Notes
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[1]
L’extrait analysé peut être consulté sur le site du Corpus de Français Parlé Parisien (CFPP2000, [11-01], Anita Musso, http://cfpp2000.univ-paris3.fr/index.html). Pour une présentation du corpus, cf. Branca et al. (2009).
1. INTRODUCTION
1 Que ce soit la théorie autosegmentale-métrique, qui associe les formes générées par une grammaire aux événements prosodiques, ou les analyses basées sur des relations de dépendance, la plupart des modèles théoriques de l’intonation ont en commun une vision statique de la relation prosodie-syntaxe, dans laquelle les deux organisations, syntaxique et prosodique, sont analysées sans tenir compte de l’aspect dynamique du processus d’encodage et de décodage nécessairement réalisé au cours du déroulement de l’énoncé par l’auditeur lors de l’acte de parole.
2 Or, dans la parole spontanée, tout ne se passe pas comme si locuteur et auditeur connaissaient à l’avance tous les détails du déroulement et de l’élaboration des structures syntaxique et prosodique. L’émergence relativement récente de transcriptions et d’analyses de corpus spontanés a montré, au contraire, que de telles conditions ne se rencontrent en réalité que pour des énoncés lus, et que la production de parole spontanée implique des constructions dynamiques et non pas statiques des différentes structures.
3 C’est par ce dynamisme que l’on peut expliquer que les locuteurs procèdent par fragments, sans livrer d’emblée l’ensemble bien linéarisé de leur discours, et c’est par là aussi que l’on peut expliquer comment les interlocuteurs savent rassembler les fragments. Voici quelques exemples de plusieurs types de fragments :
- simple mise en place du lexique, cette/ce problème ;
- listes d’éléments lexicaux, explicitement coordonnés ou non : je ne peux pas m’empêcher - d’ouvrir la porte / - de monter dedans - / et d’aller à... ;
- fragments interrompus par diverses sortes d’insertions (que l’on ne peut pas réduire au simple statut de « parenthèses ») : ma caution [...] m caution il y a écrit caution 150 euros ; je crois que je suis [...] [...] je suis pas / je suis pas très à l’aise.
2. L’INTONATION DANS LA PAROLE SPONTANÉE
5 Traditionnellement, la structure prosodique, tout comme la structure syntaxique, est envisagée par les linguistes dans son ensemble, du début à la fin de l’énoncé. Or, pour le locuteur ou l’auditeur (en dehors du cas de la lecture), la situation est très différente. Ainsi, l’auditeur perçoit une séquence de syllabes qui, du fait des capacités de mémorisation limitées (de l’ordre de sept syllabes successives, selon le débit de parole. Cf. Gathercole 1996), doivent être converties en unités plus grandes, appelées groupes accentuels. Ces groupes accentuels se composent généralement d’un verbe, nom, adjectif ou adverbe (mots de classe ouverte), autour duquel gravitent des unités grammaticales (donc de classe fermée) tels que pronoms, conjonctions, etc., mais peuvent aussi bien inclure plusieurs de ces constructions, pour autant que le nombre de syllabes du groupe soit inférieur à sept ou, au contraire, être composé d’une seule syllabe (ex. : je te le demande po-li-ment).
6 C’est donc l’apparition d’un événement prosodique dans la succession de syllabes, événement instancié par un phénomène accentuel porté par une syllabe déterminée (en français la dernière syllabe du groupe) qui déclenche cette conversion et permet la mémorisation de la séquence syllabique sous une autre forme linguistique.
7 Au fur et à mesure du décodage d’un énoncé, les séquences syllabiques sont donc converties en unités plus grandes mémorisées par l’auditeur jusqu’à ce qu’un événement prosodique particulier apparaisse, événement corrélatif d’une fin de séquence de groupes accentuels, donc de fin d’énoncé. Ici aussi les séquences de groupes accentuels sont nécessairement limitées par les capacités de mémorisation de l’auditeur et, comme dans le cas des séquences de syllabes, un événement prosodique, nécessairement de nature différente de celui déclenchant la conversion des séquences syllabiques, va provoquer la conversion des séquences de groupes accentuels en unités de rang supérieur, qui peuvent correspondre à des groupes syntaxiques, mais pas nécessairement. Ces groupes eux-mêmes pourront être rassemblés en unités plus grandes, jusqu’à constituer l’entièreté de l’énoncé.
