Les schémas d’organisation de la nature
1L’ensemble de la nature, des rivières aux poumons, circule selon des tendances et des rythmes qui sont des schémas (images dans l’esprit). La présence de schémas d’organisation (ou concepts) visibles et audibles est un phénomène naturel qu’il ne faut pas confondre avec le verbe et l’action humaine concevoir. La science est à la recherche du principe qui restitue ce phénomène naturel. La science n’est pas à la recherche du concepteur.
2Représentez-vous la naissance et l’évolution d’un bassin versant au cours de la saison des pluies (fig. 1, p. 76). Imaginons que ce soit un dessin animé que l’on visualise image par image : ce processus est fondamentalement identique à celui de la formation des vaisseaux sanguins sur la paroi interne de la coquille d’un œuf de poule dans les jours suivant sa fécondation.
3Ce sont des configurations qui luttent sans cesse afin d’arriver, petit à petit, à mieux circuler, d’une image à la suivante. Et, effectivement, elles y parviennent, parce qu’elles se transforment en une architecture bien précise, qui relie un point (une source ou un puits) au reste du monde (une surface ou un volume) de façon beaucoup plus efficace que les autres types d’architectures. Le flux revêt la forme d’un arbre : un grand canal, quelques branches principales et un grand nombre de branches de plus en plus petites.
4Pour le bassin du Danube, la surface correspond à l’Europe centrale et le point est Galati dans le bas Danube, juste au-dessus du delta. Dans l’arbre bronchique, au cours de l’inhalation, le flux se déplace dans la direction opposée, du nez (le point) vers le thorax (le volume).
5Les fleuves et les poumons ne sont que deux exemples parmi d’autres, mais ils illustrent bien l’idée générale du phénomène physique de l’apparition et de l’évolution du schéma d’organisation dans la nature. Ce phénomène est universel car il possède un pouvoir unificateur. L’architecture (par exemple l’arbre) est identique pour les systèmes inanimés (comme les bassins versants) et animés (comme les poumons). Elle est identique quelle que soit la direction du flux, du point au volume (inhalation) ou du volume au point (expiration) ; et indépendamment de ce qui circule : de l’air dans les poumons, de l’eau dans les fleuves, du sang dans l’appareil circulatoire, de l’électricité dans les systèmes d’éclairage, des gens et des véhicules dans la circulation urbaine ou des informations dans les journaux internationaux, le paysage éducatif et sur Internet.
Le schéma d’organisation est flux
6Le nombre de schémas d’organisation des flux dans la nature est relativement restreint (fig. 1, p. 76). La structure arborescente des rivières, des forêts et des tissus vivants constitue un schéma d’organisation. Pour les flux de point à point, les canaux de section circulaire en forment un autre : les vaisseaux sanguins, les galeries des vers de terre et des taupes, ainsi que les rivières souterraines. Les formes aérodynamiques et hydrodynamiques regroupent les éléments de l’air (oiseaux, ailes), ceux de l’eau (poissons, nageoires) et l’inanimé (gouttes de pluie). Les colonnes pleines de section circulaire permettent de faciliter les flux de contraintes (os, branches et racines d’arbre) (Bejan et Lorente, 2008).
7Bien que peu nombreux, ces quelques schémas d’organisation de la nature ont un élément en commun : ce sont des systèmes de flux. Les choses circulent à travers et autour d’elles et leur organisation s’adapte constamment pour faciliter la circulation des éléments. Ce sont des systèmes « vivants », qui sont appelés systèmes hors équilibre en thermodynamique. Si tous leurs flux s’arrêtent, les systèmes sont alors « morts », ce sont des systèmes en équilibre.
Le deuxième principe face à la loi constructale
8Les flux naturels suivent deux phénomènes universels, exprimés en thermodynamique par le deuxième principe (DP) et la loi constructale (LC) :
9DP : Les choses se déplacent naturellement dans une direction : du haut vers le bas, en sens unique et jamais dans le sens contraire. Les pierres et les rats tombent du haut vers le bas. L’eau et le sang circulent dans des canaux d’une pression élevée vers une pression plus faible. La chaleur circule en partant de températures élevées pour atteindre des températures basses. Cette tendance « unidirectionnelle » correspond à la flèche de l’« irréversibilité » ; tous les phénomènes de ce type sont résumés par le deuxième principe de la thermodynamique.
