siècle, de nombreux chercheurs, tout particulièrement aux États-Unis, ont cherché à mettre en valeur l’expérience des exclus. Immigrants et vagabonds, portiers de nuit et employés noirs des wagons-lits sont les héros anonymes des monographies de l’école de Chicago, par exemple Le Hobo de Nels Anderson ou Hard Times de Studs Terkel [52]. Les Urban Area Projects font de la grande cité du Nord-Est un terrain d’observation pour toutes les pathologies urbaines, marginalité, ségrégation, déracinement, déviance, etc. ; mais le Sud rural misérable a aussi attiré les sociologues, par exemple James Agee [53] (tout comme, dans un autre domaine, les boutiquiers du shtetl rural habitent les enquêtes d’un Isaac-Leyb Peretz et d’un Shalom Anski au tournant du siècle, les photos d’un Roman Vishniac dans les années 1930). Le geste ethnographique de recueillir des témoignages n’est pas séparable de la volonté de réhabiliter des destins ignorés, des expériences méprisées, des langues en déshérence. Les déracinés que l’enquêteur croise sur son chemin ne sont pas seulement des va-nu-pieds, des displaced persons, des tire-au-flanc, des racailles ; ce sont aussi des humiliés en attente d’une oreille amie.

36L’Alltagsgeschichte n’est pas sans points communs avec ces courants (et on lui a reproché, comme à eux, son manque de recul, sa partialité, etc.). Elle est sensible à la fabrique de la vie quotidienne (depuis le travail en usine jusqu’aux déjeuners familiaux en milieu prolétaire), à la richesse de la culture matérielle, aux phénomènes de répétition et de reproduction symbolique, aux formes d’appropriation, au déploiement d’ingéniosité créative, à l’usage de rationalités alternatives, et le travail de Lüdtke sur le nazisme montre également que la pratique quotidienne des individus (tout particulièrement des ouvriers) est influencée par l’oppression qu’ils subissent [54]. Dans Rêves d’histoire et Les Enseignes lumineuses, Philippe Artières esquisse une histoire de l’« infra-ordinaire » : vies ratées ou vécues sans gloire, ambitions déçues, espérances brisées, mais aussi faire-part de naissance et discours de retraite, ceintures, routes, déviations, néons, microdispositifs d’écriture, éclats de réel si insignifiants et éphémères qu’on n’y prête jamais attention, comme tout ce fatras d’objets et de réclames où se mire avec nostalgie une enfance populaire dans Je me souviens de Perec [55].

37Mais redonner la parole au peuple, retrouver les objets banals et les pratiques oubliées, saisir le décousu, le filandreux, le sans importance n’est pas chose aisée. Quand elles ne sont pas lacunaires, les archives sont trop larges, trop vagues, trop générales. Pour débusquer l’ordinaire, il faut souvent utiliser des documents produits à l’occasion d’un événement sortant de l’ordinaire. Dans les dossiers des enfants de l’Assistance publique, les « belles » pièces, celles qui ouvrent brusquement sur les pratiques quotidiennes d’un monde disparu, sont souvent les témoins d’un drame. Mais le procès-verbal est bientôt terminé et nous n’en saurons pas plus. Un bref coup de projecteur, et l’obscurité retombe. Lorsqu’à sa majorité l’enfant sort de tutelle, l’Assistance publique le perd de vue. Naguère confiné dans une agence de placement, surveillé dans ses fréquentations et ses moindres dépenses, soumis à des incitations morales et financières, l’ancien pupille est maintenant livré à lui-même. Bien que son dossier ne soit pas officiellement clos, l’Assistance publique n’a plus aucun pouvoir sur lui. Comment savoir ce que deviennent les majeurs ? Bien souvent, c’est à leur instigation que leur dossier se prolonge : sollicitation de secours, demande de renseignements sur l’identité de leurs parents, sur leurs droits à la retraite, etc.