8 Dans ce processus n’apparaît aucun lien avec d’autres unités et a fortiori d’autres structures, syntaxiques, sémantiques ou autres, qui organiseraient l’énoncé. La coexistence des structures syntaxique et prosodique résulte alors d’un processus d’association dans lequel chacune des structures est soumise à ses règles propres, quitte dans certaines configurations à réaliser des regroupements différents d’unités syntaxiques et prosodiques qui se correspondent.
9 Parmi les règles, ou contraintes, qui régissent la structure prosodique, on peut citer :
- La règle dite des sept syllabes, voulant que dans une séquence de sept syllabes, au moins une soit proéminente (par la présence d’un accent lexical ou d’un accent secondaire). Il s’agit d’une contrainte de mémorisation, la valeur sept étant un paramètre variable lié à la vitesse d’énonciation. Ainsi le mot paraskevidekatriaphobie (peur du vendredi 13) sera généralement prononcé avec deux syllabes proéminentes : paraskevidekatriaphobie ;
- La règle de collision d’accent, empêchant l’accentuation de deux voyelles successives si elles ne sont pas séparées par un intervalle de durée suffisante instancié par une autre syllabe, une pause ou un groupe consonantique. Cette contrainte est liée au processus d’identification des événements prosodiques et opère lorsque les unités impliquées sont dominées par un même nœud dans la structure syntaxique, comme par exemple dans ce que j’aime c’est un café fort. Il n’y a pas recul d’accent si ces unités sont dominées par des nœuds distincts dans la structure syntaxique : comment j’aime mon café ? J’aime mon café fort ;
- La règle de collision syntaxique, prévenant le regroupement de deux unités prosodiques (groupes accentuels) dont les unités syntaxiques correspondantes (les unités lexicales) sont dominées immédiatement par des nœuds distincts dans la structure syntaxique. On ne peut pas regrouper prosodiquement [Marie aime le] [chocolat noir] dans Marie aime le chocolat noir ;
- L’eurythmie privilégiant, parmi toutes les structures prosodiques satisfaisant aux règles précédentes, celles qui tendent à équilibrer le nombre de syllabes des groupes de même niveau dans la structure prosodique. Une réalisation non eurythmique, qui réaliserait une congruence envers la structure syntaxique alors que celle-ci n’est pas ou peu eurythmique, implique alors des variations de débit de manière à compenser par le rythme les différences de composition syllabique dans les groupes de même niveau. L’eurythmie permet d’équilibrer les durées du processus de conversion des groupes accentuels en unités de rang supérieur. Dans Marie aime beaucoup le chocolat noir, le regroupement prosodique [Marie aime beaucoup] [le chocolat noir] est plus eurythmique (5 + 5 syllabes) que le regroupement syntaxique [Marie] [aime beaucoup le chocolat noir] (2 + 8 syllabes) ;
- La planarité, interdisant les branches de l’arborescence représentant la structure prosodique de se croiser.
11 Le décodage du message linguistique par l’auditeur implique donc nécessairement un processus d’assemblage d’unités linguistiques et, en particulier, en premier lieu un assemblage de syllabes. On peut imaginer que la conversion des séquences syllabiques en unités d’ordre supérieur (mots, groupes accentuels, etc.) peut se faire selon différents mécanismes, parmi lesquels l’identification d’une unité lexicale par pattern matching (équivalente à la lecture d’un texte qui serait dépourvu d’espaces entre les mots), mais aussi et surtout par l’apparition d’évènements prosodiques localisés sur certaines syllabes. On retrouve, dans ce dernier cas, ce qui s’apparente à la fonction démarcative attribuée depuis longtemps à l’accent, qu’il soit lexical ou de groupe.
12 Mais le processus d’identification de séquences de syllabes ne se limite pas à une conversion en une séquence d’unités lexicales toutes concaténées au même niveau. La diversité des réalisations des évènements prosodiques conduit à imaginer que le processus d’assemblage procède à plusieurs niveaux, permettant à l’auditeur de reconstituer une hiérarchie, celle indiquée par la structure prosodique, impliquant un mécanisme de stockage (les unités lexicales ou, dans le cas du français, des groupes accentuels minimaux) et de concaténation assemblant en plusieurs niveaux distincts les unités stockées (Fig. 1). Une description détaillée de ce processus se trouve dans P. Martin (2009).
