Notes
-
[1]
Notre étude relève d’une part des travaux sur la modalisation, d’autre part de la Théorie de l’Argumentation dans la Langue, développée par O. Ducrot et J.-C. Anscombre.
-
[2]
La présente étude vient prolonger et approfondir deux travaux précédents sur voire (Rodríguez Somolinos 1995 et 2005) qui n’abordaient pas en profondeur l’emploi de ce marqueur en moyen français ni en français préclassique. Le premier d’entre eux analysait le fonctionnement textuel de voire en ancien français et en français moderne. Le deuxième s’occupait de l’évolution générale du marqueur en français.
-
[3]
Le fonctionnement de voire est assez homogène du xive au xvie siècle. Ce n’est qu’au xviie siècle que le marqueur voit s’affaiblir définitivement sa valeur assertive. Le Dictionnaire de l’Académie de 1694 dit pour voire : « Oüy, vrayment. Il est vieux en ce sens et ne se dit plus que par ironie et pour se moquer d’une chose qu’un autre dit. Il est bas. » Voire subit une évolution au cours du xviie siècle qui mènera à sa disparition et à son remplacement par le voire moderne, dont le fonctionnement est différent. La valeur assertive première s’est affaiblie et le marqueur sert à mettre en doute un point de vue présenté par l’allocutaire. En emploi monologal, le voire du français moderne, visible dans les textes à partir du xixe siècle, présente une valeur modalisatrice d’atténuation.
-
[4]
Nous avons analysé dans le détail l’affaiblissement de la valeur assertive de voire en diachronie dans Rodríguez Somolinos (2005). Nous y précisons les chiffres pour les différents emplois de voire en ancien français, moyen français, français du XVIe et du XVIIe siècles.
-
[5]
Cette valeur régulatrice est signalée pour oui en français moderne dans Kerbrat-Orecchioni (2001), ainsi que dans Thomsen (2002).
-
[6]
Pour mais en moyen français, cf. Rodríguez Somolinos (2000).
-
[7]
La notion de discours dialogique a été établie par Roulet et al. (1985, p. 56) et vient se greffer sur la distinction monologal/dialogal. Roulet signale l’existence de discours monologaux dialogiques « produits par un seul locuteur/scripteur, qui simulent une structure d’échange, avec des interventions liées par des fonctions illocutoires initiatives et réactives ». Vion (2001, p. 210) présente le niveau dialogique comme un « dialogue in absentia, qui au sein même d’une production monologuée (mais pourtant adressée), fait dialoguer des opinions et des énonciateurs. »
-
[8]
C’est voire qui réalise ici la confirmation. Le certes médiéval, que nous avons décrit dans Rodríguez Somolinos (1995), est très différent du certes moderne. Il ne renvoie pas à un discours d’autrui, n’ayant pas de valeur polyphonique ou concessive. En ancien et en moyen français, et même jusqu’au xviie siècle, dans une séquence certes p, la modalité assertive certes se limite à renforcer l’assertion de p. En (17), certes porte sur voire a largesce et vient renforcer la confirmation réalisée par voire.
-
[9]
S’inspirant au départ des travaux d’E. Roulet et de C. Rossari sur les connecteurs reformulatifs, Ma M. García Negroni a développé la notion de réinterprétation dans le cadre de la Théorie de l’Argumentation dans la Langue. Cf. notamment Rossari (1993) et García Negroni (1999) et (2003).
-
[10]
Nous empruntons ce terme de « progression d’intensité » à l’entrée voire du lexique des Cent Nouvelles Nouvelles, réalisé par Roger Dubuis et intégré dans la Base des lexiques du moyen français (ATILF).
1 – Introduction
1Les connecteurs, les modalisateurs et les particules pragmatiques ont été très peu étudiés jusqu’ici dans la diachronie du français. Il en est de même pour les enchaînements dans le dialogue, notamment les procédés utilisés pour marquer l’accord et le désaccord entre les interlocuteurs.
