Notes
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[*]
Une version préliminaire de ce texte, plus courte, est parue sous le titre « Les multiples dimensions de la pratique antiquaire », in J.-N. Bret, M. Guérin et M. Jimenez (éd.), Penser l’art. Histoire de l’art et esthétique, coll. « L’université des arts », hors-série, Paris, Klincksieck, 2009, p. 155-172.
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[1]
A. Momigliano, Alien Wisdom. The Limits of Hellenization, Cambridge, Cambridge University Press, 1975 ; trad. fr. : Sagesses barbares, Paris, Maspero, 1979 ; id., « The antiquarian and the historian », JWCI, 13, 1950, p. 285-315.
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[2]
R. G. Collingwood, The Idea of History (1946), Oxford, Clarendon Press, 1980, p. 14-15.
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[3]
M. Casaubon, A Treatise of Use and Custom, 1638.
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[4]
« Li Quing-zhao’s epilogue to Records on Metal and Stone », in An Anthology of Chinese Literature. Beginnings to 1911, éd. et trad. S. Owen, New York, Norton, 1996, p. 593.
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[5]
Elias Canetti, Die Blendung, Vienne, 1935.
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[6]
Je m’inspire ici du livre de J. Assmann dont le titre même me paraît de nature à expliciter la relation des anciens Égyptiens au passé : Stein und Zeit. Mensch und Gesellschaft im alten Ägypten, Munich, 1995. Voir aussi la synthèse de S. Aufrère : Les Anciens Égyptiens et leur notion de l’Antiquité. Une quête archéologique et historiographique du passé (à paraître).
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[7]
Inscription sur la statue de Kaouab, in F. Gomaa, Chaemwese, Sohn Ramses’ II und Hoherpriester von Memphis, Wiesbaden, 1973, p. 68.
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[8]
Ibid., p. 61.
-
[9]
Voir l’excellent article de A. J. Wace, « The Greeks and Romans as archaeologists », BSRAA, 38, 1949, p. 21-33, et le travail de P. G. Guzzo, Antico e archeologia, Bologne, 1993, qui a recensé dans la littérature gréco-romaine l’ensemble des passages qui ont trait à la découverte d’antiquités.
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[10]
E. Schiaparelli, « Fossile eocenico con iscrizione geroglifica rinvenuto in Eliopoli », Bolletino della Societa piemontese di archeologia e di belle arte, I, 1947, p. 11-14.
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[11]
J. Assmann, Stein und Zeit, op. cit., p. 11.
-
[12]
Ibid., p. 173-174 (texte d’époque ramesside).
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[13]
G. Goossens, « Les recherches historiques à l’époque néo-babylonienne », Revue d’assyriologie et d’archéologie orientale, 1948, p. 149-160.
-
[14]
Ibid., p. 151.
-
[15]
E. Sollberger et J.-R. Kupper, Inscriptions royales sumériennes et akkadiennes, Paris, Cerf, 1971, p. 25.
-
[16]
S. Lackenbacher, Le Palais sans rival. Le récit de construction en Assyrie, Paris, La Découverte, 1990, p. 32.
-
[17]
Ibid., p. 55.
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[18]
Ibid., p. 192.
-
[19]
E. Sollberger, « Lost inscriptions from Mari », in La Civilisation de Mari. XVe Rencontre assyriologique internationale, Liège, Kupper, 1967, p. 103-107.
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[20]
P.-A. Beaulieu, « Antiquarianism and the concern for the past in the Neo-Baylonian period », Bulletin of the Canadian Society for Mesopotamian Studies, 28, novembre 1994, p. 37-42.
-
[21]
Cité et traduit par P.-A. Beaulieu, ibid., p. 38.
-
[22]
Ibid., p. 40.
-
[23]
E. Reiner, Your Thwarts in Pieces, Your Mooring Rope Cuts. Poetry from Babylonia and Assyria, Ann Arbor, The University of Michigan, 1985, p. 3.
- [24]
-
[25]
K. C. Chang, The Archaeology of Ancient China, New Haven, Yale University Press, 1986, p. 296.
-
[26]
Ibid., p. 4-5.
-
[27]
Id., Art, Myth, and Ritual. The Path to Political Authority in Ancient China, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, p. 95-96.
-
[28]
S. Owen, Remembrances. The Experience of the Past in Classical Chinese Litterature, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1986, p. 38-39.
-
[29]
Chang Heng, « The bones of Shuang Tzu », ibid., p. 35.
-
[30]
M. Opitz, Zlatna, 1623.
-
[31]
T. Browne, Hydriotaphia. Urn Burial, Londres, 1658.
-
[32]
« Li Quing-zhao’s epilogue to Records on Metal and Stone », art. cit., p. 593.
-
[33]
Ibid., p. 81.
-
[34]
P. Gassendi, Viri illustris Nicolai Claudii Fabricii de Peiresc, Paris, Sébastien Cramoisy, 1641.
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[35]
« Li Quing-zhao’s epilogue to Records on Metal and Stone », art. cit., p. 596.
-
[36]
J. L. Borges, La Muraille et les Livres, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1993, p. 675.
-
[37]
B. Péret, « Ruines : ruine de ruines », Minotaure, 12-13, 1939, p. 60.
-
[38]
D. Diderot, Salons (1767), Paris, Hermann, 1995, t. III, p. 338.
-
[39]
Ibid., p. 338-339.
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[40]
J. Chaves, The Columbia Book of Later Chinese Poetry, New York, Columbia University Press, 1986, p. 432-433.
-
[41]
G.-L. Leclerc de Buffon, Histoire naturelle générale et particulière, t. 29 : Des époques de la nature, Paris, Imprimerie royale, 1776, p. 329.
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[42]
D. Diderot, préface à L’Antiquité dévoilée de N. A. Boulanger, Amsterdam, 1756.
1Nous avons l’habitude de considérer le passé comme le terrain d’exploration privilégié de notre conception occidentale de l’histoire. Même si Momigliano, en un essai fameux, a attiré notre attention sur les « sagesses barbares », nous n’accordons qu’une distraite attention aux antiquaires qui n’appartiennent pas à l’Europe et il est bien rare que nous nous interrogions sur les différents types de pratiques antiquaires d’une civilisation à l’autre. Pour répondre à cette question, il nous faut tout d’abord nous interroger sur l’essence même des pratiques antiquaires. Dans sa définition canonique, Momigliano oppose l’antiquaire à l’historien [1]. Certes, tous deux collectent des informations et tentent d’interpréter les temps anciens, mais l’exercice de leur curiosité diffère. Car, nous dit-il, l’historien explore l’histoire par problèmes en privilégiant l’ordre du temps. L’antiquaire au contraire s’intéresse à tous types de documents pourvu qu’ils soient anciens : leur forme, leur type, leur procédé de fabrication constituent en eux-mêmes un problème qui sollicite la curiosité de l’antiquaire. Paul Petau, un des précurseurs de la curiosité antiquaire au xviie siècle, affirmera avec orgueil : « Nihil peto sine antiqua », « Je ne veux rien s’il n’est antique ». En interrogeant cette curiosité pour le passé dans sa composante matérielle – objets et monuments –, je suis bien conscient que le concept même de monument varie d’une culture à l’autre et que mon questionnaire m’amène à privilégier les sociétés lettrées. Cette enquête cependant me paraît répondre à la nécessité d’une approche comparative et d’explorer les procédés par lesquels différentes traditions – orientales et occidentales – donnent chacune une place singulière au dialogue et à la concurrence entre texte et monument. Reste à définir ce qu’il faut entendre par tradition occidentale : les Égyptiens et les Mésopotamiens ont apporté leur contribution à une vaste expérience des procédures de la mémoire dont les Grecs, les Romains et les précurseurs de la Renaissance ont pu ou su s’inspirer. Car, si nous acceptons que la science occidentale des antiquités, qui précède l’archéologie au sens moderne du mot, est un pôle d’un large spectre de techniques d’exploration du passé dont la tradition chinoise incarne le pôle opposé, cela laisse de la place pour définir les moyens dont les anciens Égyptiens, les anciens Mésopotamiens et bien d’autres encore se servaient pour explorer le passé.