Schéma du processus de stockage-concaténation des séquences syllabiques ?1 ?2... ?n déclenché par les événements prosodiques EP3, EP2, EP1 et EP0a
Schéma du processus de stockage-concaténation des séquences syllabiques ?1 ?2... ?n déclenché par les événements prosodiques EP3, EP2, EP1 et EP0a
a. Chacun des EP détermine la mise en mémoire de la séquence de syllabes apparuesdepuis le dernier EP, séquence concaténée avec les séquences déjà mises en mémoire
lors des EP précédents.
13 Cet éclairage cognitif permet de mieux comprendre et justifier les contraintes qui régissent la structure prosodique. En premier lieu, la production des séquences syllabiques est contrainte et rythmée par la capacité respiratoire du locuteur (Gilbert & Boucher 2007). Ensuite, la règle des sept syllabes rend compte des limitations de mémorisation immédiate par l’auditeur d’objets de même classe, dont le nombre est de l’ordre de sept. L’eurythmie, révélée par une restructuration prosodique éventuellement non congruente avec la syntaxe ou par des variations de débit syllabique, permet à l’auditeur de mieux réguler le processus d’assemblage des syllabes dans le temps (ceci est corroboré par les expériences de perception d’A.C. Gilbert et al. 2010). Enfin, la non-collision syntaxique évite l’assemblage de groupes accentuels qui appartiennent à des unités syntaxiques distinctes et empêche donc d’induire en erreur l’auditeur dans l’élaboration de la structure syntaxique, et ce dès le début du processus (comme, par exemple, dans Qui suis-je et si je suis combien, qui impose une coupure prosodique entre je suis et combien, la conversion de je suis combien en syntagme s’avérant difficile ou impossible).
14 Il est important de souligner que, dans cette conception, la structure prosodique résultant du mécanisme de stockage-concaténation est indépendante, aux contraintes de collision syntaxique près, des autres structures (par exemple, syntaxique ou sémantique) de l’énoncé. Elle apparaît non comme une béquille remédiant aux défaillances éventuelles de la syntaxe (béquilles artificiellement mises en avant par des jeux de mots ou des exemples soi-disant ambigus), mais plutôt comme la dernière structuration des unités diverses, morphologiques, syntaxiques, sémantiques, avant l’énonciation effectuée par le locuteur.
15 La clé du mécanisme de stockage-concaténation réside dans la possibilité pour l’auditeur de différencier les événements prosodiques correspondant à différents niveaux d’assemblage des séquences syllabiques. S’il n’en était pas ainsi, toutes les syllabes proéminentes marqueraient (en français) la fin de groupes accentuels qui ne pourraient être assemblés qu’à un seul niveau, telle une énumération, puisque dans ce cas rien ne différencierait ces groupes entre eux. Au contraire, les évènements prosodiques constituent un ensemble d’unités phonologiques de type prosodique dont les différentes classes présentent des caractéristiques phonétiques variables pourvu évidemment que ces classes puissent être différenciées par l’auditeur. En reprenant un principe de base de la phonologie, on dira que chaque événement prosodique doit suffisamment se différencier de tous les événements appartenant à une autre classe qui pourraient apparaître à sa place, donc dans le même contexte. Ainsi, par exemple, un EP conclusif (déclaratif), typiquement instancié par un contour mélodique descendant, marqueur de fin d’énoncé, doit se différencier de tout événement prosodique qui n’indiquerait pas une fin d’énoncé.
16 On remarquera que cette opposition syntagmatique peut se concrétiser de diverses manières, dont certaines peuvent être prototypiques sans exclure d’autres possibilités. Ainsi, l’analyse instrumentale a révélé depuis longtemps que le contour conclusif, donc terminant l’énoncé (en dehors des constructions avec postfixe et dislocation à droite du type il est fêlé Julien) est porté par la syllabe et la voyelle la plus longue parmi les syllabes accentuées. Or, c’est tout le contraire que présentent souvent des réalisations des « jeunes de banlieue » dans lesquelles les contours conclusifs sont en réalité les plus courts parmi les contours portés par les syllabes accentuées, la proéminence syllabique étant due à une variation mélodique descendante très importante pendant une brève durée (Lehka & Le Gac 2004).