10LC : S’ils sont libres de se transformer, les flux cherchent et trouvent des trajectoires plus accessibles afin de circuler plus facilement, c’est-à-dire plus rapidement, avec moins de résistance, moins de coût, moins d’effort, etc. Les trajectoires qui se dessinent avec le temps sont un modèle, une configuration, un schéma, une géographie, un rythme. Ce phénomène universel correspond à « la formation d’une configuration ». C’est la tendance universelle de l’« évolution » du schéma qui est traitée par la loi constructale de la thermodynamique :
11« Pour qu’un système de flux puisse persister dans le temps (pour qu’il puisse survivre), il doit changer sa configuration de telle sorte qu’il procure un accès plus facile aux courants qui le parcourent. » (Bejan, 1997.)
La complexité est simplicité
12Si la complexité n’était pas simple, nous ne serions pas en mesure de l’observer et de la comprendre. Le modèle est un « modèle » précisément parce qu’il est suffisamment simple pour que nous puissions le comprendre, en débattre, s’en souvenir et le reproduire.
13Par exemple, si le flux doit évoluer d’une surface importante vers un point unique (bassin versant) ou d’un point vers un volume (delta), la loi constructale conduit à la formation d’un modèle de flux dendritique (en forme d’arbre). On utilise souvent la métaphore de l’« arbre », car il est facile de se la représenter et de la dessiner. Les arborescences de rivière ont en commun des règles de représentations bien définies. Par exemple, chaque grand canal a (en moyenne) quatre affluents. C’est simple et reproductible, ce n’est pas aléatoire, mais prédit par la loi constructale (Bejan, 2006 ; Bejan et Lorente, 2006).
14Nous entendons souvent dire que le futur (la route vers la perfection des schémas d’organisation de la nature) tend vers une complexité accrue. Ce n’est pas le cas. Les enfants de maternelle savent faire des dessins bien plus compliqués que les bassins versants naturels, mais de tels schémas n’apparaissent pas dans la nature. Pourquoi ? Parce qu’ils ne circulent pas aussi facilement que les constructions fondées sur des règles simples, telles que les quatre affluents d’un bassin versant ou les deux branches (dichotomie) de l’arbre bronchique.
Le schéma d’organisation est représentation mentale
15La nature nous impressionne par l’association parfaite de la simplicité et de la complexité, de la régularité et du hasard. L’esprit peut se projeter au-delà de cette apparente confusion et identifier la simplicité, par exemple le bassin versant en forme d’arbre. Les marécages, bien plus compliqués, sont réservés pour les interstices. La nature se reflète dans nos esprits et y reste imprimée sous forme de modèles, c’est-à-dire comme des représentations mentales qui nous indiquent comment la nature devrait être. La nature nous conduit vers la « théorie » parce que cette dernière correspond au processus de formation de représentations purement mentales qui nous indiquent comment la nature devrait être.
16La grande chance de l’homme réside dans le fait que la nature possède quelque chose de précieux et subtil : la forme, la structure, la tendance, la représentation (le schéma), le rythme, la hiérarchisation et la similarité, et cela en plus de la banalité et de l’évidence (le hasard, le chaos, la diversité). Grâce à ce coup de chance, les sciences et l’art sont nés et se sont développés, pour être aujourd’hui responsables de notre bien-être physique et intellectuel.
17La plupart des gens ignorent que nous pensons tous en images. Prenons les mathématiques : la version moderne est tellement plus vaste et abstraite que celle de la Grèce antique (géométrie) que nous perdons de vue la façon dont nos esprits nous ont permis de nous démarquer des sauvages. Les images et les représentations mentales ont permis notre ascension intellectuelle. C’est ainsi que nous comprenons notre monde et que nous y construisons notre futur (c’est-à-dire le prédisons).
