Notes
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M. Toussaint dirige l’Institut de recherche biomédicale et d’épidémiologie du sport (IRMES), qui a publié en novembre une étude menée sur 3 260 records du monde établis depuis 1896.
1La vitesse est une notion centrale en sport. À un premier niveau elle constitue le critère de performance dans tous les sports chronométrés, tels que, par exemple pour ne citer que ceux-là, les courses athlétiques, les épreuves de natation ou encore les épreuves de ski alpin. C’est le plus rapide qui gagne ! Cependant, la durée de certaines épreuves chronométrées, comme par exemple le marathon, imposent une répartition de l’effort. Il ne s’agit plus d’être le plus rapide dans l’absolu mais de tenir la plus grande vitesse possible sur la distance ou la durée imparties : on parle alors de vitesse critique.
2Mais au-delà, dans les sports où le chronomètre n’est pas le critère absolu de la performance, la vitesse représente, d’un point de vue mécanique, un des paramètres majeurs de l’efficacité du geste sportif. En effet, quel que soit le sport, la performance sportive est un compromis fonctionnel ou une combinaison entre deux types d’exigences : projection et précision.
3Dans les sports où les exigences de projection sont primordiales comme par exemple le lancer de poids, c’est en fait la vitesse d’envol de l’engin qui déterminera la performance. In fine, l’athlète recherchera à conférer au poids un niveau de vitesse maximale associé à un angle et une hauteur d’envol optimaux.
4Nombre d’autres activités sportives associent à la fois des exigences de projection et des exigences de précision. Le service au tennis illustre parfaitement cette double contrainte : il faut pour le tennisman à la fois être précis pour envoyer la balle dans le carré de service tout en délivrant une balle la plus rapide possible pour mettre en difficulté son adversaire : le joueur cherchera à donner à sa balle une vitesse optimale, c’est-à-dire la plus grande vitesse possible compatible avec les exigences de précision imposées par les règles du jeu. Cette notion de vitesse optimale est présente dans de nombreuses disciplines sportives.
5Ainsi, qu’elle soit maximale, optimale ou critique, la vitesse est bien une notion omniprésente en sport.
Existe-t-il une limite à la vitesse du mouvement humain ?
6La logique même de la pratique sportive inclut l’idée du dépassement de soi et des performances existantes. Tous les efforts des sportifs, tout l’environnement, qu’il soit technique, scientifique, médical, social, concourent à repousser des limites qui paraissent a priori infranchissables à l’homme.
7Les performances sportives progressent de façon quasi constante depuis l’institutionnalisation des records par les instances sportives internationales. Cette progression peut-elle se concevoir avec une limite ? Certes, on peine à imaginer qu’un homme puisse un jour courir le 100 mètres en moins de 8 secondes, alors que le record du monde actuel est de 9,58 secondes. Mais il semble tout aussi inimaginable de concevoir une limite absolue à la performance humaine. En 1912, à l’issue d’une course « titanesque », le Français Jean Bouin fait descendre le record du monde du 5 000 mètres sous la barrière des 15 minutes. Les observateurs de l’époque considèrent ce record (14 minutes 36 secondes) comme « ultime ». Pourtant, en 1954, Vladimir Kuts pulvérise toutes ces prédictions pour porter le record du monde vers un sommet qui fut de nouveau considéré comme infranchissable : 13 minutes 35 secondes ! Puis, en 1960, Kip Keino et Ron Clarke relèguent la performance de V. Kuts à plus de 30 secondes ! Aujourd’hui, K. Keino et R. Clarke feraient figures de bons coureurs de niveau international, sans pouvoir toutefois prétendre à une médaille mondiale ou olympique. Ainsi vont les records…
8Pourtant, le professeur Toussaint [1] affirme : « dans moins de vingt ans, la moitié des records du monde ne seront plus améliorables de façon significative et en 2060 l’homme aura atteint ses limites physiologiques ».
9Ces prédictions reposent sur l’analyse des tendances de l’évolution des records, à partir des modèles mathématiques. Le choix du modèle est bien sûr déterminant pour la robustesse de la prédiction. Les marges de progression des records devenant de plus en plus faibles, le modèle mathématique représentant le mieux ce type d’évolution est une fonction curvilinéaire asymptotique. Ces modèles décrivent tous une limite à l’augmentation des records dont l’asymptote fixe la valeur.