2Il faut bien sûr nous rappeler que les hommes de la préhistoire avaient quelque conscience du passé et qu’ils tentaient parfois d’en garder les traces. André Leroi-Gourhan a attiré notre attention sur une « collection de curiosités » – fossiles étranges, pierres rares ou exotiques – déposées dans les couches post-moustériennes de la grotte du Renne à Arcy-sur-Cure. Quel que soit le statut exact de ces objets précis, de telles « collections » ont été découvertes par d’autres préhistoriens dans des contextes différents. Cela nous conduit donc à penser que la curiosité pour ce qui n’est pas habituel, ce qui est distant ou étrange, est profondément enracinée dans la conscience humaine. Si nous acceptons cette hypothèse, toute société – des chasseurs-cueilleurs aux plus grands des empires – connaît une curiosité pour le passé et développe des techniques diverses pour l’explorer. Collingwood, qui a été l’un des plus fertiles penseurs de la méthode historique, n’hésitait pas à parler de theocratic history, voire de quasi-history, pour décrire la façon d’écrire l’histoire chez les anciens Mésopotamiens [2]. En tentant de définir l’approche égyptienne et mésopotamienne, je m’emploierai à identifier les éléments de base qui déterminent la relation entre l’homme et le passé. Ce faisant, je suis bien conscient que le passé n’est pas l’histoire – au sens grec de l’historia –, mais je suis convaincu que la collecte, le dégagement, la restauration d’objets et monuments définis comme anciens sont une partie d’un processus qui peut conduire à l’histoire en suivant le chemin matériel autant qu’immatériel de la mémoire.
3La définition donnée par Momigliano souligne ce que nous pourrions appeler la grandeur et la servitude de l’antiquaire : sa passion va aux objets avant d’aller aux faits. La collection, l’extraction, l’excavation, la restauration d’objets du passé, qu’ils soient lointains ou proches, contribuent à créer un lien entre passé et présent qui est lui-même le reflet d’une attitude particulière. Cette singularité a été exprimée avec une clarté sans pareille par Meric Casaubon, le fils de l’illustre Isaac Casaubon :
[…] that Antiquaries are so taken with the sight of old things, not as doting upon the bare form or matter (though both oftentimes be very notable in old things) but because these visible superviving evidences of Antiquity represent unto their minds former times, with as strong an impression, as if they were actually present, and in sight, as it were [3].
5Le travail de l’antiquaire n’est pas seulement une œuvre de raison, il réclame un engagement personnel, une capacité à faire « revivre le passé » qui relèvent de la passion. La force de l’imagination, le désir de collection sont les ingrédients d’une attitude mentale autant que du savoir-faire de l’antiquaire. L’antiquaire est un collectionneur d’œuvres, d’images, voire, et surtout, de ce que nous appelons aujourd’hui des « fiches », des notations diverses et précises qui permettent de tirer de l’objet des traits, des caractéristiques qui sont sa substance même. Ces traits singuliers – taille, forme, matière – sont tous intéressants, certes, mais pour autant qu’ils soient « comme réellement présents ». L’antiquaire ordonne des objets pour en extraire du sens et cette quête s’apparente à une chasse. Le comte de Caylus, le plus achevé des antiquaires des Lumières, disait de lui-même « canis venaticus sum », « je suis un chien de chasse ». L’antiquaire est habité par la fièvre de connaissance, cela peut tourner à l’excès et devenir un travers, mais c’est une part constitutive de son être. Cet aspect de la condition antiquaire transcende les époques, les classes et même les sexes. Li Quing Zhao, poétesse, érudite et collectionneuse modèle de la Chine des Song, écrit que lorsque la collection de livres, réunie par son mari et elle, fut complète, après des années de quête et de privations, la passion était toujours aussi impérieuse :
Je commençais à m’organiser pour qu’il n’y ait qu’un plat de viande à nos repas et à me débarrasser de tout raffinement dans mes habits. Je ne portais plus de perles brillantes ou de plumes chatoyantes dans mes cheveux [4].
7Cette passion dévorante partagée par Li et son époux Zao Ming Zheng est aussi tragique et aussi exclusive que celle qui assaille l’illustre sinologue Kien dans Auto-da-fé d’Elias Canetti [5]. Cette fièvre-là est attestée dans des cultures et des contextes bien différents les uns des autres.
La pierre et le temps (Stein und Zeit [6]) : l’expérience égyptienne du passé
8L’un des textes les plus anciens qui nous permettent de nous faire une idée des conceptions antiquaires de l’Égypte ancienne est une inscription gravée sur la statue en basalte du grand prêtre Kaouab, fils du pharaon Kheops (2700 av. J.-C.). Cette inscription est due au prêtre Khaemois, conservateur de la cité et du domaine royal de Memphis, fils du pharaon Ramsès II (1290-1224) :
Par le grand maître des chefs d’ateliers artisanaux, le prêtre Sem, le fils royal Kha’mouasset [Khaemois], dont le cœur […], à cause de la présente statue du fils royal Kaouab, qu’il a saisie alors qu’elle était au rebut dans […], aimé de son père le roi de basse et haute Égypte Kheops, en bon état […], pour lui donner une place dans la faveur des dieux, en compagnie des esprits excellents qui président au château de Ka à Ro-Setaou, tant il aime les nobles ancêtres qui vivaient auparavant et dont toutes les actions furent remarquables, véritablement utiles un million de fois ; que cela dure, selon toute vie, stabilité, puissance, le prêtre Sem, le fils royal Kha’mouasset, après qu’il eut rétabli tous les rites de ce temple qui étaient tombés dans l’oubli de la mémoire des hommes, tandis qu’il faisait creuser un bassin en face d’un sanctuaire vénérable, un travail qu’il avait souhaité, lors d’allées et venues pour assainir et apporter de l’eau du khenet de Khepren, pour qu’il soit doué de vie [7].
10Toutes les conditions énoncées par Meric Casaubon apparaissent dans ce texte. Il est clair que le contexte de la découverte, la lecture, de l’inscription précédente, l’attribution de la statue à un personnage bien déterminé et à une période bien identifiée sont des composantes very notable de l’attention de Khaemois. Mais ce qui importe, c’est bien l’idée d’une continuité, le désir d’établir entre le présent et le passé une relation qui est la condition même de la restauration du culte. Contre la fragilité de la mémoire, l’érosion du monument, l’observation du sol est un instrument d’auto-identification, un moyen d’établir le contact avec les personnages illustres du passé. Ici la recherche d’objets rares et précieux, si courante dans une société qui réservait aux tombes une bonne part des plus élégants produits de l’artisanat et de l’art, ne constitue pas le mobile de la découverte. Rechercher, redécouvrir et rétablir les traces du passé enfouies dans le sol constitue des signes de piété, une forme de respect et d’émotion. Ce souci du passé n’est pas isolé, le même personnage Khaemois est bien connu pour son intérêt pour les monuments anciens et les nombreuses restaurations qu’il a fait entreprendre. Voici comment Farouk Gomaa commente la découverte de la statue de Khaemois :
En suivant des informations anciennes et aussi sur la base de fouilles de contrôle qu’il faisait effectuer dans des zones funéraires à présent bouleversées et recouvertes, il établissait les noms des premiers propriétaires de ces monuments funéraires et faisait renouveler leur culte [8].
12L’exhumation du passé est une pratique courante dans la tradition égyptienne, mésopotamienne et chinoise, et cette expérience émotionnelle de la continuité, qui passe par l’enfouissement, l’oubli et la redécouverte d’objets et de monuments, constitue une part non négligeable de l’expérience antiquaire des Grecs et des Romains [9]. Dans le contexte de l’inscription de Khaemois, le savoir, la conscience de la tradition et le respect cultuel contribuent à ce qui est explicitement défini comme une œuvre pieuse. Un autre document égyptien illustre cependant une curiosité différente, de caractère privé et presque intime. Il s’agit d’un fossile découvert à Héliopolis en contexte archéologique. Cet oursin fossile (Echinolampas africanus) porte une inscription hiéroglyphique qu’on peut traduire ainsi : « Trouvé au sud de la carrière de Spdw par le père divin, le prêtre Tcha Nefer [10]. »
13Cette inscription du Nouvel Empire nous renvoie à quelque chose de nouveau. Rien ici n’est officiel, rituel ou même religieux, tout indique que nous avons affaire à l’expression personnelle de la curiosité d’un lettré dont l’attention a été captée par la découverte d’un objet singulier. En le ramassant, en l’extrayant de son environnement, le prêtre Tcha Nefer se comporte comme un antiquaire, voire comme un naturaliste. Il ajoute cependant à son désir de savoir quelque chose de plus que la satisfaction d’une passion. En inscrivant sur l’objet lui-même le lieu de la découverte et le nom de l’inventeur, il prend en quelque sorte date dans la longue liste des érudits qui communiquent entre eux par-delà le temps et l’espace. Cette petite inscription nous rappelle qu’il était normal pour les scribes et les érudits d’exercer leur curiosité personnelle en collectant des inscriptions, en les déchiffrant et parfois même en les traduisant. Ce type de savoir faisait partie de la culture des scribes, il était nécessaire à l’exercice de leur activité, il contribuait à favoriser les relations entre leur métier et ce qu’on peut appeler une curiosité érudite. Les scribes mésopotamiens ont excellé dans ce genre d’exercice – nous en verrons plus bas quelques exemples. Les érudits de l’Égypte ancienne ont été obsédés comme leurs maîtres les pharaons par ce qu’il faut bien appeler le « culte des monuments ». Il s’agissait de bâtir des « monuments d’éternité » susceptibles de résister à l’érosion pendant des millénaires et de témoigner de la grandeur des souverains. Jan Assmann a donné la définition canonique de cette attitude :
La pierre comme le médium égyptien du souvenir et de la projection de soi dans l’éternité, et le temps comme une dimension dans laquelle et contre laquelle cette culture de la pierre s’établit [11].