Les espèces humaines et techniques
18Moins nous sommes conscients de la valeur du visuel, plus nous devenons pauvres et faibles, et plus ceux qui sont conscients de leur créativité visuelle deviennent précieux. La modernité, tout comme les mathématiques contemporaines, ne change pas l’être humain. Beaucoup pensèrent que le développement de la photographie au milieu du xixe siècle allait marquer la fin de la peinture. Mais ce fut précisément grâce à la réalisation d’images mécaniques que l’art s’est élevé aux niveaux d’unicité, de prestige et d’impact qui sont les siens depuis l’avènement de la photographie.
19À cause des outils (ordinateurs) et du poids des livres accumulés, même ceux dont le travail intellectuel est censé se fonder sur des images perdent de vue les représentations mentales qui ont permis à l’origine de créer leur discipline. C’est une perte pour beaucoup, une opportunité pour quelques-uns.
20Prenons l’exemple de l’anatomie. L’être humain est beaucoup plus grand (en réalité, l’humanité est un système à l’échelle de la Terre) que le corps nu décrit dans les livres d’anatomie. L’être humain vivant est en mouvement global. À l’intérieur, tous ses organes bougent. À l’extérieur, les êtres humains communiquent (créent des flux) avec d’autres êtres humains et avec les courants créés par l’homme qui parcourent le globe.
21Nous sommes des espèces humaines et techniques, qui évoluent visiblement chaque jour. Les flux qui se sont développés autour du corps humain forment des modèles et des rythmes, tout comme les flux à l’intérieur du corps humain. Il en est de même pour les sociétés du monde entier : ce sont des enchevêtrements de flux dans lesquels chacun de nous ressemble à un globule rouge dans un vaisseau sanguin. Ces flux ne sont pas artificiels. Ils font partie intégrante du schéma d’organisation de la nature, superposés sur d’autres enchevêtrements d’organisation (bassins versants, règne animal, végétation, climat). Ils méritent d’être visualisés, remis en question, admirés et organisés de la même manière que tous les autres modèles naturels d’art et de science.
Le flux de la masse animale
22Voilà pourquoi le schéma d’organisation de la nature est une représentation mentale. Les animaux courent, volent et nagent. La représentation mentale traditionnelle consiste à penser que ces formes de locomotion sont fondamentalement différentes, tellement différentes que, en zoologie, les oiseaux ne doivent pas être mélangés avec les poissons et les chiens. Les ailes ne sont pas des pattes ou des queues de poisson. L’air, l’eau et la terre ferme sont des milieux différents dans lesquels les animaux se déplacent. Les animaux qui courent et qui volent sont soumis à la pesanteur, alors que ceux qui nagent ont une flottabilité neutre. Au sein de chaque groupe (par exemple, les animaux capables de voler), nous observons une grande diversité d’animaux : des grands et des petits, des rapides et des lents, des oiseaux qui marchent beaucoup et d’autres pas du tout, certains qui volent en solitaires et d’autres plus grands qui se déplacent en volée.
23Les ailes d’un oiseau sont structurellement différentes des membres d’une antilope et de la queue d’un poisson. Le battement des ailes d’un animal qui vole est différent des bonds d’un animal en course et des ondulations d’un autre qui nage. À leur vitesse de croisière, les oiseaux et les poissons se déplacent à altitude et profondeur constantes alors que les animaux qui courent suivent constamment une trajectoire bondissante (cycloïdale). Le martèlement du sol en course est très différent des frottements générés dans l’air et dans l’eau. La grande diversité des tailles, formes et vitesses des corps que l’on peut voir pour une même forme de locomotion (par exemple, les insectes qui volent et les oiseaux) complique encore l’ensemble.
24Quoi de plus évident que la diversité de la locomotion animale ? Ces mouvements sont si différents que le spécialiste en papillons n’a aucune raison de craindre la renommée d’un spécialiste en poissons. Les professeurs d’ingénierie aéronautique (à la mode de nos jours) n’ont aucun intérêt pour les professeurs qui, il y a un siècle, ont fait de la construction navale une science.
25La diversité est extrêmement lucrative pour les scientifiques. En réalité, la science elle-même ainsi que son langage, ses concepts, ses ouvrages, ses journaux, ses bibliothèques, ses départements universitaires et, par-dessus tout, ses institutions, reflètent la diversité en tant que représentation mentale du schéma d’organisation dans la nature (Bejan, 2007).
