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Article de revue

Lettre du 26 octobre 2001

Pages 371 à 375

1Mes chers amis,

2Nous sommes à la fin d’octobre, le moment approche où nous nous retrouverons pour notre colloque annuel sur la conscience de soi de la poésie (les 23, 24 et 25 janvier 2002). Ce sera, si je ne me trompe, le huitième. De surcroît, nous avons maintenant un éditeur, qui peut rapidement commencer la publication des actes en retard, si du moins nous sommes capables de fournir nos contributions aux dates qu’il nous propose. Deux raisons de se retourner vers ce qui eut lieu, de faire le point.

3C’est ce que je voudrais tenter, aujourd’hui. Bien qu’il ne nous reste qu’un peu plus de deux mois avant notre réunion, mes remarques pourraient susciter votre intérêt, vous inciter à y répondre – répondre à l’intention de chacun de nous – sans attendre les jours de fin janvier. En tout cas cette présente lettre aidera peut-être à la discussion que je crois qu’il sera nécessaire que nous ayons à ce moment-là.

4De quoi s’agit-il ? D’abord de la discussion comme telle, dont il me paraît, à la réflexion, qu’elle n’a pas eu jusqu’à aujourd’hui assez d’occasions de s’approfondir. Certes, nous avons su préserver, après nos communications à chacun, du temps pour des observations, des objections, des réponses, mais ces échanges n’en sont pas moins, trop fréquemment, assez brefs et surtout ils en restent au sujet qui vient d’être traité, ce qui est dans l’ordre des choses mais empêche un second degré de la réflexion en commun que je crois pourtant nécessaire.

5N’oubliez pas que notre séminaire s’intitule « La conscience de soi de la poésie ». Au-delà des questions particulières que nous abordons, c’est de cette conscience de soi, c’est de la nature de la poésie, de sa fonction, qu’il s’agit, ou devrait s’agir. Et il est donc regrettable que notre débat ne s’attache que par instants à ces grands problèmes, alors qu’il y a sans doute entre nous une diversité de points de vue et d’approches qui permettrait d’aller assez loin, soit dans la recherche sur ce que la poésie est et doit être, soit dans l’approfondissement de nos rapports réciproques, qui se caractérisent déjà par de nombreux points de convergence et, en tout cas, par la confiance et l’amitié, même l’affection. Nous ne sommes pas des « participants à un colloque ». Nous sommes des amis qui nous retrouvons avec bonheur.

6Je souhaite donc, et vous propose, que nous tentions d’élargir l’échange resté, en somme, en suspens, avec beaucoup de non-dits. Et pour atteindre ce but, je suggère que cette année nous renoncions à préparer une communication sur un sujet défini, qui nous garderait à des considérations particulières, dans un cadre assez naturellement historique, pour nous donner la tâche d’une réflexion directe sur la poésie, et en soi et dans sa relation aux grandes options de la sensibilité et de la pensée. Un tel exposé pourrait assurément prendre appui sur un exemple puisé dans le champ de réflexion que nous avions évoqué avant de nous séparer cette année, la question de l’allégorie et du symbole, qui est assurément tout à fait centrale au travail de la poésie. Mais il devrait malgré tout donner priorité à la théorie d’ensemble du poétique, de cette façon ouverte qui ferait des propos successifs un simple moment dans l’enchaînement de tous, devenu une discussion généralisée étendue sur nos cinq séances, avec la possibilité du retour de chacun d’entre nous à de nouvelles interventions, suscitées par ce qui serait en train de se dire.

7Pourquoi en suis-je venu à souhaiter que nous prenions au fond la question de la poésie ? Je ne le cacherai pas, parce qu’il me paraît nécessaire que conscience soit prise d’un problème que je considère essentiel, la conclusion à laquelle vous voudriez aboutir, en cette occurrence, étant moins importante, du point de vue de nos rencontres annuelles, que la méconnaissance de l’intérêt d’en débattre.

8Ce problème est celui de l’autonomie du poétique. J’estime pour ma part que l’expérience qu’on nomme ainsi est la visée du tout – et de l’immédiat et de l’un – dans l’objet sensible ou existentiel, et cela au travers des lectures conceptuelles qui substituent à cet objet – une chose, un être, un événement – des représentations simplement partielles, et donc abstraites, qui nous privent du savoir de la finitude, laquelle, étant inhérente à tout ce qui est, est notre condition même. Dans ces conditions, la poésie ne peut, c’est toujours ainsi mon point de vue que j’exprime, se chercher qu’en amont de toute lecture conceptuelle et plus encore de tout engagement idéologique. Armée du son et des rythmes qui l’enracinent dans le rapport immédiat de la personne à son lieu et à autrui, elle remonte au travers des flux, des dérives, de la pensée conceptuelle, pour aboutir à une forme de connaissance qui n’est qu’à elle.

9Accepterez-vous cette idée de la poésie ? Rien ne le donne pour assuré, et surtout ne croyez pas que je voudrais qu’il en soit ainsi, ni ne pense qu’on ne puisse parler sérieusement du fait poétique à partir de différences d’approche qui pourraient être profondes. Mais ce qui me préoccupe aujourd’hui, ce sont les conséquences qu’il faudrait, à mon sens, que nous tirions de cette pensée, si nous la prenons au sérieux au moins en tant qu’hypothèse. Conséquences qui pourraient découler d’ailleurs, tout aussi bien, d’autres conceptions du poétique, pour autant que celles-ci en reconnaissent l’autonomie.