15Les grands et les lettrés étaient capables de trouver et de collecter des inscriptions anciennes. Collecter des inscriptions, restaurer des monuments, cela fait partie des devoirs du lettré. Le savoir, l’érudition philologique sont des outils nécessaires à l’exercice des missions religieuses et politiques qui lui sont confiées par le pharaon. Mais, à la découverte des monuments et des inscriptions, le scribe découvre des secrets que nul avant lui n’avait imaginés. La relation entre savoir et pouvoir se fait explicite. Les scribes antiquaires voient ce que les autres ne peuvent entrevoir, des messages venus du passé qui font d’eux des médiateurs privilégiés. Collecter de tels documents n’est pas seulement faire œuvre d’érudition, c’est affronter une expérience poétique qui mêle la vie et la mort. Les Grecs disaient de l’Égypte qu’elle était une demeure d’éternité, une civilisation qui affirmait la supériorité de l’au-delà face à la brièveté de la condition humaine. La maîtrise du passé, l’antiquarianisme est donc un outil nécessaire à la conservation de la mémoire. Les maçons, les sculpteurs et les poètes en sont bien conscients, qui combattent tous pour la gloire et l’éternité :
17Les « monuments d’éternité » doivent apprivoiser les arts de la mémoire et, face aux artisans qui taillent, qui moulent ou qui peignent, les poètes s’insurgent, ils sont là pour dire que la mémoire transmise d’une génération à l’autre peut se révéler plus solide que toute construction ou que tout minéral. Le passé est peuplé de dieux, de grands et de poètes. Certes, les monuments sont faits de pierres, mais les mots de leurs constructeurs qui sont inscrits dans les cartouches disent bien des choses que les pierres muettes ne sauraient évoquer. Et quand les plus élevées et les plus massives des constructions viendraient à disparaître, « une bouche le dira à l’autre ». Le sens du temps qui passe et la mélancolie de la condition humaine sont les ingrédients de ce type de poésie qui tire son sens de la contemplation et de la compréhension du passé.
18Il n’est donc pas douteux que l’Égypte ait été une terre d’élection pour le développement de pratiques antiquaires et qu’elle ait contribué à favoriser un type de relation entre passé et présent qui donne aux antiquaires une place particulière dans la société. Pour les Égyptiens le culte du passé est plus qu’une nécessité, il est le moyen de fonder la société sur des bases solides. Ceux des lettrés qui sont capables de lire les écritures anciennes ou d’interpréter les images des tombes ou des monuments anciens acquièrent un prestige sans rival. La pierre est à la fois monument et inscription, d’où la tension entre les formes monumentales et les formes verbales qui s’exprime dans un genre qui constitue sans doute la plus ancienne des poésies des ruines.
Les tablettes face au temps
19Les souverains des grands empires ont tous cherché à apprivoiser le temps, soit qu’ils tentent de laisser à la postérité des traces inexpugnables de leur règne, soit (et souvent pour les mêmes raisons) qu’ils cherchent à démontrer qu’un lien particulier les unit aux plus glorieux de leurs prédécesseurs. De ce point de vue, les anciens Égyptiens, les anciens Mésopotamiens et les anciens Chinois ont partie liée : le « despotisme oriental » apparaît bien comme un vaste laboratoire qui s’emploie à domestiquer les arts de la mémoire.
20Néanmoins il y a là quelques évidentes différences de comportement et de technique. Les pharaons s’employaient à résister à l’érosion en s’appuyant sur la masse indestructible d’immenses édifices de pierre. Les souverains mésopotamiens imaginèrent de recourir à une autre solution : celle de disposer dans les fondations de leurs palais ou temples des briques inscrites respectueusement enfouies. Ces briques portaient des inscriptions à la gloire du souverain, elles attestaient sa piété autant que sa munificence. Elles constituaient un message que chaque souverain envoyait à ses descendants en même temps qu’un témoignage de sa connaissance des réalisations de ses prédécesseurs. Ce savoir-faire cependant est un peu ironique : ce ne sont pas la solidité des murs, la somptuosité des décors sculptés ou peints qui témoignent de la grandeur du souverain, mais des briques de terre crue séchées au soleil, soigneusement inscrites par des scribes vigilants. Face aux pierres majestueuses des pharaons, les souverains mésopotamiens savent la fragilité de leurs constructions de briques crues, mais proclament très haut et très fort leur grandeur en ayant recours à ce modeste moyen de communication avec le futur. Cette subtile stratégie repose sur un savoir partagé qui unit les scribes par-delà les millénaires. Elle suppose une capacité philologique, une aptitude à maîtriser les graphies archaïques, les traditions diplomatiques, qui est la marque originale des scribes mésopotamiens, dont nous savons qu’ils étaient des collectionneurs d’inscriptions autant que d’habiles traducteurs. Égyptiens et Mésopotamiens démontrent la même foi et le même intérêt pour le passé, mais les moyens qu’ils déploient pour l’explorer sont différents. Conscients de la fragilité de leurs constructions de briques, les Mésopotamiens s’acharnent à combattre l’érosion par le savoir : leurs palais si vite détruits quand ils ne sont plus entretenus recèlent des briques de fondations qui sont protégées par les ruines. Pour communiquer avec le passé, il ne suffit pas d’inscrire des messages pieusement déposés dans le sol, il faut s’assurer que dans la continuité des générations rois et scribes iront fouiller ce même sol pour y retrouver ces traces indestructibles. Cette avidité à explorer le sol, à dégager les substructions précédentes, à dater et interpréter les murs, objets et inscriptions qui apparaissent, présente quelque chose de troublant pour l’archéologue moderne, qui a parfois l’impression de rencontrer là des prédécesseurs aussi passionnés que lui-même. G. Goossens a cependant nuancé cette image des rois néo-babyloniens en insistant sur la dimension religieuse et politique de cette attitude à un moment où la tradition mésopotamienne, se sentant menacée, allait chercher dans un lointain passé un renfort et une consolation. Car les souverains et leurs scribes cherchent dans le sol des temples quelque chose de bien précis :
Un mot revient sans cesse lorsqu’il est question de ces fouilles, un mot qui caractérise ce qu’on recherche et qu’on trouve, le mot temenu… Le temenu est l’ancien texte de fondation qui authentique [sic] la construction d’un temple. Son antiquité peut être toute relative, il suffit que le texte ait été déposé par les prédécesseurs du roi, mais elle est indispensable, car d’autre part pour désigner son propre texte de fondation, un roi ne parle pas de temenu mais de sitru [13].
22La nature même du temenu importe peu, il peut s’agir d’un cône ou d’un cylindre en terre cuite, d’une tablette, voire d’un dépôt de fondation avec tablettes d’or et de lapis-lazuli, parfois même d’une statue portant une inscription.
Ce qui constitue le temenu, c’est donc la preuve d’une tradition, même s’il apparaît par la suite que cette tradition est fausse du fait qu’un document plus ancien la contredit. La preuve ne résulte pas nécessairement d’un document écrit, quoique ce soit préférable, mais à défaut de texte on peut admettre comme temenu toute pièce d’antiquité certaine trouvée au cours des recherches [14].
24La recherche du passé est donc un exercice de piété qui réclame des savoirs complexes. Le roi et ses scribes doivent être capables de déchiffrer les écritures anciennes pour valider leurs découvertes, mais ils doivent aussi reconnaître les traces de temples anciens, de lieux de cultes, tirer parti de la topographie et du climat pour déceler des constructions anciennes. En somme le savoir antiquaire est l’un des outils de la fonction royale, un moyen d’affirmer autant la grandeur que l’élection par les dieux du souverain.
25Les assyriologues se sont employés à modérer une vision trop antiquaire des sociétés mésopotamiennes en insistant sur les spécificités de la période néo-babylonienne, qui voit fleurir recherche des cultes anciens, collections d’inscriptions et excavations. Reste cependant que nous pouvons observer dès le IIIe millénaire chez les Sumériens l’apparition d’inscriptions dédicatoires qui identifient les temples selon un schéma bien déterminé :
Il comprend le nom de la divinité à laquelle le bâtiment est dédié, le nom du souverain, le verbe exprimant l’action et l’objet de la construction [15].
27Ce protocole sumérien est largement répété par les souverains postérieurs qui tentent de s’identifier aux grands du passé. S. Lackenbacher a démontré la singularité de cette pratique épigraphique et architecturale qui fait du récit de construction un adjuvant presque nécessaire de l’entreprise de rénovation ou de création d’un palais ou d’un sanctuaire. Pour les Mésopotamiens, l’érection d’un palais ou d’un temple se place dans la continuité de l’action des souverains. L’inscription sur la tablette ou la brique de fondation est comme le colophon d’un livre. Elle suppose un savoir, une précision philologique et historique qui sont déconcertants. Ainsi Assarhaddon évoque-t-il l’histoire du temple d’Assur :
Le temple primitif d’Assur, qu’Uspia, mon ancêtre, prêtre d’Assur, avait bâti jadis, était tombé en ruine. Erisum, fils d’Illusumma, mon ancêtre, prêtre d’Assur, l’avait reconstruit. 120 années s’étant écoulées, il était retombé en ruine et Shamshi-Adad, fils d’Ilukapkapi, mon ancêtre, prêtre d’Assur, l’avait reconstruit. 434 ans s’étant écoulés, ce temple fut détruit par un incendie. Salmanasar [Ier], fils d’Adad Nirari, mon ancêtre, prêtre d’Assur, le reconstruisit. 580 ans s’étant écoulés, la cella intérieure, où demeure Assur, mon seigneur, le bît sahuri, le sanctuaire de Kubu, celui de Dibar et celui d’Ea étaient ruinés, décrépis et vétustes [16].
29Pour obtenir l’agrément des dieux, il n’est pas seulement nécessaire de restaurer les sanctuaires, il faut retrouver les lieux de leur fondation et tenter de reconstruire leur histoire. Bien sûr, ce genre de chronologie est sujet à caution, mais ce qui importe, c’est l’historicité dans laquelle le souverain inscrit son action. Entre la tradition égyptienne et la tradition mésopotamienne il y a de nombreux points communs, mais le sentiment de l’érosion, de la destruction inéluctable qui menace les constructions humaines est encore plus fort chez les souverains du Croissant fertile. L’exercice du pouvoir est un combat contre la décrépitude, contre le tempus edax que le souverain doit apprivoiser. Ici les textes n’ont pas la monumentalité des inscriptions lapidaires égyptiennes, mais leur discrétion même, leur répétition sont un gage d’endurance et de résistance.
30Ce qui fascine chez les Mésopotamiens, c’est le lien intime et structural entre la fondation et le récit qui l’accompagne. Au fil du temps, ce récit gagne en précision et en importance. Il ne décrit pas seulement l’acte de construction, mais la splendeur de l’architecture et des décors qui l’accompagnent. L’émulation, la concurrence entre les rois du passé et ceux du présent sont le moteur de ce type de pratiques : Sennachérib portera le défi encore plus loin, qui voudra construire le « palais sans rival [17] ». Le palais sans rival doit toucher l’imagination : apparaît alors le thème de la concurrence des arts, les bas-reliefs, les peintures, les architectures elles-mêmes deviennent des enjeux chargés d’assurer le prestige et la réputation du roi. Reste qu’au bout du compte les rois et les scribes ont plus confiance dans les inscriptions que dans les monuments :
Aucune civilisation, probablement, n’a eu à la fois autant de défiance dans l’avenir de ses constructions et de foi en son écriture, mais en même temps n’a lié à ce point l’une aux autres pour répondre à son besoin d’éternité [18].
32Les Mésopotamiens sont donc allés plus loin que les Égyptiens dans leur passion pour les vestiges du passé. Leurs scribes ont collectionné les écritures anciennes, ils en ont parfois exécuté des moulages et en ont donné la traduction et l’origine. Ainsi E. Sollberger attire-t-il l’attention sur une tablette du British Museum en provenance de Sippar [19]. Il s’agit d’une inscription présargonique sur une tablette recopiée par un scribe néo-babylonien. L’inscription présargonique, la plus ancienne jamais copiée, signifie : « L’homme de Mari, le marchand, fils d’Iddi-il, le scribe, fils d’Arsiaha, le Samaréen, a dédié cette statue à Samas. » Elle est suivie d’un commentaire explicite qui indique la provenance et le lieu de découverte : « De l’épaule droite d’une statue de pierre qui […] dans les débris de l’Ebabbbar. »
33Savoir et minutie sont le propre des scribes qui par-delà les millénaires sont capables d’entendre et d’expliquer les écritures anciennes. À la même époque Nabonide apparaît comme un souverain antiquaire qui organise des fouilles pour redécouvrir des temples anciens et qui démontre son savoir et sa piété en mettant au jour des inscriptions que ses prédécesseurs n’avaient pas été capables de découvrir [20]. Ce goût antiquaire s’exprime dans la revendication royale d’une compétence épigraphique et linguistique. Ainsi ce passage d’une tablette d’Assurbanipal :
Moi [Assurbanipal], j’ai étudié le savoir secret, toute la puissance des scribes : les travaux du sage Adapa. Je suis capable de discuter les présages du ciel et de la terre avec compétence dans les assemblées des érudits. Je possède le savoir nécessaire pour discuter les séries d’oracles « si le foie est en accord avec le ciel » avec les devins les plus experts […]. J’ai lu les textes écrits avec art dont la version sumérienne est abstruse, et l’akkadien difficile à entendre. J’ai examiné les inscriptions de pierre d’avant le déluge, ces compositions aussi ésotériques que difficiles [21].
35Le souverain exprime ici sa passion pour les inscriptions anciennes, sa capacité à déchiffrer les messages les plus cachés, sa connaissance des premières écritures d’avant le déluge que les dieux ont données aux hommes. À l’époque néo-babylonienne, l’antiquarisme devient une des composantes de la politique des souverains, collecter des inscriptions, fouiller des temples, collectionner des objets venant des époques les plus anciennes et des villes les plus éloignées du royaume sont des activités royales. Des collections d’antiquités (certaines constituées de plusieurs dizaines d’objets, statues, inscriptions), qui s’étalent sur deux millénaires, ont été retrouvées à Babylone, à Ur, mais aussi à Sippar et Nippur [22]. Cet antiquarisme est au cœur des conceptions religieuses et politiques des souverains néo-babyloniens. Une tablette de Nabonide traduite par Erica Reiner exprime de façon extraordinaire les dimensions, pratiques, religieuses et politiques, de cette recherche des traces du passé :
37L’antiquarisme n’est pas seulement une pratique sociale qui a pour but d’exalter le pouvoir, il s’agit là d’une technique autant religieuse que politique qui permet le développement ou la restauration du culte. Un savoir concret qui réclame autant une connaissance philologique qu’une sensibilité artistique, une capacité à reproduire (et donc à observer) les monuments et les objets du passé. En entreprenant ses recherches antiquaires, en utilisant des noms et des tournures sumériennes du IIIe millénaire, le roi s’inscrit dans la continuité. Si menacée que puisse paraître sa souveraineté, l’appel à la tradition apparaît comme une arme au service de la stabilité et de la fermeté du royaume.
38On ne retrouve pas en Mésopotamie les accents mélancoliques des poètes de l’Égypte ancienne. La contemplation des ruines n’est pas un exercice qui porte à des réflexions sur la brièveté de la vie humaine : les souverains voient les ruines comme une menace, le signe d’un effondrement qu’il faut à tout prix prévenir par l’inlassable reconstruction et restauration de ce qui est encore visible. Les Mésopotamiens ne se placent pas dans la perspective d’un memento mori. Pour eux, les traces du passé sont des signes que les dieux adressent aux hommes, et plus particulièrement aux souverains. Il importe de les découvrir, de les déchiffrer, de les restaurer, mais ces impératifs religieux ne paraissent pas déboucher sur un débat sur la brièveté de la vie des hommes, des rois et des dynasties. Pour les Mésopotamiens, le passé est devant eux : pananu, un mot dont la racine est « face » ; au contraire le futur, l’avenir se dit warkatu, ce qui se trouve derrière le dos [24]. À force de contempler le passé, les Mésopotamiens semblent ne plus pouvoir en détacher leurs yeux.
Poésie, vases de bronze et pouvoir en Chine ancienne
39La curiosité pour le passé des anciens Chinois est un phénomène bien connu. La récente découverte d’une tombe du xiie siècle à Anyang en porte un évident témoignage. La défunte Fu Hao était enterrée avec une collection de jades, dont certains remontaient aux lointaines cultures de Hongshan et de Liangzhu. Les fouilleurs ont pu établir que ces dépôts funéraires étaient le résultat d’un rituel cérémoniel qui utilisait avec sophistication des références au passé comme au présent. Que ce type de curiosité soit au cœur de la culture chinoise est une évidence… Quand nous lisons sous la plume de Mo Tzu, au ve siècle av. J.-C. : « Les sources de notre savoir reposent sur ce qui est écrit sur le bambou et la soie, ce qui est gravé sur le métal et la pierre, et ce qui est inscrit sur les vases pour être transmis à la postérité [25] », nous découvrons une définition exacte de ce que Momigliano appelait, au sens précis du terme, « antiquarianisme ».
40Mo Tzu était un contemporain de Thucydide et nous savons que, dans la cour royale de la dynastie Shang, scribes et archivistes enregistraient la trace des événements politiques et militaires. Pour « ce qui est gravé sur le métal et la pierre », nous disposons chez les Shang et les Chou de l’Est d’un grand nombre d’inscriptions qui ornent les vases rituels de bronze. K. C. Chang a même fait remarquer que l’idée attribuée à la philosophie ionienne de la succession pierre, bronze, fer a été exprimée par un philosophe des Chou de l’Est, Feng Hu Tzu :
À l’âge de Xuanyuan, Shennong et Hexu, les armes étaient faites de pierre pour couper les arbres et construire les maisons, et elles étaient ensevelies avec les morts […]. À l’âge de Huangdi, les armes étaient faites de jade pour couper les arbres, pour construire les maisons et fouiller le sol […] et étaient ensevelies avec les morts. À l’âge de Yu, les armes étaient faites de bronze pour construire des canaux et des maisons. Au temps présent, les armes sont faites de fer [26]…
42Il ne fait donc aucun doute que les philosophes et les antiquaires chinois se soient posé en des termes différents mais parfaitement cohérents les mêmes questions qu’Hérodote, Thucydide ou Hippias. Les Chinois se sont intéressés très tôt aux sources de leur histoire. Leurs scribes ont compilé les événements et les ont croisés avec toutes les sources imaginables. Ils se sont confrontés à la question de la comparaison entre les sources écrites et les sources non écrites.
43Les monuments qui captivent avant tout les antiquaires chinois ne sont pas des statues, des pierres soigneusement équarries ou des briques, mais des vases de bronze. Comment expliquer cette passion chinoise qui commence au IIe millénaire ? K.-C. Chang a suggéré que tout aspirant au pouvoir en Chine devait contrôler un certain nombre de ressources fondamentales, parmi lesquelles – et par-dessus tout – les vases de bronze traditionnels. Cette attirance dévorante s’incarne dans la légende des chiu ting, les neufs trépieds de bronze primordiaux qui furent coulés par les rois fondateurs de la première dynastie Hsia :
Dans le passé, quand la dynastie de Hsia était distinguée pour ses vertus, les régions éloignées élaborèrent des images des wu qui les identifiaient, et les neuf pasteurs envoyèrent le métal de leurs provinces. Les trépieds ting furent coulés avec des images d’eux sur ces wu […]. Une harmonie fut ainsi établie entre le haut et le bas, et tous bénéficièrent des grâces du ciel. Quand les vertus de Chieh en vinrent à se ternir complètement, les trépieds furent transférés chez les Chang pour six cents ans. Les Chou de Chang se révélèrent cruels et intolérants, et ils furent transférés chez les Chou. Quand la vertu est digne de louange et brillante, les trépieds, quoique petits, deviennent très lourds, quand c’est le contraire, noirceur et désordre, même s’ils sont très grands, ils deviennent très légers. Le ciel accorde ses grâces à la vertu intelligente et ses faveurs demeurent. Le roi C’heng retint les trépieds à Chi-ju, et il prédit que la dynastie durerait trente règnes sur 700 ans. Quoique la vertu de Chou ait décliné, les décrets du ciel ne sont pas encore changés. On ne doit pas poser de question sur le poids des trépieds [27].
45L’acquisition et la possession de vases de bronze antiques sont un moyen de tenir son rang, d’exprimer son pouvoir et sa vertu. Aussi la recherche de vases de bronze est-elle un topos de la tradition historique chinoise. Pour se procurer des vases, il faut les obtenir d’un collectionneur ou les découvrir par le moyen d’excavations. Les spolia au sens latin du terme sont donc un outil de distinction et de reconnaissance. Stephen Owen a consacré un petit livre aux usages de la mémoire dans la Chine ancienne et il a mis en valeur les qualités archéologiques et poétiques d’un récit qui nous a été transmis par Hsieh Hui Lien, un poète du ve siècle ap. J.-C. Il s’agit de l’extraordinaire description de la découverte d’une tombe antique à Chin Ling. Après avoir décrit minutieusement le contexte de la découverte en utilisant un vocabulaire rationnel qui est très proche du style d’un rapport archéologique, le narrateur adresse une prière aux esprits des défunts :
Pendant que je fouillais un fossé au nord du mur de la fortification de l’Est, nous étions descendus à une profondeur de plusieurs verges quand nous trouvâmes une tombe ancienne. Aucune marque n’indiquait au-dessus la présence d’une sépulture, et aucune tuile n’avait été utilisée pour le sarcophage, seulement du bois. Dans le sarcophage, il y avait deux cercueils très précisément carrés, sans armures. Pour les vases destinés aux défunts, nous trouvâmes à peu près vingt types différents de vases de bronze et de laque ; la plupart d’entre eux de forme insolite, et nous ne fûmes pas capables de les identifier tous. Il y avait aussi plus de vingt personnages de bois, chacun de trois pieds de long. Au moment même où la tombe fut ouverte, nous pûmes voir qu’il s’agissait de figurines humaines, mais quand nous les touchions ou les effleurions avec quelque chose, elles se désintégraient en poussière dans nos mains. Sur le haut du cercueil il y avait plus de cent pièces wu shu des Hans. Dans l’eau, il y avait des tiges de canne à sucre, en même temps que des noyaux de prunes et des grains de melon qui flottaient sans être le moins du monde pourris. L’inscription funéraire n’avait pas survécu, aussi fûmes-nous incapables de fixer la date et l’âge de la tombe. Mon Seigneur me commanda que ceux qui travaillaient sur la fortification les enfouissent à nouveau sous la colline de l’Est. Et là, avec du porc et du vin nous procédâmes à une cérémonie pour les morts. Sans connaître leurs noms, sans savoir s’ils étaient proches de nous ou lointains, nous leur donnâmes le nom provisoire de « Maître et Maîtresse obscurs ».