26Examiné dans sa totalité, le schéma d’organisation de la nature contredit cette idée prédominante. Le phénomène de génération du schéma d’organisation facilite tous les flux parcourant la planète, tels que le cycle de l’eau (fig. 1, p. 76) : bassins versants, végétation et deltas arborescents, gouttes de pluie, structures turbulentes, courants océaniques et atmosphériques, locomotion animale et dynamiques humaines.
27Les animaux et les êtres humains se comportent de la même façon que les rivières et les forêts. Ils déplacent leur masse sur la terre et mélangent ainsi les sphères (biosphère, hydrosphère, atmosphère, lithosphère). Ils les mélangent de façon bien plus efficace que si aucun schéma d’organisation ne se développait. La course, le vol et la nage partagent le même schéma d’organisation, résumé par ces observations simples :
28Les animaux les plus grands se déplacent plus rapidement, leur corps ondule moins fréquemment et ils sont plus forts (c’est-à-dire que leurs muscles exercent des forces plus importantes).
29Le caractère unique du schéma d’organisation de la locomotion animale est indéniable. La loi constructale en est la raison (Bejan, 2000 ; Bejan et Marden, 2006 a, b).
30Les rivières cherchent et trouvent des chemins qui permettent à toute la masse d’eau de circuler en dépensant de moins en moins d’énergie utile. Les obstacles que doivent surmonter les ruisseaux lorsqu’ils se déplacent sont des « résistances » qui détruisent l’énergie utile stockée à l’origine dans l’eau sous forme d’énergie gravitationnelle potentielle. Les schémas d’organisation des rivières évoluent dans l’espace pour prendre la forme de flux arborescents. Les rivières parviennent ainsi à contourner les obstacles.
31Les animaux détruisent l’énergie utile initialement stockée dans la nourriture. Eux aussi cherchent des moyens pour se déplacer plus facilement et plus loin en économisant la nourriture. Leur schéma d’organisation évolue dans l’espace en suivant des sentiers battus. Leurs modèles de migration reproduisent les modèles des vents et des courants océaniques. Leurs schémas d’organisation évoluent dans le temps en développant des rythmes de mouvement du corps caractéristiques.
Le vol
32Un oiseau en vol dépense de l’énergie utile de deux manières. D’une part, par perte verticale : tout corps a un poids et est donc irrémédiablement attiré vers le sol. L’oiseau réalise donc un effort pour maintenir son altitude de croisière. D’autre part, par perte horizontale : l’oiseau réalise un effort pour avancer horizontalement malgré le frottement de l’air. Ces deux pertes d’énergie sont nécessaires au vol, et aucune ne peut être complètement absente. Cependant, elles peuvent s’équilibrer afin que leur somme soit minimale. Le vol n’est autre que cette répartition optimale de l’imperfection.
33Considérons une autre représentation mentale : le vol n’est pas un mouvement stable à une altitude constante (fig. 2, p. 76). Sa trajectoire est une ligne horizontale en dents de scie, et la taille des « dents » est déterminée par les battements d’ailes. Il s’agit d’un rythme optimisé dans lequel le travail de repositionnement vertical du corps est compensé par le travail de déplacement horizontal. L’équilibre est imposé par deux tendances opposées : lorsque la vitesse de vol augmente, la perte verticale diminue et la perte horizontale augmente. L’oiseau doit battre des ailes afin de voler à sa vitesse idéale : l’équilibre est alors atteint.
34En prenant en compte ces paramètres, la loi constructale prévoit que les vitesses de vol devraient être réparties proportionnellement à la masse corporelle élevée à la puissance 1/6. La fréquence des battements d’ailes devrait être proportionnelle à la masse corporelle élevée à la puissance – 1/6. Ces prévisions concordent relativement bien avec les observations concernant tous les êtres pouvant voler (fig. 3, p. 77).
