Notes
-
[1]
Le mot « naturel » désigne le fait que les données ne sont pas produites pour le chercheur ni dans une situation construite par le chercheur, pas plus qu’obtenues par introspection. En fait, cet usage (et cette pratique) sont discutés sur différents aspects : la spécificité de ces données (sont-elles différentes des données élicitées ?), leur degré de naturalité (en référence à la présence de l’observateur et à son impact sur le comportement des participants), leur qualité par rapport aux autres types de données (serait-il mieux de travailler sur des données naturelles ?), les trois dimensions étant souvent amalgamées. Les réponses que j’apporterai à ces questions sont : oui, elles sont différentes (les données enregistrées entre amis au café ou dans une visite sont différentes de celles que l’on obtiendra dans une situation provoquée, la différence étant plus nette encore pour les situations de travail). Oui, le protocole d’enregistrement a un impact, et il serait d’ailleurs sans doute possible aujourd’hui d’en étudier certains aspects grâce aux nombreux corpus dont on dispose, montrant comment les participants réagissent à la présence de la caméra. Non, les données naturelles ne sont pas « mieux » dans l’absolu, mais elles sont certainement irremplaçables pour étudier les processus interactionnels en situation. On peut encore ajouter que les données médiatiques sont naturelles mais médiatiques, alors que les entretiens sont provoqués et illustrent un genre interactionnel particulier et les données fictionnelles sont des élaborations stylisées.
-
[2]
Des éléments de mise en perspective sont apportés dans Gülich 1991 ; Kerbrat-Orecchioni 1998 ; de Fornel & Léon 2000 ; Gülich & Mondada 2001.
-
[3]
Le procédé a bien sûr ses limites, notamment du fait du statut très différent de ces ouvrages : résultat d’une recherche collective menée par un groupe de linguistes et aboutissant à l’élaboration d’un modèle pour Roulet et al. (1985), approches diversifiées d’un même corpus par les membres d’une équipe pluridisciplinaire pour Cosnier & Kerbrat-Orecchioni (éds) (1986), et publication des actes d’un colloque visant la confrontation des points de vue à travers l’analyse d’un même corpus, chez Bange (éd.) (1987).
-
[4]
Ces développements s’inscrivent en référence ou en interaction avec les études anglo-saxonnes sur les interactions institutionnelles (Drew & Heritage 1992) et la linguistique interactionnelle (Ochs, Schegloff & Thompson 1996).
-
[5]
Certains de ces modèles sont présentés dans Berthoud & Mondada 2000 ; voir aussi la variété des recherches illustrée dans Véronique & Vion (éds) 1995.
-
[6]
Si des publications en analyse conversationnelle d’inspiration ethnométhodologique en français existent depuis longtemps (Conein, de Fornel & Quéré (éds) 1990, 1991), elles se positionnent au départ comme relevant d’un champ tout à fait distinct de la pragmatique et de la linguistique (voir l’introduction de Conein (éd.) 1986).
-
[7]
Voir les discussions dans Avanzi & Horlacher (éds) (2007) qui présentent différents modèles de macrosyntaxe et des travaux d’analyse interactionnelle.
-
[8]
Bres (2008) souligne le fait qu’en s’intéressant aux situations d’interaction, les recherches ont eu tendance à délaisser les approches énonciatives de la profondeur « verticale » du discours pour s’attacher à sa « surface horizontale » cogérée et coproduite par les interactants.
-
[9]
Non seulement des corpus en allemand, anglais, arabe ou italien, mais aussi des situations plurilingues.
-
[10]
Dans le même ordre d’idées, voir le numéro spécial sur l’analyse conversationnelle sur des corpus français (Chevalier (éd.) 2011).
-
[11]
Comme la base CLAPI (http://clapi.univ-lyon2.fr/) entièrement dédiée à la langue parlée en interaction.
-
[12]
Le mot « multimodalité » est employé dans différents sens (notamment dans le domaine des communications médiatisées), il désigne ici la variété des ressources utilisées par les participants dans leurs échanges : paroles, gestes, postures, regards, manipulation d’objets, déplacements.