10En utilisant ce type de modèle, le physiologiste néozélandais H. Morton prédit une valeur limite sur 100 mètres à 9,15 secondes en 2250. Selon l’auteur, pour atteindre ce niveau de performance, le sprinteur de demain sera plus grand et plus lourd que le Jamaïquain Usain Bolt, actuel recordman du monde du 100 mètres, il sera également plus âgé (35-38 ans contre 24-25 ans actuellement).
11En 2000, Bocquet et al. utilisent un modèle de lissage exponentiel pour prédire les futurs records à partir des records actuels. Ce modèle combine les valeurs observées et les valeurs prédites au temps précédent. Dans ces conditions, la prédiction du record du 200 mètres est estimée à 19 secondes, et cette performance devait être réalisée en 2005. À l’époque où ce travail a été réalisé, cette performance semblait bien improbable et les auteurs jugeaient que ce modèle de lissage exponentiel tendait à surestimer les futurs records. Aujourd’hui, si effectivement cette performance n’a pas encore été atteinte, elle ne semble plus du tout inaccessible aux yeux de nombreux spécialistes.
12En marge de ces modèles mathématiques de type asymptotique, Bruce Tulloh (1968) constate que l’évolution des records entre 1900 et 1966 semble présenter une progression constante. Sur la base d’un modèle linéaire, il propose un tableau prédictif, qu’il actualise en 2005, d’un certain nombre de records projetés jusqu’en 2025 (cf. table 1). Ces prédictions sont étonnantes de justesse. Les prédictions de records reposant sur un modèle linéaire prévoient une progression constante, donc sans limite.
Les perspectives de record pour les années 1980-2010 selon Morton
Les perspectives de record pour les années 1980-2010 selon Morton
13La prédiction des records et de leurs limites est un exercice difficile qui est sans cesse remis en cause par des exploits imprévisibles. Le saut de Bob Beamon en 1968 (8,90 m au saut en longueur) a paru, sur le moment, tellement invraisemblable aux juges, que ceux-ci ont, dans un premier réflexe, changé l’appareil de mesure pensant que celui en place était défectueux !
14Usain Bolt court aujourd’hui en vitesse de pointe, à plus de 43 km/h-1. Cette performance sera-t-elle battue, et si oui dans combien de temps ? Les analyses statistiques nous montrent que nous approchons d’une valeur limite au-delà de laquelle la physiologie humaine ne permettrait pas d’aller. Cependant, l’histoire des records nous apprend que tous les records ont été un jour ou l’autre vaincus, même ceux qui paraissaient sur le moment infranchissables.
15Il semble qu’il ne soit pas possible de conclure au sujet des limites des records autrement que par un oxymore qui postulerait que tous les records ont une limite sans fin.
16Cependant les limites physiologiques dont parle le professeur Toussaint sont bien réelles. Elles sont soit d’ordre structurel ou soit d’ordre fonctionnel.
17Une première limite physiologique structurelle est la résistance mécanique des tissus musculaires, osseux, cartilagineux, ligamentaires et aponévrotiques à la rupture. En effet, plus l’homme veut courir vite, plus il doit générer des forces d’interaction avec le sol élevées. Par exemple, lors de rebonds réalisés à très grande vitesse, le niveau de force appliquée sur le sol peut atteindre 10 fois la valeur du poids du corps. Dès lors, les tissus concernés vont subir des contraintes de déformation pouvant mettre en jeu leur propre intégrité. Ce qui peut être le cas lors des courses à vitesse maximale.
18Dans ces conditions, la résistance des tissus (tous subissant peu ou prou les effets des forces d’interaction) peut constituer une vraie limite à l’expression de la vitesse du mouvement.
