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Article de revue

Picard et français : la grammaire de la différence

Pages 19 à 34

Notes

  • [1]
    Je remercie Jean-Luc Vigneux, Anne-José Villeneuve et deux évaluateurs anonymes pour Langue françaisede leurs commentaires et suggestions.
  • [2]
    La Picardie linguistique inclut, en plus de la Somme, de l’Oise et de l’Aisne, les départements du Nord et du Pas-de-Calais, et le sud-ouest de la Belgique.
  • [3]
    Voir (19) pour une illustration de la différence entre les attaques complexes et les autres types de séquences initiales. L’épenthèse n’affecte que les séquences qui ne constituent pas une attaque complexe possible en picard.
  • [4]
    Le point dans les transcriptions phonétiques marque les frontières syllabiques.
  • [5]
    Le ‘+’ indique le statut extrasyllabique de la consonne initiale. Voir infra pour une analyse de ces groupes consonantiques en début de syntagme intonatif et d’énoncé.
  • [6]
    Drole dé voéyage (AUTOCAR 57) ne constitue pas un contre-exemple du fait que drole dé est lexicalisé (cf. droldémint ‘drôlement’, Vasseur, 1963 : 229).
  • [7]
    L’échelle de sonorité adoptée ici est celle proposée par Clements (1990) : obstruente < nasale < liquide < glide < voyelle.
  • [8]
    J’interprète le fait que l’épenthèse est requise dans ce contexte, même si [dr] constitue une attaque complexe possible en picard, comme l’indice que des attaques complexes ne peuvent être formées au niveau post-lexical. De ce point de vue, la combinaison d rintrer se comporte différemment des groupes /CL/ lexicaux, comme on peut le voir en (19a) et (19b).
  • [9]
    Auger (2001) analyse le [?] comme une consonne extrasyllabique autorisée par l’énoncé, ce qui signi?e qu’une frontière syllabique sépare cette consonne du [m] qui suit, et que l’on s’attend à ce que la contrainte des mauvais contacts syllabiques soit pertinente.
  • [10]
    Dell (1978 : 76) considère comme agrammaticales des formes du type en forme [?d] poire. Morin (1987 : 836) et Carton (1973) observent de tels emplois en français parisien et du Nord. Leurs analyses ne permettent cependant pas d’estimer la fréquence de telles formes.

1. INTRODUCTION [1]

1 Qu’est-ce qu’une langue ou un dialecte ? Toutes les tentatives de distinguer les deux types de variétés sur la base de critères purement linguistiques échouent du fait qu’elles font fi du sentiment des locuteurs envers leurs variétés linguistiques. Ainsi, si les linguistes pourraient être tentés de voir dans le danois, le norvégien et le suédois des dialectes d’une même langue, étant donné leur forte ressemblance et un degré d’intercompréhension élevé entre locuteurs des trois variétés, une telle classification se heurterait aux convictions des locuteurs eux-mêmes. La situation inverse se présente si l’on examine les variétés linguistiques utilisées en Chine : si celles-ci sont assez distinctes les unes des autres pour rendre impossible la communication orale, le partage d’une norme écrite commune et la position officielle de la Chine, qui soutient que ces variétés constituent des dialectes de la langue chinoise, parvient à convaincre les Chinois qu’ils parlent la même langue.

2 Les difficultés que connaissent les linguistes dans l’attribution des étiquetteslangue, dialecte et patois ne peuvent manquer d’étonner les locuteurs. Comme l’illustre l’anecdote suivante, extraite de S. Mougin (1991 : 91), la question est très simple pour ce locuteur des Vosges :

3

(1)
Enquêteur : D’après vous, le patois est-il une langue ?
Consultant : Non, ce n’est pas une langue. C’est un patois. Un dialecte est un dialecte, un patois est un patois et une langue est une langue.
Enquêteur : Quelle différence faites-vous entre...
Consultant : Je fais une différence, c’est que la langue a une grammaire, elle a des règles, un patois n’en a pas.
Enquêteur : Y a pas de règles ?
Consultant : Non. On le dira n’importe comment, personne n’est répréhensible. Tandis que du français, faut le causer correctement, l’allemand, faut le causer correctement : ça c’est des langues. Tandis que le patois et le dialecte, c’est pas des langues.

4 Ce type de situation et de réaction a amené les linguistes à reconnaître l’importance des facteurs extralinguistiques dans la catégorisation des variétés linguistiques. Par exemple, R. Bell (1976) propose des critères qui prennent en compte le degré de standardisation, l’existence de dictionnaires et manuels de bon usage, le nombre de locuteurs, de même que le sentiment des locuteurs concernant l’autonomie de leur idiome. De tels facteurs permettent de mieux comprendre que des variétés comme le français soient perçues comme étant des langues alors que plusieurs variétés parlées par de petits groupes et/ou dépourvues d’une tradition littéraire écrite soient souvent décrites comme des dialectes.

5 La définition de langue qui illustre le mieux l’importance des facteurs externes est sans doute celle attribuée à M. Weinreich : A language is a dialect with an army and a navy. Cette définition explique que le danois, le norvégien et le suédois soient vus comme des langues distinctes mais que le mandarin, le cantonais et le wu constituent des dialectes du chinois. Cependant, il convient d’en reconnaître les limites. En effet, bien que l’anglais soit parlé dans plusieurs pays qui possèdent chacun leur armée et leur marine, les anglophones du Canada, de la Grande-Bretagne et d’Australie parlent tous la même langue, alors que les Basques, dont le territoire chevauche la frontière hispano-française et qui sont dépourvus d’une armée et d’une marine, parlent une langue distincte du français et de l’espagnol.

2. LE PICARD : LANGUE, DIALECTE, PATOIS OU MAUVAIS FRANÇAIS ?

6 Comment les Picards et autres Français perçoivent-ils le picard ? Y voient-ils une langue, un dialecte, un patois, ou un mauvais français ? Un survol d’Internet révèle que toutes ces réponses sont possibles :

7

(2) a. La langue picarde (http://www.picard.free.fr/lgpic/)
b. Comme le normand, le wallon ou le champenois et toutes les langues parlées au nord de la Loire, le dialecte picard appartient à la langue d’oïl.(http://www.routard.com/guide/code_dest/picardie/id/1688.htm)
c. Nous (les gens du Nord, improprement appelés Ch’timis) connaissons le Picard comme patois régional, vu généralement comme le mode d’expression « naturel » des gens peu cultivés, et finalement comme une forme de français déformé, de « mauvais français »... (http://bbouillon.free.fr/univ/hl/Fichiers/Cours/picard.htm)

8 Les rapports préparés à l’intention du gouvernement français par B. Poignant ou B. Cerquiglini prennent sur cette question des positions opposées : si B. Poignant (1998) est d’avis que les langues d’oïl ont été remplacées par des formes régionales du français, B. Cerquiglini (1999) maintient que le picard ne peut être considéré comme un dialecte du français et qu’il doit être retenu parmi les langues de France.

9 Dans La constitution du picard : une approche de la notion de langue, J.-M. Éloy (1997) tente de répondre à la question « Qu’est-ce que le picard ? ». Il propose que deux conditions doivent être satisfaites pour qu’un idiome soit reconnu comme distinct d’un autre. Premièrement, les populations qui utilisent ces variétés doivent les reconnaître comme étant distinctes. Deuxièmement, cette représentation doit être associée à des structures linguistiques et discursives distinctes pour chaque variété. Sur cette base, J.-M. Éloy conclut que le picard est un « idiome en voie de constitution » (op. cit. : 209) et « potentiellement une vraie langue » (op. cit. : 210). Selon lui, ce qui empêche le picard de devenir une « vraie » langue n’est pas tant ses caractéristiques linguistiques que des conditions extralinguistiques défavorables à un tel développement. Précisément, même si la population picarde reconnaît deux variétés linguistiques et que les locuteurs alternent entre elles en fonction du message à transmettre et/ou du contexte social (voir (3) et (4) infra), il conclut que les éléments favorables à la création et promotion d’une forme prestigieuse de picard ne sont pas réunis en Picardie contemporaine.

10 Plus de dix ans se sont écoulés depuis la parution du livre de J.-M. Éloy et plusieurs changements survenus en France en général et en Picardie linguistique [2] en particulier reflètent une plus grande reconnaissance et acceptation des langues régionales. Ainsi, au terme d’un parcours tortueux, la France a causé une certaine surprise lorsqu’elle a introduit dans la Constitution française, le 23 juillet 2008, un amendement qui reconnaît que les langues régionales appartiennent au patrimoine national. Pendant ce temps, en Picardie, les manifestations culturelles en picard attirent des foules nombreuses. L’engouement pour les traductions picardes des aventures d’Astérix, dont les ventes ont atteint 150 000 exemplaires pour Astérix i rinte à l’école, a fait du picard la seule langue régionale de France dans laquelle trois volumes ont été traduits jusqu’à maintenant. Le film Bienvenue chez les Ch’tis, un énorme succès en France, met en vedette des personnages qui s’expriment en chti, le picard parlé dans la région du Nord Pas-de-Calais. Même s’il est difficile d’estimer le nombre de locuteurs du picard, il est indéniable que celui-ci a acquis des lettres de noblesse qu’il avait perdues depuis longtemps.

11 Si l’on peut se réjouir de ce revirement, il convient de reconnaître qu’un tel mouvement ne garantit pas que la variété linguistique autour de laquelle il estcentré soit authentique et qu’il s’agisse d’une langue autonome et distincte du français. Alors que de nombreux textes de qualité sont publiés chaque année par des auteurs qui maîtrisent parfaitement le picard, il arrive que des opportunistes publient des textes dans une langue qui n’est ni le picard, ni le français. C’est le cas, par exemple, de Ch’bièle provinch’, la traduction picarde deLa belle province, une aventure de Lucky Luke. A. Dawson se prononce sur la qualité de cette traduction dans un article intitulé « 100 % chti, 0 % picard, ou : Comment assassiner le picard plus vite que son ombre » (2006). Des verbes mal conjugués, des préfixes surgénéralisés, des substitutions phonologiques fautives, une méconnaissance des règles grammaticales : la liste des formes fautives l’amène à conclure que cette traduction « est rédigée dans un épouvantable charabia où l’on est bien en peine de reconnaître du picard, fut-ce dans sa variété ‘chti’ ou ‘rouchi’ ». L’analyse de J. Landrecies (2006 : 72), tout aussi négative, décrit cette traduction comme une « catastrophe [qui] a dépassé toutes les bornes de l’imaginable ».

12 Quant à Bienvenue chez les Ch’tis, l’analyse d’A. Dawson (2008) n’est guère plus positive : selon lui, le picard parlé dans ce film consiste en traits phonétiques saillants, présente un lexique et une morphologie très appauvris, et est truffé d’hyperdialectalismes. Au point qu’il est tentant de penser que le picard du film résulte de l’application du mode d’emploi présenté par M. Galabru au début du film : « Ils font des [o] à la place des [a], des [k] à la place des [?], et les [?] ils les font, mais à la place du [s] » (cité dans Dawson 2008).

13 Les extraits ci-dessous, extraits d’une entrevue radiophonique avec J. Leclercq, auteur d’un roman en picard, illustrent plusieurs différences phonologiques, morphologiques, lexicales et syntaxiques entre le picard et le français. Par exemple, on y observe l’utilisation fréquente de /?/ en picard là où les mots français correspondants auraient /s/ (ch’, chonq), des pronoms (opour ‘ça’ et ‘on’) et des déterminants possessifs (ém/m’) différents, l’emploi de déterminants définis en ch (ch’, chés), une marque de troisième personne du pluriel audible (étoait’t [etw?t]) et distincte de la forme du singulier (étoait [etw?]). Des mots devenus archaïques en français (marister) et le diminutif piot illustrent les particularités lexicales du picard. Finalement, on note l’adverbe négatif point, la neutralisation du genre à la troisième personne du pluriel (i faisant référence à la tante et à la grand-mère) et le recours général au redoublement des sujets. Comme le montre (4), ces caractéristiques sont absentes lorsque J. Leclercq parle français.

14

(3) J’ai étè alvè à Biéfa. Et pis... ch’est pour o que... j’ai pèrlè picard, mais o m’empétchoait d’parler picard. Point ch’maristér. Ém tante, et pis m’grand-mére, i voloait’t qu’éj parle français. D’abord là-bos, tous chés piots, quand ils étoait’t piots, o leu disoait, “Chti-lo i parle in français.” Pis au - au bout de quate, chonq, six ans, il étoait’té obligés de - éd laicher aller pasque i pérloait’té picard. Pasque tous les eutes i pérloait’té picard, alors, euh, tout l’monne pérloait picard.
‘J’ai été élevé à Bienfay. Et... c’est pour ça que... j’ai parlé picard, mais on m’empêchait de parler picard. Pas l’instituteur. Ma tante et ma grand-mèrevoulaient que je parle français. D’abord là-bas, tous les enfants, quand ils étaient petits, on leur disait “Celui-là parle en français.” Puis au bout de quatre, cinq, six ans, ils étaient obligés de laisser aller parce qu’ils parlaient picard. Parce que tous les autres parlaient picard, alors tout le monde parlait picard.’
(4) [...] Picardisants aiment bien les textes, euh, assez classiques, hein. [Animateur : Dans la construction ?] Dans la construction, hein. Alors, j’avais donc, je m’étais donc, euh, astreint à faire souvent des alexandrins ou des octosyllabes. Et après j’avais - j’avais essayé de glisser vers une poésie pas plus moderne, mais un peu différente, où on a plus de liberté. Et de jouer plus sur, euh, le jeu des sonorités, plus que sur le nombre de pieds sur la rime, hein. C’est-à-dire changer de rythme quand ça me convenait de changer de rythme, et - et parler même dans le – dans « Ch’train d’Adville au Tréport », où je m’étais d’abord dit, « Je vais faire des alexandrins. »

15 Les données ci-dessus suffisent-elles à établir l’autonomie du picard par rapport au français ? Précisément, demeure-t-il possible de voir les [?] et les chésutilisés par J. Leclercq dans l’extrait picard comme des variantes régionales insérées dans une matrice française ? Cette possibilité est d’autant plus plausible que la « traduction » picarde de Lucky Luke et le film Bienvenue chez les Ch’tis illustrent l’utilisation stéréotypée qui peut être faite de plusieurs traits présents dans l’extrait en picard. Un autre indice de la saillance de certains traits linguistiques provient de la démarche éditoriale de la revue Ch’Lanchron. Ainsi, par exemple, une étude des corrections apportées à des textes publiés dans la revue révèle que le redoublement des sujets est parfois introduit dans des phrases dont il était absent, comme on le voit en (5) où est contrasté un passage dans une publication pré-Ch’Lanchron et dans la revue. L’insertion de sujets redoublés confirme que ce trait est perçu comme étant « picard » et donc susceptible d’être inséré dans un texte français pour ‘faire picard’ (Auger 2003a).

16

(5) a. Tout l’monne avouot fini pèr croére... [VIU TEMPS 98]
b. Tout l’monne il avouot fini pèr croére [PÉCAVI]
‘Tout le monde avait fini par croire...’

17 Concrètement, la question qui se pose est la suivante : les formes picardes sont-elles utilisées dans une matrice picarde, régie par une grammaire picarde, ou résultent-elles d’une alternance de code qui insère des formes picardes dans une matrice française ? Pour établir que le picard possède une grammaire distincte de celle du français, il est nécessaire d’examiner une construction qui distingue le français et le picard.

18 L’un de ces traits est le pronom sujet neutre. Alors que le français possède deux formes, ce et ça, qui sont considérées comme des allomorphes dans la langue familière (Zribi-Hertz, 1994 : 469), le picard possède trois formes : ?, ch’et une forme zéro (ø). Comme on le voit en (6), les trois formes correspondent au pronom ce et sont utilisées avec le verbe éte ‘être’. Cependant, ces formes ne sont pas interchangeables et le choix de la forme appropriée est gouverné par deux contraintes. Premièrement, le choix entre ?et ch’ se fait en fonction du type de prédicat [cf. (7), (8)] : alors que ch’ s’emploie avec des prédicats nominaux etprépositionnels et dans les constructions clivées, ?est utilisé avec les prédicats verbaux, adjectivaux et adverbiaux (Auger à par.). Deuxièmement, ? et la forme zéro (ø) sont des allomorphes qui s’emploient dans les mêmes constructions syntaxiques. Le choix entre les deux allomorphes est de nature phonologique : ? s’emploie devant consonne et voyelle fermée, alors que la forme zéro (ø) se trouve devant voyelle moyenne et ouverte, comme l’illustre (9).

19

(6) a. A n’est mie complitchè [AUTOCAR 18]
‘Ce n’est pas compliqué’
b. ch’étoait l’premiére foè qu’il alloait pér lo. [AUTOCAR 17]
‘c’était la première fois qu’il allait par là’
c. Est pu fort éq li. [AUTOCAR 22]
‘C’est plus fort que lui’
(7) a. ch’étouot un gros férmieu [VIU TEMPS 25]
‘c’était un gros fermier’
b. ch’est pour ti ! [AUTOCAR 21]
‘c’est pour toi’
c. ch’est à l’ maison d’Ugène éq j’alloais [RÉDERIES 136]
‘C’est à la maison d’Eugène que j’allais’
(8) a. Alloait sans doute trop vite [AUTOCAR 51]
‘Ça allait sans doute trop vite’
b. Est tout d’méme increuyabe [AUTOCAR 24]
‘C’est tout de même incroyable’
c. A sra fin bien [RINCHÉTTE 43]
‘Ce sera très bien’
(9) a. Étoait tchér [RÉDERIES 151]
‘C’était cher ’
b. A n’est point tchèr ! [RÉDERIES 86]
‘Ce n’est pas cher’
c. A sroait aussi bien [RÉDERIES 22]
‘Ce serait mieux’

20 Bien que les données brièvement examinées ci-dessus soient compatibles avec l’idée que leur régularité est attribuable à une compétence linguistique bien en place, on peut se demander si cette interprétation garantit que cette grammaire est distincte de celle du français. Dans le cas du pronom sujet neutre, la réponse est clairement positive. En effet, si l’utilisation de ? devant les prédicats verbaux correspond souvent à l’emploi de ça dans le même contexte français, comme on le voit en (10), et que l’emploi de ch’ avec éte est équivalent à celui de ce en français, les contraintes syntaxiques décrites ci-dessus pour le picard ne trouvent aucun parallèle en français. Ainsi, le contraste entre ch’ et la forme nulle – illustré en (11) et (12) – est neutralisé en français par l’emploi d’une forme unique : c’.

21

(10) a dépindoait [CRIMBILLIE 85]
‘Ça dépendait’
(11) ch’est nos premiéres feuvèttes [AUTOCAR 27]
‘c’est nos premiers haricots’
(12) Est malheureux tout d’méme [AUTOCAR 34]
‘C’est malheureux tout de même’

3. L’ÉPENTHÈSE VOCALIQUE EN PICARD

22 Le reste de cet article examine en détail une règle phonologique commune au français et au picard, et démontre que les données picardes sont régies par une grammaire distincte de celle du français. L’épenthèse vocalique, une stratégie qui rend prononçables des séquences dont le nombre ou la nature des consonnes excède la structure syllabique maximale permise, joue un rôle central en phonologie picarde. Du fait qu’elle est observée dans différents contextes, que chacun met en jeu un noyau de contraintes communes mais aussi des contraintes particulières à ce domaine, que ces contraintes reflètent de subtils aspects de la structure phonologique, et qu’elles diffèrent de celles qui gouvernent l’épenthèse en français, la distribution des voyelles épenthétiques fournit un argument très fort en faveur de l’existence d’une grammaire picarde distincte. Précisons encore que, comme les règles de l’épenthèse diffèrent d’une variété à l’autre, le système décrit dans cet article est celui du Vimeu, région du sud-ouest de la Somme.

23 Toutes les langues imposent des limites sur le nombre et la nature des consonnes qui peuvent être adjacentes, mais elles diffèrent les unes des autres dans les stratégies adoptées lorsqu’une suite de consonnes excède ou viole les restrictions imposées. En picard, les attaques branchantes sont possibles à condition que la deuxième consonne soit une liquide ou une semi-voyelle [3], et les seules codas complexes possibles commencent par une liquide. Lorsque la morphologie et la syntaxe créent des séquences qui violent ces contraintes, le picard a recours à l’insertion d’une voyelle par défaut, [e], qui permet à toutes les consonnes d’être prononcées. Ce qui rend les données picardes intéressantes est le fait que, d’une part, même si le français a aussi au recours à l’épenthèse vocalique, les conditions d’application varient substantiellement dans les deux langues et, d’autre part, que les facteurs qui favorisent ou défavorisent l’épenthèse en picard sont de nature phonologique. Les facteurs précis variant selon que l’épenthèse survient en début, en fin de mot ou au sein d’un groupe clitique, il n’est pas question de les discuter en détail ici – une description complète des faits résumés ici peut être trouvée dans J. Auger (2000, 2001, 2003c).