47Dans la septième année de l’ère Yuanjia (430 ap. J.-C.), le quatorzième jour du neuvième mois, le baron Zhu Lin, directeur des études et clerc du censorat, chargé de l’administration de l’arsenal, chancelier général, magistrat de Linzhang, prépara la cérémonie du porc et du vin et la présenta avec respect aux esprits du Maître et de la Maîtresse obscurs :
49Stephen Owen pointe dans son commentaire la dimension morale et philosophique de ce poème. Une fois la tombe décrite, le contexte archéologique bien défini, l’analyse de l’antiquaire est portée à son terme. Mais, malgré toute l’attention donnée au détail, l’identification des objets votifs ne peut, en l’absence d’inscription, conduire à une chronologie précise. Aussi la cérémonie religieuse fait-elle fonction de morale de la découverte : en s’adressant à ces morts inconnus, le poète établit une relation entre les morts et les vivants, entre le passé et le présent. Le memento mori de cet antiquaire philosophe est très proche de la poésie antiquaire de la Renaissance et de l’âge de raison. Ainsi Pétrarque :
51La singularité de cette approche chinoise du passé tient à la qualité de la description, au rationalisme antiquaire qui légitime le dialogue poétique entre les morts et les vivants. Les antiquaires chinois sont des hommes de raison qui mettent l’expression poétique au service de leur volonté de savoir à la manière des antiquaires européens du xviie siècle. Nous pouvons rapprocher le récit de Hsieh Hui Lien d’un poème attribué à Chang Heng à la fin du ier siècle ap. J.-C. :
La poétique des ruines et la collection
53L’observation des ruines et des restes archéologiques est l’occasion d’une réflexion sur la destinée humaine et la brièveté de la vie. Pétrarque l’exprime avec une puissance inégalée, mais Martin Opitz prolonge l’effet poétique en utilisant son savoir antiquaire et sa capacité d’observation des ruines :
55Entre les poètes-antiquaires chinois et les antiquaires de l’âge de raison européen les convergences sont troublantes. Les uns et les autres associent qualités d’observation et invention poétique. Les uns et les autres savent discipliner leur plume pour observer le sol, dégager les ensembles qu’ils mettent au jour et s’interroger sur la finalité de l’existence. Nul doute que Thomas Browne doive être ici convoqué :
When the Funerall pyre was out, and the last valediction was over, men took a lasting adieu of their interred Friends, little expecting the curiosity of future ages should comment upon their ashes, and having no old experience of the duration of their Reliques, held no opinion of such after considerations [31].
57Pour T. Browne comme pour M. Opitz l’exploration du passé est une entreprise systématique qui allie le travail de terrain et l’engagement poétique. La poésie est l’un des outils de cette périégèse dans le territoire des Anciens. Car ceux-ci n’existent que dans la tension entre l’observation du présent, l’intelligence des ruines et l’imagination des poètes. Casaubon définissait l’activité antiquaire à travers cette polarité entre la raison et l’imagination. Il est frappant de constater que ce subtil équilibre marque autant les poètes européens du xviie siècle que les antiquaires chinois de l’Antiquité et du Moyen Âge. Li Quing Zhao en est la parfaite illustration. Non seulement sa poésie est remplie de métaphores antiquaires, mais elle est l’auteur d’un extraordinaire essai sur l’esthétique et l’éthique de la collection qui constitue certainement un des sommets du genre :
Quand la collection de livres fut complète, nous construisîmes une bibliothèque dans le salon du « retour chez soi » avec de larges rayonnages où les livres puissent être catalogués en ordre. C’est là que nous installâmes les livres. Quand j’avais envie de les lire, je demandais la clé, laissais une note dans le registre et prenais le livre. Si l’un d’entre eux était abîmé ou sali, il était de ma responsabilité de réparer l’endroit et de le copier d’une main déliée. Pourtant le plaisir et l’insouciance n’étaient pas les mêmes qu’avant. Cette tentative de rendre les choses faciles produisait nervosité et anxiété. Je ne le supportais pas [32].
59La musique raffinée et subtile de ce texte n’est pas celle d’un virtuoso de l’âge de raison ou des Lumières, mais la voix d’une femme, d’une poétesse du xiie siècle ap. J.-C. La préface de ce catalogue d’antiquités ne constitue pas uniquement un monument de piété adressé à la mémoire de son mari disparu. Il ne s’agit pas seulement d’une œuvre de mémoire qui tend à substituer le catalogue raisonné des œuvres à la collection dispersée et vandalisée, mais d’une réflexion critique sur la valeur morale et l’utilité d’une collection. Pour Li Quing Zhao la collection est un instrument de savoir, un outil de perfectionnement intellectuel et moral :
Grâce à toutes ces inscriptions on peut corriger les erreurs historiques, énoncer des jugements historiques et prononcer l’erreur et le blâme [33].
61La recherche, la collection et l’interprétation de vases antiques et d’inscriptions sont certes un plaisir, une quête passionnée d’objets rares, mais elle ne se limite pas à cela. Il s’agit bien d’un travail de l’esprit, d’une discipline de l’intelligence. Les mots et le contexte sont les mêmes que ceux utilisés par Gassendi dans son fameux éloge de Peiresc :
Bien des gens se gaussent bruyamment de nos études, prétendant qu’elles ne procurent aucune gloire à ceux qui s’y livrent et aucune utilité aux autres. Ceux-là seuls méritent un tel reproche qui n’y cherchent qu’une vaine érudition, ou même, ce qui est moins encore, se contentent de collectionner les antiquités pour la garniture de leurs armoires et l’ornement de leurs demeures et s’attachent à les posséder pour qu’on les en sache possesseurs. Par contre ils sont entièrement dignes de louanges et ne perdent aucunement leur temps ceux qui recherchent les antiquités, les étudient et les publient pour éclairer par elles les bons auteurs, pour illustrer les circonstances de l’histoire et pour mieux graver dans les esprits les personnages, les faits et les grands événements [34].
63La collection selon Gassendi et Peiresc ne se confond pas avec le désir de possession, avec l’ivresse du collectionneur tout entier adonné à sa quête, elle est un exercice de raison : les inscriptions, les monnaies, les monuments sont des outils pour établir la vérité historique, et la vérité historique est outil de perfectionnement moral. La collection au sens noble du terme suppose une éthique. Il n’est pas sans intérêt qu’elle soit partagée par deux mondes et deux sociétés aussi différentes que la Chine médiévale et l’Europe de l’âge de raison. La collection est la fois un objectif et une ascèse, un plaisir et un renoncement, mais ce que le collectionneur ne saurait admettre, c’est la dispersion de ses œuvres, sauf à en décider lui-même. La séparation des objets que l’on a collectés avec une passion quasi obsessionnelle pendant des décennies est plus qu’un arrachement, elle relève de la douleur et du deuil. Li Quing une fois de plus a su saisir l’essence de la tension entre la permanence et la dispersion, entre l’être et sa négation. Au fil des pages de son autobiographie, au fil des étapes de sa vie errante de refuge en refuge, chacune des pièces amoureusement collectées par son mari disparaît et la collection se défait au point qu’il ne lui reste plus rien hors le souvenir :
Là où il y a possession, il doit y avoir perte de possession, là où il y a collection, il doit y avoir dispersion – c’est un principe constant des choses [35].
65La collection est un moyen d’apprivoiser le temps, un équilibre fugace entre perfection et complétion, mais le collectionneur sait bien ce qu’il y a d’impermanence dans son désir d’éternité. Du Bellay apparaît lui aussi comme un émule de sa lointaine devancière chinoise :
67D’est en ouest les hommes ont élaboré des outils collectifs pour résister à l’érosion de la mémoire. Tous les hommes ont des souvenirs, toutes les sociétés ont une mémoire, mais certaines femmes ou certains hommes, certaines sociétés inventent des techniques qui permettent de domestiquer le passé. Les ruines et les collections font partie de cet arsenal qui permet de ruser avec le tempus edax. Si la ruine est déjà présente dans la construction, si la dispersion est déjà latente dans la collection, alors l’architecte ou le collectionneur peuvent avoir l’illusion d’apprivoiser le temps, d’en faire une donnée objective de leur projet qui en est le pivot et qui assure dans la lointaine succession des siècles leur survie. Comme le suggérait Borges dans sa réflexion sur Qin Shi Huang Di :
L’incendie des bibliothèques et la construction des murailles sont peut-être des opérations dont chacune, secrètement, s’annule elle-même. La muraille tenace qui en ce moment et dans tous les moments projette sur des terres que je ne verrai pas son système d’ombre est l’ombre d’un César qui ordonna qu’une nation respectueuse entre toutes brûlât son passé [36].
69Les Égyptiens, les Mésopotamiens et les Chinois de l’Antiquité ont inventé des stratégies complexes pour maîtriser la mémoire des souverains, des grands hommes et des artistes ; par-delà leur diversité même nous pouvons observer une unité de comportement, un désir d’éternité qui rapproche le poète de l’antiquaire, l’Orient et l’Occident, le passé et le présent :
Une ruine chasse l’autre, celle qui l’a précédée, et la tue. Des forteresses écroulées des seigneurs féodaux coule une lave épaisse qui étouffe à jamais les arènes et autres cirques romains [37].
Les ruines et la modernité
71Dans un passage célèbre des Salons, Diderot s’en prend à Hubert Robert et esquisse un programme de la « poétique des ruines » qui résonne comme le manifeste d’une sensibilité nouvelle :
Puisque vous êtes voué à la peinture de ruines, sachez que ce genre a sa poétique. Vous l’ignorez absolument ; cherchez-la. Vous allez le faire, mais l’idéal vous manque […]. Les idées que les ruines réveillent en moi sont grandes. Tout s’anéantit, tout périt, tout passe. Il n’y a que le monde qui reste. Il n’y a que le temps qui dure. Qu’il est vieux, ce monde ! Je marche entre deux éternités. De quelque part que je jette les yeux, les objets qui m’entourent m’annoncent une fin, et me résignent à celle qui m’attend. Qu’est-ce que mon existence éphémère, en comparaison de celle de ce rocher qui s’affaisse, de ce vallon qui se creuse, de cette forêt qui chancelle, de ces masses suspendues au-dessus de ma tête et qui s’ébranlent ? Je vois le marbre des tombeaux tomber en poussière, et je ne veux pas mourir [38]…
73Diderot se démarque de ses prédécesseurs par un double travail de déplacement et de condensation. Il se propose de faire de la ruine un genre poétique universel qui échappe à la curiosité trop minutieuse des artistes et des antiquaires pour devenir un thème commun à l’humanité dans son ensemble. Il déplace la ruine du champ de l’apologétique chrétienne (et de l’autojustification antiquaire) à celui de l’expérience poétique singulière. Certes, la ruine a quelque chose de transcendant, mais cette transcendance ne s’exerce plus dans le champ religieux ; elle relève de l’expérience individuelle, de la capacité de chacun à transformer l’effroi de la fin des civilisations en conscience de sa propre fin. Cet effort est la récompense de la poétique des ruines, elle consent à qui s’y aventure d’échapper au lot commun :
Un torrent entraîne les nations les unes sur les autres, au fond d’un abîme commun ; moi, moi seul, je prétends m’arrêter sur le bord et fendre le flot qui coule à mes côtés [39] !
75La poésie des ruines ainsi entendue établit une distance entre les monuments et les vestiges et celui ou celle qui les contemple (car pour Diderot il y a un point de vue féminin et un point de vue masculin). Face aux ruines, l’individu ressent au plus profond de lui-même la fragilité de sa condition humaine, mais en même temps la contemplation des ruines induit une distanciation qui est la récompense de l’exercice. L’observation des ruines n’est pas une liqueur d’immortalité, elle permet en pensant la mort des autres d’accepter la sienne propre. La révolte de l’individu face à sa propre finitude trouve, dans la conscience de l’infini du temps, un moyen d’échapper par le savoir au sentiment d’écrasement qui l’oppresse. Les ruines sont nécessaires, car elles font naître le frisson chez les esprits curieux qui les observent. Elles ne sont plus là pour symboliser la grandeur du passé, elles n’ont plus pour seule fonction de rappeler l’homme à sa petitesse, elles sont le moyen d’une épreuve que chacun peut surmonter s’il est aussi lucide que curieux. Presque au même moment en Chine, Cheng Hsieh, l’un des « huit excentriques de Yangchou », se moquait des collectionneurs en leur rappelant que les jouissances matérielles sont une insulte à l’éthique de responsabilité :
Collectionneur d’antiquités.
En cet âge de décadence on aime les antiquités et on s’expose de bon cœur à être dupé. On dépense des milliers à acheter calligraphies et peintures, des centaines à les faire remonter ; vieux insignes de jade écornés, sceaux de bronze à décor de tortue et de dragons, tuiles de la tour de l’oiseau de bronze, devenues pierres à encre, sur des présentoirs laqués, brûle-encens d’or en forme de lion sur des socles d’ivoire, une coupe, un gobelet, n’importe quel vase antique. Et l’on compulse les textes anciens pour en vérifier les inscriptions. Loin, partout on cherche, on traque jusqu’en sa vieillesse, comme obsédé. Des parents par le sang se poursuivent devant les tribunaux, des amis intimes se soupçonnent l’un et l’autre. Ces objets coûtent des milliers au riche, mais le pauvre n’en donnerait pas un gâteau de riz [40].
77En plaidant comme son contemporain chinois pour une éthique du rapport au passé, Diderot condense l’expérience de ses prédécesseurs et fonde une esthétique des ruines qui est au cœur de l’expérience moderne du passé. En jetant les bases d’une métaphysique des ruines, Diderot se place d’emblée au carrefour de trois traditions, celle des antiquaires, celle des naturalistes et celle des artistes. Pour l’antiquaire, la ruine est témoignage, vestige du temps qui passe, un outil infime ou majestueux qu’il faut assigner à un lieu et à une époque bien définis. Depuis les antiquaires italiens de la Renaissance, toute l’Europe s’était engagée dans un immense travail d’inventaire du passé, sans cesse à retravailler, à redéfinir, cherchant à mettre de l’ordre dans le fatras des collections, à distinguer les objets nés de la main de l’homme de ceux issus des jeux de la nature. Les antiquaires, certes, se heurtaient à de complexes problèmes de chronologie, et certains d’entre eux croyaient encore aux « pierres de foudre » comme à l’origine naturelle des mégalithes. Mais, dans l’ensemble, ils avaient convaincu leurs contemporains qu’il était possible de fonder l’histoire sur les monuments. Les géologues et les naturalistes s’en étaient si bien convaincus qu’ils n’hésitaient pas, comme Hooke et Buffon, à faire de la science antiquaire le modèle des sciences de la nature :
Comme dans l’histoire civile, on consulte les titres, on recherche les médailles, on déchiffre les inscriptions antiques, pour déterminer l’époque des révolutions humaines, et constater les dates des événements moraux ; de même dans l’histoire naturelle, il faut fouiller les archives du monde, tirer des entrailles de la terre les vieux monuments, recueillir leurs débris, et rassembler en un corps de preuves tous les indices des changements physiques qui peuvent nous faire remonter aux premiers âges de la nature. C’est le seul moyen de fixer quelques points dans l’immensité de l’espace, et de placer un certain nombre de pierres numéraires sur la route éternelle du temps [41].
79Fonder la géologie sur des certitudes aussi fermes que celles des antiquaires, voilà tout le programme de Buffon et de ses prédécesseurs et contemporains, même si, comme Benoît de Maillet ou Boulanger, ils empruntent des voies très diverses. C’est l’observation de la crue du Nil et une attention particulière à l’histoire de l’Égypte ancienne qui insufflent à Benoît de Maillet les éléments premiers d’une géologie diluviale très hétérodoxe, toutefois fortement marquée par la tradition antiquaire de son temps. C’est la traversée systématique des grands chemins du royaume dans ses fonctions d’ingénieur des ponts qui met Boulanger sur la voie d’une « Antiquité dévoilée » s’opposant à l’« Antiquité expliquée » de Bernard de Montfaucon. Les hommes des Lumières préparent ainsi une révolution décisive qui va transformer l’idée même des vestiges : si les « coquilles » sont les « médailles » de l’histoire de la nature, alors il devient possible de jeter un pont entre l’histoire de la nature et l’histoire de l’homme. Buffon l’avait deviné, mais il ne souhaitait pas que ses démêlés avec les docteurs de la Sorbonne lui fassent subir le sort de Voltaire. Boulanger avait exploré, à l’admiration générale des encyclopédistes et particulièrement de Diderot [42], une autre voie. Il cherchait à retrouver la trace des événements les plus anciens de l’histoire des hommes à travers l’analyse des mythologies dont il s’ingéniait à dévoiler le sens. Dans les récits de fondation, dans les déluges communs à presque toutes les traditions de l’ancien et du nouveau monde il se faisait fort de retrouver les observations originelles et non corrompues des hommes primitifs. Projet ambitieux qui prenait le contre-pied de la somme bénédictine de son illustre prédécesseur de l’abbaye de Saint-Maur. Là où Montfaucon s’ingéniait à expliquer le texte par les monuments, à établir une correspondance ordonnée entre le trésor des images qui illustraient la tradition écrite, qu’il s’agisse des Pères de l’Église ou de l’immense corpus de la tradition gréco-romaine, Boulanger s’employait à retrouver l’histoire primitive de la nature dans la tradition mythologique de tous les peuples de l’univers.