38C’est ici que la tentation biographique vient chatouiller l’historien du social : est-il possible de suivre pas à pas, année après année, jusqu’à la mort, ces enfants, femmes et hommes anonymes qui composent l’essentiel de l’humanité ? Lesquels parmi eux ont réussi à laisser une trace dans ce grand anéantissement collectif qu’est l’histoire ? N’est pas Menocchio, Pierre Rivière, Norbert Truquin ou Pierre-Jakez Hélias qui veut, et tout le monde n’a pas eu, au cours de sa vie, les honneurs d’un procès-verbal, d’un rapport d’enquête, d’un procès ou de quelque autre forme de curiosité bureaucratique. Alain Corbin est un des seuls historiens à avoir tenté cette expérience radicale : écrire la biographie d’un inconnu, mener de bout en bout une « recherche sur l’atonie d’une existence ordinaire ». Le fait que Pinagot, le sabotier indigent d’Origny-le-Butin, soit analphabète, qu’il n’ait été mêlé à aucune affaire, qu’il n’ait subi aucune surveillance et qu’il ait après sa mort « sombré dans un oubli total » fixe à l’entreprise des modalités redoutables : Corbin s’efforce de « prendre appui sur le vide et sur le silence afin d’approcher un Jean Valjean qui n’aurait jamais volé de pain [56] ». C’est le même pari que fait Götz Aly dans Im Tunnel, en écrivant la biographie de la petite Marion Samuel, assassinée dans une chambre à gaz d’Auschwitz en 1943 à l’âge de douze ans.

39On peut donc trouver de multiples intérêts à ces biographies d’inconnus : rencontre d’autrui par-delà la mort, démocratie par le bas, réappropriation d’une parole confisquée par les puissants, lutte contre l’oubli, renouvellement de l’histoire sociale grâce à l’infra-ordinaire et au non-événementiel. Mais l’exercice a ses limites : le désir de Foucault de réhabiliter les « hommes infâmes [57] » a fini par déboucher dans une nouvelle tradition de « vies illustres » (témoin la routine des contre-vérités au sujet de Genet, enfant martyr, damné de la société bourgeoise, rebelle planétaire, etc.) ; l’esthétique du détail, les « biographèmes » à la Roland Barthes, l’historiographie du minuscule remplacent la démonstration et servent d’alibi à la myopie ; le face-à-face entre l’historien et les disparus est exaltant mais trompeur, tant la relation est inégale et le décalage gros d’anachronismes et de fantasmes romantiques (comme si les morts avaient besoin de nous). En définitive, le murmure du quotidien n’est intéressant, la fixation de l’éphémère et de l’inimportant n’est utile que s’ils donnent lieu à un jeu de focale qui varie les points de vue, emboîte les contextes, renoue les passés, ne dédaigne pas une interrogation sur la généralité et le représentatif. Surtout, ce type d’expérience exige d’être fondé scientifiquement.

En quête de traces

40Je ne suis pas le premier à partir à la recherche des âmes mortes. Dans Les Disparus, Daniel Mendelsohn se lance sur les traces de son grand-oncle Shmiel Jäger, originaire de Bolechow en Ukraine, assassiné avec toute sa famille pendant la Seconde Guerre mondiale. Il cherche des informations sur la vie à Bolechow avant la guerre, mais il se fait surtout enquêteur pour, obsessionnellement, faire la lumière sur leur mort. Les quatre filles de Shmiel (Lorka, Frydka, Ruchele, Bronia) ont-elles été violées ? Shmiel a-t-il été gazé à Belzec ? Pour comprendre comment ils ont vécu et péri, Mendelsohn parcourt le monde à la recherche des survivants. Lors de son dernier voyage à Bolechow, Mendelsohn rencontre par hasard un vieux monsieur qui en sait plus que tout le monde. Il le conduit dans la maison des deux institutrices qui ont caché Shmiel et Frydka jusqu’en 1944. Dans le jardin se dresse l’arbre où ils ont été tués après avoir été dénoncés. C’est l’arbre de la connaissance et Mendelsohn le sait : « J’étais devant l’endroit. » L’enquête est terminée [58].