10L’une de ces conséquences est l’adoption, qui me paraît nécessaire, d’un point de vue que je dirais relativement normatif dans l’étude des œuvres particulières. Relativement, parce qu’il ne s’agit pas de juger de ces œuvres ou de leurs auteurs à partir du bien-fondé de valeurs que nous déciderions essentielles. Ni d’écarter de l’étude de ces écrits tel ou tel de leurs éléments signifiants, sous prétexte qu’ils sont étrangers à la poésie et dans la recherche qu’ils firent de celle-ci auraient dû être combattus, et d’entrée de jeu, par les auteurs. Par exemple, les représentations fantasmatiques et réductrices du féminin sont, en tant qu’idéologies de fait ou en puissance, de l’extériorité à détruire, dans le travail poétique, mais cela ne signifie pas que Villiers de l’Isle-Adam ou Théophile Gautier, disons, soient disqualifiés, et en eux-mêmes et comme thèmes de réflexion, par leurs aveuglements ou préjugés ou paresses quant à cette sorte de piège. Celui-ci est d’ailleurs un aspect récurrent de toute la littérature même moderne, car il fait corps avec les présupposés les plus traditionnels des cultures dont l’Occident, en particulier, est issu, et duquel personne n’est à l’abri. Et il n’y a donc pas à condamner, à censurer, mais en revanche il me paraît nécessaire, quand il s’agit de la poésie, et surtout d’un colloque sur la conscience de soi de la poésie, de prendre conscience du problème, de l’aborder.

11Un autre de ces problèmes qui se présentent au cœur même de la création poétique, et qui doit donc être présent aussi dans la réflexion sur cette dernière, est celui de la croyance. Il va de soi que la croyance est un fait du rapport à soi qu’il faut garder en deçà, ou au-delà, de toute discussion, autant que le savoir une évidente richesse dans nombre de vies et d’œuvres que nous étudions ou fréquentons : richesse pour en particulier l’intellection intuitive ou même analytique de projets poétiques qui furent parmi les plus grands. Le problème du rapport de la croyance à l’entreprise à proprement parler poétique n’en reste pas moins posé. C’est une proposition sérieuse que d’estimer que celle-ci, dans sa visée spécifique d’un objet délivré de toute réduction conceptuelle, et pour autant qu’elle accède au plein de son expérience, se porte au-delà des lectures théologiques et ecclésiales, même quand elle ne s’en rend pas compte. Et une réflexion sur la poésie doit à tout le moins se poser ce problème, plutôt que de considérer, par exemple, que telle ou telle forme de dogme – toute croyance paraissant dogme à qui ne sait ou peut y souscrire – peut être, et surtout implicitement, donnée pour une évidence dans des débats qui portent, comme c’est le cas des nôtres, sur la poésie et rien qu’elle. Le rapport du poétique et du religieux est peut-être le plus fondamental de tous dans l’étude de la conscience de soi de la poésie. Il ne faut donc pas qu’il puisse passer pour d’avance élucidé, dans nos réunions où sont très diverses sur ce point – et complexes ! – les façons de penser et de ressentir. Remarque qui ne signifie nullement, je m’empresse de l’ajouter, que je suggère dans sa foulée qu’il faille en venir à des prises de position personnelles, par nature rebelles au discours. Il ne s’agit pour chacun de nous que d’interpréter des œuvres.

12D’autres questions peuvent évidemment se poser, à ce plan où notre réflexion sur la poésie se poursuit, comme très spontanément nous l’avons voulu dès le premier jour, sous le signe et dans la pratique d’une lecture critique de ses œuvres. Des questions qui vous viennent peut-être à l’esprit plus spontanément qu’elles ne le font au mien, ou qui apparaîtraient mieux si nous en décidions la recherche. Vous voyez en tout cas sur quel plan et dans quel esprit je crois nécessaire, cette année, de proposer cette sorte de discussion sur le fond, ou presque : ou en tout cas sur la possibilité de cette sorte de réflexion dans l’avenir. Au stade où nous en sommes de nos rencontres annuelles, nous pouvons nous permettre de faire une expérience.

13Laquelle, et j’en reviens à ce que je suggérais au début, serait pour chacun de nous, en pratique, de ne pas se sentir tenu, cette fois, à un sujet défini, ou à un exposé continu, ou même à quoi que ce soit si ce n’est la participation à la réflexion d’ensemble. Des interventions plus brèves pourraient nous permettre de faire le plein des participants, un des problèmes de notre séminaire, aussi préoccupant que tout autre, étant que le nombre de ceux qui s’y intéressent et y ont participé excède de plus en plus celui des tours de parole au cours de nos cinq séances.

14Il me reste à vous demander de me pardonner cette trop longue lettre, d’autant que je crains fort que cette longueur ne soit pas pour autant le cadre suffisamment rigoureux qui devrait soutenir une invite de cette sorte, qui porte sur le plus radical. Il va de soi que c’est sur vous que je compte pour suppléer aux lacunes et incertitudes de ces pages. Sous le signe de nos conversations passées, qui sont parmi mes souvenirs les plus chers.

15Avec mes pensées les plus confiantes et amicales.

16Yves B.

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