Notes
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[1]
Pour être complet, on notera que la question de la force quantificationnelle de l’emploi du terme et de la nature épisodique du contexte peuvent être découplées. Les comparatives sont un bon exemple de contexte qui est épisodique et où n’importe quel reçoit une lecture universelle, voir l’exemple (i) adapté de Jayez & Tovena (2005).
(i) Hier, Marie a couru plus vite que n’importe quelle fille de sa classe. -
[2]
Historiquement, l’étude des TCL est un branchement de l’étude des TPN, voir Tovena (2001) pour une vue panoramique sur trente ans de recherche dans le domaine.
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[3]
Comparer *Any student attended the meeting / *Tout étudiant a participé à la réunion avec Any student who was interested in the topic attended the meeting / Tout étudiant concerné par le problème a participé à la réunion.
1. INTRODUCTION
1 Le présent volume réunit des contributions qui étudient plusieurs formes du français (quoi que ce soit, n’importe qu-, un N quelconque). Elles sont considérées ici en tant qu’elles apparaissent, au moins à première vue, comme des items pouvant relever d’une nouvelle catégorie introduite dans le champ des études linguistiques à la suite de Z. Vendler (1967 : 80-81), la catégorie des termes de choix libre (free choice items). L’essentiel des items considérés étant des formes en que, et souvent analysées comme indéfinis, ce numéro de Langue française revient, mais avec une perspective spécifique, sur un domaine empirique déjà abordé sous d’autres angles dans deux numéros antérieurs de la revue : le numéro 139 (2003) qui était axé sur la grammaticalisation, et le numéro 158 (2008) sur les proformes indéfinies.
2 Afin de mieux cerner les spécificités de ce numéro thématique, nous allons d’abord présenter la notion de terme de choix libre. Ensuite, nous rappellerons quelques éléments de la discussion qui reviennent régulièrement dans les analyses des termes de choix libre à travers les langues. Enfin, nous situerons les articles contenus dans ce numéro dans ce panorama de la recherche.
2. LA NOTION DE TERME DE CHOIX LIBRE
3 Cette notion a été introduite dans la littérature pour caractériser la sémantique de l’anglais any par Z. Vendler (1967). L’idée est qu’une langue comme l’anglais dispose d’une forme particulière, any, qui certes exprime l’indéfinitude, comme a ou some, mais ajoute en outre l’idée de la « liberté de choix ». Des phrases telles que (1) et (2) sont posées comme vraies quelle que soit la manière dont on choisit un individu sur la classe :
5 Une telle caractérisation induit un rapprochement avec la quantification universelle. Les paraphrases standard de (1) et (2) sont en français (3) et (4) :
(3) Je peux battre chacun (qui que ce soit) d’entre-vous.
(4) Tout le monde (qui que ce soit) sait cela.
7 Mais les choses ne sont pas aussi simples, et ce pour trois raisons principalement.
8 1. Il existe des usages de la même expression any avec une valeur indiscutable de « choix libre » qui ne sont pas paraphrasables à l’aide d’un quantificateur universel. Cela a été remarqué par L. Horn (2000), A. Giannakidou (2001) et P. Larrivée (2007).
(5) Pick any card.
10 La seule paraphrase naturelle en français est (6), et (7) ne préserve pas la signification de (5).
(6) Prenez n’importe quelle carte.
(7) Prenez chaque carte.
12 Qui plus est, l’impossibilité ne tient pas simplement au fait que la phrase est à l’impératif, ce qui a été remarqué par J. Jayez et L.M. Tovena (2005). Contrairement à (5), l’exemple (8a), qui contient un nom d’événement, n’est pas paraphrasable à l’aide d’un existentiel, tout comme son pendant anglais (8b), et le déterminant tout peut y figurer en (8c), alors qu’il ne le pouvait pas dans le pendant français de (5), comme l’illustre (8d).
(8) a. Punissez n’importe quel délit.
b. Punish any misdemeanor.
c. Punissez tout délit.
d. *Prenez toute carte.
14 2. La même forme any est utilisée dans des contextes qui ne sont pas, ou au moins pas de manière indiscutable, des emplois de choix libre, mais sont couverts, en revanche, par la notion de terme de polarité négative (TPN) comme en (9) :
(9) I don’t have any potatoes.
16 Ici, on serait tenté de dire que la traduction standard est (10) :
(10) Je n’ai pas la moindre pomme de terre.
18 Il y a donc un emploi comme terme de polarité de l’item any qui est souvent gardé séparé des emplois de choix libre.
19 3. Une particularité de ces formes est qu’elles sont difficilement utilisables dans une phrase épisodique positive, comme en (11) :
(11) ? Yesterday, I ate anything.
21 On pourrait croire que cela s’explique facilement si any est analysé comme terme de polarité négative. Mais cela n’est pas le cas, puisque nous avons vu que any admet d’autres emplois où il est interprété comme universel. On en vient à se demander pourquoi any ne peut-il pas s’interpréter comme universel en (11), avec la signification ‘Hier, j’ai tout mangé’ ? La question est d’autant plus fondée que l’ajout d’une relative rend possible cette interprétation universelle – phénomène appelé ‘sous-déclenchement’ (subtrigging) depuis J. LeGrand (1975) :
(12) Yesterday, I ate anything my friend cooked for me.
23 Ces trois problèmes se rencontrent sous la même forme dans le paradigme des items du français associables à la notion de choix libre.
24 Un terme comme n’importe quoi, par exemple, a indiscutablement une valeur d’universel dans une phrase comme (13) :
(13) N’importe quel étudiant sait cela.
26 Cependant, son usage ne peut pas être paraphrasé par un universel en (6), répété ci-dessous :
27 Prenez n’importe quelle carte.
28 L’item quoi que ce soit illustre de manière directe le second problème. Il a sans nul doute des emplois universels, comme en (14) :
(14) Qui que ce soit peut consulter son dossier.
30 Mais il a également des usages dans lesquels quoi que ce soit semble se comporter comme un item de polarité négative (Larrivée 2002 ; Tovena et al. 2005), comme l’illustrent (15) et (16) :
(15) Je n’ai pas salué qui que ce soit.
(16) Si qui que ce soit se présente, refusez l’entrée.
32 Le troisième problème est illustré de manière particulièrement variée par les données du français. Certains termes de choix libre sont utilisables en épisodique [1] – un point mis en relief par E. Vlachou (2003, 2006, 2007) :
(17) Hier, j’ai mangé n’importe quoi.
34 En revanche, quoi que ce soit n’est pas utilisable dans ce contexte :
(18) *Hier, j’ai mangé quoi que ce soit.
36 L’intérêt de ces données est que si (17) est correct, n’importe quoi ne s’y interprète pas comme un universel, mais comme un existentiel (voir D. Paillard (1997) sur l’interprétation existentielle de n’importe quoi) : (17) signifie ‘J’ai mangé quelque chose’, et non ‘Hier, j’ai tout mangé’.
37 En somme, lorsque l’on confronte la notion de choix libre aux données du français, on se trouve devant une pluralité de formes (n’importe quoi, quoi que ce soit, un N quelconque), mais les termes principaux du problème soulevé par l’analyse de any se retrouvent très exactement : 1) ces formes sont parfois analysables comme universelles, mais connaissent aussi des emplois dans lesquels cette analyse semble inapplicable ; 2) leur usage en épisodique n’est pas exclu, mais il varie selon les items.
3. L’ANALYSE DE LA NOTION DE CHOIX LIBRE
38 Le début de l’étude linguistique du phénomène des TCL peut être identifié avec la publication en 1967 du livre où Z. Vendler observe qu’une langue naturelle comme l’anglais possède des indéfinis spéciaux qui expriment le libre choix, mais l’intuition du choix libre est très clairement identifiée déjà par B. Russell en 1903. Z. Vendler a été parmi les premiers qui ont étudié sous cet angle la distribution de l’indéfini anglais any – voir aussi E. Klima (1964) – et constaté que ce terme n’est pas grammatical dans des contextes positifs (*I said anything / *J’ai dit quoi que ce soit ; I did not say anything / Je n’ai pas dit quoi que ce soit). Parallèlement, on a vu l’émergence graduelle de différentes approches translinguistiques sur la question des conditions de légitimation des termes à polarité négative qui, comme le terme l’indique, ne sont grammaticaux que quand ils se trouvent dans un contexte négatif au sens large de la monotonie décroissante (*Il a levé le petit doigt pour m’aider / Personne n’a levé le petit doigt pour m’aider). Puisque le TCL any est agrammatical dans des contextes positifs et grammatical dans des contextes négatifs, comme nous venons de le rappeler, certains chercheurs ont conclu que les TCL sont une sous-catégorie de la catégorie générale des TPN – voir, par exemple, A. Giannakidou (2001) [2].
39 Une partie des recherches sur les TCL a été consacrée à la définition de leurs propriétés, ce qui a amené aussi à des progrès dans la caractérisation de leur distribution (Dayal 1998 ; Giannakidou 2001 ; Jayez & Tovena 2005 ; LeGrand 1975 ; Vlachou 2006, 2007, 2008, 2009). La ligne directrice sous-jacente à ces études est que les TCL sont des expressions dont la fonction sémantique s’exprime pleinement dans une structure qui permet une variation modale. Ces analyses, par endroits divergentes, ont néanmoins contribué à clarifier plusieurs aspects importants de la classe des TCL, par exemple la nécessité qu’il y ait variation possible des valeurs (ce que l’on appelle aussi les « alternatives »), la question de savoir si toutes les valeurs doivent être prises en compte (c’est-à-dire s’il y a une forme d’« exhaustivité »), la séparation entre la caractérisation en tant que TCL et le fait d’avoir une force quantificationnelle existentielle ou universelle (Tovena & Jayez 1997 ; Jayez & Tovena 2003, 2005 ; Larrivée 2002), la dépendance intrinsèque entre propriétés à la base du phénomène du sous-déclenchement [3] (LeGrand 1975 ; Dayal 1998, 2005 ; Jayez & Tovena 2005, 2007 ; Vlachou 2007), et enfin le fait que la variation est imposée relativement à l’état épistémique d’un agent (Giannakidou 1997, 2001) ou, selon les cas, relativement au monde (Jayez & Tovena 2005, 2006).
40 Des études sur la sémantique lexicale des TCL (Kadmon & Landman 1993 ; Aloni 2002 ; Kratzer & Shimoyama 2002 ; Jayez & Tovena 2005, 2007 ; Vlachou 2007) ont jeté une lumière nouvelle sur la question des conditions de légitimation de ces termes et les propriétés définitoires de la catégorie. Elles ont démontré que les TCL possèdent une sémantique lexicale riche qui joue un rôle prépondérant dans leur distribution. Ces études ont mis en question l’hypothèse que les TCL forment une sous-catégorie des TPN et ont donné essor aux approches qui étudient la sémantique lexicale des TCL et analysent, sous cet angle, leur distribution (voir E. Vlachou (2007, 2008, 2009) pour un travail systématique récent dans cette perspective). Dans la deuxième partie de cette section, nous allons revenir brièvement sur quelques-unes de ces notions.
3.1. Indéfinis ou quantificateurs
41 Il est dans la nature des TCL de soulever un débat sur leur analyse sémantique : sont-ils des indéfinis, des quantificateurs, ou des formes ambiguës entre ces deux valeurs ? Any est analysé comme universel par V. Dayal (1998, 2005), mais comme un indéfini par N. Kadmon et F. Landman (1993), L. Horn (2000, 2005) et A. Giannakidou (2001). V. Dayal (2005) examine les termes du débat et les arguments échangés pour any. Remarquons, cependant, que le statut de termes de choix libre ne dépend pas de la force quantificationnelle (existentielle ou universelle) du terme, bien que souvent il s’agisse d’éléments existentiels. En effet, par exemple, les contraintes individuées pour any ou n’importe quel tiennent aussi pour tout, hormis les particularités du contenu sémantique de chaque élément lexical, un fait établi explicitement par J. Jayez et L.M. Tovena (2005).
3.2. Les implicatures scalaires
42 Rappelons d’abord l’hypothèse, qui était courante jusqu’aux années 90, selon laquelle l’on fait correspondre à la catégorie TCL les emplois universels de any et on caractérise ses emplois existentiels en tant que TPN. L’effet des opérateurs monotones décroissants (Fauconnier 1977 ; Ladusaw 1979) se manifeste dans un renversement des inférences logiques ou pragmatiques sur une échelle où la proposition exprimée par la phrase qui contient any occupe une position haute ou basse correspondant toujours à la position de borne qui implique toutes les autres. Cette thèse devient difficilement défendable en tant que telle si, comme cela se fait couramment de nos jours, l’on remet par ailleurs en cause le partage de la distribution des termes et, par exemple, l’on étend la caractérisation en tant que TCL aux occurrences de any dans des contextes monotones décroissants (le seul contexte qui semble résister étant la portée immédiate de la négation).
43 C. Muller (2007) consacre un article au sujet des implicatures scalaires, où il commente en particulier l’analyse proposée par M. Haspelmath (1997). Pour celui-ci, « les indéfinis de libre choix » expriment le point bas d’une échelle non-inversée, tandis que les indéfinis de polarité négative expriment le point bas d’une échelle inversée » (op. cit. : 117). Une difficulté conceptuelle première est qu’il est difficile de définir le principe d’opposition des échelles inversées et des échelles non-inversées. De plus, l’idée que les termes de choix libre dénotent le point bas d’une échelle est loin d’aller de soi. On ne voit pas, par exemple, comment les exemples paradigmatiques tels que « Tirez n’importe quelle carte » pourraient être ramenés au point bas d’une échelle. Et dans d’autres cas, seul le contexte indique s’il faut comprendre « même les plus grands », ou s’il faut comprendre « même les plus petits », sans qu’il soit même certain qu’il faille trancher, comme dans l’exemple (19) :
(19) La maladie peut frapper n’importe qui.
45 Les propriétés scalaires sont exploitées aussi, mais de manière différente, dans des approches récentes telles que l’analyse pragmatique proposée par G. Chierchia (2006), élaborée à partir de la proposition de M. Krifka (1995). La caractérisation scalaire sert ici à justifier l’activation d’un ensemble d’alternatives (Chierchia, 2006 : 546) qui, elles, sont ‘enrichies’ de manière différente selon que le terme fonctionne comme TCL ou comme terme de polarité négative. Derrière cette ligne d’analyse, on peut apercevoir un rapprochement entre le phénomène des déterminants de choix libre et le cas de la permission disjonctive (free-choice permission) discuté en philosophie. Par exemple, dire Tu peux prendre la pomme ou la poire revient à dire Tu peux prendre la pomme et tu peux prendre la poire et, par extension, il pourrait être rapproché de Tu peux prendre un fruit quelconque. Ce type d’approche peut rendre compte des lectures universelles en les faisant correspondre, en gros, à l’assertion de l’alternative qui porte sur l’entièreté d’un domaine d’individus. Mais la lecture existentielle, qui est rendue explicite par la continuation... mais pas les deux pour l’exemple en question, correspond toujours à un cas de disjonction dans ce type de traitement. Cependant, la prédiction empirique est trop forte pour les TCL, car l’interprétation selon laquelle plus d’une valeur sont possibles dans un même monde n’est pas exclue. Certes, elle est exclue s’il s’agit d’une phrase d’invitation telle que l’exemple discuté par Z. Vendler, mais elle est naturelle dans un exemple comme Tu peux ouvrir n’importe quelle porte, dit par un citoyen à un policier lors d’une fouille dans une maison. Le policier ne va pas devoir s’arrêter après avoir choisi une porte. La contribution de J. Jayez et L.M. Tovena, dans ce volume, revient sur cette question.
3.3. Les valeurs sémantico-pragmatiques des TCL
46 M. Haspelmath (1997) lui-même fait un lien entre les implicatures scalaires et l’analyse fondée sur la notion d’ ‘élargissement’ (widening) introduite par N. Kadmon et F. Landman (1993). La notion d’élargissement vise le fait que les termes de choix libre supposent une quantification qui prend en compte toutes les valeurs du domaine, sans exception. Elle est associée, chez ces auteurs, à la notion de ‘renforcement’ (strengthening) et à la thèse que les termes de choix libre sont licites quand ils produisent un énoncé plus fort logiquement que l’usage d’un indéfini régulier (n’impliquant pas l’élargissement). E. Vlachou (2007) redéfinit la notion d’élargissement par rapport à d’autres valeurs sémantiques des TCL (comme la dépréciation, l’ignorance, l’indifférence, l’indiscrimination et l’indistinction) et montre comment l’interaction de ces valeurs avec le contexte détermine la grammaticalité des TCL. La relation élargissement/renforcement est la base de l’approche pragmatique de G. Chierchia (2004).
3.4. Paramètres pour l’interchangeabilité
47 L’équivalence entre les éléments d’un ensemble, telle qu’elle est exprimée par un TCL, peut être paramétrée. Dans sa forme forte, le choix libre peut se concevoir comme la contrainte, portée par un terme, qui interdit toute référence à des individus particuliers dans le monde réel, c’est le cas des irréférentiels tels que tout (Jayez & Tovena 2005). Mais cette interdiction peut être relativisée à un agent épistémique et imposer la non identification (ignorance) de l’individu dans l’espace des connaissances de cet agent (Alonso Ovalle & Benito 2003 ; Jayez & Tovena 2006). Le contraste en (20) peut être expliqué de cette manière.
(20) a. *Marie a lu tout livre. [irréférentiel, monde réel]
b. *Dans ce film, Marie a lu tout livre. [irréférentiel, monde fictif]
c. Marie a lu un livre quelconque. [épistémique]
49 En (20c), il y a bien un livre particulier qui a été lu, mais l’agent épistémique, qui dans ce cas est le locuteur, ne sait pas lequel. Invoquer l’ignorance, cependant, ne suffit pas pour racheter (20a) et (20b).
4. CHOIX LIBRE ET DONNÉES DU FRANÇAIS
50 Les articles qui composent le présent volume considèrent en détail les données du français dans le contexte de cette discussion théorique sur la nature des termes de choix libre, et la plupart des débats, qui viennent d’être signalés, y trouvent un écho.
51 Dans Une analyse compositionnelle de ‘quoi que ce soit’ comme universel, Francis Corblin propose une analyse unitaire de quoi que ce soit comme quantificateur universel à portée maximale, et indique une manière de dériver cette interprétation de la composition de ce terme. Même si l’on peut, à des fins descriptives, traiter le terme comme unité lexicale, il est clair qu’il est syntaxiquement composé, et qu’en outre, il entre typiquement en composition avec une relative dans les tours du type quoi (que ce soit) qu’il fasse. La sémantique universelle de cette structure complexe doit elle-même être expliquée, puisqu’elle ne comporte aucune forme lexicale de la quantification universelle. L’auteur propose de la rapprocher des complétives disjonctives, comme que ce soit x ou y qui vienne, en la traitant comme disjonction généralisée introduite par le relatif-interrogatif monté en position initiale. La sémantique de ces tours est celle des subordonnées concessives, qui impliquent la vérité de la principale pour toute alternative (sans exception) introduite dans la concessive, une idée bien présente dans les analyses antérieures de C. Muller (2006, 2007). Quoi que ce soit sera donc toujours universel, comme il l’est dans les subordonnées concessives, mais en position de GN s’observe une différence importante : quoi que ce soit (sans relative) doit prendre portée large, alors que la présence d’une relative autorise une interprétation universelle dans la portée d’un autre opérateur. L’article propose de ne pas distinguer les emplois universels (libre choix) et les emplois comme terme de polarité, qu’il analyse uniformément comme interprétation universelle à portée large. La notion d’élargissement (du domaine des alternatives) est une composante importante de cette analyse qui la rapproche des propositions de N. Kadmon et F. Landman (1993) pour any, et d’E. Vlachou (2007) pour l’item quoi que ce soit lui-même. Cependant, dans le débat indéfini/universel, l’article prend position en faveur de la nature universelle de quoi que ce soit et invite donc à une comparaison serrée avec la thèse d’E. Vlachou (2007) qui repose sur une analyse de l’expression comme indéfini.
52 Dans Quatre problèmes pour le choix libre, Jacques Jayez et Lucia M. Tovena reviennent sur un certain nombre de questions importantes qui sont encore en discussion, malgré la littérature assez abondante consacrée aux déterminants et pronoms de choix libre. La première concerne les frontières mêmes de la notion de « choix libre ». Ils proposent de caractériser son noyau par une contrainte minimale d’équivalence dans une dimension, qu’ils développent de manière unifiée avant de montrer comment elle peut se diversifier selon les différents cas, par ajout de contraintes et/ou par variation sur les dimensions possibles. La seconde question concerne la notion d’élargissement. D’après N. Kadmon et F. Landman (1993), any introduit une extension du domaine d’individus pertinents (widening). La discussion de cette proposition, qui semble intuitivement très satisfaisante pour les TCL, leur permet de montrer que l’élargissement est un effet, et pas un phénomène explicatif. La question suivante est celle de la valeur existentielle ou universelle des TCL. L’article argumente en faveur d’une position nuancée. D’une part, même s’il y a une dominance typologique des TCL existentiels, il peut exister des TCL universels comme tout. D’autre part, il n’est pas évident que la distribution d’un TCL doive être uniformément existentielle ou universelle, un point qui est discuté à partir de l’exemple de n’importe quel. Enfin, les phrases comparatives posent toujours une question ouverte, car elles peuvent abriter des TCL même lorsqu’elles font référence à des événements particuliers, configuration qui a) rend généralement les mêmes TCL inappropriés ou b) leur fait adopter des valeurs restreintes (dépréciatives, par exemple) que l’on n’observe pas avec les comparatives.
53 Dans sa contribution Emplois syntaxiques de ‘quoi que ce soit’, Florence Lefeuvre examine les emplois syntaxiques du pronom indéfini quoi que ce soit en considérant quatre cas de figure : i) quoi que ce soit prend une fonction par rapport au prédicat d’une proposition principale ou indépendante. L’article montre que quoi que ce soit connaît des contraintes importantes dans ce premier type d’emploi ; ii) la fonction de quoi que ce soit s’établit par rapport au prédicat d’une proposition subordonnée. La difficulté pour quoi que ce soit d’apparaître dans une assertion indépendante explique que, dans l’écrasante majorité des exemples, ce pronom ne reçoive pas sa fonction syntaxique du verbe conjugué d’une proposition principale ou indépendante, mais du verbe d’une proposition subordonnée ou d’un infinitif (cf. Gaatone, 1971 : 202-203) ; iii) quoi que ce soit s’articule à un infinitif complément. Ce cas de figure est, d’après les corpus examinés, celui qui est le plus fréquent : cela peut se comprendre puisque l’infinitif est un mode qui ne peut pas être asserté ; iv) enfin, quoi que ce soit survient dans un circonstant extra-prédicatif dépourvu de forme verbale. La présence de quoi que ce soit dans un circonstant extra-prédicatif peut s’expliquer par le fait qu’un tel complément ne participe pas au prédicat de l’énoncé. Dans ces quatre cas de figure, la négation est récurrente. Ainsi, quoi que ce soit se caractérise par des emplois syntaxiques restreints. Il ne peut pas s’employer dans une phrase épisodique affirmative, mais s’emploie principalement avec un infinitif et une négation. En s’appuyant sur des données extraites de Frantext (années 2004-2005), du Monde (1995-1996) et du corpus du français parlé parisien des années 2000 (CFPP2000 : Branca, Fleury, Lefeuvre, Pirès), F. Lefeuvre propose une approche sur les indéfinis français de libre choix dans une optique descriptive.
54 Claude Muller présente dans son article intitulé La quantification dissociée dans les indéfinis ‘Free-Choice’ du français une analyse du phénomène de la quantification dissociée des TCL. À côté des emplois universels de type de choix libre des indéfinis, on trouve des emplois dans lesquels il y a, pour toutes sortes de raisons, une dissociation entre une quantification existentielle limitée pragmatiquement et une quantification de type universel. Par exemple, dans un des emplois prototypiques de cette construction : Prenez n’importe quelle carte, dans un tour de carte, il est suggéré de prendre une carte et une seule, alors que le choix est ouvert pour toutes. Cette dissociation de la quantification peut se retrouver dans la description de situations habituelles (de type Vous faites n’importe quoi), dans des énumérations (Ils regardaient leur canne, ou leurs pieds, ou n’importe quoi) et confine aux emplois de type non spécifique dans les situations non réelles. Dans certains contextes, les indéfinis de ce type présentent une quantification universelle virtuelle qui se résout en une quantification existentielle projetée dans l’espace du réel. Dans d’autres, ils qualifient en situation réelle, avec un ordre des espaces mentaux différent : l’appréciation de type universel est un jugement a posteriori sur une quantification existentielle (de type Elle flirte avec n’importe qui). Dans tous les cas, d’après C. Muller, l’emploi des free-choice masque la nature réelle de la quantification, soit parce qu’ils s’appliquent à une phase de choix dissociée de l’action, soit parce qu’ils synthétisent un ensemble de valeurs diverses dans les situations d’actions répétées, ou parce qu’ils sont liés à des présupposés négatifs dans certains contextes à polarité. Si on y ajoute les emplois qualificatifs qui semblent cette fois être des jugements a posteriori sur des indéfinis existentiels spécifiques, on remarquera qu’ils couvrent l’ensemble du domaine quantificationnel des indéfinis.
55 L’article de Sandrine Pescarini ‘N’importe qu-’ : diachronie et interprétation propose de retracer l’histoire de l’indéfini n’importe quel, tout en considérant les interprétations possibles qu’il peut avoir depuis sa formation. Cet indéfini, qui exprime le libre choix du référent, est apparu récemment dans le lexique français. Sa formation est détaillée en prenant comme point de départ l’élément principal qui a permis de le construire : importer. Ce verbe est attesté dans le TLF (Trésor de la Langue Française) dès 1536 avec le sens de « exiger, nécessiter, comporter », puis en 1543 avec la signification « concerner, être de conséquence pour quelqu’un, pour quelque chose ». Il faut attendre le début du 19e siècle pour que n’importe quel soit employé en tant que déterminant indéfini, suite à un processus de lexicalisation. S. Pescarini remarque que, bien que n’importe quel soit figé, il reste en français moderne des emplois d’une forme antécédente, dont témoigne la possibilité d’employer une préposition entre n’importe et quel. Du fait de l’existence de nombreux exemples de ce type sur Internet, il semblerait que le processus de lexicalisation de n’importe quel ne soit pas encore achevé. Au niveau sémantique, S. Pescarini discute de deux comportements qui semblent détacher n’importe quel du reste des TCL, notamment le fait a) qu’il apparaît dans les contextes négatifs, où il est toujours dépréciatif, et b) qu’il se rencontre dans les phrases épisodiques telles que Olivier a pris n’importe quel billet de train, un emploi qui est très récent et qui peut être teinté de dépréciation pour certains locuteurs. Selon la thèse soutenue dans cet article, n’importe quel est un item à choix libre qui n’est peut-être pas arrivé au terme de son processus de grammaticalisation, tant au niveau de la forme qu’au niveau sémantique.
56 Le présent volume s’achève avec l’article Sémantique et distribution des termes de choix libre du français par Evangelia Vlachou. L’objectif principal de cet article est d’expliquer les propriétés distributionnelles des termes dits de ‘choix libre’ (TCL) du français. La plupart des langues connues possèdent des termes qui expriment le libre choix (TCL). Ces termes ont été analysés comme des termes à polarité (TP) dont la distribution est régie par des conditions de légitimation et d’anti-légitimation par le contexte linguistique (Giannakidou 2001). La base de données des termes de choix libre (Vlachou 2007) a démontré, en revanche, que la distribution des termes qui expriment le libre choix est libre et ne peut pas être prédite au moyen de ces conditions. Les résultats empiriques de cette base de données ont de plus établi que les TCL ont une sémantique lexicale riche. Partant de la différence de distribution des items français que l’auteur a analysés comme des TCL (*J’ai mangé quoi que ce soit / J’ai mangé n’importe quoi, Il a utilisé un rythme quelconque), ce résultat a fait naître la question suivante : si les TCL forment une classe naturelle d’items, qu’est-ce qui explique ces divergences ? En s’appuyant sur des données du français, la présente étude défend l’hypothèse que les différentes propriétés distributionnelles des termes que l’on a analysés comme des TCL sont dues à leurs différentes propriétés sémantiques ; c’est l’interaction entre, d’une part, la sémantique lexicale de ces items et, d’autre part, la sémantique et la pragmatique d’un contexte donné qui détermine leur distribution. Ce résultat est crucial car il nous invite à reconsidérer la question de savoir s’il existe vraiment une classe naturelle de TCL.
Bibliographie
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Notes
-
[1]
Pour être complet, on notera que la question de la force quantificationnelle de l’emploi du terme et de la nature épisodique du contexte peuvent être découplées. Les comparatives sont un bon exemple de contexte qui est épisodique et où n’importe quel reçoit une lecture universelle, voir l’exemple (i) adapté de Jayez & Tovena (2005).
(i) Hier, Marie a couru plus vite que n’importe quelle fille de sa classe. -
[2]
Historiquement, l’étude des TCL est un branchement de l’étude des TPN, voir Tovena (2001) pour une vue panoramique sur trente ans de recherche dans le domaine.
-
[3]
Comparer *Any student attended the meeting / *Tout étudiant a participé à la réunion avec Any student who was interested in the topic attended the meeting / Tout étudiant concerné par le problème a participé à la réunion.