41Même si ma recherche porte davantage sur la vie, la révolte et l’engagement que sur le crime et la mort, elle s’inscrit, comme celle de Mendelsohn, dans la tradition d’Hérodote. Interroger des témoins, recueillir des opinions, collecter des documents, voyager, arpenter, sentir, c’est « payer de sa personne » et « apprendre à voir [59] ». Ce retour aux sources de la discipline, je l’ai effectué, comme Mendelsohn, en voyageant aux quatre coins du monde, en Argentine, en Israël, en Pologne, aux États-Unis, en interrogeant des témoins, en visitant des lieux et des monuments, en exhumant des archives. Enquêter, chercher, historei, faire de l’histoire : l’étymologie nous rend service en révélant des continuités, en nous rappelant que l’histoire se fait en allant voir par soi-même, en ramassant, en reconstituant pièce à pièce, pas à pas, au cours d’un cheminement aussi intellectuel que physique et psychologique. Le livre mûrit, l’historien aussi.

42J’ai été fidèle à la discipline historique parce que j’ai cherché des traces, des indices – à Parczew où mes grands-parents sont nés, dans le Ménilmontant des immigrés juifs clandestins, à Missy-aux-Bois, théâtre de la campagne de France, à Auschwitz. Héritiers du Théétète et de sa théorie de l’empreinte comme présence d’une absence, tous les historiens rappellent que l’histoire est une connaissance « par traces ». Le présent peut se comparer à une concrétion de passés ; mais ceux-ci sont toujours des manques. Irréparablement révolus, absents à tout jamais, ils ne peuvent s’appréhender qu’à travers des ruines, des vestiges, des reliques, des reliquats, des restes, des ossements, des marques, des lambeaux. « Souvent les faits disparus ont laissé des traces, explique Seignobos, quelquefois directement sous forme d’objets matériels, le plus souvent indirectement sous la forme d’écrits rédigés par des gens qui ont eux-mêmes vu ces faits. Ces traces, ce sont les documents, et la méthode historique consiste à examiner les documents pour arriver à déterminer les faits anciens dont ces documents sont les traces [60]. » Nous ne pouvons atteindre le passé qu’indirectement, et seulement dans la mesure où des traces ont subsisté. Ce qui pourrait passer pour un handicap, une infirmité, Ginzburg le transforme en positivité, en modèle, car « des traces même infinitésimales permettent de saisir une réalité plus profonde ». Comme le chasseur examinant des poils ou des déjections pour savoir par où est parti le gibier, comme le devin fouillant dans les viscères des animaux pour prévoir l’avenir, l’historien recherche des traces, déchiffre des indices, reconstitue une série cohérente d’événements pour élaborer un « savoir conjectural » fondé sur les individus et l’expérience [61].

43Ce « paradigme indiciaire », consubstantiel de toute pratique historienne, devient écrasant lorsqu’on s’approche de la Shoah : le génocide nazi consistait à supprimer non seulement des vies humaines, mais les preuves du crime et jusqu’à la mémoire des victimes. Le fait qu’on ait voulu effacer un peuple de l’histoire a poussé historiens et témoins, dès le début des persécutions, à « écrire et consigner », « shreibn un farshreibn », selon l’expression de Simon Doubnov [62]. Dès lors qu’il ne reste pas une seule pierre du Bunker 1 de Birkenau où ont été gazés des dizaines de milliers de Juifs en 1942, dès lors que Simon Srebnik, au début de Shoah, peut se promener dans une clairière remplie de soleil et de pépiements d’oiseaux, près de Chelmno, en rappelant qu’à cet endroit des milliers de cadavres brûlaient chaque jour sur des bûchers géants, dès lors que les cimetières juifs de Pologne s’enfoncent sous les mauvaises herbes, le « paradigme indiciaire » se mue en historiographie du vide. Soixante-dix ans plus tard, la disparition des traces oblige l’historien à arracher des bribes de vérité au silence et à l’oubli. Ainsi ai-je tenté de conjurer le néant.