2Nous nous proposons de donner ici une description sémantique de voire, marqueur assertif et confirmatif, en moyen français (xive-xve siècles) et en français préclassique (xvie siècle). Nous étudierons sa valeur de modalisateur épistémique, ainsi que les enchaînements discursifs auxquels il donne lieu [1].
3D’après la classification que donne Molinier (1990, p. 33), voire appartient à une sous-classe des adverbes de phrase, les adverbes modaux : « On admet généralement que ces adverbes formulent un jugement sur la vérité ou la réalité de l’énoncé qu’ils accompagnent. » C’est également le cas pour assurément, probablement, certainement… Comme tous les adverbes modaux, voire est lié au degré de certitude et de vérité de l’énoncé sur lequel il porte. Voire est une modalité épistémique (cf. Holmes 1982) qui signale l’engagement complet du locuteur envers la vérité et la certitude de l’énoncé p sur lequel il porte. Avec voire, le locuteur se déclare entièrement convaincu de ce qu’il asserte.
4Nous étudions ici séparément les emplois dialogaux et monologaux de voire. La distinction « dialogal/monologal » a été établie par Roulet (1985, p. 56 ss). Voire monologal relève du discours d’un seul locuteur. Il peut apparaître éventuellement à l’intérieur d’une intervention dans un échange. Voire dialogal s’inscrit dans une structure de dialogue et suppose par conséquent deux locuteurs. Un locuteur B l’utilise pour réagir aux propos d’un locuteur A.
5Nous avions établi pour l’ancien français, dans Rodríguez Somolinos (1995), une distinction entre un voire 1 dialogal et un voire 2 monologal [2]. Nous abandonnons ici cette distinction, qui supposait deux marqueurs différents. Notre hypothèse de départ est qu’il est possible d’établir pour voire, du xive au xvie siècle, une valeur sémantique stable, une signification en langue, qui permette de décrire ses différents emplois. Le voire médiéval, et ce jusqu’au xviie siècle, peut être décrit comme un seul et même marqueur [3].
6Pour le français des xive et xve siècles, notre corpus est constitué par l’ensemble des occurrences de voire/voyre dans la Base de moyen français (ATILF) (661 occ.). Pour le xvie siècle, nous avons utilisé les résultats que donne la base Frantext pour les textes poétiques (93 occ.), le roman (171 occ.) et les textes de théâtre (181 occ.). Nous avons dépouillé par ailleurs les trois premiers volumes du Recueil de farces (1450-1550) édité par A. Tissier. Les farces s’avèrent particulièrement utiles pour l’étude des enchaînements dans le dialogue.
Voire ne peut pas inaugurer un discours, il enchaîne sur du verbal. Dans un échange, voire fait partie d’une intervention réactive ; en emploi monologal, le marqueur occupe une position interne à l’énoncé. Voire reconnaît explicitement la validité d’un point de vue exprimé linguistiquement au préalable par l’allocutaire ou par le locuteur lui-même. Le locuteur se déclare d’accord avec ce point de vue qu’il déclare vrai et utilise par ailleurs l’expression épistémique modale avec une valeur de renforcement (booster, cf. Holmes 1982). La confirmation que réalise voire est assertée avec force et avec conviction par le locuteur. Il y a donc dans voire, d’une part une valeur modale de confirmation, liée au degré de certitude attribué à un point de vue qui est présenté comme vrai, d’autre part une valeur assertive forte liée au degré de conviction du locuteur.
2 – Voire en emploi dialogal
7Voire dialogal fait partie, dans un échange, d’une intervention réactive enchaînant sur une assertion précédente :
8Voire peut constituer une réponse positive à une question totale. Mais il s’agira en principe d’une question qui réalise une demande de confirmation d’une assertion précédente :
Laissons en paix ceste bavrie :
Je m’en vueil aler a la foire.
Guillemette
A la foire ?
Pathelin
Par saint Jehan, voire !
Par Nostre Dame, je cuidoye
Qu’il y en eust.
La premiere femme
Vous le cuidiez ?
Le premier mary
Voire, vrayement.
9Voire est un marqueur assertif de confirmation avec une valeur de renforcement. Le marqueur vient renforcer la valeur illocutoire assertive d’un certain point de vue préalable assumé par l’allocutaire, ou par le locuteur lui-même. Voire subsiste dans cet emploi dialogal jusqu’au xvie siècle et ce n’est qu’au xviie siècle qu’il disparaîtra progressivement.
10Voire peut enchaîner non seulement sur une question, mais sur un énoncé exclamatif qui vient mettre en doute une assertion préalable :
11Notons la différence qu’il y a en moyen français entre voire et vrayement. Un adverbe comme vrayement ne fonctionne pas en emploi absolu et n’a pas en lui même de polarité positive ou négative. Il peut renforcer tant voire que nenni et peut entrer dans des contextes tant confirmatifs qu’oppositifs (cf. les exemples 4 et 5 ci-dessus). Voire, par contre, est en soi positif et marque forcément une confirmation positive.
12Ouy peut marquer également une confirmation, mais le locuteur se limite alors à se montrer d’accord, sans qu’il y ait un engagement personnel de sa part. De façon parallèle à l’opposition entre en effet/effectivement d’une part et oui d’autre part en français moderne (Danjou-Flaux 1980, p. 121), nous dirons que voire réalise, à l’époque qui nous occupe, une confirmation renforcée, par opposition à la confirmation simple de ouy.
13Le moyen français, et le français du xvie siècle, conservent les emplois qu’avait voire en ancien français. Dans cette langue, en effet, voire exige l’enchaînement sur une assertion, soit directement, soit indirectement comme réponse à une demande de confirmation. Dans tous les cas, voire vient confirmer une assertion préalable.
À partir du xive siècle, les emplois de voire se diversifient et cette contrainte se relâche en partie. Le marqueur peut répondre à une question-reprise (en anglais tag question), c’est-à-dire à une question orientée réalisant une demande de confirmation. Comme le signale Borillo (1982, p. 40) pour le français moderne : « On entend par question-reprise les structures de type P, non ? ou neg P, si ?, c’est-à-dire des constructions de pseudo-questions dans lesquelles une inversion de polarité s’établit entre la phrase déclarative et la particule qui l’accompagne, dont le rôle est d’inviter à la confirmation de sa valeur de vérité ». Voire vient confirmer la réponse que visait la question :
Or çà, quel vin voulez-vous boire ?
Vous en aurez incontinent.
Voulez-vous du rouge ou du blanc,
Ou de Vanves ou de Baygneux ?
Le savetier
Nous en burons de tous les deux.
Ne ferons pas ?
Le chaudronnier
M’ait dieux, voyre.
À partir du moyen français, voire peut également répondre à une interronégative, qui est aussi une question orientée :
À la fin du xve siècle, et au xvie, il peut même arriver que voire réponde à une question qui n’est pas une demande de confirmation :
Or sà, mesire, je suys venu.
Voyela du vin.
Le premyer
Est-il bon ?
Le IIe
Voyre.
— Vous estez morfondue, m’amie ?
— Voire.
— Ventre sainct Quenet ! parlons de boire.
16À partir du moyen français, la valeur fortement assertive de voire s’affaiblit dans certains contextes. C’est un phénomène connu que le fait de renforcer une assertion donne à penser que celle-ci avait besoin de l’être (cf. Anscombre 1981, p. 118 et Berrendonner 1987). C’est ainsi qu’un grand nombre d’expressions marquant au départ le renforcement de l’assertion ou la certitude du locuteur finissent par acquérir une valeur de mise en doute ou de conjecture. C’est le cas par exemple de certes, certainement, sans doute…
Voire peut figurer en tête d’une interrogation qui vient mettre en doute les propos de l’allocutaire. Cet emploi, rare en ancien français, devient plus fréquent en moyen français [4].
