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Article de revue

Noms, verbes et anaphores (in) fidèles. Pourquoi les Danois sont plus fidèles que les Français

Pages 73 à 91

Notes

  • [1]
    Dans les « textes parlés » dans les deux langues, c'est la moitié environ, c'est-à-dire 18 % en italien contre 6 % en danois.
  • [2]
    Et provenant probablement de la même source, c'est-à-dire de la même agence de presse (ce que nous n'avons malheureusement pas pu vérifier).
  • [3]
    Voir Herslund (dir.) 1997 : 136 qui propose une analyse sémantique possible de « le journaliste » en « celui qui est journaliste ».
  • [4]
    Il est possible, évidemment, en danois, de préciser au même degré qu'en français, mais cela se fait par une composition nominale où l'hyperonyme fonctionne comme noyau : tennis-bane, fodbold-bane, skøjte-bane, etc.
  • [5]
    D'où son fonctionnement dynamique à cheval entre thème et rhème : « La valeur de prédication seconde de la CD, étroitement liée à celle de rhème (ou de thème secondaire) » (Combettes 1998a : 69).
  • [6]
    L'antéposition d'un complément provoque l'inversion du sujet en danois (voir aussi 3.5).
  • [7]
    Contrairement aux tests d'enchaînement trans-phrastique, effectués par Ducrot dans sa théorie de « l'argumentation dans la langue », argumentation qui joue aussi un rôle dans le fonctionnement de l'anaphore infidèle (Lundquist 2003).
  • [8]
    L'entropie est une notion probabiliste qui désigne l'incertitude et le désordre. Nous n'entrerons pas ici dans les détails techniques du calcul en entropie (voir Shannon 1948), ni dans son explication (voir Lundquist et Gabrielsen 2001, Lundquist à paraître).
  • [9]
    On parle dans ce cas de « métonymie chronologique » ou de « métalepse », qui « consiste à désigner une entité soumise à un devenir ou à un processus de transformation, soit par référence à un état antérieur, soit par référence à un état ultérieur, prévisible, de son évolution » (Apothéloz & Reichler-Béguelin 1995 : 243).

I. INTRODUCTION

1 Il est difficile de s'imaginer qu'il y ait texte sans qu'il y ait anaphore, l'anaphorisation constituant un lien cohésif clé des textes. Or, le danois et le français, les deux langues qui sont au centre de nos préoccupations dans cet article, choisissent, bien que disposant, grosso modo, des mêmes formes de reprise anaphorique nominale, des stratégies anaphoriques différentes, le danois montrant une prédilection pour les anaphores fidèles, et le français pour les anaphores infidèles.

2 Le plus souvent, cette différence de textualisation est attribuée à des normes rhétoriques et stylistiques qui diffèrent dans les deux cultures (Korzen & Lundquist 2003), normes disant en français de varier les renvois anaphoriques dans un texte afin de faire beau et intéressant (« la loi de variété », Corblin 1995 : 195), et en danois de répéter afin d'être clair et univoque.

3 Il se peut, cependant, qu'il y ait aussi une explication linguistique à cette différence, explication à chercher dans des différences typologiques entre les deux langues. Du moins, c'est cela que nous allons essayer de défendre ici, espérant montrer qu'une analyse contrastive de l'anaphore infidèle entre ces deux langues appartenant à des familles différentes, le danois aux langues germaniques, le français aux langues romanes, voire à des types de langues différents, le danois aux langues endocentriques, le français aux langues exocentriques (voir infra), pourra mettre au jour des caractéristiques inédites de l'anaphore infidèle.

2. L'ANAPHORE INFIDÈLE

4 L'anaphore infidèle, qui ? rappelons-le ? se constitue d'un syntagme nominal défini ou démonstratif dont le noyau lexical varie par rapport à l'antécédent tout en maintenant une relation d'identité avec son référent, est extrêmement fréquente en français. Surtout dans les constructions à antécédent nom propre repris par une anaphore-sujet, sur lesquelles nous nous concentrerons ici. En effet, les exemples abondent en français, surtout dans les articles de journaux, genre « reportage-portrait », comme en (1)- (3) :

5

1.
Luc Ferry pour une autonomie des universités. [...] L'annonce de cette réforme [...] tombe à pic pour redonner du crédit à un ministre accusé de préférer le verbe à l'action. En un an, le philosophe de la rue de Grenelle n'est pas parvenu à s'imposer...

6

2.
« Suivez-moi, je ne vais pas vous tromper », avait promis Carlos Menem en arrivant au pouvoir en juillet 1989. Le caudillo péroniste de La Rioja (Nord) avait pourtant très vite troqué ses promesses populistes... [...] Ce péroniste version rouflaquettes, costumes cintrés et Ferrari, se représentait et était arrivé en tête du premier tour du scrutin...

7

3.
Qui est Nestor Kirchner ? Le gouverneur de la lointaine et riche province pétrolière de Santa Cruz (Patagonie) reste un mystère. [...] Ce patagon de 53 ans est apparu sur la scène électorale [...] [Le programme] de ce poulain sans charisme reste flou [...]

8 Les syntagmes nominaux, SN, apparaissant dans le rôle d'anaphore dans ces trois extraits de textes, sont tantôt des SN définis (le philosophe de la rue de Grenelle, Le caudillo péroniste de La Rioja (Nord), Le gouverneur de la lointaine et riche province pétrolière de Santa Cruz (Patagonie)), tantôt des SN démonstratifs (Ce péroniste version rouflaquettes, costumes cintrés et Ferrari, Ce patagon de 53 ans, ce poulain sans charisme). Nous les considérons ici, nonobstant le type de déterminant, comme des anaphores infidèles, étant donné qu'ils apportent tous, de par la reformulation lexicale du N et par l'ajout d'éventuels compléments, des caractéristiques nouvelles au référent discursif. Nous suivons par là Le Pesant (1998 : 4) : « Le déterminant de l'anaphore infidèle est soit l'article défini, soit l'adjectif démonstratif. Suivant la forme du déterminant, on parlera d'anaphore infidèle définie ou d'anaphore infidèle démonstrative ». Nous n'entamerons pas, pour l'instant, la discussion sur la différence sémantique entre le déterminant défini et le déterminant démonstratif, bien que le premier effectue, selon Corblin (1987, 1995), une mise en contraste externe (le philosophe étant opposé aux non-philosophes), et le second une mise en contraste interne (ce philosophe étant opposé aux autres philosophes).

9 Ce qui caractérise encore les six occurrences d'anaphore infidèle ci-dessus, c'est qu‘elles constituent des SN pleins : article + N + compléments, appelés pour les SNdéf des descriptions définies, et pour les SNdém des descriptions démonstratives. En réalité, l'infidélité de l'anaphore ne se produit que dans l'emploi des SNdéf, lesquels, de par leur autonomie sémantique et référentielle, pourraient référer à une autre entité discursive, voire introduire une entité nouvelle, présente dans le contexte mental et/ou physique, mais pas nécessairement dans le contexte textuel. Cela n'est pas le cas pour les SNdém, qui, de par l'article démonstratif justement, s'ancrent dans le contexte discursif proche et immédiat, revêtant par là un caractère de fidélité.

10 Autre différence entre le SNdéf et le SNdém apparaissant dans le rôle d'anaphore, c'est la question de savoir s'il s'agit vraiment d'anaphore ! Si l'on s'en tient, comme Corblin (1995), à une conception restreinte de l'anaphore comme devant exiger un antécédent pour être interprétée, le SNdéf n'est pas, et encore en raison de son autonomie sémantique et référentielle, anaphorique, tandis que le SNdém l'est : bien qu'autonome sémantiquement, l'article démonstratif nous dit de chercher un référent dans la proximité contextuelle, ce qui revient à identifier un co-référent en amont ou en aval.

11 Comme l'objectif de la présente étude est de comparer l'emploi de reformulations nominales dans les séquences de co-référence des textes français et danois, nous regroupons néanmoins ici les deux types sous l'étiquette d'anaphores infidèles, afin de pouvoir cerner leur fonctionnement différent dans les deux langues ? et les deux types de langues ? et de nous approcher d'une explication linguistique.

2.1. Emploi et fréquence de l'anaphore infidèle dans des textes danois et français

12 Il a souvent été signalé, d'une part comme une impression intuitive, d'autre part comme un fait appuyé par des analyses détaillées, la plupart stylistiques mais d'autres linguistiques, que l'emploi de l'anaphore infidèle est beaucoup plus répandu en français qu‘en danois, et dans les langues romanes en général comparées aux langues germaniques. Ainsi, I. Korzen (Skytte & Korzen 2000 : 536) a relevé, dans une étude sur un corpus se composant de textes italiens et danois, que les textes (écrits) italiens comportent 40 % d'anaphores infidèles contre 10 % dans les textes (écrits) danois [1], c'est-à-dire qu'il y a quatre fois plus d'anaphores infidèles en italien. La même tendance, mais encore plus accentuée, se déduit d'un petit échantillon de deux textes français et de deux textes danois, produits dans des conditions identiques, à savoir sur le même sujet politique (l'élection présidentielle en Argentine, mai 2003), à égale distance des deux cultures européennes, et dans des médias semblables : les journaux Le Monde et Information. En ce qui concerne l'enchaînement textuel, les quatre textes se concentrent sur l'un des deux candidats argentins (Carlos Menem ou Nestor Kirchner), érigé en référent discursif principal et porteur de la chaîne principale de co-référence de chaque texte. Les quatre textes sont donc comparables, bien que loin d'être représentatifs. La différence quantitative dans l'emploi de l'anaphore infidèle se fait nettement sentir : 2,5 % d'infidèles (deux sur un total de 80 anaphores) dans les textes danois comparé à 16 % d'infidèles (10 sur un total de 64 anaphores) dans les textes français. En (4)- (7) ci-dessous, les anaphores infidèles sont en italique, tandis que les anaphores fidèles (noms propres (NPr) et pronoms) sont données numériquement sans tenir compte de leur succession :

13

4.
Texte français I : (NPr (Carlos Menem)) ? Le caudillo péroniste de La Rioja (Nord) ? (7 NPr + 2 pronoms) ? le caudillo ? (1 NPr) – le personnage ? (2 NPr + 2 pronoms) ? (de) le chef de l'Etat ? (1 NPr + 4 pronoms) ? L'ex-président – (3 NPr + 3 pronoms)

14

5.
Texte français II : (NPr (Nestor Kirchner))- Le gouverneur de la lointaine et riche province pétrolière de Santa Cruz (Patagonie)), ? (1 NPr) – Ce péroniste version rouflaquettes, costumes cintrés et Ferrari ? Ce patagon de 53 ans, ce poulain sans charisme ? (3 NPr + 4 pronoms) ? (de) le gouverneur ? (4 NPr + 6 pronoms) ? Le gouverneur de Santa Cruz ? (4 NPr + 2 pronoms)

15

6.
Texte danois I : (NPr (Carlos Menem) ? (2 NPr + 2 pronoms) ? Argentinas play-boy præsident 1989-1999/ le président play-boy de l'Argentine de 1989-1999 ? (3 NPr + 3 pronoms) ? Argentinas grand old man i politik/le grand old man de la politique en Argentine ? (18 NPr + 10 pronoms)

16

7.
Texte danois II : 18x NPr ((Nestor) Kirchner) + 20 pronoms

17 De cet aperçu des chaînes de co-référence réalisées dans les textes français et danois respectivement, il ressort que la chaîne maximum d'anaphores fidèles (NPr + pronoms) sans variation infidèle est de 10 dans les textes français (4 NPr + 6 pronoms), les textes danois acceptant des continuations fidèles sans variation infidèle beaucoup plus larges : une suite de 28 anaphores fidèles (dans (6)) ainsi qu'un texte entier (dans (7)), ne comportant que des anaphores fidèles (38 au total). Ces résultats viennent encore à l'appui des lois « de variance » pour le français, et « d'invariance » pour le danois.

Construction anaphorique alternative en danois

18 Les anaphores « fidèles » regroupent pronoms et noms propres, lesquels participent aux chaînes de co-référence avec les pronoms représentant 45 % des anaphores en danois et 40 % en français, et les noms propres 40 % en danois et 44 % en français. Une étude plus détaillée des expressions anaphoriques danoises montre cependant qu'il existe un troisième type de construction qui occupe 12,5 % des positions dans les chaînes de co-référence en (6) et (7). Cette construction se compose de l'article défini + modificateur(s) + nom + NPr :

19

8.
Den argentinske ekspræsident Carlos Menem Le argentin ex-président Carlos Menem

20

9.
Den 72-årige Menem Le 72-âgé Menem

21

10.
Den 53-årige Nestor Kirchner Le 53-âgé Nestor Kirchner

22

11.
Pionersønnen Nestor Kirchner pionnier-fils-DÉF Nestor Kirchner

23

12.
Argentinas kommende præsident Nestor Kirchner Argentine-GÉN futur président Nestor Kirchner

24

13.
Provinspolitikeren Nestor Kirchner province-politicien-DÉF Nestor Kirchner

25

14.
Den nygifte Kirchner Le nouveau-marié Kirchner

26 Ces constructions ont ceci de particulier qu‘elles renomment et re-catégorisent un référent discursif tout en maintenant son identité par le nom propre. On pourrait définir ces constructions comme des anaphores fidèles avec redescription ou comme des anaphores infidèles avec ancrage ou désignation explicite du référent. Quoi qu'il en soit, ces expressions anaphoriques, de la même fréquence grosso modo en danois que les anaphores infidèles en français, témoignent de la « règle de non-variance » en danois disant d'être clair et non ambigu en ce qui concerne les expressions anaphoriques.

27 En termes de modèle mental (Johnson-Laird 1983, Garnham 2001), l'opération cognitive liée à cette construction en danois consiste à assigner une prédication secondaire nouvelle, véhiculée par les modificateurs précédant le NPr, à un référent discursif déjà présent et facilement repérable par la répétition du nom propre. L'opération mentale exigée pour interpréter l'anaphore infidèle, par contre, consiste à déterminer si les éléments descriptifs identifient un référent discursif déjà présent ou s'il faut en ériger un nouveau.

28 La construction danoise article défini + modificateur(s) + nom + NPr n'est pas possible en français, où un NPr se spécifie par une apposition ou par une relative :

29

13'.
Nestor Kirchner, politicien de province...

30

11'.
Nestor Kircher, qui est fils de pionnier...

31 Mais pourquoi choisir une telle construction quand une construction plus élégante et économique, à savoir l'anaphore infidèle, se présente, et cela surtout dans les langues romanes comme le français qui par ses caractéristiques lexicales et syntaxiques invitent à utiliser largement l'anaphore infidèle dont l'interprétation ne pose pas de problèmes ?

2.2. La traduction de l'anaphore infidèle du français en danois

32 Une traduction directe en danois des anaphores infidèles des textes français en (1)- (3) produirait des expressions danoises perçues comme mal formées dans l'enchaînement textuel :

33

la.
Luc Ferry (er) for universiteternes selvstyre. [...] ?? På et år er det ikke lykkedes filosoffen fra rue de Grenelle at sætte sig igennem...

34

2a.
« Følg mig, jeg vil ikke svigte jer », lovede Carlos Menem, da han kom til magten i juli 1989.? ?Den peronistiske hærfører fra La Rioja (Nord) fik dog hurtigt borttusket sine populistiske valgløfter [...] ? Denne peronist med bakkenbarter, i figursyet tøj og Ferrari [...] stillede op til første valgrunde og vandt den [...]

35

3a.
Hvem er Nestor Kirchner ??? Guvernøren fra den fjerne og rige Santa Cruz olieprovins (Patagonien) er et mysterium. [...] ? Denne 53-årige patagonier optrådte på valgscenen [...] ? Denne ukarismatiske protegé har et program uden konturer...

36 Les anaphores infidèles danoises à article défini paraissent mal formées parce qu‘elles induiraient facilement pour le lecteur danois une lecture non co-référentielle, c'est-à-dire disjointe, des deux SN. Les anaphores infidèles à l'article démonstratif sont, de leur côté, mal formées parce qu‘elles marquent des transitions ou des ruptures, trop proches et répétées, par rapport à ce qui précède.

37 Les deux types d'anaphore infidèle sont donc trop marqués dans la chaîne co-référentielle en danois, fait qui justement a retenu notre attention, et que nous allons éclaircir par des explications linguistiques en recourant d'une part à des critères lexico-syntaxiques (section 3), d'autre part à des principes pragmatiques (section 6).

38 Cette brève présentation de l'emploi de l'anaphore (in) fidèle aura suffi à illustrer la prédilection du danois pour les fidèles et celle du français pour les infidèles. Fait qui ? comme nous le montrerons ci-dessous ? prend son origine dans des différences lexicales et syntaxiques entre les deux langues et qui mène à des différences d'interprétation de l'anaphore infidèle.

3. DIFFÉRENCES TYPOLOGIQUES ENTRE LE DANOIS ET LE FRANÇAIS

39 Les exemples (1)- (7) montrent que le français présente dans ses expressions anaphoriques plus de contenu sémantique que les expressions choisies en danois. En fait, les anaphores infidèles présentent des paquets, et parfois de gros paquets, de contenu sémantique nouveau par rapport aux anaphores fidèles qui n'en présentent pas du tout. « En revanche », le français fait l'économie d'une prédication, celle qui aurait consisté, et qui en danois consiste, à appliquer au référent la propriété désignée par l'expression infidèle. En (15) et (16), exemples authentiques [2], l'une des deux propriétés prédiquées par deux formes verbales finies en danois se trouve en fait hypostasiée (cf. « hypostatization of second and third order entities in first order entities ». Lyons 1977 : 455, 657) dans l'anaphore infidèle en français (dont le référent est identique à celui du NPr Kirchner du texte précédent) :

40

15.
Kirchner [...] (1) har skabt sig et ry som en effektiv administrator, men en kedelig politiker, i de 10 år, (2) han har bestridt posten som provinsguvernør i den sydargentinske provins Santa Cruz. (Information 23 mai, 2003)

41

16.
(2) Le gouverneur de la province pétrolière de Santa Cruz, en Patagonie, (1) est considéré comme bon gestionnaire sans charisme. (Le Monde 23 mai, 2003)

42 Là où le danois utilise plusieurs prédications primaires pour apporter du nouveau sur le référent désigné fidèlement (ici par un nom propre), le français permet de dire du nouveau par la prédication seconde contenue dans l'anaphore infidèle [3].

43 Cette possibilité qu'a le français de concentrer beaucoup de contenu lexical dans les SN et de faire l'économie de verbes (finis) versus la préférence du danois pour des SN « vides » dans des structures syntaxiques prédicatives « pleines » est en fait une des caractéristiques des différences plus générales et typologiques entre les deux langues. Qui plus est, c'est une différence qui génère d'autres différences, systématiques et prévisibles, lesquelles ? nous le postulons ? concourent aussi à faciliter l'accès à l'anaphore infidèle en français, par comparaison au danois. Nous essayerons, par la suite, de cerner quelques-unes de ces caractéristiques.

3.1. La lexicalisation : le nom et le verbe

44 Nous avons dans un projet de recherche danois sur « Les aspects linguistiques de la traduction » (Herslund [dir.] 2003) constaté qu'il y a des différences systématiques entre le danois et le français (et les autres langues romanes) au niveau de la lexicalisation des noms et des verbes, différences qui se répercutent jusqu'au niveau de la syntaxe et de la textualisation. En effet, il s'avère, par une analyse des noms « basiques » (Rosch et al. 1976, Kleiber 1990, Baron 2003) que la lexicalisation des noms français s'opère à un niveau plus concret que celle des noms danois qui sont plus abstraits et par conséquent plus vides de contenu. C'est le cas par exemple pour la lexicalisation des artefacts, où un lexème danois couvre toute une série de lexèmes français, co-hyponymes par rapport à l'hyperonyme danois (Baron 2003, Lundquist 2002, 2003) :

45

kande {cruche, broc, pichet, pot...}
stol {chaise, fauteuil, stalle, chaire, tribune... }
bane {court, piste, champ, terrain, couloir...}

46 Le danois ne lexicalise dans ces monosèmes qu'un seul trait sémantique : FONCTION – qui encore est très abstrait ? là où le français est plus concret en lexicalisant les traits sémantiques de FORME, MATIÈRE, etc., bref les traits de CONFIGURATION en termes de qualia (Pustejovsky 1995) [4].

47 La lexicalisation des verbes montre une situation inverse. Une analyse des verbes de mouvement, par exemple, révèle que là ce sont les lexèmes danois qui portent le plus de contenu sémantique par le fait que les verbes prototypiques lexicalisent toujours le trait MANIÈRE : on ne peut pas « aller » en danois sans dire comment on « va ». Ainsi à aller à pied correspond gå, à aller à vélo cykle, à aller à cheval ride, et ainsi de suite. De même, on ne peut pas mettre le livre, le verre ou le vase sur la table indifféremment de l'objet direct en question, puisque ces objets ne se « mettent » pas de la même manière : on Iægger bogen, stiller glasset, sætter vasen.

48

mettre {lægge, stille, sætte, putte...}

49 Il semble donc qu'il y ait une sorte de complémentarité entre le nom et le verbe (Herslund 2000), de sorte que le poids informatif balance vers le nom ou bien vers le verbe, ce qui donne la physionomie suivante à la construction de la phrase dans les deux langues (Herslund 2000, Baron 2003, Herslund & Baron ce volume) :

figure im1

50 Les images du français avec l'armature de la phrase échafaudée par les noms-arguments, et du danois avec le verbe comme centre « orchestrateur » de la phrase, justifient de dire que le français appartient aux langues de type exocentrique, alors que le danois est un représentant des langues de type endocentrique.

3.2. Morphologie et sub/co-ordination

51 Or, cette différence lexicale a des conséquences aux niveaux morphologique et syntaxique. En fait, la légèreté sémantique des verbes français est contrebalancée par une richesse morphologique en ce qui concerne les temps, formes et modes verbaux. Ce qui nous intéresse particulièrement ici, ce sont les formes non-finies : infinitif, participes présent et passé, et le gérondif, dont la dernière est inexistante en danois, et les autres employées de manière beaucoup plus restrictive. Cette différence importe pour la structuration intra- et trans-phrastique des propositions. Les formes non-finies permettent en français de hiérarchiser les propositions ? en satellites, à l'arrière-plan ? tout en faisant l'économie du sujet grammatical ; en danois, l'absence de gérondif, et les restrictions imposées aux autres formes non-finies favorisent une linéarisation parataxique des informations ; c'est-à-dire une structuration avec la prédication complète et « expliquée » (Wilmet 1998 : 607) des propriétés du sujet grammatical :

52

17.
Ôtant sa cravate et son veston, il se jeta sur son lit

53

17a.
Han tog slips og jakke af og Ø kastede sig på sin seng.

54

17'.
Il enleva sa cravate et son veston et Ø se jeta sur son lit.

55 Nous percevons dans la « désententialisation » de la construction participiale française avec « dé-subjectivisation » (I. Korzen 2000 : 68 ; 2003 : 99-100) le premier pas vers la grammaticalisation de relations textuelles que nous voyons exploitée à l'extrême dans l'anaphore infidèle.

3.3. Les constructions détachées

56 Apparaissant souvent à cheval entre deux phrases, les constructions non-finies sont assignées à fonctionner comme propositions intermédiaires entre des phrases principales. C'est ce que Combettes (1998a, 1998b) a exposé dans sa théorie des constructions détachées, les « CD ». Regroupant sous cette étiquette appositions, « épithètes détachées », gérondifs et constructions absolues, Combettes souligne, en mettant en avant les aspects diachroniques, leur caractère de transition « dynamique » et communicationnelle inter-propositionnelle :

57

« ... parler d'une structure : CD + Sujet + SV est relativement simplificateur. Il semblerait préférable, pour ce type de CD, de considérer que le constituant détaché” fonctionne, durant toute une période de l'histoire du français, comme une sorte de transition, de passage, entre deux propositions, dans une progression discursive : P1 + CD + P2. » (Combettes 1998b : 130. C'est nous qui soulignons).

58 La CD est caractérisée par deux traits fondamentaux : présence d'une prédication seconde et nécessité d'une co-référence avec une autre expression. Pour le premier, Combettes avance que :

59

« la CD introduit dans l'énoncé une nouvelle structure prédicative, réduite certes, qui ne pourrait fonctionner seule, mais qui établit avec un sujet une relation identique à celle d'une prédication complète » (Combettes 1998a : 12).

60 Ce qui entraîne une relation de co-référence entre la CD et une entité d'une prédication première :

61

« La CD, en tant que proposition réduite, sous-entend obligatoirement un référent qui serait représenté par le groupe sujet dans une proposition complète » (ib. 13).

62 La co-référence dans cette construction « intermédiaire » entre le « sujet sous-jacent et un référent recouvert par une expression située en principe dans la phrase » (ib. 13) peut aller dans les deux sens [5], vers le sujet de la phrase hôte, tout comme vers un antécédent d'une phrase antérieure :

63

« Cette construction apparaît nettement comme un prolongement du contexte antérieur : elle renvoie, de façon systématique, à un référent nommé, déjà évoqué dans la proposition qui la précède » (Combettes 1998b : 131).

64 Ces deux caractéristiques de la CD en français : « présence de la prédication seconde, nécessité de la co-référence avec une autre expression » (Combettes 1998a : 14), s'accordent avec celles de l'anaphore infidèle, sauf que celle-ci n'est pas une construction détachée, mais intégrée à la phrase et liée grammaticalement en tant que sujet. Ce qui s'illustre en changeant la formule ‘P1+CD+P2' de Combettes (voir supra), en 'P1+P2 (sujet anaphore infidèle)'. Nous y voyons un effet de grammaticalisation, laquelle consiste justement à intégrer un élément détaché dans une construction grammaticale liée, ce qui rejoint la définition de la grammaticalisation que donne entre autres Combettes :

65

« grammaticalisation : une construction à valeur textuelle, commandée essentiellement par des facteurs pragmatiques, informationnels, doit se mouler dans des cadres syntaxiques plus ou moins stricts » (Combettes 1998a : 40).

66 Parmi les CD figurent aussi les constructions nominales (ib. 25) : Secrétaire de mairie, X a beaucoup de travail, dites « attributs indirects », « attributs libres » ou « prédications libres » dans la tradition danoise (H. Korzen 2000b, 2002, ce volume). Examinons ces attributs indirects de plus près, étant donné qu'il semble s'y produire encore un pas vers la grammaticalisation des rapports textuels en français.

3.4. L'attribut indirect

67 En danois, les attributs indirects sont peu fréquents, et les attributs indirects se composant de noms comme en (18)- (20) sont carrément impossibles (H. Korzen 2002 et ce volume) :

68

18.
Travailleur méthodique, Dupont augmentait sa clientèle.

69

18a.
*Metodisk arbejder fik (verbe fini) Dupont kundekredsen til at vokse. [6]

70

19.
Juriste, Inigo Mendez est depuis 1999 titulaire de la chaire Jean-Monnet.

71

19a.
*Jurist fik (verbe fini) I.M. i 1999 Jean-Monnet-professoratet.

72

20.
Parisien de naissance, François Dugas connaît la ville par cœur.

73

20a.
*Indfødt pariser kender (verbe fini) F.D. byen ud og ind.

74 Pour traduire de tels attributs indirects français en danois, il faut avoir recours à des phrases complètes, explicitant la relation entre l'attribut indirect et le reste de la phrase :

75

18a'.
Eftersom/Da han gik metodisk til værks, fik Dupont kundekredsen til at vokse.

76

18'.
Comme/Etant donné qu'il travaillait méthodiquement, augmentait Dupont la clientèle.

77

19a'.
Som/I sin egenskab af jurist fik Inigo Mendez i 1999 Jean-Monnet professoratet.

78

19'.
En tant que juriste/Dans sa qualité de juriste obtint Inigo Mendez la chaire Jean-Monnet.

79

20a'.
Da han er født i Paris/Da han er indfødt pariser/Som indfødt pariser, kender François Dugas byen ud og ind./ François Dugas, som er indfødt pariser, kender byen ud og ind.

80

20'.
Comme il est né à Paris/Comme il est Parisien de naissance/En tant que Parisien de naissance, connaît François Dugas la ville

81 Une explication de cette impossibilité en danois de détacher un attribut indirect nominal pour l'attacher au sujet grammatical se trouve sans doute dans la résistance à des SN lourds en général, mais peut-être plus dans les règles régissant l'ordre des mots à l'intérieur de la phrase danoise, ordre avec des positions très strictement grammaticalisées.

3.5. L'ordre des mots

82 La phrase danoise est rigidement structurée, jusqu'à former « a tight-knit, phrase-like topological organisation with slots pre-reserved for the different GRs (grammatical relations) and adjuncts » (Herslund 2002 : 103).

83 Plus particulièrement, le danois est une langue « V 2 », ce qui veut dire que la position seconde dans une phrase indépendante est toujours occupée par le verbe fini, ou en d'autres mots, qu'un seul constituant peut précéder le verbe fini (Herslund 2002 : 95).

84 Cela revient à dire que la séquence française avec un nom, attribut indirect (relation grammaticale, RG1) précédant le sujet (RG2) comme dans la figure ci-dessous, est interdite en danois :

85

Français : SNRG1, SNRG2 Vpos3
Danois : *SNRG1, SNRG2 Vpos3

86 Nous pensons que cette contrainte sévère sur l'ordre des mots en danois explique l'impossibilité d'avoir un SN dans le rôle d'attribut indirect au sujet dans cette langue.

4. LA GRAMMATICALISATION DE L'ANAPHORE INFIDÈLE EN FRANÇAIS

87 Nous arguons donc que l'accessibilité immédiate en français de noms pleins, offerte par les attributs indirects détachés de la phrase mais attachés au sujet, constitue un tremplin actif vers la grammaticalisation de l'anaphore infidèle.

88

18.
Travailleur méthodique, Dupont augmentait sa clientèle.

89

18b.
Dupont était depuis 1980 gérant de l'entreprise. Ce travailleur méthodique en augmentait la clientèle.

90

19.
Juriste, Inigo Mendez est depuis 1999 titulaire de la chaire Jean-Monnet.

91

19b.
Tous les jours, Inigo Mendez envoie une chronique au quotidien conservateur espagnol ABC. Ce juriste est depuis 1999 titulaire de la chaire Jean-Monnet.

92

20.
Parisien de naissance, François Dugas connaît la ville par cœur.

93

20b.
François Dugas veut embellir la capitale. Ce Parisien de naissance connaît la ville par cœur.

94 Pour finir, un exemple authentique de SN en position d'attributs indirects (21) qui sont grammaticalisables en anaphores infidèles (21') :

95

21.
M. Kirchner accède... à la présidence argentine dans de mauvaises conditions.... Dauphin du président sortant, péroniste peu connu et sans charisme, il a promis de s'attaquer en priorité à la pauvreté. (Le Monde, 16 mai 2003).

96

21'.
M. Kirchner accède... à la présidence argentine dans de mauvaises conditions. Le dauphin du président sortant et péroniste peu connu et sans charisme/ Ce dauphin du président sortant et péroniste peu connu et sans charisme a promis de s'attaquer en priorité à la pauvreté.

97 Cette possibilité de grammaticaliser des attributs indirects nominaux en anaphores infidèles n'existe pas en danois, ce qui explique, sans doute, l'emploi beaucoup plus restreint de cette forme de reprise dans les textes danois.

5. ANAPHORE INFIDÈLE ET RELATIONS RHÉTORIQUES

98 Dans les exemples (18')- (20'), nous avons vu explicitée dans les traductions danoises, par des conjonctions du type parce que, étant donné que, etc., la relation implicite établie entre la prédication seconde de l'attribut indirect et la prédication primaire de la phrase française. C'est là une troisième caractéristique des constructions détachées qui vaut aussi pour l'anaphore infidèle, à savoir les liens logiques qui s'établissent entre la prédication seconde et la prédication primaire. Combettes parle de « rapports de sens », souvent qualifiés de « circonstanciels »... (causalité, hypothèse, concession, opposition) (Combettes 1998b : 133), et H. Korzen de constructions « établissant des relations » temporelles et /ou logiques (2002 : 76). Il ressort des études contrastives de H. Korzen sur les attributs indirects en français et en danois que les attributs établissant des relations temporelles et/ou logiques (comme en (22)) sont extrêmement rares en danois, contrairement aux attributs indirects « de description » (23) qui existent et s'utilisent sans problème en danois comme en français :

99

22.
Petite, cette main devait appartenir à un enfant. (Pedersen et al. 1980 : 39,
dans H. Korzen 1999 : 20)

100

22a.
*Lille måtte denne hånd nok tilhøre et barn.

101

22b.
Da hånden var lille, måtte den nok tilhøre et barn.

102

23.
Ivre-mort, Dupont descendait le Boulevard des Italiens. (H. Korzen 1999 : 6)

103

23a.
Fuld som en allike vaklede Jensen ned ad Strøget.

104 Cet effet de construction d'une relation interprétative entre attribut indirect, c'est-à-dire prédication seconde, et prédication primaire, se retrouve également dans les constructions avec anaphore infidèle, dans lesquelles s'établit une relation logique entre le contenu sémantique de l'anaphore sujet et la prédication primaire de la phrase hôte. Reprenons l'exemple (18) : une négation de la phrase hôte ((18''') ci-dessous) modifie complètement la relation « rhétorique » (Thompson & Mann 1988) entre anaphore et prédication ; in casu, on passe d'une relation de causalité (donc), à une relation d'opposition (pourtant pas), qu'il faut, en danois, expliciter par une conjonction appropriée.

105

18'''.
Dupont était depuis 1980 gérant de l'entreprise. Ce travailleur méthodique n'en augmentait pas la clientèle.

106

18a'''.
Dupont overtog i 1980 ledelsen af firmaet. Selv om han gik metodisk til værks, fik han ikke kundekredsen til at vokse.

107

18''''.
Dupont était depuis 1980 gérant de l'entreprise. Bien qu'il fût un travailleur méthodique, il n'en augmentait pas la clientèle.

108 L'anaphore infidèle semble donc être la manière la plus économe de condenser du contenu propositionnel, voire de lier deux contenus propositionnels, tout en suggérant une relation logique entre ces contenus :

109

  1. Dupont est un travailleur méthodique + 2. Dupont augmente sa clientèle (relation : donc).
  2. Dupont est un travailleur méthodique + 2. Dupont n'augmente pas sa clientèle (relation : pourtant pas).

110 Cette imbrication de deux (ou plusieurs) contenus propositionnels en français constitue, nous l'avons vu ci-dessus, un procédé de grammaticalisation typique des relations textuelles dans les langues exocentriques, contrairement aux langues endocentriques comme le danois qui préfèrent des progressions textuelles linéaires (I. Korzen 2000, 2003) sans structuration grammaticale. Avec l'anaphore infidèle on peut dire que le processus de condensation typique des langues exocentriques a atteint son niveau maximum d'hypostasiation, et la grammaticalisation ses limites ultimes.

6. L'INTERPRÉTATION DE L'ANAPHORE INFIDÈLE EN DANOIS ET EN FRANÇAIS

111 Tout en étant d'un emploi rare en danois, l'anaphore infidèle n'en existe pas moins dans cette langue. Or, vu que son emploi est plus fréquent et que sa grammaticalisation est plus avancée en français, il serait intéressant d'étudier de plus près s'il y a une différence dans l'interprétation que donnent Danois et Français, respectivement, de l'anaphore infidèle.

112 On pourrait émettre l'hypothèse que l'emploi de l'anaphore infidèle étant plus rare en danois qu‘en français, l'emploi danois serait plus marqué. En utilisant ce terme, nous nous inspirons de Levinson (1987), qui dans son traitement des paradigmes d'expressions co-référentielles distingue les formes « minimales » : zéro et pronoms, des formes « maximales », c'est-à-dire de plus en plus denses en contenu informatif, telles les SNdéf et SNdém, nus ou avec compléments. Levinson établit une « échelle de la pragmatique et de la grammaire de l'anaphore », prédisant que plus une forme est minimale, moins elle est marquée, et plus elle conduit vers une lecture co-référentielle ; et vice versa, plus une forme est maximale, plus elle est marquée, et plus elle mène à une lecture disjointe (Lundquist 1990). Ce principe pragmatique « néo-gricéen » de l'interprétation d'expressions potentiellement co-référentielles expliquerait pourquoi une expression infidèle, c'est-à-dire potentiellement anaphorique, se perçoit en danois souvent comme étant non co-référentielle. Mais il invite aussi à prédire qu'un lecteur danois attribuerait plus de contenu sémantique à une expression infidèle donnée que le lecteur français, cette forme étant plus répandue et donc plus habituelle en français.

113 Nous avons soumis (Lundquist 2002, à paraître) cette prédiction à un « test d'enchaînement », mais « d'enchaînement intraphrastique » [7], où il s'agissait de combiner chaque anaphore infidèle de toute une série (exemplifiées en (24)) avec une prédication primaire d'une série de prédications alternatives (exemplifiées en (25)).

114

24.
Lionel Jospin vient de remanier le gouvernement. Le chef du gouvernement Lionel Jospin vient de remanier le gouvernement. L'ancien ministre de l'Éducation nationale Lionel Jospin vient de remanier le gouvernement. L'ancien premier secrétaire du parti socialiste français

115

25.
 ? fait appel à deux ténors du parti. ? a mis fin aux spéculations. ? a cédé à la pression des enseignants. ? cherche à regagner la sympathie de son électorat. ? veut se concentrer sur la politique intérieure.

116 L'hypothèse était que plus les sujets divergeaient dans le nombre de prédications primaires qu'ils permettaient pour chaque expression anaphorique, moins cette expression était porteuse de sens et d'information. L'expérience, menée sur des lecteurs français et danois, a donné un nombre différent de prédications attirées par chaque expression anaphorique dans les deux populations, résultats calculés ensuite en termes d'entropie, qui mesure la dispersion et le désordre [8]. Plus il y a de désordre pour une anaphore infidèle donnée, plus elle est faible en information sémantique. Et vice versa, moins une anaphore infidèle attire de prédications différentes, moins elle crée d'entropie, et plus forte est la quantité d'information sémantique qu‘elle véhicule.

117 Les résultats calculés en entropie confirment notre hypothèse : on constate une entropie significativement moins élevée dans les combinaisons d'anaphores infidèles avec les prédications primaires dans la population danoise que dans la population française (voir figure en annexe : 1 équivaut à l'entropie maximale, c'est-à-dire que toutes les réponses sont différentes ; 0 à l'entropie minimale où toutes les réponses sont identiques). C'est là pour nous une preuve qu'il s'agit pour les Danois d'un type d'expression anaphorique plus dense en contenu sémantique, et donc plus marqué

118 Mais les résultats montrent aussi que les réponses faites par les deux populations suivent une ligne identique, cf. les deux courbes parallèles dans la figure en annexe. Il semble donc y avoir, à travers les deux populations, un consensus dans le jugement d'appartenance d'une anaphore donnée à une prédication principale. Les différences entropiques constatées entre les expressions anaphoriques et leur combinatoire prédicative, dans le contexte donné, nous permettent de distinguer trois groupes d'anaphores infidèles, séparés par des différences statistiquement significatives.

119 Un premier groupe comprenait les anaphores infidèles simples, les « désignateurs standards » pour référer à des personnages d'actualité par leur rôle et fonction ; ces anaphores du type Le chef du gouvernement et Le premier ministre étaient combinables avec pratiquement toutes les prédications primaires proposées. Les anaphores du deuxième groupe, qui obtenaient une entropie significativement moindre, portaient des qualifications plus détaillées, du genre L'ancien premier secrétaire du parti socialiste français, L'ancien fonctionnaire du ministère des Affaires Étrangères [9] ; et le troisième groupe contenait les expressions infidèles encore plus spécifiques. Une expérience analogue menée en danois avec des sujets danois a montré que dans ce dernier groupe d'anaphores infidèles se trouvaient des expressions fortement argumentatives et axiologiques ; celles-ci imposaient des restrictions sur la sélection d'une prédication jusqu'à obtenir une entropie minimale, c'est-à-dire une convergence presque totale dans le choix d'une prédication primaire.

120 C'est ce phénomène de relations rhétoriques de type argumentatif qui entre aussi dans l'interprétation de notre premier exemple (reproduit ci-dessous), qui illustre comment l'anaphore infidèle le philosophe de la rue de Grenelle se lie d'une part en amont à la prédication préférer le verbe à l'action, et d'autre part en aval par une relation causale : c'est parce qu'il est philosophe qu'il n'est pas parvenu à s'imposer. L'exemple illustre bien comment l'anaphore infidèle peut servir de médiateur entre deux phrases et deux contenus propositionnels :

121

1.
Luc Ferry pour une autonomie des universités. [...] L'annonce de cette réforme [...] tombe à pic pour redonner du crédit à un ministre accusé de préférer le verbe à l'action. En un an, le philosophe de la rue de Grenelle n'est pas parvenu à s'imposer...

122 L'expérience menée montre que dans le contexte donné, c'est-à-dire dans les paradigmes d'anaphores infidèles et de prédications primaires présentées dans l'expérience, les expressions anaphoriques infidèles les plus denses en quantité informationnelle exercent les contraintes les plus sévères sur le choix de la prédication primaire. Et plus généralement, que les sujets interprétants se laissent diriger par le contenu prédicatif véhiculé par l'anaphore infidèle. Le choix d'une anaphore infidèle n'est pas innocent.

7. CONCLUSION

123 Nous espérons avoir montré, par le tour fait ici à travers différentes strates linguistiques ? lexique, morphologie, syntaxe, ordre des mots, enchaînement de phrases, structures textuelles ?, d'une part que l'anaphore infidèle constitue un accès privilégié à des différences typologiques entre le danois et le français, et d'autre part que ces différences systématiques expliquent pourquoi les Français sont plus infidèles que les Danois : le français se prête mieux, de par ses caractéristiques lexico-syntaxiques, à la grammaticalisation de certains liens transphrastiques dans l'anaphorisation infidèle.

figure im2

Références bibliographiques

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Date de mise en ligne : 01/01/2012

https://doi.org/10.3917/lf.145.0073

Notes

  • [1]
    Dans les « textes parlés » dans les deux langues, c'est la moitié environ, c'est-à-dire 18 % en italien contre 6 % en danois.
  • [2]
    Et provenant probablement de la même source, c'est-à-dire de la même agence de presse (ce que nous n'avons malheureusement pas pu vérifier).
  • [3]
    Voir Herslund (dir.) 1997 : 136 qui propose une analyse sémantique possible de « le journaliste » en « celui qui est journaliste ».
  • [4]
    Il est possible, évidemment, en danois, de préciser au même degré qu'en français, mais cela se fait par une composition nominale où l'hyperonyme fonctionne comme noyau : tennis-bane, fodbold-bane, skøjte-bane, etc.
  • [5]
    D'où son fonctionnement dynamique à cheval entre thème et rhème : « La valeur de prédication seconde de la CD, étroitement liée à celle de rhème (ou de thème secondaire) » (Combettes 1998a : 69).
  • [6]
    L'antéposition d'un complément provoque l'inversion du sujet en danois (voir aussi 3.5).
  • [7]
    Contrairement aux tests d'enchaînement trans-phrastique, effectués par Ducrot dans sa théorie de « l'argumentation dans la langue », argumentation qui joue aussi un rôle dans le fonctionnement de l'anaphore infidèle (Lundquist 2003).
  • [8]
    L'entropie est une notion probabiliste qui désigne l'incertitude et le désordre. Nous n'entrerons pas ici dans les détails techniques du calcul en entropie (voir Shannon 1948), ni dans son explication (voir Lundquist et Gabrielsen 2001, Lundquist à paraître).
  • [9]
    On parle dans ce cas de « métonymie chronologique » ou de « métalepse », qui « consiste à désigner une entité soumise à un devenir ou à un processus de transformation, soit par référence à un état antérieur, soit par référence à un état ultérieur, prévisible, de son évolution » (Apothéloz & Reichler-Béguelin 1995 : 243).

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