Date de mise en ligne : 03/11/2017

https://doi.org/10.3917/lgh.052.0035

Notes

  • [1]
    Paru en 2012 au Seuil, dans la collection « La Librairie du xxie siècle ».
  • [2]
    Cette expérience a été tentée par Edgar Morin, Vidal et les siens, Paris, Éd. du Seuil, 1989 ; Benjamin Stora, Les Trois Exils. Juifs d’Algérie, Paris, Hachette littératures, 2008 ; et Martine Sonnet, Atelier 62, Cognac, Le Temps qu’il fait, 2008.
  • [3]
    Voir Alain Corbin, Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot. Sur les traces d’un inconnu, 1798-1876, Paris, Flammarion, 1998 ; et, pour la persécution des Juifs, Götz Aly, Im Tunnel. Das kurze Leben der Marion Samuel, 1931-1943, Francfort, S. Fisher Verlag, 2004.
  • [4]
    C’est ce qu’ont fait Alain Dewerpe pour sa mère, tuée en 1962 au métro Charonne (Charonne, 8 février 1962. Anthropologie historique d’un massacre d’État, Paris, Gallimard, 2006), et Daniel Mendelsohn pour la famille de son grand-oncle, disparue dans la Shoah (Les Disparus, Paris, Flammarion, 2007).
  • [5]
    Ivan Jablonka, « Le livre : son passé, son avenir. Entretien avec Roger Chartier », La Vie des idées, 29 septembre 2008, consultable à l’adresse http://www.laviedesidees.fr/Le-livre-son-passe-son-avenir.html. La phrase de Darnton est tirée de son article « The Library in the New Age », The New York Review of Books, vol. 55, n° 10, 12 juin 2008.
  • [6]
    Henri-Irénée Marrou, De la connaissance historique, Paris, Éd. du Seuil, 1954, p. 53.
  • [7]
    Bourdieu assume le fait que plusieurs de ses champs d’étude – le village de son enfance et les paysans du Béarn, le monde universitaire et l’homo academicus – lui « ont permis d’explorer, en observateur objectiviste, certaines des régions les plus obscures de [sa] subjectivité » ; mais il préfère nettement, au moi « haïssable », le « moi impersonnel », celui que nous avons en commun avec tous ceux qui sont le produit des mêmes conditions sociales que nous (Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Éd. du Seuil, 1997, p. 12-13 et p. 44).
  • [8]
    Giorgio Vasari, Vies des artistes (Vies des plus excellents peintres, sculpteurs et architectes), Paris, Grasset, coll. « Les cahiers rouges », 2007 (1550-1568), notamment « Michel-Ange », p. 346-438 (citation p. 348).
  • [9]
    Christophe Prochasson, « Les jeux du “je”. Aperçus sur la subjectivité de l’historien », Sociétés et représentations, n° 13, avril 2002, p. 207-226.
  • [10]
    Antoine Prost, Douze Leçons sur l’histoire, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Points », 1996, p. 96.
  • [11]
    Sur Seignobos « entre science et politique », voir Christophe Charle, Paris fin de siècle. Culture et politique, Paris, Éd. du Seuil, coll. « L’Univers historique », 1998, p. 125 sq.
  • [12]
    Saul Friedländer, Les Années d’extermination. L’Allemagne nazie et les Juifs, 1939-1945, Paris, Éd. du Seuil, 2008 ; et Saul Friedländer, Quand vient le souvenir…, Paris, Éd. du Seuil, 1978.
  • [13]
    Pierre Nora (dir.), Essais d’ego-histoire. Maurice Agulhon, Pierre Chaunu, Georges Duby, Raoul Girardet, Jacques Le Goff, Michelle Perrot, René Rémond, Paris, Gallimard, 1987, p. 5-6. Pour une expérience proche, voir Laura Lee Downs, Stéphane Gerson (dir.), Pourquoi la France ? Des historiens américains racontent leur passion pour l’Hexagone, Paris, Éd. du Seuil, coll. « L’Univers historique », 2007.
  • [14]
    Par exemple, Alain Corbin, Historien du sensible, Paris, La Découverte, 2000 ; Pierre Vidal-Naquet, Le Choix de l’histoire. Pourquoi et comment je suis devenu historien, Paris, Arléa, 2003 ; Gérard Noiriel, Penser avec, penser contre. Itinéraire d’un historien, Paris, Belin, 2003 ; Natalie Zemon Davis, L’Histoire tout feu tout flamme, Paris, Albin Michel, 2004 ; Éric Hobsbawm, Franc-tireur. Autobiographie, Paris, Hachette littératures, 2007.
