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Article de revue

Métaphore et métaphores : les multiples issues de l’interaction conceptuelle

Pages 5 à 14

Notes

  • [1]
    Ce numéro a été réalisé dans le cadre du projet « Métaphore et alentours », issu de la collaboration entre l’USIAS (Université de Strasbourg Institut Études Avancées, chaire de Sciences du langage) et l’Université de Gênes.
  • [2]
    Nous renvoyons à Jäkel (1999), pour une synthèse.
  • [3]
    Voir également Kövecses (2002 : 53-55).
  • [4]
    Les énoncés (1) et (2) s’opposent à un exemple comme (3) compte un sur verser argent le, qui est syntaxiquement mal formé. Dans les termes de Husserl (1960), (2) est un exemple de « contre sens » (il est donc un type de « sens » à côté de (1)) alors que (3) est un exemple de « non sens ». Dans les termes de Conte (1999), (1) est « cohérent » et « consistant », (2) est « incohérent » et « consistant » et (3) est « inconsistant ». La consistance (i.e. la bonne formation syntaxique) est la précondition de la cohérence et de l’incohérence conceptuelle.
  • [5]
    Avec l’expression « structures syntaxiques » nous nous référons ici aux moyens linguistiques qui réalisent ce que Prandi (2004) appelle « régime de codage relationnel ». Dans une langue comme le français, il s’agit des relations grammaticales entre sujet – verbe – objet direct (p. ex. Paul mange une pomme) – objet direct prépositionnel (p. ex. Paul compte sur Marie) – objet indirect (Paul fait un cadeau à Marie). Dans une langue comme le latin, ces relations sont incarnées par les cas : nominatif, accusatif et datif.
  • [6]
    La différence entre les issues de l’interaction conceptuelle est visualisée par le choix terminologique d’opposer les concepts métaphoriques cohérents aux métaphores créatives. Dans la première expression, l’adjectif métaphorique modifie le nom concept : c’est l’image du fait qu’ici les concepts cohérents sont prioritaires par rapport à la langue. Dans la seconde expression, le nom métaphore est la tête du groupe nominal : c’est l’image du fait que, cette fois, la langue est autonome et prioritaire par rapport aux concepts partagés.
  • [7]
    Cf. note 4.
  • [8]
    La « métaphorologie » cognitive, en se plaçant dans le paradigme de la linguistique cognitive, conçoit les structures linguistiques comme étant essentiellement motivées par des structures conceptuelles indépendantes. Par conséquent, elle adopte une conception iconique du langage : en effet, dans le cadre cognitif, la syntaxe est expliquée à travers la notion de profiling (cf. Langacker 1990). Reconnaître les deux sources des métaphores signifie faire place à l’idée que le langage admet l’iconicité, sans l’impliquer nécessairement. Comme nous l’avons suggéré supra (§ 2.1), le fait que la syntaxe soit autonome implique qu’elle puisse aussi bien s’adapter que ne pas s’adapter à des structures conceptuelles sous-jacentes.

1.  La notion de métaphore entre deux forces théoriques  [1]

1 L’histoire de la métaphore peut être décrite en examinant l’équilibre entre deux forces opposées : d’un côté, il y a la tendance à en faire un instrument au service de la création individuelle ; de l’autre, il y a la tendance à en faire un instrument au service de la structuration de la pensée cohérente et, par conséquent, du lexique. La première tendance l’a emporté sur la seconde pendant une période qui, comme M. Prandi (2016) le reconstruit, va de Quintilien (Institutio oratoria, VIII : 6, 5), à P. Fontanier (1830), jusqu’à la néo-rhétorique (Genette 1968 ; Groupe μ 1970 ; Todorov 1970). Pendant cette période, l’on a mis au premier plan la métaphore « vive » en réduisant son impact sur le lexique au phénomène ponctuel et non productif des catachrèses. Certes, il y a eu des auteurs qui ont reconnu le rôle de la métaphore dans la formation de la pensée : G. Vico (1725), C. Dumarsais (1730), H. Blumenberg (1960) et H. Weinrich (1958, 1964)  [2]. Cependant, ils sont restés des voix isolées. C’est seulement avec le tournant cognitif que cette perspective a été bouleversée : grâce aux travaux de G. Lakoff et M. Johnson (1980), G. Lakoff et M. Turner (1989) et R. Gibbs (1994), la seconde force l’a emporté sur la première. Ainsi a-t-on commencé à mettre au premier plan la structuration métaphorique des concepts, se manifestant dans un riche patrimoine lexical d’expressions, et à réduire les métaphores créatives individuelles à une extension de ce dernier. À ce propos, la « poétique cognitive » est très claire :