19La typologie musculaire peut être également un facteur structurel limitant la vitesse du mouvement. En effet, le muscle est une structure hétérogène composée entre autres d’un nombre très important de fibres (cellules) musculaires. On estime par exemple à environ 580 000 le nombre de fibres musculaires pour le seul biceps brachial. Elles contiennent des protéines contractiles appelées myofibrilles. On distingue classiquement trois types de protéines contractiles offrant à chaque fibre musculaire des caractéristiques mécaniques et énergétiques différentes :
- des fibres composées de protéines contractiles dites de « type I » autorisant des contractions musculaires lentes et peu fatigables ;
- des fibres composées de protéines contractiles dites de « type IIb » permettant des contractions musculaires rapides et fatigables ;
- des fibres composées de protéines contractiles dites de « type IIa » permettant des contractions musculaires rapides et peu fatigables.
20Chaque muscle contient en son sein les trois types de fibres mais dans des proportions variables. Ainsi certains muscles richement équipés en fibres de type II sont plus aptes à générer des mouvements rapides que d’autres.
21Cette typologie varie également selon les individus. Dès la naissance, la typologie musculaire, influencée par l’hérédité, va déterminer notre capacité potentielle à produire des mouvements rapides. La sélection des chevaux de course témoigne de l’importance de l’hérédité dans la composition musculaire en types de fibres rapides.
22Cependant, notre typologie musculaire va aussi varier avec l’entraînement. Des transformations de types de fibres ont pu être observées particulièrement dans le sens IIb vers IIa et IIa vers I. En d’autres termes, les fibres rapides ont la capacité de prendre avec l’entraînement les caractéristiques des fibres lentes. La conversion inverse (fibres lentes vers fibres rapides) semble plus difficile à obtenir. Cette observation renforce l’idée communément répandue que la vitesse est une qualité innée, alors que l’endurance est une qualité acquise par l’entraînement. On sait aujourd’hui que cette affirmation n’est que très partiellement fondée, mais qu’elle contribue au mythe de la vitesse et à faire des épreuves de sprint les épreuves reines des championnats internationaux et des jeux Olympiques, et de leurs champions de véritables dieux du stade.
23Sur un plan fonctionnel, la vitesse des mouvements peut être limitée par une mauvaise synchronisation dans la mise en jeu des différents muscles impliqués. En effet, la réalisation de mouvements complexes comme par exemple le lancer du disque ou le service au tennis repose sur la mise en jeu coordonnée de nombreux groupes musculaires qui partent des membres inférieurs pour se terminer à la main en passant par le tronc et les membres supérieurs.
24Cet ensemble de muscles est encore appelé « chaîne cinématique ». Pour être efficace, cette chaîne cinématique doit voir s’activer au moment opportun les groupes musculaires qui la composent, à l’image des différents étages d’une fusée dont les moteurs s’allument successivement de manière synchronisée. D’un point de vue théorique, la synchronisation entre les différents étages de cette chaîne cinématique doit répondre au principe mécanique de la « sommation des vitesses ».
25L’étude de la juste application de ce principe repose sur les techniques d’analyse du mouvement à partir de la cinématographie.
26Initiée au xixe siècle, Étienne Jules Marey invente à l’aide de son « fusil photographique » la chronophotographie.
27Cette innovation technologique va initier l’étude détaillée et séquencée de certains gestes sportifs à partir de la photographie et va apporter une avancée sans précédent dans la compréhension du mouvement humain.
28Aujourd’hui, les technologies ont évolué et les systèmes d’analyse du mouvement reposent entre autres sur l’utilisation de caméras sensibles à la lumière rouge qui captent et recalculent la trajectoire de marqueurs placés sur le sportif.
29Les mouvements sont ainsi reconstitués dans les trois dimensions de l’espace. Ces analyses, dites 3D, ouvrent des possibilités de visualisation des gestes sportifs selon des angles inhabituels, et des possibilités de quantification des coordonnées spatio-temporelles des différents points du corps jusqu’à ce jour inexplorées.
30À partir de ces calculs il est dès lors possible, entre autres, de calculer la vitesse des différents segments corporels impliqués dans le mouvement et de vérifier si le principe de sommation des vitesses est bien respecté.