Voire peut constituer une réponse ironique, faussement confirmative. Le locuteur introduit un point de vue marquant l’accord avec l’allocutaire, avec lequel il ne s’identifie pas :
plaisir.
Camille : — Voire, un grand bien et plaisir ce vous eut esté, s’il fust advenu, que vous m’eussiez fait prendre de nuit en la maison d’autruy, comme un larron.
Le marqueur acquiert dans le dialogue une valeur régulatrice, il se limite à enregistrer l’énoncé précédent, sans marquer une véritable prise de position du locuteur [5] :
On trouve souvent dans les textes une structure voire, mais q, avec un mais argumentatif. Il s’agit au départ de voire assertif confirmatif, marquant l’accord avec l’allocutaire. Cet emploi, qui apparaît en ancien français, existe toujours au xvie siècle :
21Voire suivi de mais q acquiert une valeur de simple enregistrement, et donne lieu à l’expression voire mais, fréquente au xve siècle et surtout au xvie. Voire mais est une expression figée placée en tête d’une assertion ou d’une interrogation et marquant une mise en doute :
23Une forme Voire ? peut servir à mettre en doute une assertion précédente ou demander une confirmation. La première occurrence de ce voire interrogatif dans la Base textuelle de moyen français date de 1442 :
3 – Voire monologal
24À partir du xive siècle, voire monologal, à valeur fortement assertive, devient particulièrement fréquent dans les textes. Cet emploi existait déjà en ancien français, mais il se développe par la suite.
3.1 – Voire réactif
25Le locuteur peut utiliser voire pour confirmer ses propres propos. Le marqueur porte sur un membre de discours qui est repris littéralement et dont la valeur illocutoire d’assertion est ainsi renforcée :
Il n’est vivant qui me doie
Blamer de celle servir
Dont tout bien me peut venir.
Venir ? certes, voire a largesce
Quant seulement de sa promesse
M’a fait si lié.
Vi qui ne fu d’or ne de bois
Ne d’autre quelconque matiere,
Fors d’une resplendant lumiere,
Parfaite, clere, pure et deue,
Qui du ciel estoit descendue,
Voire du ciel ou Dieux se siet.
Car le souleil qui si bien siet
N’est pas si cler ne si luisant
Com celle estoit tres reluisant ;
En (18), voire porte sur un membre de discours antérieur qui du ciel estoit descendue, dont il confirme l’assertion. Cette confirmation est explicitée par la reprise littérale de du ciel. Remarquons que cette reprise n’est pas strictement nécessaire, nous pourrions avoir en (18) « Qui du ciel estoit descendue, voire ou Dieux se siet ». Voire monologal peut se placer en position interne d’un énoncé qu’il confirme fortement, sans qu’il y ait reprise littérale. D’un point de vue sémantique, le fonctionnement est similaire :
Vueille Diex vostre ame en sa gloire
Com la plus vaillant femme, voire,
C’onques nasquit !
26Voire monologal réactif n’entre cependant pas dans la structure de l’énoncé dont il fait partie. Il est extérieur à celui-ci. L’énoncé serait parfaitement grammatical sans le marqueur, qui opère au niveau énonciatif et pragmatique.
La notion de vérité est présente dans le sémantisme de voire et se maintient dans tous ses emplois. Ce marqueur peut commuter avec l’expression c’est chose voire, particulièrement fréquente dans les textes du xive siècle, et qui présente un emploi monologal réactif très proche de celui de voire :
Dois penre et avoir souffissance
Es biens, es maus que Dieus t’envoie,
Et dois tenir la droite voie
Que Job tenoit, quant essilliez
Fu et si mal aparilliez
Qu’il perdit tout, c’est chose voire,
Fors que le corps et le memoire,
Comment qu’en richesse signeur
N’eüst en Oriant gringneur ;
Il faut signaler que voire réalise toujours une confirmation positive. La confirmation à polarité négative est assurée par non :
Voire réactif est suivi très souvent par un membre de discours introduit par et :
Mais un grand thresor nous avons,
Dont assez chanter ne povons ;
C’est noz cornes, avecques lesquelles
Nous sommes de toutes querelles
Defenduz, voire et soulagez.
Car laidement m’est mescheu.
L’anemi m’a bien deceu,
Deceu voire et assoté,
Quant je n’ay miex le jour notté,
Notté ? mais en mon cuer escript,
Qu’en pleige baillay Jhesu Crist
Et sa tresdoulce mére chiére !
Voire réactif introduit une dimension dialogique dans un discours mono-logal. Il présente la même valeur assertive et confirmative qu’il avait en emploi dialogal. Il s’agit bien du même marqueur, présentant des variations qui sont uniquement l’effet du contexte.
3.2 – Voire : réinterprétation et progression d’intensité
30Voire monologal présente un deuxième emploi dont le fonctionnement discursif est différent :
Sans estre vaincus n’abatus ;
Et en bataille plus de.XXX.,
Voire certes plus de quarante,
De grans proesses a fait maintes.
Et bon recours, ma fille chiere,
Car tu m’ez fille et chamberiere,
Voire mere, se Dieu m’aït !
Me batte au corps, pour une dame
Qui sera d’un fidele cueur,
Je hazarderay mon honneur,
Mon corps, mes biens, voire ma vie
Au fer d’une espée ennemie,
Tant qu’en mon cueur j’auray la force.
31Voire porte de façon proactive sur p’ qui est asserté emphatiquement. La juxtaposition de ce second membre, fortement asserté par voire, oblige à réinterpréter le premier comme trop faible pour la même conclusion. Voire maintient la validité du premier membre, qui n’est pas réfuté ou remplacé par le second, comme ce serait le cas avec mais réfutatif ou ains. Le locuteur signale qu’il maintient la première formulation p, mais elle est considérée comme faible pour la conclusion. Il introduit au moyen de voire un argument p’ plus fort.
32Voire réalise une opération de réinterprétation. Cette notion est définie ainsi dans García Negroni (1999, p. 174) [9] : « suite à une première formulation présentée au moment de son énonciation comme autonome, le locuteur en ajoute une deuxième qui vient englober la première en la subordonnant rétroactivement. Et cette reformulation amènera à une réinterprétation de l’énoncé précédent, soit en annulant après coup un aspect de celui-ci, soit en lui imposant une réorientation argumentative. »
33Si nous analysons (27), l’énoncé p « Il a combattu en bataille plus de trente fois » constitue un argument pour une conclusion r qui pourrait être formulée par « Il est très courageux ». La juxtaposition d’un segment p’ « plus de quarante fois », fortement asserté par voire, renforcé qui plus est par la modalité assertive certes, constitue un argument plus fort pour la même conclusion. Cela oblige à réinterpréter le premier énoncé, dans un changement de perspective énonciative. Ce premier argument est alors considéré, après coup, comme faible pour la conclusion. Voire établit un lien entre deux membres de discours de telle façon que le second n’annule pas la pertinence du premier, il vient s’y ajouter et renchérir. Nous dirons que le marqueur souligne une progression d’intensité [10], il a toujours une valeur fortement assertive. Cette même analyse est applicable aux autres exemples ci-dessus. Après avoir énoncé le premier membre de discours, le locuteur se ravise et ajoute après coup un argument plus fort, tout en maintenant le premier.
Ce voire soulignant une progression d’intensité peut être mis en parallèle avec un emploi monologal de non :
35Voire serait tout à fait possible en (31), mais le mouvement argumentatif ne serait plus le même. Voire, du fait de sa valeur assertive, n’annule pas le premier argument, il le maintient, au contraire, tout en assertant avec force un deuxième argument qui vient renchérir sur le premier.
36Le mouvement argumentatif imposé par voire peut être explicité par une expression qui plus est, qui pis est :
Pour bien deffendre son bon droit,
Voire, qui plus est, oultrageux,
Autrement rendre le fauldroit.
Voire acquiert parfois en contexte la valeur de du moins (moyen français au mains), avec lequel il est d’ailleurs compatible :
Nous avons affaire ici au même voire assertif opérant une réinterprétation que nous avons vu ci-dessus dans (27) à (30). La valeur restrictive ne tient pas au marqueur en soi, mais à un effet contextuel. Ce voire (au mains) apparaît au xive siècle et présente une fréquence très variable dans les textes. Courant dans les Chroniques de Froissart et dans Les évangiles des quenouilles, il est inexistant par ailleurs dans un certain nombre de textes.
38Voire peut se combiner avec un connecteur de reformulation paraphrastique du type c’est assavoir, c’est adire :
4 – Conclusion
39Les emplois de voire, parfaitement délimités en ancien français, évoluent dans la période du xive au xvie siècle. Les contextes dans lesquels peut apparaître le marqueur se diversifient, surtout en réponse à une question. La valeur première assertive et confirmative se maintient, mais voire peut marquer dans certains contextes le désaccord ou la mise en doute. La valeur monologale, fortement assertive, se développe et devient caractéristique de cette époque.
40Voire est utilisé avant tout pour modaliser une affirmation antérieure en renforçant sa certitude. Il marque ainsi l’accord avec un point de vue présenté par l’allocutaire ou par le locuteur lui-même. C’est là la valeur première de voire. On peut considérer que la valeur monologale proactive est une dérivation postérieure. Ici aussi, le locuteur considère comme vrai le membre de discours sur lequel porte voire et l’asserte fortement.
41Voire a en moyen français, ainsi qu’au xvie siècle, une valeur de modalisation épistémique de vérité et de renforcement de l’assertion. C’est là le sens central du marqueur, sa signification en langue. Le marqueur peut fonctionner de façon réactive et réalise alors une confirmation d’un discours antérieur produit par le locuteur même ou par l’allocutaire. Dans son emploi proactif, voire affirme la vérité et renforce l’assertion d’un membre de discours qui le suit et vient ainsi souligner une progression d’intensité.
42Restent en dehors de cette description les emplois où la valeur assertive de voire s’est affaiblie, emplois qui mèneront à la disparition du marqueur.
43À l’époque qui nous occupe, voire a un caractère fondamentalement dialogal ou dialogique. Voire monologal, dans ses différents emplois, est à mettre directement en rapport avec voire dialogal, marqueur assertif confirmatif, dont il dérive. Il n’y a pas de différence nette entre l’un et l’autre qui permette de parler de deux marqueurs différents : il s’agit d’un seul et même marqueur. Les différents emplois correspondent à des effets de sens produits par le contexte.
Bibliographie
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- Rossari, C. (1993) Les opérations de reformulation : analyse du processus et des marques dans une perspective contrastive français-italien, Berne, Peter Lang.
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- Thomsen, C. (2002) « Oui : il y a oui et oui – marqueurs de la syntaxe conversationnelle », in H.L. Andersen & H. Nølke (éds.), Macro syntaxe et macro-sémantique, Berne, Peter Lang, 189-206.
- Vion, R. (2001) « Modalités, modalisations et activités langagières », Marges linguistiques 2, 209-231.
Corpus
- Base des Lexiques du Moyen Français (BLMF), ATILF – CNRS / Université de Nancy 2 / UHP : http://www.atilf.fr/blmf/
- Base Textuelle de Moyen Français (BTMF), ATILF – CNRS / Université de Nancy 2 : http://atilf.atilf.fr/dmf.htm
- Frantext, ATILF – CNRS / Université de Nancy 2 : http://www.frantext.fr
- Recueil de farces (1450-1550), A. Tissier (éd.), Genève, Droz, vols. I, II et III.