La course
35Le professeur James Marden (Pennsylvania State University/université de l’État de Pennsylvanie) et moi-même avons démontré que si nous étudions la course de la même façon que le vol, à savoir comme une intermittence optimisée dans le champ gravitationnel de la Terre, nous pouvons également prévoir les vitesses et la fréquence des foulées de tous les coureurs. La course est une succession de cycles impliquant deux pertes d’énergie (fig. 4, p. 77). L’une d’elles consiste en l’élévation du poids du corps à une hauteur qui correspond en général à la longueur du corps (approximativement, à la longueur des membres). Cet effort constitue la perte verticale, car lorsque le corps touche à nouveau le sol, son énergie gravitationnelle potentielle est absorbée par les jambes et le sol. Pour simplifier, nous ne tenons pas compte de l’énergie élastique emmagasinée à chaque foulée. En deuxième lieu vient la perte horizontale, c’est-à-dire l’effort réalisé pour surmonter le frottement avec le sol, l’air et les parties internes du corps.
36Les pertes verticale et horizontale s’opposent, et lorsqu’elles sont équilibrées, leur somme est minimale. L’intermittence évoluée qu’est la course s’avère encore une fois caractérisée par une vitesse proportionnelle à M1/6 et une fréquence de foulées proportionnelle à M–1/6, si l’on utilise une dérivation similaire à celle utilisée pour le vol.
37Les prévisions émanant de cette théorie constructale de la course sont assez fiables (fig. 5, p. 78). La perte horizontale peut être dominée par un frottement sec contre une surface dure, par la déformation permanente d’une surface molle telle que le sable, la boue ou la neige, ou par la traînée aérodynamique. Toutes ces pertes d’énergie influencent la vitesse et la fréquence, presque de la même façon. Lorsque la traînée aérodynamique est le mécanisme de perte horizontale dominant, la vitesse et la fréquence ne varient que d’un facteur 10 par rapport à ce qui aurait été le cas pour des courses avec frottement sec et déformation du sol.
38Le calcul de l’effort réalisé pour soulever le corps du sol révèle aussi des surprises. Pour tous les animaux qui courent et qui volent, la force moyenne exercée sur le cycle de foulées ou de battements d’ailes devrait correspondre au double du poids du corps. Cela se confirme pour tous les rapports force/poids, quelle que soit la taille de l’animal, qu’il vole ou qu’il coure.
La nage
39Jusqu’à présent nous avons constaté que la course est similaire au vol, en tant qu’intermittence optimisée. Est-ce le cas pour la nage ? La réponse évidente serait « non », car les mouvements du corps du poisson qui flotte de façon neutre n’ont a priori rien à voir avec la gravité. Avant la loi constructale, cette idée empêchait l’émergence d’une théorie physique de la locomotion qui inclurait la nage.
40Si la nage n’est pas différente de la course ou du vol (mis à part le fait que les animaux qui nagent et qui volent ne touchent pas le sol), c’est parce que le sol supporte le poids de tout corps posé sur lui et qui se déplace par rapport à lui. Le sol est un référentiel sur lequel tout corps en mouvement s’appuie. Sans le sol, aucune locomotion n’est possible.
41Pour la nage, étant donné que le fond d’une étendue d’eau est immense, un poisson pousse et déplace son corps par rapport au sol en réalisant un effort contre la gravité et les frottements, tout comme un oiseau ou une antilope. Afin d’avancer horizontalement d’une fois la longueur de son corps, un animal qui nage doit réaliser un effort qui correspond à soulever une parcelle d’eau de sa propre taille, à une hauteur approximativement équivalente à la longueur de son corps. Cette masse d’eau doit être soulevée car un déplacement vertical vers le haut représente la seule manière pour l’eau de circuler autour d’un animal ou de tout objet en mouvement (fig. 6, p. 79). Le sol en dessous de l’eau ne bouge pas, donc seule la surface libre est déformable. Ce phénomène est facilement observable lorsqu’une vague d’étrave se forme face à un corps qui se déplace le long de la surface de l’eau. En revanche, ce qui n’avait pas été bien compris auparavant, c’est que cet effort vertical n’est pas négligeable et s’avère fondamental pour la physique de la nage, quelle que soit la profondeur.