  • [15]
    Fernand Braudel, L’Identité de la France, vol. 1, Espace et Histoire, Paris, Arthaud-Flammarion, 1986, p. 9.
  • [16]
    Michel Winock, La République se meurt. Chronique, 1956-1958, Paris, Éd. du Seuil, 1978.
  • [17]
    Alain Dewerpe, Charonne…, op. cit., p. 19.
  • [18]
    Ibid., p. 456, p. 589-593 et p. 645.
  • [19]
    Gérard Noiriel, Sur la « crise » de l’histoire, Paris, Belin, 1996, chap. 3 (« Le retour de l’auteur »).
  • [20]
    Wilhelm Dilthey, Le Monde de l’esprit, Paris, Aubier, 1947, p. 150.
  • [21]
    Voir Sylvie Mesure, Dilthey et la fondation des sciences historiques, Paris, PUF, 1990. Seignobos écrivait de son côté : « Nous ne pouvons imaginer des motifs [d’actes humains] que dans le cerveau d’un homme, sous la forme de représentations intérieures vagues, analogues à celles que nous avons de nos propres états intérieurs. […] Les faits imaginés par l’historien sont forcément subjectifs. » L’historien « suppose que les faits disparus (objets, actes, motifs), observés autrefois par les auteurs de documents, étaient semblables aux faits contemporains qu’il a vus lui-même et dont il a gardé le souvenir » (Charles-Victor Langlois, Charles Seignobos, Introduction aux études historiques, Paris, Hachette, 1898, p. 188-189).
  • [22]
    Henri-Irénée Marrou (Henri Davenson), Esprit, avril 1939 ; repris dans Henri-Irénée Marrou, « Tristesse de l’historien », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 45, janvier-mars 1995, p. 109-131.
  • [23]
    Paul Ricœur, Histoire et vérité, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Points Essais », 1955, p. 33-39.
  • [24]
    Henri-Irénée Marrou, « Tristesse de l’historien », art. cit. Il n’est pas toujours facile de démêler ce qui relève de la situation « personnelle » de l’historien et du temps auquel il appartient, puisque les luttes, les divisions, les transformations sociales infléchissent son travail. « Est-ce un hasard, écrit par exemple Michel de Certeau, si l’on passe de “l’histoire sociale” à “l’histoire économique” pendant l’entre-deux-guerres, autour de la grande crise économique de 1929, ou si l’histoire culturelle l’emporte au moment où s’impose partout, avec les loisirs et les mass media, l’importance sociale, économique et politique de la “culture” ? » (Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, coll. « Folio histoire », 1975, p. 90). On pourrait dire la même chose de la global history à l’heure de la mondialisation.
  • [25]
    Antoine Prost, Douze Leçons sur l’histoire, op. cit., p. 160.
  • [26]
    Jean-Pierre Vernant, La Traversée des frontières. Entre mythe et politique II, Paris, Éd. du Seuil, coll. « La Librairie du xxie siècle », 2004, préface et p. 19 sq.
  • [27]
    Henri-Irénée Marrou, De la connaissance historique, op. cit., p. 51.
  • [28]
    Ibid., p. 59.
  • [29]
    Francis Bradley, Les Présupposés de l’histoire critique, Paris, Les Belles Lettres, 1965 (1874), p. 154.
  • [30]
    Raymond Aron, Introduction à la philosophie de l’histoire. Essai sur les limites de l’objectivité historique, Paris, Gallimard, 1981 (1938), p. 111.
  • [31]
    James Darmesteter, Les Prophètes d’Israël (1892) ; cité par Émile Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1990 (1895), p. 33-34. Tout au long de sa vie, Durkheim est cependant resté fidèle aux rituels de son enfance juive à Épinal, qui maintiennent la cohésion du groupe ; solidarité, chaleur, entraide, respect des obligations sociales sont pour lui caractéristiques des « sociétés primitives » (voir Pierre Birnbaum, Géographie de l’espoir. L’exil, les Lumières, la désassimilation, Paris, Gallimard, 2004, notamment p. 106-107).
  • [32]