3. LA GOMME DE L’ORAL
17 La production de l’oral spontané se caractérise par une construction dynamique des structures syntaxique et prosodique au cours de laquelle le locuteur ne peut évidemment pas remonter le cours du temps en cas d’erreur. Ce dispositif de correction peut prendre deux configurations, selon que l’« erreur » est déjà émise, et il y a alors reformulation ou abandon, soit que l’« erreur » est sur le point d’être formulée, et il y a alors ajout d’un ou de plusieurs macrosegments (cas typique du « complément rapporté », appelé aussi suffixe en macrosyntaxe). Notons que la reformulation implique l’énonciation d’une unité accentuelle complète.
Cas de reformulation de on peut avoir par on a suffisamment, impliquant un groupe accentuel complet (locuteur NS) [On peut avoir] [on a suffisamment de désaccord pour avoir un vrai débat]
Cas de reformulation de on peut avoir par on a suffisamment, impliquant un groupe accentuel complet (locuteur NS) [On peut avoir] [on a suffisamment de désaccord pour avoir un vrai débat]
Cas d’ajout à l’école par complément rapporté du verbe m’emmenaient avant le noyaua
Cas d’ajout à l’école par complément rapporté du verbe m’emmenaient avant le noyaua
a.... (la première semaine) (mes parent m’emmenaient] [à l’école) (le temps dudéménagement]) (la première ou la deuxième...) CFPP2000 07-02. Le complément
rapporté apparaît ici associé à un segment prosodique distinct.
Cas de complément rapporté [qu’on devait prendre pour rejoindre euh notre ville d’accueil après le noyau y a eu deuxième attentat en Angleterre euh dans le métro]a
18 On remarque que dans ces trois configurations la restructuration prosodique assure l’association du segment de texte rajouté avec un segment prosodique de même niveau, i.e. terminé par un contour mélodique de même classe, ce qui assure un regroupement des segments concernés au même niveau : un groupe accentuel de même type (donc avec un verbe comme noyau de groupe accentuel – Fig. 2), un contour montant de même classe (Fig. 3) et un contour conclusif déclaratif (Fig. 4).
4. LES « SCORIES » OU « BAFOUILLAGES » DE LA PAROLE SPONTANÉE
19 La production de parole spontanée est caractérisée dans son ensemble, indépendamment de toute structuration, par la présence d’éléments considérés souvent comme « scories » ou « bafouillements » par certains spécialistes d’analyse automatique de texte, qui travaillent essentiellement sur les textes lus et qui, parfois, espèrent que l’effacement de ces éléments préalablement à l’analyse automatique résoudrait tous les problèmes d’analyse du spontané. Bien différente est l’approche proposée par D. Luzatti (2004) pour l’analyse de l’oral qui, au contraire, fait état du caractère dynamique et non de bafouillement de la parole spontanée.
20 Parmi ces « scories » ou « bafouillements », on peut citer :
- les hésitations, soit en euh, soit par allongement de la voyelle finale du groupe accentuel ;
- les ponctuants, comme ben, alors, voilà, etc. qui ont une fonction démarcative en indiquant les frontières gauche ou droite des macrosegments du texte ;
- les répétitions ;
- les reprises et reformulations, impliquant la production d’un groupe accentuel complet ;
- les abandons, cas de non reprise ou non reformulation.
5. L’ANALYSE MACROSYNTAXIQUE
22 L’analyse macrosyntaxique commence par l’identification des « scories », hésitations, abandons, reformulations, ponctuants, etc.
23 La deuxième étape procède par identification des macrosegments, préfixes, incises, noyaux à partir du seul texte, sans se référer à l’écoute et donc aux marques prosodiques qui seraient alignées ou non avec les frontières des macrosegments.
24 L’étape suivante détermine les frontières du ou des noyaux, dont la frontière droite est nécessairement alignée avec un contour conclusif, descendant et bas dans le cas déclaratif. La frontière gauche correspond alors à l’absence de toute relation syntaxique entre un élément quelconque du noyau et un élément quelconque du macrosegment qui précède. Le caractère de noyau peut être vérifié aisément à l’aide d’un éditeur de signal permettant d’isoler et d’écouter le segment. Si ce segment paraît complet à l’écoute, si aucune suite n’est attendue, on a affaire à un noyau, sinon à une incise ou à un préfixe. Il se peut aussi que le noyau soit absent et que l’énoncé se termine par un préfixe pourvu d’un contour implicatif montant descendant spécifique, il s’agit alors d’une ellipse.
