Notes
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[1]
La plupart des contributions rassemblées dans ce livre reprennent des communications présentées au colloque de Carcassonne les 14 et 15 septembre 2007, dont le titre est exactement celui que nous maintenons pour cet ouvrage : L’Archéologie comme discipline ? Cette table ronde a été organisée dans le cadre annuel de l’université d’été de Carcassonne (ADREUC), en partenariat avec l’antenne toulousaine de l’École des hautes études en sciences sociales (Centre de recherches sur la préhistoire et la protohistoire méditerranéenne du laboratoire TRACES, UMR 5608 du CNRS/université de Toulouse). Le programme était le suivant. Vendredi 14 septembre : J. Guilaine, « Introduction » ; P. Boissinot, « Comment sommes-nous déficients ? Les emprunts nécessaires de l’archéologie » ; J.-P. Albert, « Le recours à des universaux dans l’interprétation des données archéologiques et ethnographiques » ; J.-L. Fabiani et N. Barbe, « Archéologie et mise en tension du modèle disciplinaire » ; A. Tchernia, « Archéologie et concepts économiques » ; A. Schnapp (absent), « Qu’est-ce qu’une ruine ? Le sentiment du passé entre matérialité et immatérialité » ; N. Coye, « Ni chair ni poisson : l’archéologie préhistorique française entre fondation et modernité (1898-1961) ». Samedi 15 septembre : O. Gosselain, « Ambiguïté et tracas d’une ouverture ethnoarchéologique » ; P. Lemonnier, « Trousse à outils ou reliquaire ? À propos d’objets rituels anga (Papouasie-Nouvelle-Guinée) » ; M. Colardelle, « Le rôle des musées dans l’archéologie d’aujourd’hui » ; J. Scheid (absent), « L’archéologie du rituel. Une nouvelle manière d’écrire l’histoire religieuse » ; L. Olivier, « Temps des vestiges et mémoire du passé : à propos des traces, empreintes et autres palimpsestes » ; G. Chouquer, « Des collecteurs inusables : les caractères originaux de la modernité historienne et scientifique » ; J.-D. Vigne, « “Bioarchéologies” : concepts, objets, régime de preuves, utilisation ». Plusieurs auteurs qui n’avaient pu se rendre à Carcassonne, mais qui étaient d’accord pour une participation, nous ont confié leurs textes, que nous publions ici : il s’agit de J.-P. Demoule et W. Stoczkowski. Lors de cette rencontre, il s’agissait de traiter d’épistémologie (et d’historiographie) sans le dire, car nous avions l’impression que tout affichage d’une réflexivité quelque peu intellectualisée pouvait en effrayer certains, à l’heure où certains de nos plus brillants esprits se définissaient avant tout comme des artisans. J’avais en outre encore en mémoire une soutenance de thèse, ce rite bien révélateur et si lourd de conséquences, où l’emploi de quelques concepts relativement triviaux en sociologie avait été assimilé à de la pédanterie ou à un amphigouri – le lecteur voudra bien m’excuser pour cette évocation personnelle, toute discipline n’est faite que de l’agrégation de ces expériences-là, qu’il ne faut pas trop lisser si l’on veut y comprendre quelque chose. Le public attendu à Carcassonne était essentiellement constitué d’archéologues, et il le fut ; quant aux intervenants, nous les avions choisis pour une grande part dans la profession – nous reviendrons sur cette terminologie –, mais également dans d’autres disciplines – là encore, il faudra discuter – pouvant nous éclairer sur la question, le point d’interrogation n’étant pas là pour ménager un pseudo-suspense à propos d’une évidence. La difficulté de recruter un philosophe, alors que l’usage métaphorique du terme « archéologie » est si répandu depuis Foucault, ne fut pas une mince surprise ; en conséquence, quelques-uns d’entre nous, qui nous définissons comme archéologues, ont tenté ce type d’approche que d’autres, plus virtuoses que nous avec les concepts, pourront corriger et éventuellement prolonger.
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[2]
C. Voisenat (dir.), Imaginaires archéologiques, Paris, Maison des sciences de l’homme, coll. « Cahiers d’ethnologie de la France », 22, 2008.
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[3]
Trad. fr. : La Civilisation perdue. Naissance d’une archéologie, trad. J.-B. Médina, Paris, Deux Coqs d’or, 1981.
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[4]
Nous rendrons compte de ceux-ci en évoquant une contribution précise dans cet ouvrage par le nom de son auteur entre parenthèses.
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[6]
D’où l’intérêt de l’appréhension d’un objet hybride, construit entre les deux peuples. P. Veyne, L’Empire gréco-romain, Paris, Seuil, 2005.
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[7]
J.-L. Amselle, Logiques métisses, Paris, Payot, 1990. J’ai tenté d’appliquer cette distinction à l’identité de la protohistoire, en tant que discipline ou sous-discipline : P. Boissinot, « Écrire l’histoire d’une discipline à identité souple : la protohistoire à partir de la France de l’entre-deux-guerres », in S. A. de Beaune (dir.), Écrire le passé. La fabrique de la préhistoire et de l’histoire à travers les siècles, Paris, CNRS, 2010, p. 333-347.
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[8]
On manque cruellement d’enquêtes sur cette question de l’autodéfinition des acteurs ; toute une sociologie du « milieu » archéologique serait d’ailleurs à entreprendre.
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[9]
A. Lehöerff, « L’enseignement de l’archéologie en licence dans les universités françaises », Les Nouvelles de l’archéologie, 115, mars 2009, p. 57-64.
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[10]
Domaine qui est loin d’être unifié, du point de vue de ses objets, de ses méthodes et objectifs, comme on peut le voir dans la disparité des textes réunis par F. Dumasy et F. Queyrel, Archéologie et environnement dans la Méditerranée antique, Genève, Droz, 2009, l’une des publications les plus récentes sur ce thème.
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[11]
La question est, semble-t-il, réglée à partir de l’expédition d’Égypte pour E. Gran-Aymerich, Dictionnaire biographique d’archéologie, 1798-1945, Paris, CNRS, 2001.
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[12]
Voir à ce sujet L. Flem, L’Homme Freud. Une bibliographie intellectuelle, Paris, Seuil, 1991 ; J.-P. Demoule, « Les pierres et les mots. Freud et les archéologues », Alliage, 52, 2006, p. 129-144 ; A. Beetschen, « Quête des origines et identité personnelle », in J.-P. Demoule et B. Stiegler (dir.), L’Avenir du passé. Modernité de l’archéologie, Paris, La Découverte, 2008, p. 202-211 ; L. Olivier, Le Sombre Abîme du temps, Paris, Seuil, 2008.
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[13]
Pourtant représentée par la communication de J.-D. Vigne (Muséum d’histoire naturelle, Paris) au colloque de Carcassonne.
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[14]
Voir à ce sujet l’essai nuancé de J. Daimond, Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie (2005), Paris, Gallimard, 2006.
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[15]
Il s’agit avec ce terme de rhétorique, comme le précise infra P. Lemonnier, d’une façon de dire de diverses manières un même message, pour le renforcer ou lui donner une présence ; on pourrait également évoquer cet effet à propos de l’archéologie, au moment où celle-ci s’est constituée en tant que discipline.
1L’archéologie, en ce début de xxie siècle en France, peut se targuer d’avoir acquis une certaine autonomie universitaire après d’âpres conflits, notamment avec une partie des historiens ; elle possède d’excellents manuels, des publications scientifiques nombreuses et souvent de très grande qualité ; son public, dans les musées ou à la télévision, est chaque fois plus nombreux et passionné, ému par l’irruption dans le présent d’un passé soudainement devenu tangible [2] – semble-t-il ; les praticiens (archéologie préventive et recherche fondamentale) qui en vivent constituent en outre un collectif jamais égalé. Ce qui ressemble au premier abord à une science normale (au sens de Kuhn) en plein essor, au socle consensuel bien établi, fait cependant l’objet de critiques de plus en plus approfondies, parfois de désillusions, qui méritent d’être discutées. Il est indéniable qu’au-delà d’une certaine virtuosité technique dans la réalisation et l’exploitation de fouilles, dans le traitement des collections également, se pose la question du statut scientifique des interprétations proposées, qui peuvent parfois se ramener à de la mauvaise littérature, véhiculant une imagination manifestement conditionnée. À l’évidence, il ne s’agit pas seulement du traitement de la panne qui affecterait quelques-uns au moment de rendre leur copie, mais également de l’effet de toute une configuration de savoirs, de collectifs et de lieux. Nous avons réuni dans cet ouvrage ceux qui évoquent un état de crise et des refondations bienvenues, et d’autres qui ont participé à l’élaboration des institutions et savoirs de la discipline de maintenant, plus enclins à de petits réajustements. Avec des avis plus tranchés, le débat que nous avons choisi d’éditer aurait sans doute été plus riche, mais il a été serein et nuancé, car aucun d’entre nous ne cherchait à y opérer de démarcation frontale ; si certains se sont montrés sceptiques, ils l’ont fait avec un certain enthousiasme devant la difficulté de connaître…
2Voyons d’abord comment la question a été plus précisément posée aux contributeurs, avant d’envisager comment ils y ont répondu, quand ils ont fait l’effort d’en discuter la problématique. Nous reprenons ici le texte d’appel, en le débarrassant de formulations maladroites et inutiles. Chacun pourra cependant remarquer qu’il reste encore trop proche des questions que je traite dans ma propre contribution.
3Reconstruire une réalité passée à partir de quelques indices est une préoccupation vieille comme l’homme ; cette forme de raisonnement est en partie celle du chasseur, des premiers historiens grecs… puis de nos détectives.
4Mais la mise au point de méthodes, de corpus, de personnels et d’institutions autour de cette activité de reconstruction du passé ne s’est faite que dans un contexte historique précis, d’abord dans les cabinets de curiosités des antiquaires, avant de s’envisager dans la stratigraphie du sous-sol, si l’on accepte de se focaliser pour le moment sur l’expérience européenne. Peu à peu, un savoir archéographique s’est construit, illustratif d’abord, puis répondant partiellement aux questions posées par d’autres « grandes disciplines » surplombantes (histoire, anthropologie, économie, sociologie, géographie…), en en suscitant d’autres parfois.
5Nul archéologue ne niera cependant que les réponses auxdites questions soient largement entachées d’approximations, de fictions, d’a priori ; elles reflètent aussi les problématisations du moment (défense de la civilisation, construction des identités nationales, croyance au rôle moteur de la lutte des classes, etc.), voilà pourquoi il existe une histoire de la recherche qui n’est pas un simple cumul de connaissances et une rectification des erreurs passées, même s’il existe des évolutions internes indépendantes de ces contextes. Face aux documents lacunaires et muets mis au jour, force est de constater notre déficience vis-à-vis de la plupart de nos objectifs de connaissance – ce qui ne veut pas dire la totalité desdits objectifs.
6Pour y parer, plusieurs réponses sont possibles : soit on prend le parti de reconstruire les parties manquantes à l’aide de quelques concepts, d’idées générales s’accordant tant bien que mal avec la matérialité des traces, au risque de tomber dans un discours de nature « mythologique », car narratif et incontrôlable, qui ne propose qu’un récit possible pour les faits rencontrés ; soit on considère qu’une seule solution n’est guère envisageable pour le problème posé, et l’on se livre alors à l’inventaire des situations possibles en s’aidant des savoirs accumulés par les sciences de l’homme ; soit encore, en se drapant dans une rigueur extrême, on ne considère que les questions qui peuvent faire l’objet d’une validation sur le terrain, renvoyant du même geste à la parascience tous les aspects qui ne peuvent être traités – un geste qui n’aurait pas déplu à un Wittgenstein.
Braconnages et chasses gardées
7Le point de départ est l’usage que nous faisons, nous archéologues, de l’anthropologie ou de l’histoire ; il peut être étendu à d’autres disciplines telles que la géographie, l’économie, les sciences naturelles… Nous demandons généralement à ces disciplines académiques, constituées de longue date, des objets et des concepts pour traiter des contextes les plus obscurs dans le temps ou l’espace. Et, en retour, ces premières nous assignent un rôle précis, moins celui d’illustrer le déjà connu comme il le fut surtout autrefois que celui de compléter certains aspects et de trouver une origine pour leurs objets qu’elles ont pris soin de définir ; celui encore, plus politique comme le sont les grands récits, et cela est loin d’être sans effets cognitifs, de constituer un patrimoine. Se conduisant parfois en véritables gardes-chasses, elles prohibent toute forme de braconnage conceptuel à l’intérieur de leur domaine ; elles admettent néanmoins sur leurs marges que d’autres méthodes soient tentées, faute de mieux. Ainsi, pense-t-on, la bonne approche pour traiter de l’origine de la ville est-elle de partir d’une définition donnée par les historiens ou les géographes contemporains et de chercher en quoi elle peut se matérialiser dans le sous-sol, les vestiges étant en quelque sorte porteurs d’une essence ; et, si des difficultés se présentent, de recourir à des concepts intermédiaires, avec un préfixe en pré- ou, mieux, proto-, bricolage obligé qui ne remet pas en cause l’approche téléologique de la question.
8Cette tension disciplinaire ne pouvait aboutir qu’au constat paralysant d’une connaissance archéologique déficiente, ne relevant en toute rigueur que d’un univers des possibles, eu égard à la nature indicielle de ses sources et à l’absence de témoignages (pour faire court et se démarquer de la police d’investigation qui « enchante » nos fins de soirée télévisuelles). On ne cessera jamais de répéter que l’une des rares tentatives de validation d’une interprétation archéologique, celle du camp de Millie chez les Amérindiens, fut une expérience ratée, le domaine des possibles ayant été trop drastiquement réduit par les enquêteurs ! Si bien qu’ils n’ont pu correctement répondre avec précision à la question que l’on pouvait se poser : que s’est-il passé ici ? Faut-il alors, pour chaque fait archéologique, et comme nous l’avons envisagé précédemment, se résoudre à l’inventaire des possibles, dont la liste peut être sérieusement amendée grâce à une meilleure connaissance des faits sociaux établis par les autres disciplines, mais également mieux constituée une fois que nous aurons été déniaisés par l’anthropologie, la sociologie ou l’histoire ? Est-ce bien là un assouvissement souhaitable pour notre désir de sens face à des vestiges muets ?
9Pour ne pas tomber trop facilement dans un scepticisme stérile, on rappellera à l’occasion que maints constats archéologiques ont été âprement établis contre les attendus desdites disciplines académiques, le plus éclatant d’entre eux étant certainement celui de l’ancienneté (prébiblique) de l’homme – mais à partir de quand est-on un homme ? L’interprétation archéologique excelle manifestement mieux dans la controverse que dans l’appréhension assurée d’une essence. Elle ne mérite cependant pas la caricature, certes drôle, qu’en a faite David Macaulay en 1979 dans son album Motel of Mysteries [3], écrit et dessiné après avoir visité lui-même l’exposition Treasures of Toutankhamun, où l’on voit un archéologue interpréter une cuvette de WC comme un lieu cultuel recevant des libations : de simples considérations sur les systèmes techniques et la rationalité des pratiques, ainsi que leur mise en série – dans chacune des chambres du motel, de tels dispositifs, strictement similaires, sont présents –, auraient suffi à écarter cette hypothèse farfelue.
10La constitution de sous-disciplines hybrides telles que l’ethnoarchéologie, la géoarchéologie et, plus récemment, la bioarchéologie ou l’archéogéographie, bien que ces trois dernières n’aient jamais (ou pas encore) atteint le stade de la reconnaissance académique (mais qu’importe !), est associée à l’appréhension de nouveaux objets et à la fabrication de concepts qui contournent les pièges que nous avons signalés ; elles invitent au braconnage conceptuel. Ces disciplines ont leur champ propre et des protocoles qui ne peuvent être étendus sans en payer le prix ; mais leur développement incite au réexamen de quelques questions essentielles, notamment à propos de l’archéologie « tout entière ». Tout d’abord, sur le rôle des objets dans la constitution d’une discipline : leur traitement spécifique est-il en soi un argument fort de démarcation ? Nécessite-t-il le recours à des concepts tout aussi appropriés, ne serait-ce que des déplacements et des transformations de concepts déjà élaborés ailleurs, sous forme de métaphores, de notions hybrides, couplées par exemple ? Qu’est-ce qui change fondamentalement lorsque d’autres sources entrent en jeu, et quelle sémiologie faut-il utiliser si l’on considère les documents comme des signes à interpréter ? Quelle valeur de vérité (construction de la preuve) leur accorde-t-on ? Comment intégrer la notion de point de vue qui nécessairement structure les images ou les textes, plus rarement les traces ? Viennent ensuite toutes les questions sur l’appréhension du temps et de l’espace qui semblent très spécifiques en archéologie. Des concepts utilisés dans les sciences physiques ne seraient-ils pas plus heuristiques que les notions issues de la narratologie, que l’on emploie plus communément sans parfois même en avoir conscience, la forme des récits étant tellement ancrée dans nos esprits ? Enfin, que devient l’homme en tant que sujet dans ce domaine très particulier des sciences sociales : ne pouvant guère accéder à ses états de conscience (il n’y a pas que les vestiges qui soient muets et inertes pour nous dans les périodes très anciennes ou certaines marges de la société !), ne vaudrait-il pas mieux prendre en considération ce qui a été produit sur des échelles de temps qui échappent à la mémoire humaine ? Et comment faut-il embrayer lorsque des documents écrits apparaissent dans la masse documentaire ? Ne doit-on poser aux vestiges que des questions que l’on est susceptible de valider ? Ne court-on pas le risque dans ce cas de se limiter à un traitement archéographique du document ? Finalement, selon l’option la moins « ambitieuse », l’archéologie ne serait-elle rien de plus qu’un corpus de méthodes et de techniques au service de plus « grandes causes » ?
Les disciplines comme conglomérats de pratiques, d’objets et d’agents
11Il faut le reconnaître, certaines de ces questions, notamment la dernière, se sont avérées mal posées à la suite de nos débats [4]. La raison principale en est la confusion entre plusieurs composantes de ce que l’on entend généralement par discipline, et un trop fort accent mis sur la construction d’un savoir propre et cohérent [5]. S’il existe des acteurs qui se disent « archéologues » par leurs pratiques professionnelles, qui enseignent éventuellement l’archéologie dans une institution didactique, qui reconnaissent une histoire et des fondateurs à celle-ci, alors il faut prendre au sérieux une telle discipline et ne pas supposer qu’elle ne puisse être qu’un corpus de méthodes et de techniques ; évidemment, ces acteurs-là doivent être suffisamment nombreux, partager un certain nombre de traits communs reconnus comme tels et suivre quelques rites ou routines (colloques, journées annuelles, épreuves universitaires, excursions thématiques, remise de prix, etc.) pour que cette attribution ait un sens. Peu importe finalement que les concepts aient été empruntés à des historiens ou que les attentes soient en partie les mêmes que celles des ethnologues, et que rien de neuf n’ait été créé par les archéologues – ce qui peut se discuter. Après tout, comme pourrait le faire remarquer Paul Veyne, on ne dénie pas aux Romains d’être des Romains, alors que leur culture était avant tout hellénique [6] ! On retrouve ainsi les thématiques de l’identité, avec leur pouvoir de synthèse, mais également, nous le déplorons, leur insignifiance potentielle eu égard à leur vulgarisation massive (Boissinot). On peut éventuellement parler de l’identité d’une discipline, mais encore faut-il savoir à quel type d’identité on a affaire, celle-ci pouvant être dure ou souple [7], suivant le recours que les acteurs accordent aux ressources identitaires, ces dernières étant généralement emboîtées et dans un ordre instable. On sait également que l’on se définit de manières différentes suivant les situations, suivant les interlocuteurs, l’identité se déclinant plutôt en tactiques ou stratégies. Un seul s’est livré à cet exercice de réflexivité dans cet ouvrage et s’est défini comme archéologue-historien, et, à un autre moment, comme protohistorien (Guilaine), la première formule hybride s’accompagnant d’une réponse affirmative à la question posée sur le caractère disciplinaire de l’archéologie : il ne faut pas s’en étonner vu ce que nous avons dit sur la disjonction entre pratiques et conscience de soi ; nous n’avons pas à suivre ici une morale d’état civil. On peut sérieusement se demander si l’un d’entre nous acceptera encore de se nommer ethnologue-archéologue plutôt qu’ethnologue (Gosselain). Pour ma part, je me définis comme archéologue devant mes collègues historiens, parfois comme anthropologue quand je dîne en ville et, énergiquement, comme protohistorien lorsqu’il s’agit des luttes hégémoniques au sein de mon laboratoire [8]. Sur ce dernier point, celui de la lutte pour la reconnaissance et l’autonomie, il convient de rappeler les stratégies mises en place au sein de plusieurs universités pour que l’archéologie ne soit plus cantonnée à n’être qu’une discipline auxiliaire de l’histoire, préférant le voisinage moins contraignant de l’histoire de l’art (Barbe) [9]. Cette quasi-autonomie est-elle le gage d’innovations conceptuelles à venir, cela est une autre question. L’archéologie est certes grande pourvoyeuse d’images (peintes, gravées, sculptées, forgées), lesquelles, avec leur potentiel émotionnel, suscitent l’adhésion du grand public et les motivations, initiales ou continuelles, de bien des chercheurs. En donnant un contexte social à leur production, notamment pour les périodes les plus anciennes, l’archéologie offre à l’histoire de l’art un cadre… et des objets en quantité ; en retour, elle gagne(rait) à considérer plus sérieusement les images qu’elle ne l’avait fait jusqu’à maintenant (Demoule). D’autres choix de voisinage ont été faits dans d’autres pays, avec d’autres transferts réciproques, par exemple un rapprochement avec l’anthropologie dans les pays anglo-saxons, ou encore avec les sciences naturelles, lorsque l’on traite par exemple de l’archéologie des hommes les plus anciens. À cet égard, les préhistoriens peuvent se targuer d’avoir constitué une véritable matrice disciplinaire sur plus d’un siècle maintenant : au-delà de quelques inflexions idéologiques, quiconque pourra noter que croyances, valeurs, méthodes et exemples paradigmatiques y sont largement partagés ; leur relation à la marge avec les protohistoriens n’est généralement pas pour eux un enjeu véritable, mais le statut de la frontière (plasticité, porosité, localisation) ne se pose pas de la même façon à Paris et à Aix-en-Provence par exemple : encore une fois, nous rencontrons le caractère contextuel de l’identité ! En corollaire de ce constat vient la question de l’opportunité d’une discipline archéologique allant de la préhistoire au monde contemporain car, à un moment donné, se pose la question incontournable du rapport des textes aux traces, de la synthèse entre le savoir des uns (archéologues) et celui des autres (philologues, historiens), donc du pouvoir exercé ici et là, de sa manière de se légitimer à travers les institutions, les individus, lesquels peuvent s’arroger le droit à la synthèse. Les départements dits des sciences de l’Antiquité se présentent néanmoins aujourd’hui sous un aspect relativement pacifié ; la pratique de l’archéologie n’y est cependant pas la plus innovante, et les transferts (méthodes, objets, modèles) venant de la préhistoire ou de la protohistoire souvent contraints par le voisinage de l’histoire. La toute récente archéologie du rite (Scheid) constitue un des contre-exemples de cette tendance ; on pourrait également évoquer toutes les questions intéressant l’environnement « naturel » des sociétés antiques [10]. Pour simplifier, on envisagera deux courants contradictoires qui affectent la pratique historienne et qui nous concernent ici : d’une part, le maintien quel qu’en soit le prix de ses objets les plus académiques, des collecteurs inusables (Chouquer) qu’il s’agit de remplir sans tenir compte de la disparité des faits ; d’autre part, une hybridation facilitée avec les méthodes et les objets de l’archéologie, comme lorsqu’on considère les mots d’un texte ancien, au-delà du ciment linguistique qui les relie et du « sujet » qui assure leur cohésion, également comme des occurrences dont il s’agit d’interroger la distribution dans l’espace et dans le temps – ceci étant une possibilité parmi beaucoup d’autres. Ainsi, la réalisation de ce processus artificiel de fragmentation et l’emploi de méthodes statistiques pour leur traitement sont désormais facilités par l’utilisation de corpus de textes numérisés regroupant l’ensemble de la littérature gréco-romaine, qui peuvent par exemple être interrogés sur des mots ou des groupes de mots. La reconstitution des points de vue des différents auteurs est certes une approche essentielle, mais elle n’exclut en rien d’autres approches où l’on cherche à se déprendre d’illusoires continuités, pour ne pas être dupés et acquérir une certaine dose d’« objectivité » sans doute. Alors, finalement, tout ne concourrait-il pas vers le projet foucaldien d’une archéologie généralisée des sciences de l’homme ?
Depuis longtemps, un public pour les traces
12Envisager l’écriture d’une histoire de l’archéologie contribue également à sa construction en tant que discipline. Quels ancêtres, quels héros ou fondateurs les archéologues d’aujourd’hui vont-ils alors se choisir ? Par qui faut-il commencer la liste et qui sera dans le dictionnaire biographique [11], en raison de quelles pratiques ? Hippias interrogé par Socrate est-il un bon candidat, sachant que le portrait qu’en faisait Platon n’était guère flatteur, sa contribution se ramenant selon lui à émettre des contes divertissants comme les vieilles femmes en racontent aux enfants ? Il ne faisait pas de fouilles non plus et se contentait de tenir des discours sur les choses anciennes (archaiologia), en faisant revivre la mémoire des choses matérielles (Olivier) ; en ce sens, il occupait une place spécifique qui n’était pas celle de l’historien et, pour cette raison, participait d’un dispositif avant-coureur qui n’a rien perdu de son actualité. Faut-il remonter plus haut dans le temps et parcourir d’autres civilisations, en Égypte ou en Mésopotamie, pour trouver un lien entre savoir, vestiges et excavation (Schnapp) ? Mais là-bas, comme dans la Chine du ve siècle de notre ère, dans laquelle de véritables rapports de fouilles ont été écrits bien avant l’heure (européenne), qu’en était-il de la transmission pédagogique de ces savoirs intimement liés à l’exercice d’un pouvoir politique ou d’une piété religieuse, qu’il soit privé ou relevant de quelque groupe dominant ? Et que faire de Schliemann, dont le récit des découvertes à Troie et à Mycènes a fait rêver plus d’un enfant, ceux-ci étant parfois devenus adultes en habits d’archéologues ? Certainement pas un exemple de méthode et d’intégration dans un programme élaboré par une communauté de savants, mais incontestablement un éveilleur pour toute la protohistoire égéenne. En définitive, remonter dans le temps revient toujours à constater un manque par rapport à des dispositifs qui se sont un moment stabilisés, fédérant des collectifs qui ont pris conscience d’eux-mêmes, produisant et transmettant un savoir (si possible) autonome, cohérent et consensuel (Coye). Ces dispositifs sont changeants et il est difficile d’en écrire une histoire linéaire, faite de périodes aux limites bien tranchées, des crises plus ou moins largement vécues (Barbe, Chouquer), avec des acteurs qui auraient partagé un même objectif de connaissance, chaque fois plus raffiné. En tant qu’acteurs de cette histoire, il peut être dangereux de vouloir en écrire le récit, surtout lorsque l’on cherche à inscrire son travail entre des précurseurs et des successeurs, les uns ayant entrevu ou préparé ce que l’on a finalement fait, et les autres pouvant ultérieurement tirer parti de l’affaire – c’est ainsi que l’on peut voir les choses lorsqu’on en occupe le lieu propre ; cette écriture nécessite en outre la maîtrise de contextes historiques variés de nos époques modernes et contemporaines, ce qui, a priori, n’est pas donné au premier archéologue venu. Cependant l’exercice vaut pour sa fonction critique pour qui admet que l’histoire est aussi thérapie, mise à distance (Stoczkowski) et exercice de comparaison.
13Une discipline, c’est également des lieux propres comme ici des chantiers de fouilles – hélas, à peine traités dans ce volume –, des institutions parfois spécifiques ou des espaces quelquefois partagés, à l’image de bien des musées, des instituts ou des universités. S’il va sans dire que les dernières participent de la recherche la plus récente, la question reste plus ouverte pour les musées, où la possibilité de transmettre et d’éveiller, éventuellement par le filtre de l’émotion, accompagne la fonction tout aussi essentielle de conservation. On peut plaider pour une plus grande plasticité des collections, un lien accru avec le terrain et une pluralité des modes d’exposition, où l’archéologie n’occupe pas forcément une place exclusive (Colardelle) : encore une question de voisinage… Quant aux publics, assez peu analysés dans cet ouvrage, que l’on dit cependant nombreux en raison des statistiques des musées et des monuments visités, des mesures de l’Audimat ou du nombre d’abonnés aux revues plus ou moins vulgarisées, il est possible de les aborder en mesurant en particulier l’écart qui existe entre la production du document (vestige, site) et sa réception, qui peut être attentive ou distraite, froide ou pétrie d’émotion, rarement indifférente lorsqu’on admet que le passé surgit dans le présent. Cette relation entre production et réception ne se résout que très rarement en une communication, même filtrée, comme dans la plupart des processus de signification : cela peut être, par exemple, un témoignage de pratiques significatives d’un grand processus pour les uns, ou un « mystère » sur lequel on enquête pour les autres. Il est intéressant de noter que cet écart est parfois mince entre professionnels et amateurs – ce qui est une particularité de la discipline, qu’elle ne partage pas avec la physique ou la chimie notamment : on le voit en particulier à propos de la découverte de l’homme des glaces (Boissinot), où le sens commun n’est pas rien dans les représentations que se font les savants eux-mêmes, ne serait-ce que dans les synthèses qu’ils sont amenés à présenter. Sans doute cette plasticité entre publics, savants et non-savants, n’est-elle pas étrangère au désintérêt de la plupart pour les questions théoriques.
Quel savoir pour les archéologues ?
14On associe généralement une discipline à un savoir propre. On peut tenter de le définir en disant ce qu’il est ou ce qu’il n’est pas ; les avantages et les inconvénients sont présents dans les deux manières, mais la seconde privilégie l’ouverture (il y a un nombre indéfini de façons de ne pas être !), alors que la première s’attache à une certaine cohérence (être ou ne pas être – si l’on me permet ce jeu de mots), mieux à même de fédérer les énergies. Pour L. Olivier, l’objet propre de l’archéologie est l’étude de la mémoire matérielle du présent, avec laquelle on ne peut procéder par simple remplissage d’un temps homogène et vide, le passé faisant littéralement irruption dans le présent, souvent de manière aléatoire ; ainsi on comprend mieux pourquoi la psychanalyse n’est pas indifférente à cette discipline [12]. J’ai pour ma part tenté de décrire la posture de l’archéologue en disant pourquoi elle ne pouvait être celle de l’historien ou de l’ethnologue, le fouilleur ne disposant pas des critères d’identité propres aux populations dont il étudie les restes matériels (i. e. la manière que lesdites populations ont eue d’opposer le semblable au différent, la façon de combiner des parties pour former un tout, de faire des catégories), à la différence de ses deux voisins épistémologiquement les plus proches, historiens et ethnologues, qui, eux, en sont saturés ; ce constat n’interdit aucun dialogue entre les uns et les autres, mais implique des lieux, des questions où la rencontre ne peut se faire. S’il existait des universaux culturels, des transferts entre le savoir des uns et des autres pourraient s’effectuer sans trop de risques, chaque manque ici pouvant être complété par un fait là-bas ; mais ce n’est évidemment pas le cas en dehors de quelques trivialités, l’ethnoarchéologie l’a sans doute appris à ses dépens (Gosselain). On dispose cependant de quelques régularités, d’idées générales sur la « nature humaine » qui autorisent certaines inférences dans des domaines certes limités, tel celui de la technologie, où même l’expérimentation est possible, dans un « laboratoire » qui n’est autre qu’un parent proche et abstrait du terrain de certains ethnologues enquêtant sur la culture matérielle. Les pièges ne manquent pas pour qui veut étendre ces inférences à d’autres aspects de la société concernée, la relation univoque entre forme et fonction se trouvant même quelquefois contredite par les faits, les mêmes objets pouvant participer de pratiques variées et, la fonction la plus saillante, ne pas entretenir de liens directs avec les « possibilités » manifestes de l’objet (Lemonnier). Si l’on accepte de se « mouiller » pour accorder une certaine intelligibilité aux vestiges matériels, il est toutefois possible de s’inspirer de quelques principes issus des théories anthropologiques encore valides, dont les effets heuristiques ne sont pas négligeables : ainsi est-il possible de suspecter une préoccupation symbolique chaque fois que la raison pragmatique ne semble pas avoir motivé le fait observé (Albert) ; mais l’inverse n’est pas forcément vrai, pensons à la réalisation de barrières de jardin en Nouvelle-Guinée qui assurent une fonction de protection des cultures sans négliger les liens symboliques entretenus (voire amplifiés) lors leur mise en place. Tout cela est finalement peu de chose au regard de ce que pourrait dire un historien ou un ethnologue, surtout lorsqu’on vise à expliciter ce qui s’est réellement passé là, à l’endroit où nous fouillons… sauf qu’il ne pourra pas y être en tant qu’ethnologue ou historien – la remarque est loin d’être anodine. L’archéologie du rite (Scheid) qui s’est développée depuis quelque temps, mais également de nombreux pans de la recherche archéologique démontrent que ce peu n’est finalement pas si insignifiant que cela.
15Toute la dimension naturaliste n’a pas la place qu’elle mérite dans cet ouvrage et nous le regrettons [13]. Cet aspect des pratiques les plus quotidiennes de l’archéologue, lequel doit d’abord isoler tout ce qui ne relève pas d’un quelconque phénomène naturel, pour éventuellement envisager celui-ci avec d’autres spécialistes (géologues, physiciens, chimistes, biologistes) mieux informés, est promis à des développements considérables en raison des préoccupations écologiques de plus en plus largement partagées en ce début de xxie siècle. Avec le réchauffement climatique par exemple, nous sommes désormais conscients de notre finitude et de notre responsabilité dans cette affaire, laquelle ne pourrait être que la répétition de cas similaires, aux caractères plus locaux et concernant quelques civilisations du passé mal informées sur la relation entre l’homme et son milieu [14] – cette thématique associée à celle du bio mis dans tous nos plats et nos lessives n’est pas sans rappeler l’effet périssologique dont parle ici P. Lemonnier [15]. Nous retrouvons là quelques-unes des réflexions suscitées par la poétique des ruines sur la destinée et la fragilité de la vie, à laquelle l’histoire de l’archéologie est partie liée (Schnapp). Pour faire vite et tempérer les enthousiasmes, signalons quelques écueils qui se profilent déjà : notre capacité à reconnaître la nature comme une franche extériorité pour en déduire les déterminismes escomptés ; la sous-estimation de la part symbolique, introduite par l’homme et de caractère culturel donc, dans les pratiques où les écofacts sont majoritaires, comme les listes de faune consommée et retrouvée dans les sites archéologiques. Assurément, voilà des questionnements qui pourraient être soumis aux parlements que constituent nos colloques réguliers, qui entretiennent notre sentiment de faire partie d’une même communauté, d’une discipline en d’autres termes.
Notes
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[1]
La plupart des contributions rassemblées dans ce livre reprennent des communications présentées au colloque de Carcassonne les 14 et 15 septembre 2007, dont le titre est exactement celui que nous maintenons pour cet ouvrage : L’Archéologie comme discipline ? Cette table ronde a été organisée dans le cadre annuel de l’université d’été de Carcassonne (ADREUC), en partenariat avec l’antenne toulousaine de l’École des hautes études en sciences sociales (Centre de recherches sur la préhistoire et la protohistoire méditerranéenne du laboratoire TRACES, UMR 5608 du CNRS/université de Toulouse). Le programme était le suivant. Vendredi 14 septembre : J. Guilaine, « Introduction » ; P. Boissinot, « Comment sommes-nous déficients ? Les emprunts nécessaires de l’archéologie » ; J.-P. Albert, « Le recours à des universaux dans l’interprétation des données archéologiques et ethnographiques » ; J.-L. Fabiani et N. Barbe, « Archéologie et mise en tension du modèle disciplinaire » ; A. Tchernia, « Archéologie et concepts économiques » ; A. Schnapp (absent), « Qu’est-ce qu’une ruine ? Le sentiment du passé entre matérialité et immatérialité » ; N. Coye, « Ni chair ni poisson : l’archéologie préhistorique française entre fondation et modernité (1898-1961) ». Samedi 15 septembre : O. Gosselain, « Ambiguïté et tracas d’une ouverture ethnoarchéologique » ; P. Lemonnier, « Trousse à outils ou reliquaire ? À propos d’objets rituels anga (Papouasie-Nouvelle-Guinée) » ; M. Colardelle, « Le rôle des musées dans l’archéologie d’aujourd’hui » ; J. Scheid (absent), « L’archéologie du rituel. Une nouvelle manière d’écrire l’histoire religieuse » ; L. Olivier, « Temps des vestiges et mémoire du passé : à propos des traces, empreintes et autres palimpsestes » ; G. Chouquer, « Des collecteurs inusables : les caractères originaux de la modernité historienne et scientifique » ; J.-D. Vigne, « “Bioarchéologies” : concepts, objets, régime de preuves, utilisation ». Plusieurs auteurs qui n’avaient pu se rendre à Carcassonne, mais qui étaient d’accord pour une participation, nous ont confié leurs textes, que nous publions ici : il s’agit de J.-P. Demoule et W. Stoczkowski. Lors de cette rencontre, il s’agissait de traiter d’épistémologie (et d’historiographie) sans le dire, car nous avions l’impression que tout affichage d’une réflexivité quelque peu intellectualisée pouvait en effrayer certains, à l’heure où certains de nos plus brillants esprits se définissaient avant tout comme des artisans. J’avais en outre encore en mémoire une soutenance de thèse, ce rite bien révélateur et si lourd de conséquences, où l’emploi de quelques concepts relativement triviaux en sociologie avait été assimilé à de la pédanterie ou à un amphigouri – le lecteur voudra bien m’excuser pour cette évocation personnelle, toute discipline n’est faite que de l’agrégation de ces expériences-là, qu’il ne faut pas trop lisser si l’on veut y comprendre quelque chose. Le public attendu à Carcassonne était essentiellement constitué d’archéologues, et il le fut ; quant aux intervenants, nous les avions choisis pour une grande part dans la profession – nous reviendrons sur cette terminologie –, mais également dans d’autres disciplines – là encore, il faudra discuter – pouvant nous éclairer sur la question, le point d’interrogation n’étant pas là pour ménager un pseudo-suspense à propos d’une évidence. La difficulté de recruter un philosophe, alors que l’usage métaphorique du terme « archéologie » est si répandu depuis Foucault, ne fut pas une mince surprise ; en conséquence, quelques-uns d’entre nous, qui nous définissons comme archéologues, ont tenté ce type d’approche que d’autres, plus virtuoses que nous avec les concepts, pourront corriger et éventuellement prolonger.
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[2]
C. Voisenat (dir.), Imaginaires archéologiques, Paris, Maison des sciences de l’homme, coll. « Cahiers d’ethnologie de la France », 22, 2008.
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[3]
Trad. fr. : La Civilisation perdue. Naissance d’une archéologie, trad. J.-B. Médina, Paris, Deux Coqs d’or, 1981.
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[4]
Nous rendrons compte de ceux-ci en évoquant une contribution précise dans cet ouvrage par le nom de son auteur entre parenthèses.
- [5]
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[6]
D’où l’intérêt de l’appréhension d’un objet hybride, construit entre les deux peuples. P. Veyne, L’Empire gréco-romain, Paris, Seuil, 2005.
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[7]
J.-L. Amselle, Logiques métisses, Paris, Payot, 1990. J’ai tenté d’appliquer cette distinction à l’identité de la protohistoire, en tant que discipline ou sous-discipline : P. Boissinot, « Écrire l’histoire d’une discipline à identité souple : la protohistoire à partir de la France de l’entre-deux-guerres », in S. A. de Beaune (dir.), Écrire le passé. La fabrique de la préhistoire et de l’histoire à travers les siècles, Paris, CNRS, 2010, p. 333-347.
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[8]
On manque cruellement d’enquêtes sur cette question de l’autodéfinition des acteurs ; toute une sociologie du « milieu » archéologique serait d’ailleurs à entreprendre.
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[9]
A. Lehöerff, « L’enseignement de l’archéologie en licence dans les universités françaises », Les Nouvelles de l’archéologie, 115, mars 2009, p. 57-64.
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[10]
Domaine qui est loin d’être unifié, du point de vue de ses objets, de ses méthodes et objectifs, comme on peut le voir dans la disparité des textes réunis par F. Dumasy et F. Queyrel, Archéologie et environnement dans la Méditerranée antique, Genève, Droz, 2009, l’une des publications les plus récentes sur ce thème.
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[11]
La question est, semble-t-il, réglée à partir de l’expédition d’Égypte pour E. Gran-Aymerich, Dictionnaire biographique d’archéologie, 1798-1945, Paris, CNRS, 2001.
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[12]
Voir à ce sujet L. Flem, L’Homme Freud. Une bibliographie intellectuelle, Paris, Seuil, 1991 ; J.-P. Demoule, « Les pierres et les mots. Freud et les archéologues », Alliage, 52, 2006, p. 129-144 ; A. Beetschen, « Quête des origines et identité personnelle », in J.-P. Demoule et B. Stiegler (dir.), L’Avenir du passé. Modernité de l’archéologie, Paris, La Découverte, 2008, p. 202-211 ; L. Olivier, Le Sombre Abîme du temps, Paris, Seuil, 2008.
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[13]
Pourtant représentée par la communication de J.-D. Vigne (Muséum d’histoire naturelle, Paris) au colloque de Carcassonne.
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[14]
Voir à ce sujet l’essai nuancé de J. Daimond, Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie (2005), Paris, Gallimard, 2006.
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[15]
Il s’agit avec ce terme de rhétorique, comme le précise infra P. Lemonnier, d’une façon de dire de diverses manières un même message, pour le renforcer ou lui donner une présence ; on pourrait également évoquer cet effet à propos de l’archéologie, au moment où celle-ci s’est constituée en tant que discipline.