42Cette déformation de la surface libre, causée par chaque poisson qui soulève de l’eau au-dessus de lui afin de progresser de façon horizontale, n’est pas visible. En effet, la plupart des poissons sont petits et nagent en profondeur. L’eau soulevée correspond au volume déplacé par la surface libre lorsqu’elle s’élève sur une zone très vaste, d’autant plus vaste lorsque le poisson nage plus profond. Le soulèvement de la surface libre est visible lorsque le poisson est gros et nage près de la surface. L’élévation de la surface de l’eau a également été démontrée et utilisée dans le domaine de la guerre navale, dans lequel certains systèmes de radar sont capables de détecter un sous-marin en mouvement grâce au changement de la hauteur de la surface de l’eau lors de ses déplacements.
43La loi constructale s’applique donc également à la nage. Les prévisions de vitesse et de fréquence des battements sont les mêmes que celles applicables à la course sur sol déformable, et concordent avec de nombreuses données (fig. 5, p. 78).
44Ainsi, même si certains animaux ne touchent pas le sol, ils l’utilisent pour se propulser. Les battements d’ailes d’un oiseau produisent des remous d’air qui finissent par appuyer sur le sol et augmenter la pression supportée par celui-ci. L’eau soulevée par un poisson qui nage produit une élévation locale de la surface libre et une pression plus importante sur le fond du lac. Tout animal qui bouge s’appuie sur le sol, quel que soit son mode de déplacement.
45L’observation suivante vient confirmer le fait que la gravité et le soulèvement de l’eau sont essentiels dans la nage : les poissons avancent horizontalement à la même vitesse que la vague générée par l’eau qu’ils soulèvent. Durant les trois derniers siècles, l’étude des vagues d’eau a permis de démontrer que la vitesse horizontale de la vague est approximativement identique à celle de la chute libre (vitesse galiléenne) à partir d’une hauteur verticale équivalente à l’échelle de longueur de la vague. Dans une étendue d’eau peu profonde, la hauteur verticale correspond à la profondeur de la couche d’eau, et la vague est appelée tsunami, ou vague peu profonde. Les océans plus profonds sont balayés par des tsunamis plus rapides, leur vitesse variant proportionnellement à la racine carrée de la profondeur de l’eau. Maintenant, si vous remplacez la longueur approximative de la vague par l’échelle de longueur du corps du poisson, vous obtenez la vitesse de tous les corps nageant visibles sur la fig. 5. Cette coïncidence étonnante implique de noter que l’échelle de longueur du corps est égale à (M/ ?)1/3, où M correspond à la masse du corps [kg] et ? à la masse volumique de l’animal [kg/m3], qui est égale à la masse volumique de l’eau.
46Le poisson et la vague se déplacent à la même vitesse car ils font partie du même phénomène : un oscillateur mécanique dans le champ gravitationnel, agissant comme un ressort de force constante qui tire en permanence la masse soulevée vers le bas. La nourriture du poisson, son métabolisme et ses muscles sont les moteurs qui dirigent ces oscillations et génèrent les vagues. L’eau ne bouge pas horizontalement. La vague et le poisson se déplacent ensemble : le poisson « surfe » sous la vague.
47Cette représentation mentale peut être étendue à de nombreux autres cas, tels que la coque d’un bateau et les vagues d’eau qu’elle déplace, un sous-marin et la pression exprimée par la relation de Bernoulli, les vols d’oies et les vagues d’air en forme de V sur lesquelles ils planent, les files de coureurs cyclistes et de voitures roulant dans le sillage les uns des autres (encore un type de vagues d’air) – ces éléments portent tous une masse et suivent un flux.
Plus un corps est grand, plus il lui est facile de déplacer une masse
48Découvrir une nouvelle théorie, c’est comme avoir une clé magique, un sésame, qui ouvrirait des portes jusqu’alors tellement infranchissables qu’elles en auraient été oubliées. La loi constructale ne se limite pas à la définition des règles d’échelle de la locomotion animale (fig. 3, p. 77 et fig. 5, p. 78). Lorsque le travail fourni pour soulever le poids (W1, fig. 2, p. 76) est égal à celui fourni pour surmonter la résistance horizontale (W2, fig. 2, p. 76), leur somme (W = W1 + W2) rapportée à la distance parcourue au cours du cycle (L) est proportionnelle au poids de la masse soulevée (Mg).
49Plus exactement, le travail de locomotion par unité de parcours est égal à fMg, avec f nombre sociable d’ordre 1. Cela s’applique à tous les animaux, qu’ils volent, qu’ils courent ou qu’ils nagent. Tout cela est logique, car fMg s’apparente à une force de « frottement » horizontale fondée sur la moyenne des cycles (d’après la force normale Mg), que l’animal doit surmonter afin de parcourir la distance horizontale L. Dans la relation W ~ fMgL, le coefficient f joue le même rôle qu’aurait le coefficient de frottement de Coulomb si le poids Mg était traîné sur une surface horizontale.
50Grâce à la loi constructale, nous savons que les animaux de grande taille (M) doivent fournir un travail plus important (W) pour parcourir une distance donnée. Nous avons déjà démontré que, selon cette loi, le taux métabolique de l’animal augmente en fonction de sa taille dans une proportion de M3/4 (Bejan, 2000, 2001). En d’autres termes, les animaux de grande taille consomment plus de nourriture, dans une proportion de M3/4 et non de M.
51Ensuite, la quantité de nourriture consommée en fonction de la distance parcourue est proportionnelle à M3/4 divisé par la vitesse de l’animal (qui est elle-même proportionnelle à M1/6, voir fig. 3, p. 77 et fig. 5, p. 78). En conséquence, les besoins nutritionnels de l’animal par unité de distance sont proportionnels à M7/12. Les besoins nutritionnels exprimés par unité de distance et par unité de masse de l’animal diminuent dans une proportion de M–5/12 lorsque la masse augmente.
52Par exemple, si un éléphant pèse 1 000 kg et parcourt 1 km, sa consommation de nourriture pour 1 kg transporté est proportionnelle à 1 000–5/12 = 0,0562. Pour 1 kg de masse animale transportée sur une même distance par 100 chacals pesant chacun 10 kg, la nourriture nécessaire pour 1 kg est proportionnelle à 10–5/12 = 0,383. L’important, c’est le ratio entre les deux besoins nutritionnels, soit 0,0562/0,383, 1/7 environ. Le kilogramme de masse animale est déplacé par l’éléphant pour seulement 1/7 du food cost engendré par le déplacement d’une masse équivalente par les chacals.
Taille des organes
53Voici une autre énigme résolue par la loi constructale : la taille des organes chez les animaux et celle des composants des véhicules (Bejan et Lorente, 2005). Les animaux ont tous des organes de taille similaire, tellement « similaire » que tous semblent avoir été créés à partir des mêmes éléments et dans les mêmes proportions. Par exemple, le cœur des femelles représente approximativement 0,5 % de leur poids total. Pourquoi ?
54Imaginez que la taille du cœur puisse évoluer (fig. 7, p. 80). Plus elle est élevée, plus le flux est fluide, ce qui facilite le pompage du sang. Dans le même temps, l’énergie dépensée pour porter l’organe augmente proportionnellement à sa taille. La somme des deux besoins en énergie est au plus bas lorsque les deux types de consommation d’énergie sont égaux. Observez le point d’intersection des deux courbes (fig. 7, p. 80). Cette « distribution optimale de l’imperfection » détermine la taille de l’organe (Bejan et Lorente, 2005).
55Il s’agit d’une avancée théorique importante car elle montre à quel point il est nécessaire d’avoir des organes de dimensions proportionnelles, et définit l’idée selon laquelle plus l’animal est grand, plus ses organes sont grands. Lorsqu’il est examiné séparément, l’organe semble trop petit, entravant par là même le flux du sang. C’est d’ici que vient l’impression répandue selon laquelle l’organe est une erreur, supposant ainsi que « la nature commet des erreurs ». Lorsqu’on le considère comme partie intégrante de l’animal en mouvement, l’organe naturel est celui qui constitue (avec tous les autres organes naturels) le meilleur animal, c’est-à-dire l’assemblage idéal pour déplacer la masse animale sur terre.
Déterminisme et caractère aléatoire
56Grâce à la loi constructale, nous avons défini les principales caractéristiques du schéma d’organisation de la nature, à savoir notamment la vitesse, la fréquence et la puissance des animaux ainsi que la taille de leurs organes. Le professeur Sylvie Lorente (université de Toulouse, INSA) et moi-même avons récemment étendu la portée de la loi constructale pour prédire des configurations naturelles du flux des charges, telles que les racines, le tronc et le feuillage des arbres, leur taille et leur nombre dans le schéma d’organisation de la forêt, ou encore la structure de la tour Eiffel (Bejan et Lorente, 2008 ; Bejan et al., 2008).
57La théorie constructale est une pièce à deux côtés (fig. 8, p. 83). D’un côté, elle définit la multitude de phénomènes de création de schémas d’organisation dans la nature. De l’autre, elle guide les espèces humaines et techniques vers leur nouvelle configuration : ingénierie, schéma d’organisation urbain, et organisation sociale de meilleure qualité et plus performants (Bejan et Merkx, 2007). Avec la loi constructale, nous inventons à partir d’un principe, et nous pratiquons le schéma d’organisation en tant que science (Bejan et Lorente, 2008).
58Le déterminisme et le caractère aléatoire se rejoignent sous la même loi physique. En effet, le schéma d’organisation de l’arbre est une illustration (un symbole) de la dualité de la loi constructale. Il peut être apprécié de loin car il est suffisamment simple pour être assimilé par l’esprit. La diversité (le hasard), quant à elle, est appréciable de près. Il n’y a pas de contradiction entre les deux, seulement une harmonie quant à la façon dont les individus contribuent au flux universel de masse sur terre et en bénéficient.
Captures d’images
Adrian Bejan
59Adrian Bejan a fait toutes ses études au MIT, postdoctorant à Berkeley au Miller Institute de recherches fondamentales. Il occupe la chaire de mécanique ingénierie à l’université du Colorado de 1978 à 1984 et est aujourd’hui titulaire de la chaire Mécanique ingénierie à l’université de Duke University.
60Pionnier dans de multiples domaines des sciences thermiques, tels que l’entropie, l’échelle d’analyse de convection, seuils de chaleur, seuils de masse, dessin de médias poreux et théoricien de la loi constructale de design dans la nature, il est titulaire de quinze doctorats honoris causa et a publié : Shape and Structure, from Engineering to Nature, Cambridge University Press, 2000, et avec Sylvie Lorente, en 2008, Design with Constructal Theory, Wiley.
61Développée dès 1995, la théorie constructale concerne la thermodynamique de la morphogenèse et ses applications touchant à la géométrie des flux s’étendent à des domaines aussi divers que les sports, l’hydrographie, l’ingénierie, la climatologie ou les neurosciences, et permet de comprendre quel dessin ou dessein produit les craquelures d’un sol asséché ou les volutes de fumée s’évanouissant dans l’air.
62Cette loi, en rapprochant le monde naturel et le monde technique, montre qu’il existe des similitudes courantes entre les systèmes en écoulement dans la nature et en ingénierie : les arborescences existent dans le corps humain, en informatique, dans la croissance des cristaux et des végétaux. N’importe quel flux circulant est confronté à des résistances, à des frottements qui détournent l’énergie vers des lieux où elle devient inexploitable (entropie).
63Cette théorie constructale a pour ambition de livrer une nouvelle clé pour comprendre et concevoir idéalement objets, machines, réseaux. Ce n’est pas par fragmentation (théorie fractale) que les formes s’engendrent mais par construction et optimisation. Selon cette théorie, les formes naturelles que sont les diverses arborescences rencontrées dans la nature (arbre, poumons, delta des fleuves…) sont le résultat d’une optimisation naturelle.
64Appliquées au domaine des technologies thermiques, les recherches d’Adrian Bejan analysent les phénomènes de fusion, solidification, turbulence, condensation, et explore tout ce qui peut provoquer des résistances, des frottements, en cherchant à diminuer les imperfections thermodynamiques et à faciliter la circulation. En ce sens, cette recherche est complètement liée aux problématiques de vitesse.
Bibliographie
Bibliographie
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