80Entre Montfaucon et Boulanger il y a plus qu’une divergence sur la fin et les moyens de l’histoire ; chacun d’entre eux considère le monument d’un point de vue antagonique. Montfaucon cherche à faire du monument une preuve dont l’évidence relève du dessin. Une fois représenté en image, le vestige se met à parler, il délivre à l’antiquaire un message que celui-ci est en mesure d’expliquer. En bon bénédictin, Montfaucon applique aux objets la méthode philologique et paléographique de Mabillon. L’image est un substitut de l’objet qui en incorpore les caractéristiques dominantes ; une fois figuré, l’objet n’est plus singulier, il devient un élément d’un ensemble. La méthode est discursive, elle déploie les images en un commentaire composé. Boulanger procède tout autrement ; ingénieur philologue, il part du texte pour arriver au monument, mais celui-ci n’a plus de valeur propre. Il est au contraire le signe de quelque chose de plus important et de plus mystérieux : un événement. Chez Montfaucon, le système se déduit du plan de l’ouvrage, chez Boulanger il préexiste, il procède d’une observation préalable au texte, quel qu’il soit. Boulanger dilate le champ d’observation en même temps qu’il déconstruit l’idée même de monument que les antiquaires avaient élaborée avec une patience sans bornes et un acharnement têtu. Derrière les médailles, les statues, les hiéroglyphes, c’est tout un capharnaüm de vestiges, de coquilles, de fossiles qui permet d’explorer le « sombre abîme du temps ».
81Les « deux éternités » dont parle Diderot se rejoignent : l’une est celle des productions de l’homme chère aux antiquaires, l’autre est celle des naturalistes qui vont chercher dans les entrailles du globe les preuves de leur démonstration. Si la conception des ruines à l’œuvre dans le texte de Diderot est si puissante, c’est qu’à mon sens il incorpore dans une même intuition l’histoire de l’homme et celle de la nature. Diderot ne répudie pas seulement la dimension chrétienne de l’effroi face au temps qui passe ; il mêle dans une même sensibilité les monuments de l’homme et l’œuvre de la nature, les tombeaux, les colonnes, le vallon, les rochers et la forêt.
82Face au tempus edax, la natura naturata apprivoisée par l’homme est un outil d’éternité, un moyen de dépasser l’angoisse du souvenir. Diderot est l’inventeur de notre moderne poétique des ruines, mais l’écho des antiquaires d’Orient et d’Occident est bien présent : « Ruines, ruine des ruines. »
Notes
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[*]
Une version préliminaire de ce texte, plus courte, est parue sous le titre « Les multiples dimensions de la pratique antiquaire », in J.-N. Bret, M. Guérin et M. Jimenez (éd.), Penser l’art. Histoire de l’art et esthétique, coll. « L’université des arts », hors-série, Paris, Klincksieck, 2009, p. 155-172.
-
[1]
A. Momigliano, Alien Wisdom. The Limits of Hellenization, Cambridge, Cambridge University Press, 1975 ; trad. fr. : Sagesses barbares, Paris, Maspero, 1979 ; id., « The antiquarian and the historian », JWCI, 13, 1950, p. 285-315.
-
[2]
R. G. Collingwood, The Idea of History (1946), Oxford, Clarendon Press, 1980, p. 14-15.
-
[3]
M. Casaubon, A Treatise of Use and Custom, 1638.
-
[4]
« Li Quing-zhao’s epilogue to Records on Metal and Stone », in An Anthology of Chinese Literature. Beginnings to 1911, éd. et trad. S. Owen, New York, Norton, 1996, p. 593.
-
[5]
Elias Canetti, Die Blendung, Vienne, 1935.
-
[6]
Je m’inspire ici du livre de J. Assmann dont le titre même me paraît de nature à expliciter la relation des anciens Égyptiens au passé : Stein und Zeit. Mensch und Gesellschaft im alten Ägypten, Munich, 1995. Voir aussi la synthèse de S. Aufrère : Les Anciens Égyptiens et leur notion de l’Antiquité. Une quête archéologique et historiographique du passé (à paraître).
-
[7]
Inscription sur la statue de Kaouab, in F. Gomaa, Chaemwese, Sohn Ramses’ II und Hoherpriester von Memphis, Wiesbaden, 1973, p. 68.
-
[8]
Ibid., p. 61.
-
[9]
Voir l’excellent article de A. J. Wace, « The Greeks and Romans as archaeologists », BSRAA, 38, 1949, p. 21-33, et le travail de P. G. Guzzo, Antico e archeologia, Bologne, 1993, qui a recensé dans la littérature gréco-romaine l’ensemble des passages qui ont trait à la découverte d’antiquités.
-
[10]
E. Schiaparelli, « Fossile eocenico con iscrizione geroglifica rinvenuto in Eliopoli », Bolletino della Societa piemontese di archeologia e di belle arte, I, 1947, p. 11-14.
-
[11]
J. Assmann, Stein und Zeit, op. cit., p. 11.
-
[12]
Ibid., p. 173-174 (texte d’époque ramesside).
-
[13]
G. Goossens, « Les recherches historiques à l’époque néo-babylonienne », Revue d’assyriologie et d’archéologie orientale, 1948, p. 149-160.
-
[14]
Ibid., p. 151.
-
[15]
E. Sollberger et J.-R. Kupper, Inscriptions royales sumériennes et akkadiennes, Paris, Cerf, 1971, p. 25.
-
[16]
S. Lackenbacher, Le Palais sans rival. Le récit de construction en Assyrie, Paris, La Découverte, 1990, p. 32.
-
[17]
Ibid., p. 55.
-
[18]
Ibid., p. 192.
-
[19]
E. Sollberger, « Lost inscriptions from Mari », in La Civilisation de Mari. XVe Rencontre assyriologique internationale, Liège, Kupper, 1967, p. 103-107.
-
[20]
P.-A. Beaulieu, « Antiquarianism and the concern for the past in the Neo-Baylonian period », Bulletin of the Canadian Society for Mesopotamian Studies, 28, novembre 1994, p. 37-42.
-
[21]
Cité et traduit par P.-A. Beaulieu, ibid., p. 38.
-
[22]
Ibid., p. 40.
-
[23]
E. Reiner, Your Thwarts in Pieces, Your Mooring Rope Cuts. Poetry from Babylonia and Assyria, Ann Arbor, The University of Michigan, 1985, p. 3.
- [24]
-
[25]
K. C. Chang, The Archaeology of Ancient China, New Haven, Yale University Press, 1986, p. 296.
-
[26]
Ibid., p. 4-5.
-
[27]
Id., Art, Myth, and Ritual. The Path to Political Authority in Ancient China, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, p. 95-96.
-
[28]
S. Owen, Remembrances. The Experience of the Past in Classical Chinese Litterature, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1986, p. 38-39.
-
[29]
Chang Heng, « The bones of Shuang Tzu », ibid., p. 35.
-
[30]
M. Opitz, Zlatna, 1623.
-
[31]
T. Browne, Hydriotaphia. Urn Burial, Londres, 1658.
-
[32]
« Li Quing-zhao’s epilogue to Records on Metal and Stone », art. cit., p. 593.
-
[33]
Ibid., p. 81.
-
[34]
P. Gassendi, Viri illustris Nicolai Claudii Fabricii de Peiresc, Paris, Sébastien Cramoisy, 1641.
-
[35]
« Li Quing-zhao’s epilogue to Records on Metal and Stone », art. cit., p. 596.
-
[36]
J. L. Borges, La Muraille et les Livres, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1993, p. 675.
-
[37]
B. Péret, « Ruines : ruine de ruines », Minotaure, 12-13, 1939, p. 60.
-
[38]
D. Diderot, Salons (1767), Paris, Hermann, 1995, t. III, p. 338.
-
[39]
Ibid., p. 338-339.
-
[40]
J. Chaves, The Columbia Book of Later Chinese Poetry, New York, Columbia University Press, 1986, p. 432-433.
-
[41]
G.-L. Leclerc de Buffon, Histoire naturelle générale et particulière, t. 29 : Des époques de la nature, Paris, Imprimerie royale, 1776, p. 329.
-
[42]
D. Diderot, préface à L’Antiquité dévoilée de N. A. Boulanger, Amsterdam, 1756.