2

Poets may compose or elaborate or express them in new ways, but they still use the same basic conceptual resources available to us all. If they did not, we would not understand them. (Lakoff &Turner, 1989 : 26)

3 Dans ce passage, les auteurs ne se limitent pas à soutenir que les poètes assemblent des briques conceptuelles partagées par tous (ce qui serait une évidence), mais ils soutiennent quelque chose de beaucoup plus fort : à savoir, que les poètes ne peuvent que développer des réseaux conceptuels déjà partagés  [3]. Mais est-ce vrai ? Comme G. Lakoff le dirait, cela est une question empirique.

4 Les deux perspectives évoquées ont leurs pendants dans deux attitudes opposées vis-à-vis des énoncés métaphoriques. La perspective focalisée sur les métaphores créatives et individuelles met en évidence leur caractère « conflictuel ». Ici, comme G. Kleiber (1994a) le remarque, les termes sont très variés mais pointent tous dans la même direction. J. Cohen (1966) parle de « prédication impertinente », T. Todorov (1966) d'« anomalie sémantique », M. Le Guern (1973) de « rupture avec la logique », P. Ricoeur (1975) d'« attribution insolite », G. Nunberg (1978) d'« usage non normal », G. Lüdi (1991) d'« incongruence », E. Kittay (1987) et K. Jonasson (1993) d'« incongruité conceptuelle », J. Tamine (1979) de « coup de force », J. Searle (1982) de « défectuosité », G. Kleiber (1993, 1994, 1999) d'« incompatibilité », J.-M. Klinkenberg (1990, 1999) de « délit littéral » ou « écart rhétorique » et M. Prandi (1992, 1999, 2004, 2012) d'« incohérence ». La perspective focalisée sur les métaphores conceptuelles, en revanche, estompe ce caractère conflictuel. À ce propos, la position de J. Moeschler (1991) est emblématique :

5

[…] les énoncés métaphoriques, comme tous les tropes, ne constituent pas des cas marqués ou déviants d’usage du langage : ils sont au contraire les cas normaux, les usages ordinaires du langage. (Moeschler, 1991 : 65)

6 Les deux perspectives susmentionnées ont toujours été considérées comme concurrentes : la seconde, en effet, naît avec le but explicite de remplacer la première. Une telle concurrence n’est possible que sur le présupposé selon lequel la présence d’un sol de concepts métaphoriques, où s’incarne notre pensée cohérente, exclut la possibilité de métaphores qui ne reflètent aucun concept cohérent préalable. Et vice-versa. Or, il suffit d’expliciter ce présupposé pour se rendre compte qu’il n’est supporté par aucune base : ni logique, ni épistémologique, ni, surtout, empirique. Un concept métaphorique cohérent (par exemple, +LA DISCUSSION EST UNE GUERRE+) se manifeste dans un réseau d’expressions métaphoriques qui cartographie un réseau conceptuel. Mais pourquoi l’existence de concepts métaphoriques cohérents devrait-elle exclure la possibilité de métaphores créatives ? Cette question est le mobile du présent numéro de Langue française.