24 Plusieurs mots et morphèmes picards sont caractérisés par une alternance entre formes avec et sans la voyelle [e]. Les exemples en (13)- (17) illustrent le phénomène avec le verbe cmincher, l’adverbe interrogatif cmint, la préposition d, le verbe pérle et les clitiques pronominaux.

25

(13) a. A cminchoait [ak.m??.?w?] / * [a.ek.m??.?w?] [4] bién. [AUTOCAR 18]
‘Ça commençait bien’
b. pour écmincher [pu.rek.m??.?e] / * [pur.km??.?e] l’moédeut. [AUTOCAR 75]
‘pour commencer la récolte’
(14) a. Cmint [k+m??] [5] qu’il est arrangè [LETTES 151]
‘Comment il est arrangé’
b. Écmint [ek.m??] qu’tu vas voteu [LETTES 108]
‘Comment vas-tu voter’
(15) O vnoéme éd [ed] déchénne dé [de] chl’éspréss d’Amiens, pi o no nn’alloéme à
Boégny, mon d’ [d] mes gins. [AUTOCAR 17]
‘Nous venions de descendre de l’express d’Amiens et nous nous en allions à
Buigny, chez mes parents’
(16) a. Tu nin pérles [perl] point. [AUTOCAR 110]
‘Tu n’en parles pas’
b. J’én vo pérlé [per.le] point. [AUTOCAR 26]
‘Je ne vous parle pas’
c. Al pèrle [per.la] à chés piots éfants. [AUTOCAR 66]
‘Elle parle aux petits enfants’
d. Ch’ est ch’piot Erséne qu’i pèrle, [perl] / * [perle] [CRIMBILLIE 80]
‘C’est le petit Arsène qui parle’
(17) a. j’m’arringerai, [?+ma.r??.?re] [AUTOCAR 74]
‘je m’arrangerai’
b. j’mé [?.me] l’édmandoais [AUTOCAR 18]
‘je me le demandais’
c. j’ém [?em] déméfie... [AUTOCAR 17]
‘je me méfie...’
d. J’t’ [?+ta.t??, ] attinds [AUTOCAR 79]
‘Je t’attends’
e. Bè j’té [b??.te] trouve [AUTOCAR 44]
‘Bien je te trouve’

26 Au-delà d’une variation en apparence chaotique, l’épenthèse vocalique est gouvernée par des facteurs segmentaux et prosodiques qui reflètent un système grammatical complexe mais cohérent. Ainsi, par exemple, l’épenthèse est requise dans les contextes où une séquence de trois consonnes ne peut être syllabifiée. L’épenthèse opère de façon catégorique à l’intérieur des groupes clitiques : elle est soit interdite comme en (17a) et (17d), soit requise comme en (17b), (17c) et (17e). De même, lorsqu’un mot comme cmincher se trouve à l’intérieur d’un syntagme intonatif, l’épenthèse est soit requise, soit interdite, tel qu’illustré en (13) ; cependant, une certaine variation est possible en début d’énoncé (14). En fin de mot, par contre, la variation est possible à l’intérieur des groupes prosodiques, mais interdite en fin de groupe intonatif (16).

27 Une comparaison des données en (15) et en (17) révèle que tous les mots grammaticaux ne se comportent pas de façon uniforme. Ainsi, avec la préposition d, le complémenteur qu’ ou le déterminant l, la règle consiste à balayer les suites de consonnes de droite à gauche et à insérer la voyelle épenthétique entre la deuxième et la troisième consonne. Ce schéma produit le patron CeCCqui n’est soumis à aucune restriction ou exception [6]. La variation entre éd etest due au contexte segmental : la voyelle épenthétique précède [d] lorsque la préposition est suivie d’une seule consonne (déchénne), mais elle le suit en présence de deux consonnes (chl’éspréss [?lespres]). Les groupes clitiques sont, pour leur part, soumis à leurs règles propres. Une analyse des patrons CeCC et CCeC permet de déterminer que le premier constitue une déviation du second dans un contexte bien précis : lorsque la deuxième consonne est plus sonore que la première [7]. Dans ces cas, le schéma par défaut CCeC créerait une séquence consistant en une coda moins sonore que l’attaque qui la suit, un type de contact syllabique défavorisé (Davis & Shin 1999). Comme on le voit en (18), de telles séquences sont tolérées aux frontières de mots : [e] est inséré dans sa position normale, CeCC, même si la structure qui en résulte inclut un [d] en coda suivi d’un [l] en (18a) ou d’un [r] en (18b), et que l’insertion de [e] après [d] aurait pu éviter de telles séquences. Autrement dit, CeCC est de règle pour la prépositiond, peu importe la consonne qui suit.

28

(18) a. qu’oz inséyonche éd l’attraper [ko.z??.se.j˜.?ed.la.tra.pe] / * [?del] [AUTOCAR 17]
c
‘qu’on essaie de l’attraper’
b. J’éroais bél air éd rintrer [be.l?.red.r??.tre] [8] / * [rder] [AUTOCAR 20]
‘J’aurais l’air fou d’entrer’

29 Dans les groupes clitiques, par contre, ces groupes ne sont tolérés que si l’épenthèse n’est pas requise, comme en (17a) [9]. Mais, si l’épenthèse est nécessaire, le site d’insertion varie en fonction du mauvais groupe qui doit être évité. Ainsi, la différence entre j’té et j’ém découle du fait que la séquence /?t/ constitue une bonne séquence coda+attaque (/t/ est aussi sonore que /?/), ce qui permet, par conséquent, le schéma CCeC, alors que ce n’est pas le cas pour /?m/, d’où une modification du site d’épenthèse qui produit un patron CeCC. La différence entre [?me] en (17b) et [?em] en (17c) est attribuée au balayage de droite à gauche qui caractérise l’épenthèse : alors que [md] est un contact syllabique acceptable, [ml] ne l’est pas, d’où la présence de la voyelle épenthétique entre ces deux consonnes et le mauvais contact syllabique résultant dans [?m]. Autrement dit, s’il n’est pas possible d’éviter tous les mauvais contacts syllabiques, le picard se contente d’éviter le premier rencontré dans l’opération de balayage.

30 Le système décrit ci-dessus révèle des régularités parallèles à celles observées dans de nombreuses langues et des contraintes phonologiques trop subtiles pour imaginer que les locuteurs aient pu les manipuler consciemment pour créer une saveur picarde. De plus, tous les groupes consonantiques ne déclenchent pas l’épenthèse en début de mot. Alors que des groupes comme [pl] et [pr] ne déclenchent jamais l’épenthèse (19a, 19b), celle-ci est observée avant [km] et [dv] (19c, 19d). Le cas des groupes [Cj] est particulièrement intéressant. En effet, l’épenthèse y est interdite lorsque la première consonne est une obstruente (19e), elle y est régulière lorsque cette consonne est [r] (19f) et variable lorsqu’il s’agit de [m] (19g, 19h). Cette distribution peut être attribuée au fait que, du point de vue de la sonorité, [pj] constitue une attaque branchante acceptable, alors que la trop faible distance entre [r] et [j] produit une attaque inacceptable. Pour sa part, la distance intermédiaire qui sépare [m] et [j] résulte en une attaque complexe marginale et explique le caractère variable de l’épenthèse.

31

(19) a. pu d’plache... [pyd.pla?] / * [de.pla?] [AUTOCAR 18]
‘plus de place’
b. l’idèe d’prénne [li.d?d.pr??n] / * [de.pr??n] [AUTOCAR 28]
‘L’idée de prendre’
c. un morcieu dé cminèe [dek.mi] / * [d.km] [AUTOCAR 39]
‘Un morceau de cheminée’
d. l’énèe d’édvant [ded.vã] / * [d.dv] [AUTOCAR 56]
‘L’année d’avant’
e. A m’étonneroait d’Piot Ltchu, [rw?d.pjo] / * [de.pjo] [AUTOCAR 28]
‘Ça m’étonnerait de Petit Lecul’
f. mantchè dé rién. [der.j??] / * [drj??] [AUTOCAR 84]
‘manqué de rien’
g. Quoè qu’i n-o dé miu [dem.jy] [AUTOCAR 83]
‘Qu’est-ce qu’il y a de mieux’
h. pour foaire miu [fwer.mjy] [AUTOCAR 25]
‘Pour faire mieux’

32 Un autre facteur joue un rôle fondamental dans la distribution des voyelles épenthétiques : la structure prosodique. La variation observée en début de groupe prosodique et l’agrammaticalité de l’épenthèse en fin de groupe prosodique peuvent être attribuées au fait qu’à ces niveaux, des segments qui sont interdits à l’intérieur des domaines prosodiques sont autorisés de façon indirecte par le syntagme intonatif ou l’énoncé. Il est en effet fréquent que les frontières prosodiques autorisent des structures phonologiques plus complexes que celles permises en leur sein (Piggott 1999). C’est ce qui permet d’expliquer, par exemple, qu’en allemand, les syllabes de type VXC (c’est-à-dire /V : C/ ou /VCC/) ne se retrouvent qu’en fin de mot phonologique (Hall 2002) et que le français permet des groupes comme [kt] en fin de mot, mais pas à l’intérieur des mots (strict [st?ikt] et strictement [st?ik.t?.mã]).

33 Le tableau 1 fournit les fréquences avec lesquelles l’épenthèse en début de mot (prosthèse) est observée en fonction du contexte segmental et prosodique. Lorsqu’un mot qui commence par une attaque illicite est utilisé à l’intérieurd’un syntagme intonatif, l’épenthèse n’est observée qu’après une consonne. Cependant, en début de syntagme intonatif et d’énoncé, l’épenthèse devient variable, ce que l’on attribue à l’autorisation de segments extrasyllabiques. De plus, si l’on fait l’hypothèse qu’une frontière prosodique diminue l’influence possible du segment qui précède cette frontière, l’on peut expliquer que la prosthèse soit interdite dans le contexte post-vocalique à l’intérieur d’un groupe intonatif, que sa fréquence passe à 23 % en début de syntagme intonatif et atteigne 36 % en début d’énoncé, et que l’on observe la tendance contraire dans le contexte post-consonantique.

Tableau 1

Prosthèse dans son contexte segmental et prosodique

Intérieur syntagme intonatif V__ 2 % (53/2 397)
C__ 99 % (1 371/1 387)
Début syntagme intonatif V__ 23 % (326/1 394)
C__ 80 % (789/989)
Début énoncé V__ 36 % (248/697)
C__ 57 % (274/482)
?__ 43 % (336/782)
figure im1

Prosthèse dans son contexte segmental et prosodique

34 Les règles qui gouvernent l’épenthèse vocalique en picard sont, nous l’avons vu, très systématiques. Il reste encore à démontrer qu’elles se distinguent de celles qui caractérisent le français. Il n’est évidemment pas question de proposer ici une description complète de la distribution de schwa en français, mais les caractéristiques suivantes suffiront à illustrer quelques différences importantes entre les deux langues.

35

  • Alors que des mots français comme semaine et commencer contiennent une voyelle dans leur syllabe initiale (Côté 2000) et que cette voyelle est réalisée dans sa position sous-jacente, ces voyelles initiales sont absentes des mêmes mots en picard. Lorsque ces mots picards suivent un mot qui se termine par une consonne, une voyelle épenthétique est insérée en début de mot. On obtient donc les contrastes suivants :

Picard Français Glose
[pe.res.m??n] [pa?.s?.m?n] ‘par semaine’
[pu.rek.m??.?e] [pu?.k?.mã.se] ‘pour commencer ’
figure im2

36

  • Suite à M.-H. Côté (2000), j’analyse les schwas situés aux frontières morphémiques comme étant épenthétiques, plutôt que lexicaux, et étends cette analyse au [e] picard. Si le processus est le même dans les deux langues, le site d’insertion diffère : alors que l’on obtient peur de toi [pœ?.d?.twa] et je pars[??.pa?] en français, les formes picardes sont [pœ.red.ti] et [e?.par]. J. Auger & A.-J. Villeneuve (sous presse) observent l’utilisation occasionnelle de formesdu type avec le chat [av?.k?l.?a] mais confirment la prédominance du schéma CCeC en français du Vimeu [10].
  • L’épenthèse en fin de mot (ou épithèse), qui caractérise le français et le picard, est favorisée dans des contextes prosodiques différents dans les deux langues : alors que celle-ci est fréquente devant pause, finale ou non finale, en français (Fagyal 1998 ; Carton 1999), on observe la tendance inverse en picard où sa présence est favorisée à l’intérieur des syntagmes prosodiques, fortement défavorisée en fin de groupe intonatif et interdite en fin d’énoncé (Auger 2000).

4. CONCLUSION

37

Parler le Picard, ce n’est pas en effet plaquer quelques mots du cru sur un canevas français : C’est alors le regrettable mélange appelé « dravie », ce vocable qui désigne un complexe de fourrages destinés à l’alimentation des bestiaux [...] Pour bien exprimer le Picard, il faut « penser » en Picard. (Vints d’Amont, 1986 : p.ii)

38 Ce passage, tiré de la préface d’un recueil de textes picards, illustre la distinction que font les picardisants entre la langue picarde et les variétés hybrides qui résultent du contact entre le picard et le français. L’analyse de l’épenthèse vocalique présentée dans cet article démontre qu’en dépit de siècles de contact constant et intense, de la connaissance nécessaire de la langue française, et de la réduction des domaines dans lesquels il est possible de communiquer en picard, le picard utilisé dans le Vimeu est caractérisé par une grammaire complexe et différente de celle du français. Elle démontre aussi que les locuteurs maîtrisent toujours les contraintes linguistiques complexes qui gouvernent sa phonologie. Au-delà des variétés hybrides, mises en avant par des semi-locuteurs, et des appels à la revitalisation de la langue régionale, ce picard produit par des Picards toujours maîtres de leur langue a permis à cette langue régionale de faire son entrée dans le vingt-et-unième siècle.

39 Pour terminer, il reste cependant à se demander si notre argument linguistique suffit vraiment à établir l’autonomie sociolinguistique du picard par rapport au français. On peut, en effet, imaginer en arriver à la même conclusion pour la langue familière parlée au Québec. Par exemple, les analyses que M.-T. Vinet (2001) propose de l’emploi du tu interrogatif/exclamatif et des quantifieurs partitifs en québécois (20), démontrent que l’emploi de ces structures est soumis à des règles précises qui diffèrent considérablement de celles du français de référence.

40

(20) a. Fak là, il part-tu pas à crier [Vinet, 2001 : 37)
‘Ça fait que là, il se met à crier’
b. J’ai benben des affaires à faire [op. cit. : 77)
‘J’ai beaucoup de choses à faire’

41 Cela signifie-t-il que le québécois doit être analysé comme une langue distincte du français ? Une telle conclusion serait erronée du fait qu’elle ferait fi du choix qu’ont fait les Québécois dans leur politique linguistique et de la pratique linguistique qui caractérise cette communauté. Même si leur français familier est caractérisé par certaines particularités phonologiques, lexicales, morphologiques et syntaxiques, les Québécois ont choisi le français comme langue de référence. En effet, en dépit de quelques plaidoyers lancés pour la reconnaissance d’une langue québécoise (par exemple, la Charte de la langue québécoise de L. Bergeron), la politique linguistique du Québec continue d’être définie et gérée par l’Office québécois de la langue française et le Conseil supérieur de la langue française. De plus, à l’écrit et dans les situations où il importe d’utiliser une langue de qualité, les Québécois s’expriment dans un français qui diffère peu de la langue de référence utilisée dans le reste de la francophonie. Au-delà des traits phonologiques (par exemple, l’affrication de /t, d/ devant voyelle fermée antérieure) et de certains choix lexicaux qui marquent l’identité québécoise et sa réalité nord-américaine, comme l’illustrent le féminin professeure, l’utilisation de mitaines pour désigner ce que d’autres francophones appellent des moufles, le verbe magasinerou la dénomination chandail, la syntaxe du français québécois standard s’aligne sur la norme prescrite dans Le bon usage (Bigot 2008). Autrement dit, même si l’on observe dans la langue familière québécoise une tendance à généraliser l’auxiliaire avoir à plusieurs verbes de mouvement ou d’état (Sankoff & Thibault 1977) ou à employer le conditionnel dans les propositions conditionnelles (Leblanc 2010), les Québécois rejettent ces constructions dans les situations formelles et à l’écrit. Il convient donc de voir, dans l’écart qui sépare les variétés familière et formelle au Québec et les conditions qui règlent leur utilisation, une situation diglossique telle que décrite par C. Ferguson (1959) : deux variétés d’une même langue, distinguées par leurs structures respectives et leurs conditions d’utilisation, mais unies par une même norme sociolinguistique (Barbaud 1997).

42 La situation est tout autre en ce qui concerne le picard. Alors que l’utilisation du picard a longtemps été exclue des situations formelles, réservée aux conversations entre intimes et à une littérature patoisante où dominaient histoires grivoises et situations cocasses, on observe aujourd’hui une valorisation de cette langue et le développement d’une littérature variée et respectée. Depuis quelques décennies, poèmes, romans, chroniques journalistiques et autres textes « sérieux » sont rédigés en picard. Contrairement aux auteurs québécois, qui rejettent les formes familières de leur langue quotidienne, les auteurs picards font le choix de mettre en valeur les traits picards qui distinguent cette langue du français de référence. Par exemple, alors que le français québécois s’aligne sur les autres variétés de français et rejette l’emploi du redoublement des sujets à l’écrit, le picard y a recours de façon quasi systématique tant à l’oral qu’à l’écrit. De plus, J. Auger (2003a) démontre que l’utilisation de l’auxiliaire avoir avec les verbes qui se conjuguent avec être en français est plus fréquente à l’écrit qu’à l’oral. L’écart entre les normes française et picarde ressort de la condamnation de l’utilisationde l’imparfait dans les propositions conditionnelles : « Aussi, l’Escarbotinois Fernand Poidevin, écrivain patoisant, commet-il une faute caractérisée lorsqu’il écrit : mi si j’étois d’vous... si t’étois à m place » (Vasseur, 1996 : 81). Autrement dit, si tout francophone se doit d’éviter le conditionnel dans les propositions conditionnelles, un bon auteur picard doit au contraire y avoir recours.

43 Le picard est-il une langue distincte du français ? Du point linguistique, il est clair qu’il possède sa grammaire propre. Et du point de vue sociolinguistique, la démarche littéraire actuelle démontre que les auteurs picards refusent de s’aligner sur la norme française. Plus encore que les discours qui font la promotion d’une langue autonome, les choix effectués par les locuteurs quand ils produisent un texte picard confirment le rejet des formes françaises et l’existence d’une grammaire picarde autonome. Il convient donc de conclure que le picard possède les deux caractéristiques qui, selon J.-M. Éloy (1997), font d’une variété linguistique une langue à part entière, et qu’il s’agit bel et bien d’une langue distincte du français.

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : phonologie, épenthèse, syllabe, redoublement des sujets, pronom sujet neutre, québécois, langue, dialecte

Mise en ligne 02/03/2011

https://doi.org/10.3917/lf.168.0019

Notes

  • [1]
    Je remercie Jean-Luc Vigneux, Anne-José Villeneuve et deux évaluateurs anonymes pour Langue françaisede leurs commentaires et suggestions.
  • [2]
    La Picardie linguistique inclut, en plus de la Somme, de l’Oise et de l’Aisne, les départements du Nord et du Pas-de-Calais, et le sud-ouest de la Belgique.
  • [3]
    Voir (19) pour une illustration de la différence entre les attaques complexes et les autres types de séquences initiales. L’épenthèse n’affecte que les séquences qui ne constituent pas une attaque complexe possible en picard.
  • [4]
    Le point dans les transcriptions phonétiques marque les frontières syllabiques.
  • [5]
    Le ‘+’ indique le statut extrasyllabique de la consonne initiale. Voir infra pour une analyse de ces groupes consonantiques en début de syntagme intonatif et d’énoncé.
  • [6]
    Drole dé voéyage (AUTOCAR 57) ne constitue pas un contre-exemple du fait que drole dé est lexicalisé (cf. droldémint ‘drôlement’, Vasseur, 1963 : 229).
  • [7]
    L’échelle de sonorité adoptée ici est celle proposée par Clements (1990) : obstruente < nasale < liquide < glide < voyelle.
  • [8]
    J’interprète le fait que l’épenthèse est requise dans ce contexte, même si [dr] constitue une attaque complexe possible en picard, comme l’indice que des attaques complexes ne peuvent être formées au niveau post-lexical. De ce point de vue, la combinaison d rintrer se comporte différemment des groupes /CL/ lexicaux, comme on peut le voir en (19a) et (19b).
  • [9]
    Auger (2001) analyse le [?] comme une consonne extrasyllabique autorisée par l’énoncé, ce qui signi?e qu’une frontière syllabique sépare cette consonne du [m] qui suit, et que l’on s’attend à ce que la contrainte des mauvais contacts syllabiques soit pertinente.
  • [10]
    Dell (1978 : 76) considère comme agrammaticales des formes du type en forme [?d] poire. Morin (1987 : 836) et Carton (1973) observent de tels emplois en français parisien et du Nord. Leurs analyses ne permettent cependant pas d’estimer la fréquence de telles formes.
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