-
[13]
Voir toutefois Auchlin et al. 2004 ; Grobet, Auchlin & Simon 2005 ; Bertrand, Portes & Sabio 2007.
-
[14]
Ce qui était loin d’être facile. Je remercie les auteurs de s’y être prêtés ainsi qu’au jeu des relectures croisées. Nous sommes tous redevables à Sylvie Bruxelles pour ses inestimables relectures systématiques et méticuleuses, ainsi que, pour certains d’entre nous, à Heike Baldauf-Quilliatre et à Sabine Klaeger.
1 L’interaction a aujourd’hui acquis un statut d’objet scientifique de plein droit : plus personne ne s’étonne d’un travail académique sur des situations de travail quotidiennes ni sur des échanges ordinaires. Force est également de constater que les questions soulevées par cet objet (qui n’est plus si nouveau), les méthodologies développées pour l’étudier, les exigences que les approches interactionnelles ont fait apparaître (notamment celle de travailler sur des données collectées dans des situations sociales naturelles [1]), ainsi que certaines des notions que ces approches ont développées (comme celle de tour de parole ou celle de réparation) se sont disséminées et font aujourd’hui partie du langage partagé des linguistes, et au-delà. On travaille sur le tour de parole dans les études de communication, dans le dialogue homme/machine ou dans les études littéraires, etc. D’une certaine manière, la spécificité des études sur l’interaction tend à se dissoudre. C’est la preuve d’un développement réussi et d’un enrichissement du panorama académique. Presque 30 ans après les premières publications dans ce domaine (André-Larochebouvy 1984 ; Roulet et al. 1985 ; Cosnier & Kerbrat-Orecchioni (éds) 1986 ; Bange (éd.) 1987), il est intéressant de faire l’état des lieux actuel des recherches linguistiques sur l’interaction en français.
1. ÉTUDES INTERACTIONNELLES SUR LE FRANÇAIS : QUELQUES REPÈRES
2 Reconstituer la trajectoire qui mène de ces premières études aux recherches menées aujourd’hui mériterait une étude à part entière [2]. Il conviendrait de prendre en compte les évolutions scientifiques (maturation, rejet, renforcement, hybridation, etc.) dans leur interaction avec les enjeux institutionnels, les évolutions du fonctionnement de la recherche et, en particulier, au cours de la dernière décennie, la démultiplication du nombre de travaux auxquels internet donne accès (qui met le chercheur devant une quantité « insurmontable » de références possibles, mais qui n’est pas nécessairement un gage d’ouverture ou d’enrichissement), à la domination de l’anglais comme langue de publication, etc. Sans m’aventurer dans une telle entreprise, je pose infra quelques points de repère pour une mise en perspective que je ne prétends pas exhaustive (et sans doute pas objective non plus). Si l’on prend comme point de départ la façon dont les auteurs des ouvrages cités supra, tous parus au cours des années 80, positionnent leurs propositions dans leur introduction [3], on voit dès l’abord les articulations diverses qui sont faites à partir de références pour beaucoup communes, comprenant d’un côté les auteurs majeurs de ce que Y. Winkin (1981) appelle le « collège invisible » ; E. Goffman et la microsociologie ; H. Sacks, E. Schegloff et G. Jefferson et l’analyse conversationnelle d’inspiration ethnométhodologique (en continuité avec Garfinkel 1967) ; l’interactionnisme symbolique (Blumer 1969) et la sociologie de la vie quotidienne (Schütz 1987) notamment, et, de l’autre, des champs de recherche particulièrement développés en France : les études énonciatives (dialogisme et polyphonie à partir de Bakhtine 1977, 1978 ; théorie de l’énonciation d’Anscombre et Ducrot 1983) et la pragmatique illocutoire (théorie austino-searlienne des actes de langage, Austin 1970, Searle 1972 ; théorie des implicatures conversationnelles de Grice 1979).