2.  Concepts métaphoriques cohérents et métaphores créatives

2.1.  Deux faits empiriquement compatibles

7 En nous appuyant sur les travaux de G. Kleiber (1993) et de M. Prandi (1992, 2002, 2004, 2010, 2012), nous suggérons que les deux perspectives distinguées (§ 1) ne sont pas contradictoires mais complémentaires. À notre avis, l’existence de concepts métaphoriques cohérents n’implique pas que les métaphores créatives individuelles se réduisent à leur développement. Cette idée se fonde sur deux faits lexicaux bruts du français.

8 Considérons, d’abord, l’exemple (1) :

(1) verser de l’argent sur un compte

9 Il est un fait que l’expression (1) signifie un concept cohérent, partagé a priori par les locuteurs du français. Remarquons-en trois conséquences immédiates. Premièrement, il est cohérent de se demander comment l’on traduit dans une autre langue le concept « sous-jacent » (1). Deuxièmement, il est cohérent de s’interroger sur la préposition appropriée : l’on dit « verser de l’argent sur un compte » ou « dans un compte » ? Troisièmement, l’on ne peut pas attribuer à (1) une autre signification.

10 Ensuite, considérons l’exemple (2) :

(2) verser du silence sur une âme

11 Il est un fait que l’expression (2) ne signifie aucun concept cohérent partagé au préalable par les locuteurs du français mais se limite à construire un conflit. Ce fait implique trois conséquences contraires aux précédentes. Premièrement, il paraît absurde de se demander comment l’on traduit dans une autre langue le concept sous-jacent (2) : en effet, de quel concept s’agirait-il ? Cette fois, l’on peut seulement reproduire, dans la langue cible, le conflit exhibé par (2). Deuxièmement, il paraît également hors de propos de s’interroger sur la préposition appropriée : se demander si l’on dit « verser du silence sur une âme » ou « dans une âme » n’a aucun sens. Troisièmement, rien n’empêche d’interpréter (2) en bricolant un concept cohérent, mais ce concept ne sera pas le signifié de (2) et chacun pourra façonner sa propre interprétation. Nous venons de constater deux faits, qui s’avèrent empiriquement compatibles. Si le lecteur est disposé à prendre acte de ces deux faits, il partage avec nous l’idée centrale de ce numéro de Langue française.

12 Remarquons par ailleurs que les expressions (1) et (2) sont syntaxiquement bien formées et identiques  [4]. La même structure syntaxique est donc au service de l’expression d’un concept cohérent partagé dans (1), mais non dans (2). Il s’ensuit que cette structure syntaxique, en tant que telle, est indépendante de l’existence préalable d’un concept cohérent. Nous retrouvons ici deux faits empiriquement compatibles : le fait que la syntaxe puisse cartographier un concept cohérent préalable est empiriquement compatible avec le fait qu’elle puisse créer un conflit en absence de tout concept préexistant. Le premier fait est la raison qui permet d’expliquer les concepts métaphoriques cohérents alors que le second est la raison qui explique les métaphores créatives individuelles.

2.2.  Les multiples issues de la métaphore

13 L’idée qui anime ce numéro de Langue française est donc double. D’un côté, les métaphores ont une seule source : l’interaction conceptuelle. De l’autre, les issues de cette source s’avèrent très variées et même opposées comme, justement, les concepts métaphoriques cohérents intégrés dans notre pensée et les actes de création individuels indépendants de tout concept cohérent préalable. Ces actes de création, en particulier, sont rendus possibles par les structures syntaxiques des langues, qui peuvent connecter, en toute autonomie, des concepts atomiques dans des signifiés complexes  [5]. Même si leur source est commune, aucune des issues susmentionnées n’est réductible aux autres : les métaphores vives ou créatives ne sont pas un cas marginal de concept métaphorique cohérent et vice-versa  [6]. D’une part, un concept métaphorique cohérent est d’autant plus prototypique que son réseau conceptuel est étendu : il est public, ses expressions métaphoriques sont très fréquentes en corpus et il tend à passer inaperçu. Une métaphore créative, d’autre part, est d’autant plus prototypique que le conflit conceptuel qu’elle construit est profond : elle est individuelle, très rare et frappante. Il n’y a donc aucun sens à opposer un concept métaphorique cohérent et une métaphore créative en soutenant, par exemple, que la seconde est un phénomène marginal car moins fréquent.

14 Lorsqu’une métaphore est issue de concepts métaphoriques cohérents partagés, la langue joue le rôle passif d’un cartographe face au monde et la question « à quoi sert le langage ? » a une réponse claire : « à mettre en forme une pensée cohérente préexistante ». Comme, par exemple, +la vie est un voyage+, +la discussion est une guerre+, etc. Ici, nous sommes au cœur de la « métaphorologie cognitive ». En revanche, lorsqu’une métaphore est le fruit d’une interaction entre des domaines conceptuels distants, issue de l’action modélisatrice des structures syntaxiques autonomes  [7], la langue joue un rôle actif. Ce rôle, par ailleurs, peut être plus ou moins actif.

15 D’un côté, la langue peut développer des portions non lexicalisées de concepts métaphoriques cohérents ; en ce cas, la question « à quoi sert le langage ? » a encore une réponse : « à étendre une pensée cohérente préexistante ». Un exemple est offert par l’emploi du mot valeur en linguistique. En effet, en élaborant cette notion, F. de Saussure a développé un concept métaphorique productif qui, comme H. Weinrich (1958 : 37) le montre, était déjà bien ancré dans la culture occidentale : en termes cognitifs, +les mots sont de la monnaie+. Ainsi, F. de Saussure a révolutionné la linguistique, mais il n’a pas bouleversé l’héritage conceptuel de la culture occidentale : il a, justement, élaboré ce dernier. Ici, nous rejoignons la limite de la « métaphorologie cognitive ».

16 De l’autre, la langue peut créer des connexions conflictuelles en absence de tout concept cohérent préalable. Comme M. Prandi (2012) le montre en détail, des exemples sont offerts par les concepts d’onde de lumière et de sélection naturelle. Lorsque C. Darwin a projeté le modèle d’un fermier qui sélectionne ses têtes de bétail sur la nature inanimée, il n’y avait aucun concept métaphorique partagé au préalable à développer, mais le contenu de sa métaphore était complètement à inférer (et à négocier) à partir d’un conflit conceptuel. Par conséquent, C. Darwin n’a pas élaboré un réseau conceptuel déjà présent dans la culture occidentale, mais il en a inauguré un tout nouveau, qui, à son tour, peut faire l’objet d’élaboration. Dans un exemple comme sélection naturelle, la langue est donc un outil au service de la création pure. Cette fois, la question « à quoi sert le langage ? » n’a plus de réponse univoque, tout comme les questions « à quoi sert un ordinateur ? » ou « à quoi servent les mains ? ». Si l’on reconnaît ce point, l’on fait un pas au-delà de la « métaphorologie cognitive »  [8].

17 Si maintenant nous revenons aux perspectives distinguées supra (§ 1), nous comprenons qu’elles ne sont pas fausses mais partielles car les deux supposent implicitement que l’interaction conceptuelle ait une issue privilégiée : les concepts métaphoriques cohérents ou les métaphores créatives. Selon nous, en revanche, la multiplicité des issues de l’interaction conceptuelle, ainsi que leur irréductibilité, est un simple fait que l’on ne peut qu’enregistrer. Par conséquent, de notre point de vue, parler de « métaphore » au singulier n’est guère correct, mais il vaudrait mieux parler de « métaphores » au pluriel.

3.  Structure du numéro

18 Ce numéro se compose de trois parties : (1) la contribution de G. Kleiber, (2) les contributions de M. Prandi, M. Fasciolo et E. Hilgert, (3) les contributions de M. Rossi et C. Resche. Tous ces auteurs dialoguent avec la perspective cognitive, mais ils rentrent dans le territoire des métaphores par différentes portes d’entrée : sémantique lexicale, linguistique théorique, philosophie analytique, rhétorique et terminologie.

19 Tout d’abord, il nous a paru opportun d’ouvrir le numéro avec un examen du sens du mot métaphore. Si l’on identifie le lieu privilégié des métaphores dans la langue, les métaphores conceptuelles restent cachées : telle est la limite de la première perspective présentée supra (§ 1). Si, en revanche, l’on identifie le lieu privilégié des métaphores dans les concepts, les métaphores linguistiques tendent à disparaître : cela est un résultat paradoxal du tournant cognitif. D’une part, dans la mesure où caresser un rêve exprime un concept cohérent, cette expression paraît perdre tout caractère… métaphorique. D’autre part, si une métaphore conceptuelle est un concept cohérent, à quoi bon parler de métaphore ? Si ce terme signifie quelque chose, il signifie un conflit ; mais comment un concept cohérent peut-il être conflictuel ? Il semble que l’emploi du terme métaphore dans l’expression métaphore conceptuelle soit… métaphorique ! Cela est également suggéré par la considération que, dans le cadre cognitif, une métaphore non conceptuelle devrait être qualifiée de métaphore linguistique. Mais métaphore linguistique est un pléonasme. Le sillon cognitif ne peut donc pas s’empêcher de reconnaître implicitement qu’après tout la métaphore réside aussi effectivement dans la langue. D’où la nécessité de se demander : comment le mot métaphore est-il employé ? Qu’est-ce qu’il faut indiquer par ce terme ? Une propriété structurale d’un énoncé ou bien une issue possible d’un conflit conceptuel ? L’article de Georges Kleiber se focalise précisément sur la sémantique du mot métaphore. L’auteur identifie trois emplois : (i) métaphore en tant que « procédé de langage » (le sens classique), (ii) métaphore en tant « métaphore onomasiologique » et (iii) métaphore en tant que « métaphore d’objet ». Ces emplois sont exemplifiés, respectivement, par (i) La métaphore « dévisser », usitée par les alpinistes, est parfois appliquée à une chute à grande vitesse, en haut d’une bosse ; (ii) Il m’est arrivé d’écrire, en un jour d’enthousiasme, « on ne comprend pas le rôle de la métaphore de l’illumination » dans la théorie de la connaissance chez un néo-platonicien comme saint Augustin ; (iii) Le revolver, dans le roman, est une métaphore de la violence.

20 Ensuite, dans la deuxième partie du numéro, nous avons décidé de toucher quelques thématiques générales concernant la métaphore. Si l’on regarde le paysage des métaphores en reconnaissant la diversité des issues de l’interaction conceptuelle, une première suggestion consiste à distribuer les métaphores selon le degré de créativité impliqué, justement, par une telle interaction. Ce niveau peut être mesuré en examinant les différentes façons de résoudre le conflit implicite, selon l’orientation de la pression conceptuelle exercée par le foyer sur la teneur ou vice-versa. La contribution de Michele Prandi se place dans ce cadre. L’auteur présente l’idée que les métaphores ont une seule source (l’interaction conceptuelle) mais des issues différentes (métaphores cohérentes vs créatives). Il expose une distinction entre métaphores cohérentes et métaphores créatives en examinant la « pression conceptuelle » qui se déclenche quand deux concepts hétérogènes sont connectés. Dans le cas des métaphores cohérentes, le concept exprimé par la cible exerce une force sur la source, qui finit par s’adapter ; dans le cas des métaphores créatives, en revanche, c’est le concept exprimé par la source qui exerce une force sur celui exprimé par la cible en le restructurant d’une façon imprévue.