25 Il reste ensuite, dans la seule analyse macrosyntaxique du texte, à spécifier dans les macrosegments qui ne sont pas des noyaux, lesquels sont des préfixes et lesquels sont des incises. Les préfixes ne présentent pas de relation syntaxique (par exemple de dépendance) avec un ou plusieurs éléments du noyau, ce qui est aussi le cas des incises. Ces dernières peuvent être associées soit à une structure prosodique indépendante (qui se termine donc par un contour conclusif), soit être intégrées dans la structure prosodique de l’entièreté de l’énoncé.
Schéma simplifié de l’analyse en macrosegments du GARS (Blanche-Benveniste et al. 1990)a
Schéma simplifié de l’analyse en macrosegments du GARS (Blanche-Benveniste et al. 1990)a
a. Un macrosegment est défini en première approximation comme expansion maximale bien formée (au sens classique), présentant une rupture des relations de dépen
dance à gauche (frontière gauche) et à droite (frontière droite).
Une représentation statique de la relation structure syntaxique/structure prosodique (arborescence à branches orthogonales)a
Une représentation statique de la relation structure syntaxique/structure prosodique (arborescence à branches orthogonales)a
a. Les contours conclusifs de la structure prosodique sont alignés respectivementsur les fins de noyau, de suffixe (par une structure prosodique indépendante) et de
postfixe (structure prosodique indiquée par des contours mélodiques plats ou de
faible variation).
6. INVENTAIRE DES ÉVÉNEMENTS PROSODIQUES
26 Un recensement des différents contours observés dans le corpus proposé, à l’endroit des syllabes accentuées (ce qui n’est pas nécessairement évident en français, cf. Martin 2005) fait apparaitre cinq classes :
Symboles graphiques des différentes classes d’événements prosodiquesa
Symboles graphiques des différentes classes d’événements prosodiquesa
a. De gauche à droite, accent secondaire (ou d’insistance), placé sur la première syllabe des mots de classe ouverte (verbe, nom, adjectif, adverbe), toujours instancié par
un contour mélodique montant, contour neutralisé plat, contour de deuxième niveau
descendant (continuation mineure), contrastant avec un contour de continuation
majeure montant (symbole suivant), et contour conclusif déclaratif descendant.
27 Ce recensement est nécessaire du fait des variations sociogéographiques ou idiosyncratiques que l’on peut observer dans différentes régions francophones. Ce qui importe, ce sont les oppositions établies entre les contours. Pour établir ces classes dans un corpus donné, censé être homogène du point de vue des réalisations prosodiques, on peut utiliser certaines propriétés phonologiques telles que l’opposition de pente mélodique en français.
7. ANALYSE EN GRILLE MACROSYNTAXIQUE ET PROSODIQUE
28 Une manière de reconstituer l’organisation du texte consiste à effectuer une analyse en grille (Blanche-Benveniste 1987). Pour établir les grilles, on identifie d’abord des types de constructions (et c’est seulement ensuite que l’on peut identifier les statuts de préfixes, noyaux, etc.). Exemples :
- discours direct : J’y vais à pied / je me conditionne dans mon appartement en me disant « j’y vais à pied »
- rapport de dialogues : mais je viens te chercher [...] non non non laisse-moi marcher.
30 Ces constructions font apparaître des macrosegments, séquences bien formées du point de vue de la syntaxe « classique ». Les macrosegments se définissent comme des séquences syntagmatiques maximales, à l’intérieur desquelles existent des liens de rection ou des relations de dépendance entre les constituants. Les frontières des macrosegments sont donc définies par l’absence de telles relations entre un constituant quelconque du macrosegment et un élément situé à gauche (pour la frontière gauche) ou à droite (pour la frontière droite). La cohérence macrosyntaxique est une cohérence minimale, dans laquelle n’interviennent pas de dépendances anaphoriques, contextuelles, sémantiques ou autres.