Notes
-
[1]
Notre étude relève d’une part des travaux sur la modalisation, d’autre part de la Théorie de l’Argumentation dans la Langue, développée par O. Ducrot et J.-C. Anscombre.
-
[2]
La présente étude vient prolonger et approfondir deux travaux précédents sur voire (Rodríguez Somolinos 1995 et 2005) qui n’abordaient pas en profondeur l’emploi de ce marqueur en moyen français ni en français préclassique. Le premier d’entre eux analysait le fonctionnement textuel de voire en ancien français et en français moderne. Le deuxième s’occupait de l’évolution générale du marqueur en français.
-
[3]
Le fonctionnement de voire est assez homogène du xive au xvie siècle. Ce n’est qu’au xviie siècle que le marqueur voit s’affaiblir définitivement sa valeur assertive. Le Dictionnaire de l’Académie de 1694 dit pour voire : « Oüy, vrayment. Il est vieux en ce sens et ne se dit plus que par ironie et pour se moquer d’une chose qu’un autre dit. Il est bas. » Voire subit une évolution au cours du xviie siècle qui mènera à sa disparition et à son remplacement par le voire moderne, dont le fonctionnement est différent. La valeur assertive première s’est affaiblie et le marqueur sert à mettre en doute un point de vue présenté par l’allocutaire. En emploi monologal, le voire du français moderne, visible dans les textes à partir du xixe siècle, présente une valeur modalisatrice d’atténuation.
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[4]
Nous avons analysé dans le détail l’affaiblissement de la valeur assertive de voire en diachronie dans Rodríguez Somolinos (2005). Nous y précisons les chiffres pour les différents emplois de voire en ancien français, moyen français, français du XVIe et du XVIIe siècles.
-
[5]
Cette valeur régulatrice est signalée pour oui en français moderne dans Kerbrat-Orecchioni (2001), ainsi que dans Thomsen (2002).
-
[6]
Pour mais en moyen français, cf. Rodríguez Somolinos (2000).
-
[7]
La notion de discours dialogique a été établie par Roulet et al. (1985, p. 56) et vient se greffer sur la distinction monologal/dialogal. Roulet signale l’existence de discours monologaux dialogiques « produits par un seul locuteur/scripteur, qui simulent une structure d’échange, avec des interventions liées par des fonctions illocutoires initiatives et réactives ». Vion (2001, p. 210) présente le niveau dialogique comme un « dialogue in absentia, qui au sein même d’une production monologuée (mais pourtant adressée), fait dialoguer des opinions et des énonciateurs. »
-
[8]
C’est voire qui réalise ici la confirmation. Le certes médiéval, que nous avons décrit dans Rodríguez Somolinos (1995), est très différent du certes moderne. Il ne renvoie pas à un discours d’autrui, n’ayant pas de valeur polyphonique ou concessive. En ancien et en moyen français, et même jusqu’au xviie siècle, dans une séquence certes p, la modalité assertive certes se limite à renforcer l’assertion de p. En (17), certes porte sur voire a largesce et vient renforcer la confirmation réalisée par voire.
-
[9]
S’inspirant au départ des travaux d’E. Roulet et de C. Rossari sur les connecteurs reformulatifs, Ma M. García Negroni a développé la notion de réinterprétation dans le cadre de la Théorie de l’Argumentation dans la Langue. Cf. notamment Rossari (1993) et García Negroni (1999) et (2003).
-
[10]
Nous empruntons ce terme de « progression d’intensité » à l’entrée voire du lexique des Cent Nouvelles Nouvelles, réalisé par Roger Dubuis et intégré dans la Base des lexiques du moyen français (ATILF).