21 L’équilibre de la pression conceptuelle entre la source et la cible amène à s’interroger sur la polysémie et les inférences admises. D’un côté, si l’on se focalise sur la force que la cible exerce sur la source, l’on peut justifier les extensions polysémiques et les matrices d’inférences permises en français. De l’autre, en bouleversant ce rapport de force, l’on peut manipuler les expressions métaphoriques incorporées dans le lexique du français pour les rendre « vives ». Dans le premier cas, l’on procède à un recensement des métaphores conceptuelles de cette langue ; dans le second, l’on procède à la description des présupposés sur lesquels reposent les métaphores conceptuelles. Ces présupposés constituent notre ontologie naturelle. La contribution de Marco Fasciolo se place dans ce cadre. Le point de départ est une question qui demeure implicite dans le tournant cognitif : le fait que le lexique du français construise les rêves comme des êtres vivants (grâce à un réseau d’expressions métaphoriques comme caresser un rêve) entraîne-t-il une ontologie où les rêves sont des êtres vivants ? Pour répondre à ce genre de question, l’auteur explore les limites à partir desquelles la métaphore conceptuelle susmentionnée redevient vivante. Ce faisant, l’auteur se propose de remonter des métaphores de la vie quotidienne à l’ontologie de la vie quotidienne.

22 Une question classique des études sur la métaphore est, sans aucun doute, son rapport avec l’analogie. L’analogie est une relation à deux termes. Si l’on se focalise sur les concepts métaphoriques cohérents ou sur leur extension, il est facile de reconstruire une analogie entre les domaines en jeu. Si, en revanche, l’on se focalise sur les métaphores créatives individuelles, la notion d’analogie s’avère inapplicable à cause du manque de l’un des deux termes de la relation. La contribution d’Emilia Hilgert discute précisément le rapport entre métaphore et analogie. L’auteur interroge ce rapport à travers le fonctionnement d’une locution telle que toutes proportions gardées et souligne comment le schéma analogique à quatre termes semble partager avec la métaphore (dans certaines limites) un caractère créatif et imprévisible. En effet, même explicité, ce schéma ne rend pas automatiquement et univoquement le sens ou ne résout pas l’analogie, mais il suppose des mécanismes inférentiels tout comme la métaphore.

23 La troisième partie du numéro est focalisée sur le traitement de la métaphore en terminologie. Dans ce domaine, à notre avis, un réexamen du rôle joué par l’autonomie de la langue s’impose : en particulier, il s’agit de mettre en avant non pas les métaphores qui élaborent un sol conceptuel partagé mais celles qui créent un conflit en absence de tout sol conceptuel préalable. Une telle démarche, à son tour, entraîne également un réexamen du rapport entre métaphores poétiques et scientifiques. D’un côté, toutes les deux ne doivent pas nécessairement découler des concepts partagés mais peuvent bien procéder de l’autonomie des structures linguistiques. De l’autre, seules les métaphores scientifiques sont soumises à des contraintes de cohérence et sont négociées par une communauté de chercheurs. Les contributions de Micaela Rossi et Catherine Resche se placent dans ce cadre.

24 M. Rossi s’oppose à une attitude répandue dans les études en terminologie : i.e. les métaphores sont souvent réduites soit à des catachrèses isolées, soit à des étiquettes dont la seule justification est la vulgarisation d’un concept technique qui peut être appréhendé autrement. Contre une telle attitude, l’auteur souligne le caractère créatif de l’interaction conceptuelle dans la formation de nouvelles terminologies et propose un réexamen du statut sémiotique, des fonctions, ainsi que des processus de formation et de validation des métaphores scientifiques. C. Resche se concentre sur le développement des métaphores issues de la physique, de la mécanique et de la biologie dans le domaine de l’économie. La thèse défendue par l’auteur est qu’une métaphore ne « meurt » jamais mais « s’endort », comme la princesse du conte. Ainsi, toute métaphore lexicalisée peut être « réveillée » et se décliner différemment selon les époques, au gré de l’avancement des connaissances et des pistes de recherche explorées. Les termes métaphoriques sont donc à envisager comme la manifestation de veines métaphoriques qui traversent l’histoire de la pensée mais qui ne sont pas figées.

25 Les contributions rassemblées dans ce numéro de Langue française, par différentes approches théoriques et méthodologiques, proposent au lecteur et au public des chercheurs une réflexion polyphonique sur la nature unitaire et multiple de la métaphore. Si divergence il y a entre concepts métaphoriques cohérents au service de la pensée partagée et métaphores conflictuelles au service de la création individuelle, le fonctionnement des premiers n’exclut pas forcément les secondes ; qu’il s’agisse de métaphores poétiques, de métaphores spécialisées ou bien de métaphores de la communication ordinaire, elles découlent toutes d’une source commune, l’interaction conceptuelle, avec ses différentes issues, stimulant sous des formes diverses nos capacités d’interprétation et d’inférence.

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Date de mise en ligne : 11/04/2016

https://doi.org/10.3917/lf.189.0005

Notes

  • [1]
    Ce numéro a été réalisé dans le cadre du projet « Métaphore et alentours », issu de la collaboration entre l’USIAS (Université de Strasbourg Institut Études Avancées, chaire de Sciences du langage) et l’Université de Gênes.
  • [2]
    Nous renvoyons à Jäkel (1999), pour une synthèse.
  • [3]
    Voir également Kövecses (2002 : 53-55).
  • [4]
    Les énoncés (1) et (2) s’opposent à un exemple comme (3) compte un sur verser argent le, qui est syntaxiquement mal formé. Dans les termes de Husserl (1960), (2) est un exemple de « contre sens » (il est donc un type de « sens » à côté de (1)) alors que (3) est un exemple de « non sens ». Dans les termes de Conte (1999), (1) est « cohérent » et « consistant », (2) est « incohérent » et « consistant » et (3) est « inconsistant ». La consistance (i.e. la bonne formation syntaxique) est la précondition de la cohérence et de l’incohérence conceptuelle.
  • [5]
    Avec l’expression « structures syntaxiques » nous nous référons ici aux moyens linguistiques qui réalisent ce que Prandi (2004) appelle « régime de codage relationnel ». Dans une langue comme le français, il s’agit des relations grammaticales entre sujet – verbe – objet direct (p. ex. Paul mange une pomme) – objet direct prépositionnel (p. ex. Paul compte sur Marie) – objet indirect (Paul fait un cadeau à Marie). Dans une langue comme le latin, ces relations sont incarnées par les cas : nominatif, accusatif et datif.
  • [6]
    La différence entre les issues de l’interaction conceptuelle est visualisée par le choix terminologique d’opposer les concepts métaphoriques cohérents aux métaphores créatives. Dans la première expression, l’adjectif métaphorique modifie le nom concept : c’est l’image du fait qu’ici les concepts cohérents sont prioritaires par rapport à la langue. Dans la seconde expression, le nom métaphore est la tête du groupe nominal : c’est l’image du fait que, cette fois, la langue est autonome et prioritaire par rapport aux concepts partagés.
  • [7]
    Cf. note 4.
  • [8]
    La « métaphorologie » cognitive, en se plaçant dans le paradigme de la linguistique cognitive, conçoit les structures linguistiques comme étant essentiellement motivées par des structures conceptuelles indépendantes. Par conséquent, elle adopte une conception iconique du langage : en effet, dans le cadre cognitif, la syntaxe est expliquée à travers la notion de profiling (cf. Langacker 1990). Reconnaître les deux sources des métaphores signifie faire place à l’idée que le langage admet l’iconicité, sans l’impliquer nécessairement. Comme nous l’avons suggéré supra (§ 2.1), le fait que la syntaxe soit autonome implique qu’elle puisse aussi bien s’adapter que ne pas s’adapter à des structures conceptuelles sous-jacentes.

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