31 Pour illustrer les différentes caractéristiques de l’extrait proposé, trois passages ont été retenus. Leur analyse en grille ainsi que les contours mélodiques à l’endroit des syllabes accentuées apparaissent dans les figures 8 à 13.
7.1. Premier passage de l’extrait [1]
7.1.1. Les « bafouillages »
33 Hésitations : euh (sept occurrences) ; Ponctuants : en position initiale de macrosegment bon, voilà, bon ben là (la dernière occurrence de voilà est accentuée et porte un contour mélodique montant, il s’agit donc d’une parenthèse) ; Répétitions : tu tu, suivi d’un abandon ; Reprises et reformulations : cette ? ce problème, de ? d’être chez moi ; Abandons : tu tu, et d’aller à.
7.1.2. Les macrosegments du texte
34 Cet extrait ne comporte que deux énoncés, dont les noyaux sont ce qui me mettrait peut-être un petit quart d’heure à pied et au dernier moment je prends ma voiture. Ces noyaux se terminent par un contour mélodique conclusif. Le deuxième noyau de l’exemple ne peut donc être considéré comme un suffixe puisqu’il n’apparaît pas de marques syntaxiques indiquant une relation de dépendance à gauche envers le macrosegment précédent.
35 Le premier énoncé ne comprend pas moins de quatorze préfixes (je reviens sur ce problème qui est un problème d’être chez moi, tu vas boulevard Voltaire, c’est pas loin, j’y vais à pied, je suis chez moi, je me conditionne dans mon appartement en me disant j’y vais à pied, moi, ma voiture, elle est garée dans la rue, j’ai un stationnement résident, je passe devant, je ne peux pas m’empêcher d’ouvrir la porte, de monter dedans, cinq minutes en voiture), dans lesquels s’insère une seule incise (combien de fois ça m’est arrivé).
36 Cet extrait change le statut « énonciatif » d’un petit morceau d’énoncé qui apparaît d’abord comme le récit d’une sorte d’événement, j’y vais à pied. Mais, un peu plus loin, on voit qu’il s’agit d’un discours rapporté : en me disant j’y vais à pied.
7.1.3. Structuration prosodique
37 Une analyse en grille différente, correspondant à la structuration prosodique est donnée Figure 9. Les segments sont cette fois alignés selon la classe des événements prosodiques, instanciés par des contours mélodiques, neutralisé, descendant, montant et conclusif.
Grille prosodique du premier passage de l’extrait Les noyaux sont encadrés
Grille prosodique du premier passage de l’extrait Les noyaux sont encadrés
7.2. Deuxième passage de l’extrait
7.2.1. Les « bafouillages »
39 Hésitations : euh (une occurrence) ; Reprise : puisque ma caution.
7.2.2. Les macrosegments du texte
40 Le noyau je valide et elle m’est refusée est précédé des préfixes et que je m’en occupe quand même, ma caution, y a écrit caution cent cinquante euros et des incises quand on met sa carte bleue, qu’on a pas de carte d’abonnement.
7.2.3. La structuration prosodique
Grille prosodique du deuxième passage de l’extrait. L’incise et le noyau sont encadrés
Grille prosodique du deuxième passage de l’extrait. L’incise et le noyau sont encadrés
7.3. Troisième passage de l’extrait
*SP1 : alors dix-sept et demi et quinze ans
*SP2 : et c’est des accros de la voiture ?
*SP1 : euh non // elles marchent elles non non elles ont tendance à non non elles adorent marcher puisque moi voilà je peux me dire mais je viens te chercher tu finis tard tu seras voilà non non non laisse-moi marcher laisse-moi marcher // donc euh non non pareil qu’elles marchent elles prennent pas le métro pour faire quatre cinq stations elles prennent pas le métro elles y vont à pied //.
Troisième passage de l’extrait, analyse en grille, et contours mélodiques associés
Troisième passage de l’extrait, analyse en grille, et contours mélodiques associés
7.3.1. Les « bafouillages »
42 Hésitations : euh (deux occurrences) ; Ponctuants : voilà (deux occurrences en position finale de macrosegment) ; Répétitions : non non (quatre occurrences) ; Reprises et reformulations : elles... elles, laisse-moi marcher laisse-moi marcher, elles prennent pas le métro ; Abandons : elles ont tendance à, tu seras.
7.3.2. Les macrosegments du texte
43 Les noyaux : alors dix-sept et demi et quinze ans (réponse à vos filles ont quel âge ?), non, elles adorent marcher et elles y vont à pied. Le deuxième noyau est suivi d’un suffixe introduit par puisque : puisque moi voilà je peux me dire mais je viens te chercher tu finis tard tu seras voilà non non non laisse-moi marcher laisse-moi marcher. Les préfixes sont elles adorent marcher, puisque moi je peux me dire, mais je viens te chercher, tu finis tard et, pour le dernier énoncé, pareil qu’elles marchent, elles prennent pas le métro pour faire quatre cinq stations, elles prennent pas le métro. Les macrosegments non non qui apparaissent à deux reprises sont des incises.
44 Le suffixe comporte deux discours rapportés, l’un de la locutrice (discours rapporté 1 dans la Figure 12), l’autre de ses filles (discours rapporté 2).
7.3.3. La structuration prosodique
Grille prosodique du troisième passage de l’extrait. Les noyaux sont encadrés
Grille prosodique du troisième passage de l’extrait. Les noyaux sont encadrés
7.4. Cas de congruence et de non congruence
45 Ces extraits montrent clairement plusieurs cas de restructuration prosodique (les crochets indiquent la structuration prosodique) :
- une seule unité (macro) syntaxique découpée en plusieurs segments prosodiques (ex. : Fig. 9 [Je reviens] [sur cette euh ce problème] [qui est un problème voilà]) ;
- congruence, avec correspondance entre les deux structurations syntaxique et prosodique (ce qui est toujours le cas du noyau) (ex. : Fig. 13 [elles adorent marcher], [elles y vont à pied]) ;
- plusieurs unités macrosyntaxiques regroupées en une seule unité prosodique, ce qui n’est possible que si le nombre total de syllabes est inférieur ou égal à sept ;
- des unités macrosyntaxiques réorganisées selon une hiérarchie différente par la structure prosodique (ex. : Fig. 8 [je ne peux pas m’empêcher d’ouvrir] [euh la porte...]).
8. CONCLUSION
47 L’analyse des trois extraits du texte proposé rend compte de l’aspect dynamique de la production orale, avec ses mécanismes spécifiques macrosyntaxiques et prosodiques. Cette analyse montre aussi l’existence de structurations coexistantes, mais souvent non congruentes, la structuration prosodique étant en définitive la dernière qui sera présentée à l’auditeur, mais aussi la première à être décodée avant la restructuration indiquée par la syntaxe (entre autres) pour accéder au sens de l’énoncé complet. Elle intervient, en effet, après la syntaxe, puisque soumise à des contraintes rythmiques (règle des sept syllabes, eurythmie) évidemment indépendantes de propriétés syntaxiques.
48 Dans ces différentes opérations, la capacité de mémorisation limitée intervient à chaque niveau du processus, limitant non seulement les séquences de syllabes, mais aussi celles des composants dans la constitution des syntagmes de niveau supérieur de la structure syntaxique. Si cette condition n’est pas remplie, l’auditeur devra convertir les séquences syntaxiques trop longues en sous-énoncés dont il stockera le sens avant l’apparition d’un contour conclusif.
Bibliographie
Références bibliographiques
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- GILBERT A.C., BOUCHER V.J., JEMEL B. & LALONDE B. (2010), « Segmentation de la parole : des groupes rythmiques et des énoncés, pas des mots et des phrases », 78e Congrès de l’ACFAS, Montréal : Québec.
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- LUZATTI D. (2004), « Le fenêtrage syntaxique : une méthode d’analyse et d’évaluation de l’oral spontané », Actes du MIDL, Paris, 13-17.
- MARTIN P. (2005), « La transcription des proéminences accentuelles : mission impossible ? », Bulletin PFC 6, 81-87.
- MARTIN P. (2009), Intonation du français, Paris : Armand Colin.
Mots-clés éditeurs : macrosyntaxe, intonation, français, parole spontanée, prosodie
Mise en ligne 21/09/2011
https://doi.org/10.3917/lf.170.0127Notes
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[1]
L’extrait analysé peut être consulté sur le site du Corpus de Français Parlé Parisien (CFPP2000, [11-01], Anita Musso, http://cfpp2000.univ-paris3.fr/index.html). Pour une présentation du corpus, cf. Branca et al. (2009).