3 Au cours des années 90 [4], alors que ces premiers modèles évoluent (développement du modèle modulaire à Genève, Roulet 1995 ; orientation des recherches vers la politesse linguistique chez Kerbrat-Orecchioni 1992), et que d’autres apparaissent (entre autres, la logique interlocutoire, Kostulski & Trognon 1997 ; ou l’analyse pluridimensionnelle proposée par Vion 1995 et donnant une place de choix à l’hétérogénéité énonciative) [5], sont publiées les premières descriptions approfondies de certains types d’interaction (Laforest 1992 ; Traverso 1996) et des développements importants ont eu lieu dans l’espace francophone, celui du réseau Langage et Travail en France (Boutet, Gardin & Lacoste 1995 ; Borzeix & Fraenkel 2001), qui a eu un impact majeur sur les façons de penser les données, les relations entre la linguistique et d’autres disciplines, et la dimension impliquée de la recherche, et celui de travaux relevant plus strictement de l’analyse conversationnelle d’orientation ethnométhodologique et de la linguistique interactionnelle [6] (Gülich 1991, 1999 ; Mondada (éd.) 1995 ; Barthélémy et al. (éds) 1999).
4 Au cours des années 2000, les choses se sont encore fortement modifiées. Les choix théoriques et méthodologiques significatifs à partir desquels opposer « analyse de discours » / « analyse conversationnelle » (mise en place chez Levinson 1983, et très souvent repensée et élaborée depuis) restent pertinents à bien des égards :
- recourir ou non à la notion d’acte de langage pour aborder l’action (cf. Filliettaz (éd.) 2006) ;
- concevoir le contexte comme principe explicatif externe voire a priori ou comme cadre en perpétuelle (re)construction dans l’activité (cf. Mondada (éd.) 2008) ;
- considérer ou non les données naturelles comme irremplaçables pour étudier l’interaction.
6 Pourtant, dans les pratiques analytiques, les oppositions sont souvent moins radicales et on assiste en fait à la déclinaison de multiples nuances dans la façon dont les chercheurs travaillent (cf. par exemple, Traverso & Galatolo 2008 à propos du contexte). Les changements majeurs sont liés entre autres au développement des bases de données, de la vidéo et des études multimodales (voir infra), et le panorama que l’on peut esquisser aujourd’hui dans les analyses d’interaction sur le français présente :
- un fort développement des approches syntaxiques, allant de pair avec des descriptions d’une granularité très fine qui s’inspirent de la online syntax (Auer 2002, 2009), de la grammaire émergente (Hopper 1987), et dialoguent avec les « macrosyntaxes » (telles qu’elles sont développées in Blanche-Benveniste et al. 1990 ; Blanche-Benveniste 1997 ; Morel & Danon-Boileau1998 ; Berrendonner1990 [7] (voir, parex., Apothéloz, Grobet& Pekarek Doehler (éds) 2008 ; Auer & Pfänder (éds) 2011) ;
- un relatif ralentissement des recherches articulées vers les approches énonciatives (comme celles forgées par Vion 2005 ou par Barberis 2005), ou tout au moins l’orientation préférentielle des études reprenant ces problématiques vers certains types de données (littéraires ou médiatiques) [8]. Il en est souvent de même pour les études articulant analyse interactionnelle et analyse argumentative (mais voir Vincent 2001 qui présente le programme d’analyse de la conversation comme construction argumentative de la réalité, et les travaux de Plantin ou de Doury sur argumentation et interaction par exemple, Plantin et al. 2008 ; Doury 2004) ;
- un fort courant s’orientant vers la recherche appliquée, bien au-delà des interactions de classe ou de la formation, au monde des services, industriel ou médical (Grosjean & Mondada (éds) 2004 ; Fasulo & Galatolo (éds) 2004 ; Filliettaz & Bronckart (éds) 2005 ; Grossen & Salazar-Orvig (éds) 2006 ; Bangerter, Mayor & Pekarek Doehler 2011 ; Markaki, Traverso & Grosjean à par.).
8 Dans ce numéro, j’ai cherché à proposer un état actuel des recherches dans ce que je continue à appeler « le champ interactionniste », à travers un échantillon des types de données, de phénomènes, de questions et de méthodologies, illustrant une variété d’approches. L’autre objectif est de montrer des analyses interactionnelles (au sens large donc) sur du français. Les ressources linguistiques, les phénomènes et les procédures que l’on est conduit à décrire en travaillant sur des interactions en français ne sont pas en tout point similaires à ceux que l’on trouve traités dans les travaux portant sur l’anglais, le finnois, le japonais, ou d’autres langues. S’il ne s’agit pas de constituer les travaux écrits en français comme un domaine spécifique (les auteurs réunis ici ont d’ailleurs un fort ancrage international et travaillent sur d’autres langues que le français [9]), l’idée de mettre à la disposition des chercheurs des articles sur l’interaction en français sur des corpus en français m’a semblé intéressante [10].
2. CARACTÉRISTIQUES MAJEURES EN ANALYSE D’INTERACTION AUJOURD’HUI
9 Les orientations théoriques évoquées supra ont accompagné des changements très importants dans les pratiques méthodologiques et les relations aux corpus. On peut commencer par souligner le fait que l’éventail des situations interactionnelles qui ont été étudiées est aujourd’hui immense, montrant le caractère quasiment infini des subdivisions dans ce qui était à un moment considéré comme « un » type d’interaction (par ex., la consultation médicale se décline en consultation homéopathique (vs. allopathique), suivi médical à domicile par ordinateur dans les réseaux de soins, médecine d’urgence, consultations de cancer, etc.).
2.1. La collecte des données, les corpus, les bases de données : un nouveau paysage
10 La dernière décennie a vu des transformations radicales dans le rapport aux données, par le développement de (grands) corpus collectifs et de bases de données.
11 Commençons par rappeler que l’importance accordée aux données, à leur qualité, et surtout à leur mise en forme à travers la transcription, est une marque de fabrique de la linguistique interactionnelle qui trouve sa source dans les travaux de Jefferson (1978, 1983). La série d’articles que cette chercheure a consacrés au eye dialect, jetant les bases de l’intégration des productions vocales non verbales comme les rires dans les analyses, a été essentielle pour montrer l’importance du détail dans l’organisation de la parole en interaction (cf. Bonu (éd.) 2002). D’une façon générale, l’analyse conversationnelle a très tôt insisté sur l’importance du corpus, qui rend visibles et partageables les faits analysés, décrits et théorisés. Deux évolutions majeures ont eu lieu dans ce domaine.
- La première concerne la qualité des enregistrements, qui se répercute sur celle des transcriptions et donc des analyses, ainsi que le développement des logiciels de traitement des données qui permettent de les aligner avec la transcription. Parallèlement, la prise en compte de plus en plus sérieuse des exigences juridiques et déontologiques, qui limite le recours aux micros cachés et autres captations subreptices, a également contribué à l’amélioration de la qualité des données.
- La seconde est relative à l’importance que les corpus ont prise dans le champ des sciences humaines, qui a conduit à leur multiplication, à la nécessité de leur conservation, archivage et mise à disposition, et à la création de bases de données [11] (voir les numéros de revue récents consacrés à ces questions Cahiers de linguistique de Louvain 2009, Bruxelles et al. (éds) 2009 ; Verbum 2010 ; Debaisieux, Bertin & Husianycia (éds) 2010 ; Pratiques 2010 ; Schmale 2010). Les bases ont à leur tour permis la conception d’outils pour l’analyse automatique des corpus, ce qui influence également les pratiques de recherche, incitant à penser le lien entre le méticuleusement qualitatif qui caractérise l’analyse d’interaction et la quantification (Groupe ICOR 2008, 2011).
2.2. La prise en compte de la multimodalité [12]
13 Le fait de travailler de plus en plus systématiquement sur des données vidéo, et l’amélioration de la qualité de ces dernières, ont eu des conséquences non négligeables (voir De Stefani (éd.) 2007).
14 Au cours des vingt dernières années, on a assisté à une véritable explosion des travaux sur la multimodalité (quelques manuels commencent à voir le jour ; Heath, Hindmarsh & Luff 2010). À l’étude des gestes « expressifs » (selon la classification de Cosnier & Brossard 1984) et à celle des gestes dits quasi-linguistiques ou iconiques, notamment les pointages (Mondada 2004, 2007), s’est ajoutée celle des gestes « praxiques » liés au travail et qui en sont constitutifs (gestes des médecins, Heath 1986 ; gestes des agents dans des chaînes de production industrielles, Filliettaz 2007 ; entre autres). Les manipulations d’objets et de documents comme ressources dans l’interaction ont également fait l’objet d’études (Conein & Jacopin 1993 ; Traverso & Galatolo 2008 ; Détienne & Traverso (éds) 2008).
15 Face à ce développement, l’univers sonore de l’interaction, les dimensions phonétiques, prosodiques et vocales, restent le parent pauvre. Malgré l’existence de travaux de référence sur la prosodie et la phonétique (entre autres French & Local 1983 ; Local & Kelly 1986 ; Auer, Couper-Kuhlen & Müller (éds) 1999 ; Couper-Kuhlen & Selting 1996 ; Szczepek Reed 2011), beaucoup reste à faire, et les dimensions vocales sont introduites avec plus de retenue dans des analyses qui sont par ailleurs pluridimensionnelles [13].
2.3. Des questions saillantes dans le numéro
16 Les analyses interactionnelles prennent en compte des éléments relevant de différentes modalités (linguistique, vocal, gestuel, etc.) et incluent des niveaux différents de l’analyse linguistique (lexique, prosodie, syntaxe, pragmatique), montrant leur imbrication dans les pratiques des participants. Les modèles de référence pour penser cette intrication sont variés (modulaire, éclectique, pluridimensionnelle, holistique), ce que reflètent les articles du numéro, mais certaines questions sont toutefois communes.
2.3.1. Temporalité
17 L’aspect le plus récurrent dans les articles est la prise en compte de la temporalité. Cette question se trouve au cœur de nombreuses recherches aujourd’hui, non seulement dans les domaines liés à la prosodie et au rythme de production de la parole, mais plus globalement dans l’étude des productions interactionnelles, de leur progression et de leur séquentialité. Relèvent de cette problématique les études de ce qu’il est coutume d’appeler le développement incrémental du tour, c’est-à-dire la configuration évolutive en temps réel des productions des participants qui s’adaptent en continu à ce que font leurs interlocuteurs (recipient design) et aux reconfigurations simultanées du contexte. Les travaux se développent notamment à partir et autour de l’articulation des processus de progressivité et de co-construction du tour de parole (unité de construction du tour, repair, énoncés collaboratifs), abordent la notion de projection et de trajectoires des productions (Streek 1995 ; Auer 2002), et décrivent les transformations progressives ou rétrospectives du tour en train de se faire (reconfiguration, incréments, structures pivot ; Ford, Fox & Thompson 2002).
2.3.2. Séquentialité
18 L’analyse des paires (Sacks, Schegloff & Jefferson 1974), après avoir constitué l’essentiel des recherches, est souvent conduite aujourd’hui en relation avec celle de l’organisation du tour et de son déploiement temporel pas à pas et intégrant des ressources multimodales.
19 L’étude de la séquentialité vers des entités plus amples est aussi abordée dans plusieurs articles. Dans ce domaine, on dispose aujourd’hui d’outils descriptifs pour l’organisation des échanges (la paire et ses expansions en analyse conversationnelle (Schegloff 2007), la notion de complétude interactionnelle dans le modèle modulaire de Genève ; Roulet et al. 2001 par exemple), qui peuvent servir de points de départ pour aborder des structurations plus longues et plus complexes. Les questions qui se posent concernent, non seulement les organisations interactionnelles qui ne relèvent pas strictement de la dépendance conditionnelle (certains types d’action initiales impliquant moins fortement que d’autres un enchaînement, cf. Stivers & Rossano 2010), mais aussi les entités intermédiaires entre l’échange et l’interaction.
2.3.3. Cadres et espaces
20 Le travail sur cadres et espaces de l’interaction s’inscrit en continuité avec les propositions de E. Goffman sur les cadres participatifs (1981), dont la description conduit à prendre en compte à la fois le nombre de participants, la façon dont ils sont engagés dans l’activité en cours et dont ils l’organisent. Les travaux de C. Goodwin (1981, 1997), eux, ont permis de poursuivre et d’affiner les descriptions et de montrer comment la participation se construit par un ensemble d’indices multimodaux produits tant par celui qui est en train de parler que par ceux qui l’écoutent, et comment les uns et les autres peuvent moduler à l’infini le cadre dans lequel ils s’engagent. Ces recherches ont montré l’extrême labilité des cadres participatifs (Grosjean & Lacoste 1999 ; Kerbrat-Orecchioni (éd.) 2004). Le développement des recherches fondées sur des données vidéos a permis d’intégrer de façon très détaillée dans les analyses, le déroulement pas à pas des processus de cadrage et la variété des éléments qu’il convient de prendre en compte pour les décrire, avec des notions comme celle de systèmes d’activité située.
21 À partir de ces problématiques, on est conduit à étudier non seulement les liens entre parole, gestes, regards et postures, mais aussi les mouvements dans l’espace (les déplacements et la construction de l’espace de l’interaction – Traverso 2008a à la boulangerie ; Mondada 2009 dans l’espace public) et le rôle des objets qui sont intégrés dans l’activité en cours (par exemple les ustensiles et les objets en train de se transformer dans l’action de faire la cuisine – Traverso & Galatolo 2008 ; les dessins réalisés par les architectes Traverso 2008b ; Mondada & Traverso à par. – et les recherches en cours sur les interactions « mobiles » (Mondada 2005 ; McIlvenny, Broth & Haddington 2010 ; De Stefani 2010).
2.3.4. Identité, situation
22 Une autre problématique que l’on croise dans plusieurs articles du numéro concerne la question de l’identité. Elle reste centrale dans de nombreuses recherches, étant abordée notamment dans les travaux sur les questions d’expertise, d’asymétrie, de hiérarchie et de pouvoir dans les situations de travail et dans les situations institutionnelles (Laforest & Vincent 2006 ; Palander-Collin et al. (éds) 2010), sur les dimensions culturelles et ethniques (Traverso (éd.) 2000 ; Traverso 2006 ; Béal 2010 ; Mondada & Nussbaum (éds) 2012), dans les études portant sur le gender (Francis, Hester & Quéré 2000 ; Greco 2008).
23 La vision partagée est de voir l’identité, non comme immuable et attachée de façon définitive aux individus, mais comme hétérogène, subjective et mouvante. Ces identités composites et situées sont étudiées en termes de (co-) construction, souvent dans une perspective reprenant la méthodologie proposée par H. Sacks (1992) sur les Membership Categorization Devices (cf. Antaki & Widdicombe 1998 ; Greco, Mondada & Renaud (éds) à par.), et en termes de négociation (cf. Kerbrat-Orecchioni 2005). Des divergences fortes apparaissent cependant quant à la façon d’articuler ce que l’on observe dans une interaction donnée et des appartenances sociales, nationales, institutionnelles ou culturelles, autrement dit la relation micro-macro.
3. PRÉSENTATION DES ARTICLES DU NUMÉRO
24 Les articles permettent de dresser un panorama diversifié des travaux actuels. Ils sont également représentatifs d’options différentes sur plusieurs aspects méthodologiques : certains s’attachent à des corpus très spécifiques, représentant des champs d’activité que les analyses contribuent aussi à définir quand d’autres présentent des phénomènes qui sont conçus comme non liés à des contextes sociaux donnés. La règle du jeu a consisté, dans l’espace imparti [14], à présenter l’état de la question abordée, puis une analyse originale sur des données.
25 Si la plupart des articles tiennent compte, de façon plus ou moins explicite, des aspects prosodiques dans les productions interactionnelles, l’article de Roxane Bertrand et Cristel Portes est consacré entièrement aux modèles d’analyse de la prosodie dans l’interaction et argumente en faveur de l’utilisation d’un modèle de type phonologique, définissant des catégories d’unités discrètes a priori.
26 Deux articles abordent les séquences, en cherchant, avec des questionnements différents, à saisir des structurations longues et plus complexes que de simples expansions de la paire.
27 Anne Grobet présente la notion de saturation, qu’elle élabore à partir des concepts de « complétude » et de « négociation » de l’approche modulaire genevoise et de « paire adjacente » de l’analyse conversationnelle. L’article se positionne comme une contribution à la réflexion didactique sur la construction des savoirs. À partir des notions de saturation, sous-saturation, sur-saturation, il donne un outil descriptif pour aborder l’asymétrie inhérente à la situation de classe.
28 Véronique Traverso s’interroge sur l’identification et la description des « longues séquences », en étudiant si, et comment, les participants à une réunion montrent qu’ils se réfèrent à une entité plus large que l’échange qu’ils contribuent à construire par leur prise de parole. Cette réflexion sur la séquentialité et la structuration rendue visible de l’activité, prend en compte, outre la temporalité, les cadrages et recadrages de la participation, à travers une analyse multimodale.
29 Deux articles sont consacrés à la question de l’identité. Renata Galatolo et Luca Greco étudient, dans une perspective conversationnelle, les catégorisations identitaires effectuées dans des réunions d’un groupe de parents et de futurs parents gays et lesbiens. Ils se concentrent sur deux types de phénomènes. Le premier relève du métalinguistique et concerne le travail lexical collaborativement effectué par les participants dans leurs choix de désignation et de catégorisation ; le second traite du rire comme phénomène interactionnel sanctionnant l’acceptabilité des récits à travers un rappel de la norme identitaire du groupe.
30 L’article de Marty Laforest se situe dans une approche inspirée de E. Goffman et propose d’articuler deux entrées dans les données pour saisir les dimensions « micro », relatives à l’événement singulier étudié, aussi bien que « macro », concernant l’organisation sociale en jeu dans toute interaction. La première examine la construction interactionnelle in situ, et la seconde étudie comment le locuteur construit discursivement sa position par rapport à d’autres instances qu’il évoque. Elle montre ainsi comment les sages-femmes au Québec construisent leur position identitaire par opposition aux médecins.
31 Deux articles enfin abordent des questions de syntaxe.
32 Simona Pekarek et Ioana-Maria Stoenica montrent comment les travaux de linguistique interactionnelle conduisent à revisiter la description de certaines constructions : la dislocation à gauche et le nominativus pendens. L’approche établit les liens entre les problématiques et les méthodologies de la grammaire de l’oral et de la grammaire de l’interaction, et intègre les dimensions temporelle, séquentielle et interactive des productions.
33 L’article de Lorenza Mondada montre comment la prise en compte des ressources multimodales invite à revisiter la manière de décrire et de modéliser la grammaire en observant comment les choix syntaxiques effectués par les participants sont ajustés au déploiement de l’action. Elle se penche sur les façons d’introduire un nouveau référent et suggère que la description linguistique devrait intégrer ces dynamiques multimodales dans la définition même des procédés référentiels.
Bibliographie
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Notes
-
[1]
Le mot « naturel » désigne le fait que les données ne sont pas produites pour le chercheur ni dans une situation construite par le chercheur, pas plus qu’obtenues par introspection. En fait, cet usage (et cette pratique) sont discutés sur différents aspects : la spécificité de ces données (sont-elles différentes des données élicitées ?), leur degré de naturalité (en référence à la présence de l’observateur et à son impact sur le comportement des participants), leur qualité par rapport aux autres types de données (serait-il mieux de travailler sur des données naturelles ?), les trois dimensions étant souvent amalgamées. Les réponses que j’apporterai à ces questions sont : oui, elles sont différentes (les données enregistrées entre amis au café ou dans une visite sont différentes de celles que l’on obtiendra dans une situation provoquée, la différence étant plus nette encore pour les situations de travail). Oui, le protocole d’enregistrement a un impact, et il serait d’ailleurs sans doute possible aujourd’hui d’en étudier certains aspects grâce aux nombreux corpus dont on dispose, montrant comment les participants réagissent à la présence de la caméra. Non, les données naturelles ne sont pas « mieux » dans l’absolu, mais elles sont certainement irremplaçables pour étudier les processus interactionnels en situation. On peut encore ajouter que les données médiatiques sont naturelles mais médiatiques, alors que les entretiens sont provoqués et illustrent un genre interactionnel particulier et les données fictionnelles sont des élaborations stylisées.
-
[2]
Des éléments de mise en perspective sont apportés dans Gülich 1991 ; Kerbrat-Orecchioni 1998 ; de Fornel & Léon 2000 ; Gülich & Mondada 2001.
-
[3]
Le procédé a bien sûr ses limites, notamment du fait du statut très différent de ces ouvrages : résultat d’une recherche collective menée par un groupe de linguistes et aboutissant à l’élaboration d’un modèle pour Roulet et al. (1985), approches diversifiées d’un même corpus par les membres d’une équipe pluridisciplinaire pour Cosnier & Kerbrat-Orecchioni (éds) (1986), et publication des actes d’un colloque visant la confrontation des points de vue à travers l’analyse d’un même corpus, chez Bange (éd.) (1987).
-
[4]
Ces développements s’inscrivent en référence ou en interaction avec les études anglo-saxonnes sur les interactions institutionnelles (Drew & Heritage 1992) et la linguistique interactionnelle (Ochs, Schegloff & Thompson 1996).
-
[5]
Certains de ces modèles sont présentés dans Berthoud & Mondada 2000 ; voir aussi la variété des recherches illustrée dans Véronique & Vion (éds) 1995.
-
[6]
Si des publications en analyse conversationnelle d’inspiration ethnométhodologique en français existent depuis longtemps (Conein, de Fornel & Quéré (éds) 1990, 1991), elles se positionnent au départ comme relevant d’un champ tout à fait distinct de la pragmatique et de la linguistique (voir l’introduction de Conein (éd.) 1986).
-
[7]
Voir les discussions dans Avanzi & Horlacher (éds) (2007) qui présentent différents modèles de macrosyntaxe et des travaux d’analyse interactionnelle.
-
[8]
Bres (2008) souligne le fait qu’en s’intéressant aux situations d’interaction, les recherches ont eu tendance à délaisser les approches énonciatives de la profondeur « verticale » du discours pour s’attacher à sa « surface horizontale » cogérée et coproduite par les interactants.
-
[9]
Non seulement des corpus en allemand, anglais, arabe ou italien, mais aussi des situations plurilingues.
-
[10]
Dans le même ordre d’idées, voir le numéro spécial sur l’analyse conversationnelle sur des corpus français (Chevalier (éd.) 2011).
-
[11]
Comme la base CLAPI (http://clapi.univ-lyon2.fr/) entièrement dédiée à la langue parlée en interaction.
-
[12]
Le mot « multimodalité » est employé dans différents sens (notamment dans le domaine des communications médiatisées), il désigne ici la variété des ressources utilisées par les participants dans leurs échanges : paroles, gestes, postures, regards, manipulation d’objets, déplacements.
-
[13]
Voir toutefois Auchlin et al. 2004 ; Grobet, Auchlin & Simon 2005 ; Bertrand, Portes & Sabio 2007.
-
[14]
Ce qui était loin d’être facile. Je remercie les auteurs de s’y être prêtés ainsi qu’au jeu des relectures croisées. Nous sommes tous redevables à Sylvie Bruxelles pour ses inestimables relectures systématiques et méticuleuses, ainsi que, pour certains d’entre nous, à Heike Baldauf-Quilliatre et à Sabine Klaeger.