31Par exemple lors de l’étude du geste d’un service au tennis, il est possible de vérifier si le pic de vitesse d’extension de la hanche précède celui du tronc, et si ce dernier est lui-même relayé successivement par les pics de vitesse de l’épaule, du coude et enfin du poignet. Notons qu’en théorie la sommation des vitesses atteint son degré d’efficacité maximal lorsque le pic de vitesse d’un étage sous-jacent correspond au démarrage de l’étage suivant.
32Lorsque ce principe est respecté, le mouvement est dès lors efficace et de plus il apparaît comme extrêmement fluide, le sportif ne semble fournir aucun effort apparent.
33La vitesse est un concept omniprésent en sport. Elle permet de comprendre et d’expliquer l’efficacité du geste, mais elle en dessine également l’harmonie et la beauté. Ce n’est pas un hasard si les épreuves de vitesse sont les épreuves reines des championnats et si leurs vainqueurs ont acquis une notoriété qui a traversé le temps, de Coroebos vainqueur des jeux Olympiques en 776 avant J.-C., à Jesse Owens vainqueur en 1936, jusqu’à Usain Bolt récent vainqueur aux JO de Pékin en 2008, tous figurent ou figureront au Panthéon des dieux du stade, pour avoir un jour couru plus vite que tout le monde.
Christian Miller
34Christian Miller est docteur en science de la vie (biomécanique et physiologie du mouvement). Il a été directeur de 1997 à 2005 du laboratoire de biomécanique et de physiologie de l’INSEP (Institut national du sport, de l’expertise et de la performance) et est actuellement directeur général adjoint de TeamLagardère et responsable du centre d’expertise scientifique appliquée au sport de TeamLagardère.
35Il a participé à de nombreux congrès internationaux et est l’auteur de publications portant sur l’étude des capacités musculaires chez les sportifs de haut niveau parmi lesquelles : De l’analyse biomécanique à la musculation spécifique du sprinteur, Actes du congrès (2001) ; Effets comparatifs de trois programmes de renforcement musculaire sur les qualités de force, de puissance et de vitesse (1999) ; Évaluation des capacités musculaires : force, puissance et vitesse chez des sportifs de haut niveau : rugbymen et sprinters internationaux, Journées Sciences du sport (1998).
36Pour saint Augustin, le temps est le lieu d’exercice de la liberté humaine. Le temps est alors appréhendé à partir de la capacité humaine d’enclencher une action, d’inaugurer une séquence signifiante. Pour Christian Miller, cette séquence signifiante a pour nom l’exploit et la performance physique. La notion de vitesse limite est dans le monde des sports l’objet de toutes les attentions. Récemment, lors de l’établissement du nouveau record du monde du 100 mètres nage libre par Alain Bernard, on s’est interrogé sur les limites humaines en termes de record de vitesse, et une grande part de ce débat s’est déplacée sur la combinaison qu’Alain Bernard portait et que d’ailleurs portent aujourd’hui tous les nageurs de haut niveau. On a aussi, lors de ce même débat, annoncé que vers 2020 on aurait atteint toutes les limites humaines en termes de vitesse et de performances sportives, qu’il en serait fini des records repoussant sans cesse les performances.
37Pourtant, aux jeux Olympiques de Pékin, le coureur jamaïquain Usain Bolt a pulvérisé avec une facilité déconcertante les records mondiaux et olympiques des 100 et 200 mètres sur piste. Les 100 mètres ont été parcourus en 9,61 secondes. « Quand j’ai vu aux 50 mètres que personne ne pouvait me rattraper, déclara-t-il, que j’ai vu que j’étais devant, alors j’ai commencé à célébrer cette victoire parce que j’étais heureux, tout simplement. Je m’en fichais du temps, tout ce que je voulais, c’était la victoire et c’est tout. »
38Des chercheurs de l’Institut d’astrophysique de l’université d’Oslo qui normalement déchiffrent les mystères de l’univers ont analysé la course et ont montré que si Hussein Bolt n’avait pas relevé les bras en signe de victoire quelque 20 mètres avant la fin, il aurait parcouru les 100 mètres en 9,55 secondes.
Notes
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[1]
M. Toussaint dirige l’Institut de recherche biomédicale et d’épidémiologie du sport (IRMES), qui a publié en novembre une étude menée sur 3 260 records du monde établis depuis 1896.