    Les sociologues anglo-saxons ne partagent pas les vues des durkheimiens, d’abord parce qu’ils se rattachent à une tradition empirique bien éloignée du scientisme rationaliste français, ensuite parce qu’ils pratiquent volontiers l’« observation participante » (l’expression apparaît à la fin des années 1930), considérée non seulement comme un instrument de travail, mais comme un atout. Emblématique de l’école de Chicago, l’étude d’Anderson sur les hobos, ces ouvriers itinérants, mi-vagabonds, mi-bohèmes, qui sillonnent le pays en s’embarquant sur les trains de marchandises, est largement autobiographique. Cependant, comme il le souligne lui-même, il y a une différence entre le hobo qui échappe à la misère en devenant apprenti sociologue et le sociologue professionnel qui descend « dans la fosse pour y jouer un rôle puis en remonter en ayant bien soin de brosser la poussière ». Cette nuance n’empêche pas Robert Park, au début des années 1920, de soutenir activement les recherches de son atypique élève (Voir Nels Anderson, « Autobiographie » (1961), in Le Hobo. Sociologie du sans-abri, Paris, Nathan, 1993 (1923, 2e éd. 1961), notamment p. 30 ; et Nels Anderson, The American Hobo. An Autobiography, Leiden, Brill, 1975). Voir également Richard Hoggart, 33 Newport Street. Autobiographie d’un intellectuel issu des classes populaires anglaises, Paris, Gallimard/Éd. du Seuil, 1991.
  • [33]
    Tina Jolas, Yvonne Verdier, Françoise Zonabend, « Parler famille », L’Homme, vol. 10, n° 3, 1970, p. 5-26.
  • [34]
    Sur les essais de biographie parentale sur fond de Seconde Guerre mondiale, voir par exemple Pierre Pachet, Autobiographie de mon père, Paris, Belin, 1987 ; et Jean-Claude Grumberg, Mon père, inventaire ; suivi de Une leçon de savoir-vivre, Paris, Éd. du Seuil, coll. « La Librairie du xxie siècle », 2003. Les enfants de collaborateurs se sont aussi prêtés à l’exercice dans des histoires plus ou moins romancées (Marie Chaix, Les Lauriers du lac de Constance. Chronique d’une collaboration, Paris, Éd. du Seuil, 1974 ; Frédéric Vitoux, L’Ami de mon père. Roman, Paris, Éd. du Seuil, 2000), des témoignages (Carlos Beauverd, Post-mortem. Lettre à un père fasciste, Paris, Phébus, 2003 ; Dominique Jamet, Notre après guerre. Comment notre père nous a tués, 1945-1954, Paris, Flammarion, 2003) ou des essais à visée historique (Dominique Fernandez, Ramon, Paris, Grasset, 2008 ; Alexandre Jardin, Des gens très bien, Paris, Grasset, 2010).
  • [35]
    Michel Winock, Jeanne et les siens. Récit, Paris, Éd. du Seuil, 2003.
  • [36]
    Benjamin Stora, Les Trois Exils…, op. cit., p. 16-18.
  • [37]
    Edgar Morin, Vidal et les siens, op. cit., p. 8-9 et p. 167. Dans un autre domaine, le sociologue Serge Dufoulon étudie l’univers de la voyance et du chamanisme en se fondant sur l’expérience de sa mère et de sa sœur qui, ayant émigré en Australie, y sont devenues voyantes (Serge Dufoulon, Femmes de parole. Ethnologie de la voyance, Paris, Métailié, 1997).
  • [38]
    Martine Sonnet, Atelier 62, op. cit., p. 9 et p. 53.
  • [39]
    Henri-Irénée Marrou, De la connaissance historique, op. cit., p. 89.
  • [40]
    Lloyd De Mause, Les Fondations de la psychohistoire, Paris, PUF, 1986, p. 30.
  • [41]
    Voir Dominique Viart, « Dis-moi qui te hante. Paradoxes du biographique », Revue des sciences humaines, n° 263, juillet-septembre 2001, p. 7-33 ; Roger Dadoun, « Qui biographie ? », in Francis Marmande, Éric Marty (dir.), Entretiens sur la biographie, Paris, Séguier, 2000, p. 43-64.
  • [42]
    Carlo Ginzburg, Un seul témoin, Paris, Bayard, Vacarme, 2007, p. 72.
  • [43]
    Alain Corbin, Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot…, op. cit., p. 9-10.
  • [44]
    Bossuet, Œuvres complètes, Besançon, Outhenin-Chalandre, vol. 3, 1836 (1731, posth.), p. 472.
  • [45]
    Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, Paris, Armand Colin, 1997 (1944), p. 51 et p. 64.
  • [46]
    Henri-Irénée Marrou, De la connaissance historique, op. cit., p. 248-250.
  • [47]
    Paul Ricœur, Histoire et vérité…, op. cit., p. 38.
  • [48]
    Arlette Farge, Michel Foucault, Le Désordre des familles. Lettres de cachet des archives de la Bastille au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard/Julliard, coll. « Archives », 1982, p. 352.
  • [49]
    Martine Sonnet, Atelier 62, op. cit., p. 9 et p. 215.
  • [50]
    Éphraïm Grenadou, Alain Prévost, Grenadou, paysan français, Paris, Éd. du Seuil, 1966 ; Pierre-Jakez Hélias, Le Cheval d’orgueil. Mémoires d’un Breton du pays bigouden, Paris, Plon, 1975 ; Serge Grafteaux, Mémé Santerre, Paris, Éd. du Jour, 1975.
  • [51]
    Antoine Prost, Les Anciens Combattants, 1914-1939, Paris, Gallimard/Julliard, 1977 ; Antoine Prost, Les Anciens Combattants et la société française, 1914-1939, Paris, Presses de la FNSP, 1977 ; ainsi que Jean-Norton Cru, Témoins. Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, Paris, Les Étincelles, 1929 (rééd. Presses universitaires de Nancy, 2006).
  • [52]
    Nels Anderson, Le Hobo…, op. cit., Paris, Nathan, 1993 (1923) ; et Studs Terkel, Hard Times. Histoires orales de la Grande Dépression, Paris, Amsterdam, 2009.
  • [53]
    James Agee, Walker Evans, Three Tenant Families. Let us Now Praise Famous Men, Boston, Houghton Mifflin Company, 1960.
  • [54]
    Voir, en français, Alf Lüdtke (dir.), Histoire du quotidien, Paris, Éd. de la Maison des sciences de l’homme, 1994.
  • [55]
    Philippe Artières, Rêves d’histoire. Pour une histoire de l’ordinaire, Paris, Les Prairies ordinaires, 2006, p. 11 ; Philippe Artières, Les Enseignes lumineuses, Paris, Bayard, 2010 ; et Georges Perec, Je me souviens, Paris, Hachette, 1978.
  • [56]
    Alain Corbin, Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot…, op. cit., p. 7-11. Cette plongée dans le vide et le silence marque aussi une différence cruciale entre le projet de Corbin et le mien. Car, d’une certaine manière, le pari de Corbin consiste à écrire un livre « sur rien », comme Flaubert, et à faire parler des archives muettes grâce à la seule force de la culture et de l’imaginaire de l’historien. Au contraire, les archives que j’ai trouvées au sujet de mes grands-parents sont pleines ; elles nous renseignent sur l’histoire la plus tragique du xxe siècle.
  • [57]
    Michel Foucault, « La vie des hommes infâmes », Dits et Écrits, vol. 3, Paris, Gallimard, 1994, p. 237-239.
  • [58]
    Daniel Mendelsohn, Les Disparus, op. cit. Voir également Edmund de Waal, The Hare With Amber Eyes. A Hidden Inheritance, Londres, Vintage Books, 2010.
  • [59]
    François Hartog, L’Histoire d’Homère à Augustin, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Points », 1999, p. 53.
  • [60]
    Charles Seignobos, La Méthode historique appliquée aux sciences sociales, Paris, Alcan, 1901, p. 4. Et Seignobos poursuit, un brin polémique : l’histoire « diffère donc radicalement de toutes les méthodes des autres sciences. Au lieu d’observer directement des faits, elle opère indirectement en raisonnant sur des documents. […] Sa méthode est une méthode indirecte, par raisonnement ». Voir également Antoine Prost, « Seignobos revisité », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 43, juillet-septembre 1994, p. 100-118.
  • [61]
    Carlo Ginzburg, « Traces. Racines d’un paradigme indiciaire » (1979), in Carlo Ginzburg, Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Paris, Flammarion, 1989, p. 139-180.
  • [62]
    Cité par Annette Wieviorka, Déportation et Génocide. Entre la mémoire et l’oubli, Paris, Plon, 1992, p. 412.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.168

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions