Couverture de LF_164

Article de revue

Types d'êtres discursifs dans la ScaPoLine

Pages 81 à 96

Notes

  • [1]
    Pour faire marcher un tel modèle et éviter le risque de tomber dans le piège de l’éclectisme aveugle, l’approche modulaire doit obéir à un certain nombre de principes méthodologiques. Pour une introduction plus poussée à l’approche modulaire, voir Nølke (1994 ; 1999).
  • [2]
    J’adopte ici la terminologie proposée par Ducrot, où la signification est la description sémantique que donne le linguiste d’une expression de la langue tandis que le sens dénote la description qu’il associe au niveau de la parole.
  • [3]
    Soulignons qu’aucun postulat cognitif ne sera attaché à ce modèle dont le but est uniquement de nous permettre de situer nos résultats dans un cadre scientifique plus large. Il n’empêche que le modèle peut générer des hypothèses cognitives testables.
  • [4]
    En même temps, le texte fait partie constitutive du discours : il le crée et le reflète.
  • [5]
    Pour une description plus étoffée des pdv et des liens, voir par exemple Nølke (2008). Dans le présent article je me focalise sur les ê-d.
  • [6]
    Pour une analyse ScaPoLine de puisque, voir Nølke & Olsen (2002).
  • [7]
    Des analyses polyphoniques plus fines des deux énoncés révèlent que cette mise à distance ne s’opère pas exactement de la même manière dans les deux cas. Pour il paraît que, voir Nølke (2001 : 15-24) et pour le conditionnel voir Kronning (2005).
  • [8]
    Plus précisément comme une valeur par défaut très forte.
  • [9]
    Selon Wittgenstein, ce qui est dit est justiciable d’une appréciation en termes de vérité (ou de fausseté), alors que ce qui est montré n’est pas censé être débattu.
  • [10]
    Je reprends et reformule ici l’étude de Il semble que présentée dans Nølke (2001 : 15-34).
  • [11]
    L’allocutaire est celui à qui l’énonciation est destinée, toujours selon la sémantique de l’énoncé. C’est la deuxième personne.
  • [12]
    Coco Norén a argumenté en faveur de cette distinction en 2007 déjà (in : Fløttum et al. 2007 : 135).
  • [13]
    Pour une analyse syntaxique et sémantique des adverbes paradigmatisants, tels même et surtout, voir Nølke (1983).
  • [14]
    Cette distinction est introduite dans Nølke (1985) pour l’analyse du subjonctif. Ensuite, elle s’est avérée importante pour la description d’une large gamme de phénomènes.
  • [15]
    Pour des analyses des traces de LOC, voir Jønsson (2004) ou Nølke (2009).

1 L’étude de la polyphonie linguistique concerne avant tout les « voix » qui créent cette polyphonie à travers les énoncés et les textes. C’est précisément la distinction entre le locuteur et les énonciateurs, compris comme les « voix » que celui-ci met en scène, qui est à l’origine de la polyphonie linguistique telle qu’elle a été développée dans les travaux d’Anscombre et Ducrot. Fortement inspirés par ces auteurs, nous élaborons depuis plus de vingt ans une théorie linguistique de la polyphonie, baptisée, il y a une dizaine d’années, la ScaPo-Line (la théorie SCAndinave de la POlyphonie LINguistiquE). Quoique fidèle aux idées essentielles de l’approche ducrotienne, la ScaPoLine a pris un certain nombre de choix théoriques qui l’en distinguent. Les différences ne s’expriment pas par une autre conception de la polyphonie linguistique mais par des buts différents. Notre ambition est de créer une théorie formalisée qui soit en mesure de prévoir et de préciser les contraintes proprement linguistiques qui régissent l’interprétation polyphonique. Notre espoir est que cette insistance sur l’ancrage formel nous permette de faire de la ScaPoLine un appareil heuristique rendant possible des analyses opératoires, non seulement d’énoncés individuels, mais aussi de fragments de textes composés de plusieurs énoncés. Dans la ScaPoLine, nous ne parlons pas d’énonciateurs : les « voix », ou plutôt les points de vue, sont associées directement aux êtres discursifs (ê-d en abrégé), terme central de cette théorie. Les ê-d sont conçus comme des images des « personnes » qui peuplent le discours, créées par le locuteur.

2 Dans cet article, j’examinerai, par des analyses empiriques, la nature des ê-d tels qu’ils sont véhiculés par les énoncés. C’est une tentative d’arriver à une meilleure compréhension du rôle que jouent les ê-d dans l’interprétation polyphonique. Toutefois, avant d’y procéder, il m’importe de présenter le fondement conceptuel et l’ensemble des éléments centraux de la ScaPoLine : son « ossature ». Ceci fait, je définirai et analyserai les différents types d’ê-d pour en dresser un inventaire. Je montrerai ensuite que le locuteur est en mesure de laisser d’autres traces de son activité énonciative que la simple création des ê-d avec leurs points de vue. L’article se terminera par quelques réflexions sur les perspectives qu’ouvre cette approche de la polyphonie linguistique.

1. LE FONDEMENT CONCEPTUEL

3 Le domaine d’études empiriques de la ScaPoLine est le sens polyphonique des énoncés ; c’est-à-dire la description sémantique de l’énoncé donnée par le linguiste. C’est notre observable. Suivant Ducrot, nous concevons l’énoncé comme une image de l’énonciation et son sens est ainsi susceptible de renvoyer à tous les éléments présents lors de l’acte de parole : le contenu propositionnel, les interlocuteurs, la situation énonciative, et ainsi de suite.

4 Notre objet théorique d’études est cependant l’ancrage linguistique du sens polyphonique. En effet, le point de départ de toute théorie de la polyphonie linguistique est l’hypothèse selon laquelle la polyphonie des énoncés laisse des traces au niveau de la langue. Ou en d’autres termes, que la langue, conçue comme le système linguistique à l’instar de Saussure, apporte des instructions relatives à l’interprétation polyphonique de la parole. Dès lors, le défi est de cerner cette dépendance linguistique de la création de polyphonie linguistique : dans quelle mesure le sens polyphonique d’un énoncé donné peut-il être ramené à la forme linguistique ? Quelles sont les expressions et les structures qui apportent des instructions « polyphoniques » ? À quel point la forme linguistique est-elle en mesure d’imposer une lecture polyphonique des énoncés ?

5 On sait que le sens est toujours linguistiquement sous-déterminé : de multiples facteurs linguistiques et extralinguistiques concourent pour créer le sens, et par là les interprétations. Il y a donc tout lieu de penser que la polyphonie se crée par une combinaison, peut-être complexe, de phénomènes dont certains relèvent de la langue, d’autres de la (situation de) parole. C’est pourquoi nous avons pris deux décisions théoriques importantes : l’approche générale est modulaire et le processus d’interprétation réelle est modélisé.

1.1. L’approche modulaire

6 L’approche modulaire applique un modèle théorique composé d’un certain nombre de sous-systèmes autonomes appelés modules, où chaque module est chargé d’une problématique restreinte. Un module peut être conçu comme une théorie partielle comportant un système de règles (locales) avec un domaine d’application spécifié. Les différents modules sont reliés à l’aide d’un système de règles globales, les métarègles, qui articulent leur interaction [1]. L’idée fondamentale qui sous-tend toute approche modulaire est qu’il ne faut jamais perdre de vue la conception globale de ce que l’on fait. Idéalement, l’approche modulaire favorise des descriptions concises des phénomènes parce que le nombre restreint de concepts et de règles de chaque module rend possible la formulation de définitions précises des notions centrales. De même, elle ouvre la voie au niveau explicatif parce qu’elle permet la détection de relations systématiques entre phénomènes définis indépendamment les uns des autres. La ScaPoLine est à concevoir comme un module d’un modèle modulaire plus large.

1.2. Le modèle d’interprétation

7 Notre but idéal consiste à expliquer les relations détectables entre les différentes formes linguistiques et les interprétations auxquelles celles-ci donnent lieu, en nous focalisant ici sur les aspects polyphoniques. Pour ce faire, j’aurai recours à une sémantique instructionnelle et énonciative combinée à un modèle d’interprétation. En sémantique instructionnelle, le sens codé en langue est constitué d’ensembles d’instructions. Toute expression linguistique, qu’il s’agisse d’un morphème, d’un mot, d’une phrase ou d’un phénomène prosodique codé, donne un ensemble d’instructions concernant sa contribution à l’interprétation de l’énoncé. Suivant Ducrot, l’énoncé est conçu comme une image de l’acte d’énonciation et il s’ensuit que le codage est formé de traces de cet acte. On peut dire que les instructions posent des contraintes sur le potentiel interprétatif. Qui plus est, elles indiquent une interprétation par défaut. Cela veut dire que les instructions indiquent un contexte par défaut qu’on pourrait caractériser comme « construit » par la forme linguistique. Prises ensemble, les instructions génèrent la signification [2] qui est un output du modèle modulaire. Le processus d’interprétation « réel » est alors décrit dans un modèle d’interprétation en quatre étages  [3]. Ce modèle ne fait pas partie de la théorie linguistique proprement dite, mais il nous permet de situer celle-ci et ses résultats dans un cadre plus général.

8 Par contexte, j’entends aussi bien le contexte textuel (le cotexte) que la situation énonciative, le contexte spatio-temporel, les attentes réciproques et le contexte encyclopédique. Pour ce qui est des stratégies interprétatives, il pourrait s’agir des maximes de Grice, du principe de pertinence ou bien d’autres stratégies qui guident notre recherche d’éléments susceptibles de saturer les variables ou d’ajouter d’autres aspects à l’interprétation. Le cadre d’interprétation, enfin, donne lui aussi des instructions pour l’interprétation, celles-ci cependant d’une toute autre nature. Seule l’étude des instructions, le premier étage, appartient à la linguistique de la langue.

Modèle d’interprétation

Les instructions :
  • posent des variables type (c’est-à-dire des variables associées à des domaines restreints)
  • posent des relations entre les variables
  • donnent des indications relatives à leur saturation (susceptibles de déclencher certaines lois de discours de façon systématique)
Le co (n) texte permet la saturation des variables qui, elle, fait partie de l’interprétation
Les stratégies interprétatives régissent la saturation et, partant, l’interprétation (dans les limites permises par les instructions posées par la signification)
Le cadre d’interprétation : scénarios, genres, …

1.3. Le discours idéal

9 En tant qu’image de l’énonciation, l’énoncé renferme des indications concernant ses protagonistes, la situation énonciative, etc. Toutes ces indications sont susceptibles d’être codées, ce qui fait ainsi objet de notre domaine d’étude théorique. Le défi empirique est dès lors de discerner cette dépendance linguistique de l’interprétation polyphonique observée. Il s’agit de trouver des tests opératoires nous permettant de distinguer les aspects du sens codés (dans les instructions) des aspects du sens relevant des autres étages du modèle d’interprétation. À cette fin, nous pouvons avoir recours à la notion de discours idéal. Le discours idéal est le discours qui a lieu dans le contexte par défaut des énoncés. Chaque énoncé crée un nombre restreint d’enchaînements virtuels appartenant au discours idéal qui lui est associé. Cette idée nous permet de nous servir du test d’enchaînement déjà proposé par Anscombre et Ducrot. Illustrons ce test par une étude de l’exemple devenu canonique de la négation syntaxique ne… pas.

10 Considérons les deux énoncés suivants :

11

(1) Ce mur est blanc.
(Sous-entendu : quelqu’un pense ou pourrait penser : « ce mur n’est pas blanc »)
(2) Ce mur n’est pas blanc.
(Sous-entendu : quelqu’un pense ou pourrait penser : « ce mur est blanc »)

12 Dans les deux énoncés notre intuition nous dicte la présence des sous-entendus indiqués. En effet, ni l’énonciation de (1) ni celle de (2) ne seraient pertinentes sans ce sous-entendu. C’est dans ce sens que nous dirons que les deux énoncés sont polyphoniques : ils véhiculent une sorte de dialogue cristallisé. Or le test d’enchaînement révèle que ces deux sous-entendus n’ont pas le même statut :

13

(3) a. — Je le sais.
b. (...), ce que regrette mon voisin.
(4) a. — Pourquoi le serait-il ?
b. (...), ce que croit mon voisin.

14 On verra que les anaphores de ces enchaînements (le et ce que) ne fonctionnent pas de la même manière après (1) et après (2). Enchaînant sur (2), celles de (3) renvoient au contenu de l’énoncé, alors que celles de (4) renvoient aux sous-entendus ; enchaînant sur (1), toutes les anaphores renvoient au contenu de l’énoncé, pour autant que les enchaînements de (4) soient possibles. La possibilité pour une anaphore de renvoyer à un sous-entendu nous signale que ce sous-entendu est indiqué au niveau de la langue. Comme la seule différence entre les énoncés (1) et (2) réside dans la présence de la négation ne… pas dans (2), ce doit être cette négation qui apporte l’instruction de la lecture polyphonique de (2). Nous dirons que la négation est un marqueur de polyphonie ou qu’elle code la lecture polyphonique.

1.4. La structure et la configuration polyphoniques

15 La lecture polyphonique peut donc soit être indiquée par les instructions véhiculées par la langue, soit surgir comme un effet de sens lors de l’énonciation comme c’est le cas de l’énoncé (1). Afin de distinguer nettement ces deux sources de la polyphonie, nous introduisons une distinction terminologique :

16

la structure polyphonique se compose de l’ensemble d’instructions que pourvoit la langue pour l’interprétation polyphonique des énoncés ;
la configuration polyphonique est le sens polyphonique que le linguiste associe à l’énoncé. La configuration fait partie de l’interprétation que fait l’allocutaire du texte auquel il est confronté.

17 Étant une théorie linguistique de la langue, l’objet d’étude théorique de la ScaPoLine est la structure polyphonique. Or, n’ayant aucun accès direct à la langue, il nous faudra d’abord étudier la configuration qui est notre seul observable : elle est notre domaine empirique.

2. L’OSSATURE DE LA SCAPOLINE

18 C’est un axiome de la théorie que toute énonciation a un locuteur. Par extension, le texte, composé d’énoncés, est conçu comme le produit du discours : c’est une image « gelée » du discours créée par le locuteur [4]. C’est le locuteur qui assure l’ancrage du texte dans le monde social. Il est une image particulière du sujet parlant (ou écrivant). On peut dire qu’il est un masque que se donne l’homme en parlant ou en écrivant. Cette construction du locuteur comme source du texte est probablement plus ou moins inconsciente dans la vie quotidienne où le masque tend à être adapté à la situation discursive particulière : ce n’est pas le même locuteur que l’on construit pour parler à son chef ou à ses enfants. On peut imaginer que cette construction est beaucoup plus consciente et sophistiquée dans les textes littéraires où l’auteur physique construit souvent soigneusement le locuteur : l’auteur du texte. Si intéressante que soit l’étude de cette relation entre le sujet parlant et le locuteur, elle dépasserait cependant le cadre de la ScaPoLine.

19 Or, c’est un trait constitutif de la langue que de permettre – dans son emploi – la présence de traces de l’activité concrète du locuteur. Cette propriété s’explique sans doute par le dialogisme inhérent à la langue. Ces traces constituent notre seul accès aux propriétés du locuteur. Ainsi le locuteur peut-il construire plusieurs types d’images de lui-même ou plutôt des rôles divers qu’il est susceptible de jouer dans ses énoncés. On distinguera deux types principaux : LOC, qui est une image du locuteur dans son rôle de constructeur de l’énonciation (et, partant, de son sens, cf. § 4), et différentes images de lui comme source de points de vue (cf. § 3).

20 C’est donc LOC qui construit la configuration polyphonique dont il fait partie lui-même. Selon la ScaPoLine, la configuration se compose de quatre éléments fondamentaux :

21

Le locuteur-en tant que constructeur (LOC) assume la responsabilité de l’énonciation.
Les points de vue (pdv) sont des entités sémantiques porteuses d’une source qui est dite avoir le pdv. Les sources sont des variables. Elles correspondent aux énonciateurs d’Anscombre et Ducrot. La forme générale d’un pdv est : [X] (JUGE (p)), où [X] indique la source, et JUGE un jugement que la source porte sur le contenu p.
Les êtres discursifs (ê-d) sont des entités sémantiques susceptibles de saturer les sources.
Les liens énonciatifs (liens) relient les ê-d aux pdv. Il en existe trois types : le lien de responsabilité, le lien de réfutation, et les liens de non-responsabilité et de non-réfutation dont il y a toute une gamme. L’ê-d qui est source d’un pdv donné engage un lien de responsabilité envers ce pdv [5].

22 Les quatre éléments de la configuration sont tous susceptibles d’être codés dans la langue et, partant, de faire partie de la structure polyphonique, mais ils ne le sont pas forcément.

3. LES ÊTRES DISCURSIFS (Ê-D)

23 Soulignons d’emblée que selon la définition retenue par la ScaPoLine, LOC n’est pas un ê-d bien qu’il soit un être du discours dans la mesure où, étant une image du locuteur, il n’existe que dans le discours. Les ê-d sont définis par leur capacité à saturer les sources des pdv. LOC les construit comme des images des différents « personnages » qui peuplent le discours. On peut distinguer les trois personnes. Les première et deuxième personnes font partie inhérente du discours et la troisième peut être introduite explicitement par différentes expressions linguistiques, notamment par les groupes nominaux, les pronoms ou les noms propres. LOC construit des images des trois personnes à sa guise. Il les construit à travers les pdv qu’il leur associe. L’exemple suivant est révélateur à cet égard :

24

(5) Dis-moi ce que j’ai mangé ce matin puisque tu sais tout.

25 Oswald Ducrot a montré que le propre du connecteur puisque est de présenter le contenu de la subordonnée qu’il introduit comme pris en charge par l’allocutaire dans la lecture par défaut (Ducrot 1983)  [6]. Dans notre terminologie, cela revient à dire que LOC construit une image de son allocutaire selon laquelle celui-ci pense qu’il sait tout. Il est évident que dans une situation ordinaire l’allocutaire n’est pas d’accord, et il sait que le locuteur ne s’attend pas à ce qu’il soit d’accord. L’ironie forte à laquelle l’énoncé de (5) a tendance à donner lieu découle de ce jeu. L’exemple illustre que LOC est totalement maître de la construction d’images de ses interlocuteurs ainsi que de tous les autres personnages qu’il fait entrer dans son discours, y compris lui-même.

26 Procédons maintenant à quelques analyses empiriques afin de mieux comprendre la nature des ê-d tels qu’ils sont véhiculés par les énoncés.

3.1. La première personne/le locuteur

27 En règle générale, le locuteur construit dans tout énoncé des images de lui-même en tant qu’ê-d. On peut poser une règle selon laquelle, toutes choses égales par ailleurs, LOC construit toujours au moins un pdv dont le locuteur-ê-d assume la responsabilité. Cette règle est seulement enfreinte dans l’ironie où LOC montre un pdv dont il se distancie. Or on sait que pour que l’ironie fonctionne, il faut qu’il y ait dans la situation quelque chose, par exemple des gestes ou des connaissances particulières, qui fasse voir que le pdv (principal) n’est pas celui du locuteur. Nous en avons déjà vu un exemple dans (2), répété ici pour commodité :

28

(2) Ce mur n’est pas blanc.
pdv: ‘ce mur est blanc’
pdv: pdv1 est faux

29 Les instructions indiquent que c’est le locuteur (comme ê-d) qui est source du pdv2, alors qu’elles ne véhiculent aucune information quant à la source du pdv1. Ce « trou » dans la structure polyphonique déclenche une recherche d’une source lors de l’interprétation : nous avons tendance à chercher qui pourrait penser – selon le locuteur – que ledit mur serait blanc, mais rien ne nous empêche de comprendre l’énoncé même si notre recherche échoue.

30 Remarquons au passage que les structures polyphoniques ainsi « trouées » sont répandues. Certaines expressions linguistiques servent même à présenter des pdv dont la source n’est pas indiquée. En voici encore deux exemples :

31

(6) Il paraît que le ministre est malade.
(7) Le ministre serait malade. (lecture « journalistique »)

32 Dans les deux exemples, la seule indication de la source du pdv ‘le ministre est malade’ est que ce n’est pas le locuteur. Le pdv du locuteur consiste à indiquer cette distance  [7].

33 LOC est susceptible de construire différents types d’images de lui-même. Oswald Ducrot (1984 : 199sv.) l’a déjà montré dans son analyse de l’expression des sentiments qui lui fait introduire une distinction entre le « locuteur-en-tant-que-tel » qui n’a de vie hors de l’énoncé où il apparaît et le « le locuteur en tant qu’être du monde » qui est une personne « complète ». L’analyse de la présupposition illustre cette scission du locuteur. S’inspirant de la notion de ON-vérité de Berrendonner (1981), Ducrot a proposé une analyse du présupposé selon laquelle celui-ci est sur le compte de ON (ou VOX PUBLICA) :

34

(8) Paul a cessé de fumer.
pdv1 : ‘Paul fumait autrefois’ (présupposé, pris en charge par ON)
pdv: ‘Paul ne fume pas actuellement’ (posé, pris en charge par le locuteur)

35 Il est évident que le locuteur est inclus dans ce ON. Or là, il s’agit du locuteur en tant qu’être du monde, alors que c’est le locuteur en-tant-que-tel qui assume la responsabilité du posé.

36 Cette (deuxième) distinction à l’intérieur de la notion de locuteur s’avère très importante pour les analyses empiriques, et dans la ScaPoLine nous la reprenons sous une forme modifiée et développée. Ainsi nous distinguons les images suivantes du locuteur :

37

Le locuteur textuel, L, est la source d’un pdv que le locuteur avait préalablement à son énonciation et qu’il a toujours. L est présenté comme ayant tous les aspects d’une personne complète. LOC peut ainsi construire une image générale du locuteur ou une image de lui à un autre moment de son histoire.
Le locuteur de lénoncé, l0, est la source d’un pdv que le locuteur a hic et nunc, mais qu’il n’a pas forcément ni avant ni après. La particularité de l0 est de n’exister que dans l’énonciation particulière, E0.
Le locuteur d’énoncé, lt, est la source d’un pdv que le locuteur avait au moment t (≠ 0), où il a construit l’énonciation Et.

38 En vertu d’un principe de cohérence polyphonique, le locuteur garde ses points de vue sauf indication explicite du contraire au fur et à mesure que le texte (monologal) progresse. Cela revient à dire qu’un pdv de lt est susceptible de se transformer dans un pdv de L.

39 On verra que lt est un l0 du passé (ou de l’avenir). Tout comme l0, lt n’a d’existence que dans l’énonciation particulière (Et), sa seule propriété étant celle d’être responsable de Et. Toute existence ultérieure est une existence rapportée. Si nous gardons séparées les deux images du locuteur, c’est parce que l0 joue un rôle tout à fait singulier. N’existant que dans l’énonciation hic et nunc, il entre dans une relation assez étroite avec LOC, ce qui a certaines conséquences pour la construction de l’énonciation. Ainsi peut-on poser une règle selon laquelle l0 est toujours [8] source du pdv le plus haut d’une structure hiérarchique de pdv. Nous l’avons déjà vu dans l’analyse de la négation, où l0 est source de pdv2 qui porte sur pdv1. Les adverbes d’énoncé nous en donnent d’autres exemples. Ainsi dans :

40

(9) Peut-être que Pierre est revenu.

41 l0 est la source du pdv ‘peut-être p’, alors qu’un autre ê-d est la source du pdv ‘p’ (dans la lecture par défaut, c’est L, cf. Nølke 1993 : 174). Une différence corollaire entre lt et l0 est que, tandis que les pdv de celui-ci peuvent être montrés, comme c’est le cas dans l’exemple donné, les pdv de celui-là ne peuvent être que dits (ou racontés), comme dans :

42

(10) J’ai bien dit que je reviendrais.

43 où le pdv je reviendrai est rapporté.

44 REMARQUE : Le discours direct représenté (le DDR) constitue une exception à cette « règle » (J’ai bien dit : « Je reviendrai »). Dans le DDR, LOC représente l’énonciation d’un autre, qui peut être lui-même à un autre moment, avec toutes ses coordonnées énonciatives. Il s’agit d’un Locuteur Représenté (abrégé en LR) construit comme un LOC mimé. Dans le discours indirect représenté (ex (10)), y compris le style indirect libre, LR est construit comme un être discursif « normal », cf. Nølke (2006).

45 La présupposition n’est pas le seul élément dont l’analyse nécessite la distinction. Nombreuses sont en effet les expressions linguistiques qui indiquent la présence de plusieurs images du locuteur. Nous venons de voir que (9) en est un exemple dans la lecture par défaut. Un exemple plus intéressant est peut-être la modalité Il semble que qui, elle, contrairement aux modalités véhiculées par les adverbes de phrase, est dite au sens de Wittgenstein (1961 : § 4.022sv)  [9]. J’ai proposé ailleurs l’analyse suivante de cette modalité (Nølke 2001 : 23)  [10] :

46

(11) Il semble que (p)
pdv: [X] (VRAI (p))
pdv: [l0] (SEMBLER (pdv1))
X = L par défaut (valeur assez forte)
SEMBLER signifie :
pdv1 s’appuie sur un certain nombre d’indices qui ne se prêtent pas à l’explicitation.

47 On remarquera que, dans la lecture par défaut, qui est presque obligatoire, il semble que introduit une sorte de discours intériorisé. Prenons un exemple simple pour illustrer l’analyse :

48

(12) Il semble que Marie soit malade

49 Le fait que le locuteur de l’énoncé assume la responsabilité du discours intériorisé (pdv2) entraîne que ce discours a lieu au moment de la parole. Cette analyse sera corroborée par une étude de la distribution de il semble que p (Nølke 2001 : 28sv.). Il découle par ailleurs du fait que L s’associe par défaut à pdv1 que l0 accorde ce point de vue. Une autre conséquence en est que le locuteur peut enchaîner sur ce point de vue dans son discours continu. Témoin :

50

(13) Il semble que Marie soit malade. On ne pourra donc pas compter sur elle pour nous aider.

51 La modalité il semble que est particulièrement intéressante en ce qu’elle peut indiquer le temps passé du fait qu’elle comprend une forme verbale :

52

(14) Il semblait que Marie soit malade.

53 Dans ce cas, l0 ne peut être tenu responsable de pdv2, car il n’existe qu’au moment de la parole. Néanmoins, tout porte à penser que l’analyse est fondamentalement valable même dans ce cas, car on a nettement l’impression que l’énoncé de (14) introduit, lui aussi, un discours intériorisé. La prise en considération des exemples avec le verbe au passé me mène donc à modifier un peu l’analyse proposée dans (11). Il suffit cependant de remplacer l0 par lt, et l’analyse de Il semble que devient ainsi encore un argument en faveur de l’introduction des locuteurs d’énoncés.

3.2. L’allocutaire  [11]

54 La distinction introduite entre le locuteur textuel et le locuteur d’énoncé se transpose aux autres personnes. Ainsi dans l’exemple déjà étudié :

55

(5) Dis-moi ce que j’ai mangé ce matin puisque tu sais tout.

56 c’est l’allocutaire textuel qui est source du pdv introduit par puisque, et dans l’énoncé (15) :

57

(15) Tu m’as dit que tu viendrais.

58 c’est l’allocutaire d’énoncé qui est source du pdv de la subordonnée. Dans Nølke, Fløttum & Norén (2004), nous avons argumenté en faveur de l’existence d’un allocutaire de l’énoncé, c’est-à-dire de a0. Nous proposions l’hypothèse selon laquelle a0 (comme l0) se trouve dans le MODUS. Selon cette hypothèse, nous aurions une trace de a0 dans un énoncé tel que (16) :

59

(16) mais vous savez ce n’est pas très mystérieux, le passage du manuscrit au tapuscrit.
(Nølke et al. 2004 : 121)

60 Nous avions ainsi associé la notion d’ê-d de l’énoncé à celle de monstration. Tout ê-d indiqué dans un segment à sens montré serait un être de l’énoncé. Il me semble aujourd’hui que nous nous sommes trompés. En effet, l’expression vous savez ne sert guère à introduire un pdv au sens propre dans (16). Si elle est à sens montré, c’est précisément parce qu’elle sert plutôt à une fonction interactionnelle. Or, même si on prend son sens au pied de la lettre, cette expression ne peut guère indiquer la présence de a0. Ainsi, si le vous savez est bien à sens montré, c’est LOC qui, en tant que constructeur, a choisi de montrer que le pdv ‘ce n’est pas très mystérieux’ fait partie du savoir de son allocutaire. Or, ce n’est qu’un être textuel qui peut être associé à un savoir qui, de par sa nature, transcende le moment de la parole.

61 Nous pouvons conclure qu’il existe deux images de l’allocutaire :

62

L’allocutaire textuel, A, est la source d’un pdv que l’allocutaire avait préalablement à son énonciation et qu’il a toujours. A est présenté comme ayant tous les aspects d’une personne complète. LOC peut ainsi construire une image générale de l’allocutaire ou une image de lui à un autre moment de son histoire.
L’allocutaire d’énoncé, at, est la source d’un pdv que le locuteur avait au moment t (≠ 0) où il a construit l’énonciation Et.

63 Notons pour terminer qu’il est relativement rare que l’allocutaire laisse des traces dans la forme linguistique. En revanche, ses images apparaissent souvent au niveau de l’énoncé comme valeur par défaut des variables dont la forme linguistique ne donne aucune instruction quant à leur saturation. Ainsi, si l’on dit à quelqu’un « Ce mur n’est pas blanc », l’interlocuteur a tendance à penser que c’est lui qui, selon le locuteur, est source du pdv positif.

3.3. Les tiers

64 Les tiers sont les êtres discursifs qui peuvent être représentés par les pronoms de la troisième personne, par les noms propres ou par les syntagmes nominaux. Comme pour les deux premières personnes nous distinguons les tiers textuels, T, des tiers d’énoncé, τt (t ≠ 0). Pour les tiers, une deuxième sub-division s’impose : celle entre les tiers individuels et les tiers collectifs. LOC est en effet en mesure de construire des pdv dont des collectifs sont tenus responsables. C’est par exemple le cas des pdv présupposés dont nous avons déjà vu un exemple ((8)). Les tiers individuels correspondent aux ê-d de la première et de la deuxième personne et la distinction entre ê-d textuels et ê-d d’énoncé est pertinente seulement pour cette catégorie  [12]. Concentrons donc notre attention sur les tiers collectifs.

65 Pour la ScaPoLine, les tiers collectifs se distribuent sur une échelle allant des collectifs hétérogènes, où les membres individuels se distinguent en principe, aux collectifs homogènes qui sont des ê-d pris en tant que collectivité à contours flous, à savoir la LOI, la doxa, les idées reçues, les vérités éternelles. Ce qui distingue les hétérogènes et les homogènes est que les premiers sont divisibles en plusieurs « voix » alors que les derniers sont indivisibles. Dans certains cas, le type de tiers collectif n’est pas explicité dans les instructions. La LOI, par exemple, peut être donnée comme source d’une idée générale véhiculée par un pdv dont le contenu sémantique est présupposé. Dans un énoncé tel que (17) :

66

(17) Pierre prétend que Jules est malade.

67 le pdv ‘Jules est non malade’ maintient un lien énonciatif de responsabilité avec la LOI. Toutefois, tout dépend de la situation particulière de l’énonciation et de l’interprétation. On imagine facilement une situation où ce présupposé, dénotant un état assez spécifique et non général, soit plutôt sur le compte d’un tiers collectif hétérogène, type que nous symboliserons par ON (polyphonique).

68 Les tiers homogènes ne semblent jamais indiqués sans ambiguïté dans la structure polyphonique et il s’ensuit qu’il est difficile de trouver des tests formels pour les repérer. Il en va autrement des tiers hétérogènes, où l’on peut appliquer quelques idées empruntées à la théorie des stéréotypes d’Anscombre (p. ex. 2005). Ces tests nous permettent même de cerner plusieurs types de tiers hétérogènes. En effet, il s’avère pertinent de distinguer des cas où L, A ou des T entrent ou n’entrent pas dans les tiers hétérogènes. Nous symboliserons ces cas de figure par ON+L, ON-L, ON+A, etc., symboles qui se combinent. Ainsi ON+L, -A s’avère pertinent pour un certain type de présupposition (cf. infra). Anscombre propose d’appliquer certains marqueurs dits médiatifs : les M. D. S., pour repérer la présence de différents « ON-locuteurs », notion qui correspond à nos ON. En termes de la ScaPoLine, les M. D. S. sont des expressions dont se sert LOC pour préciser les sources des pdv qu’il construit. Ainsi, dans les exemples (23)- (26) d’Anscombre (2005 : 84) renumérotés ici :

69

(18) C’est un fait bien connu que les singes mangent des bananes.
(19) C’est un fait bien connu que j’ai été malade l’année dernière.
(20) C’est un fait bien connu que notre gouvernement actuel est de droite.
(21) C’est un fait bien connu que l’Europe se fera un jour ou l’autre.

70 le M. D. S. C’est un fait bien connu que apporte l’instruction selon laquelle c’est un tiers collectif qui assume la responsabilité du pdv exprimé dans la subordonnée. Comme le montre Anscombre, L fait obligatoirement partie de ce pdv :

71

(22) *C’est un fait bien connu que l’Europe est en train de se faire, mais selon moi, elle ne se fera jamais.
(C’est Anscombre qui a mis l’astérisque.)

72 Si l’on compare cet énoncé avec (23) :

73

(23) On dit que l’Europe est en train de se faire, mais selon moi, elle ne se fera jamais.

74 on verra que c’est la présence du M. D. S. particulier qui est à l’origine de cette présence obligatoire de L. L’énoncé de (23), tout comme celui de (22), communique un pdv ayant ON comme source, mais il s’agit de deux variantes différentes de ce ON : ON+L et ON-L respectivement. Les tests proposés par Anscombre dans le cadre de sa théorie des stéréotypes laissent-ils entendre que cette distinction créée à l’intérieur des ON polyphoniques entre ON+L et ON-L est peut-être plus importante que celle entre tiers hétérogènes et homogènes ? En effet, alors qu’il est difficile de trouver des tests qui séparent nettement les hétérogènes des homogènes, les types de ON sont indiqués linguistiquement.

75 Tout porte à penser qu’on peut aller plus loin pour affiner la typologie des tiers hétérogènes. J’ai montré ailleurs (Nølke 1983 : 33) qu’il est important de distinguer présupposés forts et présupposés faibles. Un présupposé fort, PP, est caractérisé par le fait que « le locuteur suppose que l’interlocuteur croit que PP est vrai », tandis que pour un présupposé faible, pp, « le locuteur croit [seulement] que l’interlocuteur ne pense pas que pp soit faux ». On verra qu’en termes polyphoniques, cette distinction correspond à dire que PP est associé à ON+L +A, alors que c’est ON+L-A qui assume la responsabilité de pp. Les adverbes paradigmatisants même et surtout peuvent servir de M. D. S. ici. Ces adverbes introduisent toujours un présupposé selon lequel d’autres éléments du même paradigme pourraient remplacer l’élément actuellement présenté sans changement de valeur de vérité  [13]. Ainsi les énoncés de (24) et (25) :

76

(24) Même Pierre a mangé des gâteaux.
(25) Surtout Pierre a mangé des gâteaux.

77 communiquent l’information que d’autres personnes ont également mangé des gâteaux. Mais ce présupposé est fort dans le cas de même, tandis qu’il est faible dans le cas de surtout. C’est la raison pour laquelle le présupposé de surtout peut véhiculer une nouvelle information, ce qui n’est pas possible pour celui de même :

78

(26) A : Qui fait le ménage ?
B : a. ☺ Même Pierre.
b. ☹ Surtout Pierre.

79 Il s’ensuit que dans les énoncés suivants :

80

(27) Même les pays industrialisés ont modifié profondément leur attitude.
(28) Les pays industrialisés, surtout, ont modifié profondément leur attitude.

81 le responsable du pdv (‘les pays industrialisés ont modifié profondément leur attitude’) est ON+ L + A dans (16), mais peut être ON+ L-A dans (17).

82 Nous aboutissons donc à la classification suivante des tiers

83 Les tiers individuels : Τ, τt (t ≠ 0)

84 Les tiers collectifs :

85 Les tiers hétérogènes

86 ON+ L, + A

87 ON+ L, -A

88 ON-L, + A

89 ON-L, -A ( ? ?)

90 Les tiers homogènes (LOI, idées reçues, …)

91 On trouve le type a. de tiers collectifs hétérogènes dans les présupposés forts, le type b. dans les présupposés faibles et le type c. dans certains thèmes pour lesquels L peut dégager sa responsabilité. L’existence du type d. n’a pas été prouvée. Sa preuve reste une question empirique.

3.4. Types de polyphonie

92 On distinguera la polyphonie externe de la polyphonie interne selon la présence ou la non-présence d’autres ê-d que les images du locuteur [14] :

93

(5) Dis-moi ce que j’ai mangé ce matin puisque tu sais tout.
(29) Il me semble que Marie est malade.
(9) Peut-être que Pierre est revenu.

94 On aura polyphonie externe dans (5) et polyphonie interne dans (29). Dans (9), on aura polyphonie interne dans l’interprétation par défaut, mais si l’énoncé s’intègre dans une structure concessive on retombe sur la polyphonie externe :

95

(30) Peut-être que Pierre est revenu, mais je ne l’ai pas vu.

96 Dans (30) le pdv ‘Pierre est revenu’ est concédé. Il est donc présenté comme provenant d’un autre ê-d.

97 Les deux types de polyphonie ne s’excluent pas mutuellement. Dès que l’énoncé véhicule un pdv dont ON+L est source (comme c’est le cas des présupposés), on aura à la fois polyphonie interne et externe, car ON+ L combine L (raison de la polyphonie interne) avec des ê-d de la deuxième ou de la troisième personne (raison de la polyphonie externe). Dans les énoncés (5) et (29) cités ci-dessus, on a cependant polyphonie externe ou interne au sens strict. L’existence des types de polyphonie nous permet ainsi d’affiner nos analyses empiriques.

4. LOC

98 Si la seule trace linguistique du locuteur dans son rôle de constructeur avait été le simple produit de sa construction – le texte en tant que texte – nous n’aurions pas eu besoin d’introduire LOC. Or il s’avère que, dans sa construction, le locuteur peut aussi construire des traces particulières de son action. Il en est ainsi notamment parce que LOC se situe au centre déictique de l’énoncé. Il s’ensuit que les expressions déictiques renvoient à LOC. Les énoncés suivants donnent d’autres exemples de sa présence ouverte :

99

(31) Pierre a dit qu’il viendrait.
(32) Franchement, Pierre est bête.

100 Dans (31), le conditionnel fonctionne comme un futur du passé. On verra que le futur est celui de Pierre, mais le passé est celui de LOC. En effet, le discours rapporté a eu lieu dans le passé par rapport au moment où LOC a construit son énonciation. Dans (32), le locuteur apporte un commentaire à sa propre construction en qualifiant son énonciation de franche. C’est un peu comme l’auteur d’un drame qui construit des didascalies. Approfondir l’étude des traces de LOC dépasserait cependant le cadre du présent article  [15].

5. PERSPECTIVES : PROJETS INTERDISCIPLINAIRES

101 Dans cet article, je me suis concentré sur un aspect particulier de la ScaPo-Line : la nature des êtres discursifs. Mes analyses sont restées dans le cadre d’une linguistique de la langue. La construction des ê-d comme des images des référents discursifs ouvre cependant des perspectives d’études interdisciplinaires. Nous nous sommes déjà vus forcés d’élargir la conception saussurienne de la langue en introduisant la notion de discours idéalisé qui est le discours construit par la forme linguistique. Dès lors, le pas du discours idéalisé au discours authentique semble faisable. Il impliquerait le passage de l’ancrage linguistique à l’ancrage extralinguistique, à l’intermédiaire de la référence. Les ê-d deviendraient des images d’êtres en chair et en os. On ne serait plus dans le domaine de la linguistique de langue mais on franchirait la frontière de la pragmatique, de la sociolinguistique ou de la psycholinguistique – ou des études littéraires ( ! ). Pourquoi ne pas oser faire ce pas ? Cela demanderait un développement méthodologique important, certes, mais tout porte à croire qu’un tel projet inter- ou transdisciplinaire porterait des fruits qui récompenseraient largement ce travail. Les sociolinguistes, les psycholinguistes, les littéraires pourraient appliquer nos analyses linguistiques pour affiner leurs analyses et nous, les linguistes, nous pourrions profiter de leurs interprétations des textes et des discours évitant ainsi enfin de devoir construire nous-mêmes nos faits, nos observables.

102 La polyphonie est partout. Y aurait-il un meilleur thème pour constituer le fondement d’une véritable et sérieuse collaboration entre les sciences humaines ?

Bibliographie

  • ANSCOMBRE, J.-C., 2005, « Le ON-locuteur : une entité aux multiples visages », Bres J. et al. (éds), 75- 94.
  • BERRENDONNER, A., 1981, Éléments de pragmatique linguistique, Paris : Éditions de Minuit.
  • BRES, J., HAILLET, P., MELLET, S., NØLKE, H., ROSIER, L. (éds), 2005, Dialogisme, polyphonie : approches linguistiques, Bruxelles : Duculot.
  • DUCROT, O., 1982, « La notion de sujet parlant », Recherches sur la philosophie et le langage, Université de Grenoble, 65-93.
  • DUCROT, O., 1983, « Puisque : essai de description polyphonique », Herslund, M., Mørdrup, O. & Sørensen, F. (éds), Analayses grammaticales du français. Études publiées à l’occasion du 50e anniversaire de Carl Vikner, Revue Romane, numéro spécial 24, Copenhague : Akademisk Forlag, 166-185.
  • DUCROT, O., 1984, Le dire et le dit, Paris : Minuit.
  • JØNSSON, M., 2004, « En polyfon analyse af udsigelsesadverbialerne », Sproglig polyfoni, II, 97-126.
  • KRONNING, H. 2005, « Polyphonie, médiation et modalisation : le cas du conditionnel épistémique », Bres, J., Haillet, P. P., Mellet, S. Nølke, H. & Rosier, L. (éds), Dialogisme et polyphonie : approches linguistiques, Bruxelles : De Boeck Duculot, 297-312.
  • FLØTTUM, K., JONASSON, K & NORÉN, C., 2007, On – pronom à facettes, Bruxelles : Duculot-De Boeck.
  • NØLKE, H., 1983, Les adverbes paradigmatisants : fonction et analyse, Revue Romane, numéro spécial 23, Copenhague : Akademisk Forlag.
  • NØLKE, H., 1985, « Le subjonctif : fragments d’une théorie énonciative », Langages 80, 55-70.
  • NØLKE, H., 1993, Le regard du locuteur. Pour une linguistique des traces énonciatives, Paris : Kimé.
  • NØLKE, H., 1994, La linguistique modulaire, Louvain, Paris : Peeters.
  • NØLKE, H., 2001, Le regard du locuteur 2. Pour une linguistique des traces énonciatives, Paris : Kimé.
  • NØLKE, H., 2003, « Modalité (s) énonciative (s) adverbiale (s) », Birkelund, M. et al. (éds), Aspects de la modalité, Tübingen : Niemeyer, 181-192.
  • NØLKE, H., 2005, « Le locuteur comme constructeur du sens », Bres, J. et al. (éds), 111-124.
  • NØLKE, H., 2006, « Pour une théorie linguistique de la polyphonie : problèmes, avantages, perspectives », Perrin, L. (éd), Le sens et ses voix. Dialogisme et polyphonie en langue et en discours, Metz : Université Paul Verlaine, 243-269.
  • NØLKE, H., 2008, « La polyphonie linguistique avec un regard sur l’approche scandinave », Durand, J., Habert, B. & Laks, B. (éds), Congrès Mondial de Linguistique Française –CMLF08. http:// www.linguistiquefrancaise.org.
  • NØLKE, H., 2009, « La polyphonie de la ScaPoLine 2008 », Birkelund, M., Kratschmer, A. & Therkelsen, R. (éds), La polyphonie - outil heuristique linguistique, littéraire et culturel, Berlin : Frank & Timme GmbH, II-40.
  • NØLKE, H., FLØTTUM, K. & NORÉN, C., 2004, ScaPoLine. La théorie scandinave de la polyphonie linguistique, Paris : Kimé.
  • NØLKE, H. & OLSEN, M., 2002, « Puisque : indice de polyphonie », Faits de Langue 19, 135-146.
  • WITTGENSTEIN, L., 1961, Tractatus Logico-philosophicus. Londres : Routledge & Kegan Paul.

Date de mise en ligne : 11/03/2010

https://doi.org/10.3917/lf.164.0081

Notes

  • [1]
    Pour faire marcher un tel modèle et éviter le risque de tomber dans le piège de l’éclectisme aveugle, l’approche modulaire doit obéir à un certain nombre de principes méthodologiques. Pour une introduction plus poussée à l’approche modulaire, voir Nølke (1994 ; 1999).
  • [2]
    J’adopte ici la terminologie proposée par Ducrot, où la signification est la description sémantique que donne le linguiste d’une expression de la langue tandis que le sens dénote la description qu’il associe au niveau de la parole.
  • [3]
    Soulignons qu’aucun postulat cognitif ne sera attaché à ce modèle dont le but est uniquement de nous permettre de situer nos résultats dans un cadre scientifique plus large. Il n’empêche que le modèle peut générer des hypothèses cognitives testables.
  • [4]
    En même temps, le texte fait partie constitutive du discours : il le crée et le reflète.
  • [5]
    Pour une description plus étoffée des pdv et des liens, voir par exemple Nølke (2008). Dans le présent article je me focalise sur les ê-d.
  • [6]
    Pour une analyse ScaPoLine de puisque, voir Nølke & Olsen (2002).
  • [7]
    Des analyses polyphoniques plus fines des deux énoncés révèlent que cette mise à distance ne s’opère pas exactement de la même manière dans les deux cas. Pour il paraît que, voir Nølke (2001 : 15-24) et pour le conditionnel voir Kronning (2005).
  • [8]
    Plus précisément comme une valeur par défaut très forte.
  • [9]
    Selon Wittgenstein, ce qui est dit est justiciable d’une appréciation en termes de vérité (ou de fausseté), alors que ce qui est montré n’est pas censé être débattu.
  • [10]
    Je reprends et reformule ici l’étude de Il semble que présentée dans Nølke (2001 : 15-34).
  • [11]
    L’allocutaire est celui à qui l’énonciation est destinée, toujours selon la sémantique de l’énoncé. C’est la deuxième personne.
  • [12]
    Coco Norén a argumenté en faveur de cette distinction en 2007 déjà (in : Fløttum et al. 2007 : 135).
  • [13]
    Pour une analyse syntaxique et sémantique des adverbes paradigmatisants, tels même et surtout, voir Nølke (1983).
  • [14]
    Cette distinction est introduite dans Nølke (1985) pour l’analyse du subjonctif. Ensuite, elle s’est avérée importante pour la description d’une large gamme de phénomènes.
  • [15]
    Pour des analyses des traces de LOC, voir Jønsson (2004) ou Nølke (2009).

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.173

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions