Notes
-
[1]
Pour rappel, le CE2 correspond à la 3ème primaire, le CM1 à la 4ème primaire, le CM2 à la 5ème primaire.
-
[2]
Nous reprenons ici la terminologie traditionnelle qui n’a jamais vraiment été modifiée sur le territoire français, malgré des tentatives de rénovation, notamment dans le cadre de tentative d’harmonisation (Chartrand et De Pietro 2012).
-
[3]
Catégorisation proposée par É. Genevay (1994), mais d’autres grammaires comme celles de J. Gardes-Tamine (1988) ou M. Riegel, J.-C. Pellat et R. Rioul (1994), nomment la première catégorie « adjectifs qualificatifs » et la seconde « adjectifs relationnels » ; ces derniers précisent que les adjectifs qualificatifs « indiquent une caractéristique, essentielle ou contingente […] du terme auquel ils se rapportent » et que les adjectifs relationnels « indiquent une relation par définition non gradable (*un parc très municipal) avec le référent du nom dont ils sont dérivés. » (1994 : 355, 357).
-
[4]
Nous avons retiré des blocs considérés l’ensemble « petit + déjeuner », pour les raisons invoquées supra, mais aussi les cas d’apostrophe. En effet, nous ne développerons pas ce point ici, mais l’ensemble du corpus de données nous invite à ce constat : les élèves ne considèrent pas l’apostrophe comme un équivalent de blanc graphique.
-
[5]
Nous avons ainsi testé sept heures, huit heures, du jour et tous les matins.
-
[6]
Sont concernés du jour, de pain grillé et du CM1.
-
[7]
Cela recouvre tous les énoncés produits qui intègrent des positionnements relatifs, utilisant « avant », « devant », « après », « derrière », « à gauche », « à droite ».
-
[8]
La multitude de mots à juger ainsi que la complexité de la gestion du contexte dans une épreuve d’identification sur texte expliquent vraisemblablement la grande perte d’efficacité des élèves par rapport aux épreuves sur liste (Kilcher-Hagedorn et al. 1987).
-
[9]
Cette lecture superficielle ne saurait se substituer à une étude systématique, sur la base des outils d’enseignement déclarés par les enseignants : celle-ci est prévue dans le cadre de la phase REAlang de recueil des pratiques enseignantes, en 2020-2021.
-
[10]
Mille-feuilles CM2, (2013), sous la direction de C. Demongin, Paris, Nathan, p. 266.
-
[11]
Pépites CM2 (2013), coordonné par C. Savadoux-Wojciechowski, Paris, Magnard, p. 150.
-
[12]
Mille-feuilles CM2, p. 266.
-
[13]
Pépites CM2, p. 124.
-
[14]
Mandarine CM2, (2017), sous la direction de F. Lagache, Paris, Hatier, p. 188.
-
[15]
Au même titre que de nombreux didacticiens tentent aujourd’hui de rationnaliser l’enseignement du verbe, qu’on pense par exemple aux progressions suggérées dans l’enseignement de la morphologie, afin de commencer par des tiroirs verbaux représentatifs du fonctionnement en règles d’engendrement.
-
[16]
Il n’est pas sans ironie d’enseigner d’un composant qu’on peut le supprimer lorsqu’on attend que les élèves l’ajoutent…
1Lorsque l’on envisage de produire un discours sur l’enseignement-apprentissage de la grammaire, il n’est pas si aisé d’éviter le dogmatisme. Les programmes scolaires lui consacrent une place de choix, la riche tradition française de description grammaticale occupe le terrain ; les acteurs oscillent entre repli sur des représentations datées, constats de difficultés et tentatives de rénovation. La question des savoirs grammaticaux des élèves demeure en revanche assez largement ouverte.
2Dans le contexte français, si les enseignants déplorent souvent la difficulté de leurs élèves à analyser correctement les énoncés, les discours se cristallisent généralement sur le verbe et rarement sur la classe des adjectifs. Lorsqu’il est question de celle-ci, les enseignants se positionnent sur le terrain de la faiblesse du bagage lexical des élèves, supposée responsable d’écrits pauvres, notamment au niveau de la production de syntagmes nominaux. Quant à l’enseignement de la classe des adjectifs, il semble aller de soi, y compris dans les programmes (ministère de l’Éducation nationale 2018) ; il semblerait que l’acquisition de l’identification des classes de mots variables doive être quasi achevée à la fin du cycle 2 (3ème année de primaire), le cycle 3 se contentant de consolider cette compétence, tout en visant la maitrise de la morphologie adjectivale.
3Les études existantes dans le contexte francophone sont pourtant très circonspectes concernant les savoirs des élèves sur l’adjectif. H. Kilcher-Hagedorn, C. Othenin-Girard et G. de Weck observent, entre autres, une importante proportion d’intrus en contexte textuel (1987 : 191) et C. Fisher conclut ainsi son étude : « les résultats qui précèdent suggèrent que la notion d’adjectif que l’élève s’est construite demeure, même à la fin du primaire, assez imprécise, à la fois trop étroite et trop vague » (1996 : 335). À partir d’une recherche quantitative, nous allons tâcher d’approcher les représentations des élèves de fin de primaire française concernant cette notion d’adjectif.
Cadre de la recherche
4Les données exploitées dans cet article proviennent d’une recherche initiée en 2019, impliquant dix-sept chercheurs de huit laboratoires, en France ainsi qu’en Suisse : REAlang.
Un recueil de données de grande ampleur
5Pour cette contribution, nous nous servons d’une part très restreinte des données collectées. Le cadre théorique de REAlang étant présenté plus amplement dans un article dédié (Beaumanoir-Secq, Gourdet, Sautot 2020, à paraitre), nous nous contenterons d’esquisser ici le contexte. Cette recherche se donne comme objectif la compréhension des pratiques enseignantes concernant le français langue première, et la mesure de leurs effets. L’articulation entre les usages métalinguistiques (types d’activités, discours, argumentation) et les performances scripturales constitue un axe de travail important, mais ce n’est pas le seul. En mai 2019 ont été collectées des données et une documentation assez vastes concernant vingt-deux classes de CE2 [1] (évaluations, cahiers de règles, affichages, cahiers du jour, emplois du temps) ; en septembre 2019, 1968 élèves de quatre-vingts classes réparties du CE2 au CM2 (y compris des doubles niveaux) ont passé une série de trois tests, tests réitérés en janvier 2020 ; le codage et le traitement de cet imposant ensemble de données doivent permettre de sélectionner des enseignants dont les pratiques semblent particulièrement favorable au développement des compétences des élèves. En 2020-2021, des observations de classes permettront de caractériser les activités mises en œuvre, mais aussi, et surtout le type d’interactions ou la fréquence des discours métalinguistiques, le tout afin de tenter de mettre à jour les éléments favorisant les apprentissages.
6Il semble important de souligner que les classes ne sont pas issues d’une seule région, deux des classes étant situées en Suisse, les autres étant réparties sur le territoire national français. Sur quatre-vingt-sept classes, vingt-neuf sont en éducation prioritaire, dont quatorze en Réseau d’éducation prioritaire (REP+) ; cela produit une légère surreprésentation de l’éducation prioritaire, 33 % pour notre échantillon, contre 18 % sur le plan national.
Description des épreuves considérées
7Les trois tests composant l’évaluation consistent respectivement en une tâche de dictée, une tâche d’identification et une tâche de définition. Afin de permettre certaines comparaisons, le test 1 s’appuie sur des corpus de la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP) du ministère de l’Éducation nationale, le test 2 sur une épreuve déjà utilisée par M. Beaumanoir-Secq (2018), le test 3 sur une épreuve conçue par P. Gourdet (2009, cf. aussi Gourdet et Roubaud 2016). Pour cet article, nous utiliserons le test 3, dont la consigne est « Écris tout ce que tu sais sur le verbe », puis, seulement pour les CM1 et CM2, « Écris tout ce que tu sais sur l’adjectif ». Cependant, nous exploiterons surtout les données du test 2, qui demande aux élèves, à partir d’un même énoncé dupliqué, « Souligne tous les verbes de ce texte », puis « Souligne tous les adjectifs de ce texte ». Le corpus d’appui est un texte bref composé de sept phrases, contenant notamment six adjectifs :
Théo se réveille à sept heures tous les matins. Il prend sa douche et choisit sa tenue du jour. Puis il se dirige vers la cuisine. Là, un copieux petit déjeuner l’attend. Une bonne odeur de pain grillé lui chatouille les narines. Dès qu’il entend la pendule sonner huit heures, il enfourche son vélo orange et se dirige en sifflotant vers l’école toute proche. C’est le nouveau maitre du CM1 !
9Ce test engendre plusieurs entrées d’analyse : les mots correctement identifiés, mais aussi les mots identifiés à tort (intrus), ou encore les blocs constitués par des soulignements continus. Il est également possible, comme pour toute évaluation, d’explorer la proportion de non-réponses. Pour des raisons pragmatiques de passation, il n’est pas demandé aux élèves de justifier leurs réponses.
10Cette épreuve d’identification a été proposée à tous les élèves de l’échantillon, tandis que l’épreuve de définition est différenciée : seul le verbe pour les CE2, le verbe et l’adjectif pour les élèves de CM1 et CM2. Pour cet article, nous nous centrerons sur l’adjectif au CM2, pour ébaucher le portrait des représentations grammaticales des élèves à propos de ce concept, à partir des données collectées en septembre 2019.
11Le texte proposé ne pose pas de problèmes de compréhension ; il fait état du quotidien d’un élève de CM1 qui se prépare pour aller à l’école. Les six adjectifs présents dans cet extrait sont connus des élèves en raison de leur fréquence et de leur association à des noms concrets, exprimant une caractéristique physique ou psychologique (ex : vélo orange, copieux petit déjeuner, nouveau maitre). En effet, les adjectifs à identifier sont majoritairement des adjectifs qualifiants (ex : copieux, orange, nouveau) en position d’épithète [2], c’est-à-dire entrant dans le syntagme nominal. Seul un participe passé est employé comme adjectif (grillé) et un adjectif (proche) est séparé du nom par un adverbe d’intensité, très. Le mot petit dans notre corpus souffre en revanche d’une catégorisation plus ambigüe qui repose sur le sens contextuel : souvent identifié comme adjectif qualifiant, il relève dans l’extrait de la catégorie nominale : petit déjeuner (avec ou sans tiret) est un nom composé, bien plus qu’une construction adjectif + nom ; nous avons choisi de le neutraliser dans les calculs globaux, en ne le faisant entrer ni dans les réussites ni dans les intrus. À cette particularité s’ajoutent les adjectifs dits transcatégoriels dont le corpus propose plusieurs exemples : bonne, orange, proche, nouveau, grillé pouvant être substantivés assez aisément ou provenant d’une forme verbale (participe passé du verbe griller). La proximité de ces adjectifs avec le déterminant (ex. : une bonne odeur ou le nouveau maitre) pourrait dès lors expliquer certaines erreurs. Nous n’entrerons pas ici dans le détail des intrus possibles, le champ de ceux-ci s’étant avéré aussi ample qu’imprévisible.
Quelques résultats
De quels adjectifs parle-t-on ?
12La recherche en didactique de la grammaire a cela de particulier qu’elle ne présente pas de théorie de référence réellement unifiée, et qu’elle doit de surcroit faire avec la tradition et le modèle disciplinaire en actes qui sous-tendent la grammaire scolaire. Dans ce cadre, comment circonscrire la classe grammaticale de l’adjectif ? Appartenant aux premières notions abordées dans les classes, considérée comme évidente par nombre d’acteurs scolaires lorsqu’il s’agit de trouver des critères définitoires, la notion d’adjectif apparait pourtant délicate à cerner. Cette difficulté tient à un certain nombre de propriétés de l’adjectif, telles que ses différents rôles syntaxiques, sa polyvalence morphologique et son apport sémantique hétérogène, pour lequel force est de distinguer les adjectifs qualifiants des classifiants (Genevay, cité par Fisher 1996 : 321) [3]. Ces difficultés sont le plus souvent occultées par les grammaires scolaires qui privilégient l’entrée sémantique (« l’adjectif qualifie le nom »), ajoutant parfois quelques critères morphologiques (son accord avec le nom) ; nous développons ces éléments infra.
13Reprenant des éléments de problématisation réunis par G. Siouffi et D. Van Raemdonck (2017), nous rappellerons ici à quel point cette classe grammaticale est profondément problématique. D’une part, son origine – et sa création somme toute récente à l’échelle de la description grammaticale – exhibe la porosité de sa frontière avec le nom : l’adjectif ne se détache de la classe des noms qu’au XVIIIe siècle. D’autre part, l’étymologie indique la fragilité de la frontière entre nature et fonction : à partir du latin adjectivus, le mot adjectif signifie « ajout », « posé à côté », mais le terme épithète fait de même, à partir du grec epiqetos. Par ailleurs, le déterminant peut également être « posé à côté » du nom… tout comme les adjectifs peuvent déterminer le nom auquel ils se rapportent : « le vélo orange » spécifie un vélo parmi les autres. M. Wilmet (2010) montre bien comment l’addition des différents modèles de description linguistique a abouti à une incohérence profonde, mais il semble bien que les solutions qu’il propose soient inaccessibles à la traditionaliste grammaire scolaire. Moralité, il faudra bien que les élèves s’en accommodent.
L’identification des adjectifs
14Une lecture naïve des résultats obtenus par les sept-cent-vingt-six élèves de CM2 pour le test 2 en septembre 2019 offre les résultats bruts suivants : 56,9 % ont souligné copieux ; 42,9 % bonne ; 49,7 % grillé ; 70,1 % orange ; 35 % proche et 50,7 % nouveau. En moyenne, les élèves soulignent 3,3 adjectifs sur les six présents dans le texte. Après au moins trois ans d’enseignement grammatical explicite, chacun jugera si cette proportion d’adjectifs reconnus peut être suffisante. En tout état de cause, il ne s’agit que de la face émergée d’un iceberg, que nous allons tenter de décrire en quelques statistiques choisies.
15En effet, en moyenne, les élèves soulignent 6,5 mots intrus, la médiane de cet ensemble allant de 0 à 46 se situant à 5. Vingt-sept élèves refusent la tâche, ce qui constitue 3,7 % de non-réponse, mais surtout quatre-cent-dix élèves (soit 56,7 % de l’échantillon) ont ainsi souligné plus d’intrus que d’adjectifs. L’intrus le plus fréquemment souligné, jour, l’est par 34,4 % des élèves, soit quasiment autant que l’adjectif le moins bien reconnu.
16Plus frappant encore, 56,9 % des élèves ne font pas du blanc graphique un critère d’identification et soulignent au moins un bloc contenant plusieurs mots [4]. Autrement formulé, plus de la moitié des élèves de CM2 d’un recueil significatif ne savent pas que l’adjectif est un mot, puisqu’ils soulignent des syntagmes, voire des ensembles nettement plus grands, allant jusqu’à la phrase graphique.
17En travaillant à la mise au point d’un outil statistique de qualification des erreurs, nous avons tenté de mettre au jour des tendances. Le principal résultat obtenu est… que les élèves ne suivent pas qu’un raisonnement. Ainsi, lorsque l’on sonde des syntagmes porteurs du sème temporel [5] (que l’on dira typiques des circonstanciels), 45,8 % des élèves en soulignent au moins un, mais seuls 4,1 % les soulignent tous les quatre. De la même façon, 35,6 % des élèves soulignent au moins un groupe nominal prépositionnel en position de complément du nom [6], mais seulement 2,75 % les soulignent tous les trois. Dans les faits, les évaluations ne permettent que très rarement d’attribuer à un élève une stratégie appliquée de façon homogène, et encore moins une stratégie unique. Lorsque l’on applique des filtres stricts, peu de poissons remontent dans les filets : quatorze élèves soulignent la pendule, les narines et la cuisine, alors qu’ils sont cent-onze (15,27 %) à en souligner au moins un, et si on cherche un élève qui aurait souligné tous les GN… le total tombe à zéro.
18Ces premiers résultats font état de connaissances très nettement en deçà des attentes institutionnelles, et très décevantes si elles sont mises en perspective avec le nombre d’années d’enseignement. D’une part, la tâche d’identification en contexte textuel normé peut majoritairement être considérée comme échouée ; d’autre part, le chercheur ressort assez frustré de ne pouvoir confirmer de façon nette les intuitions nées du codage des données.
La tâche de définition
19Pour essayer de comprendre ce que font les élèves, nous pouvons regarder ce qu’ils déclarent lors du test 3 de REAlang. Il a été demandé aux élèves d’écrire tout ce qu’ils savent de l’adjectif. Trente-quatre élèves n’ont rien répondu, soit 4,7 % de l’échantillon, auxquels il faut ajouter vingt-six élèves ayant produit un écrit non compréhensible ou vide de contenu.
20Pour les autres, l’entrée sémantique est largement prioritaire : 71,1 % des élèves donnent au moins une procédure relevant de ce champ, pour 43,8 % pour l’entrée syntaxique et seulement 12 % pour l’entrée morphologique. Les deux propriétés les plus fréquemment convoquées (respectivement par 20,6 % et 26 % des élèves) sont la référence à la description d’une chose, d’une personne, etc., et la référence à un lien sémantique avec le nom (avec des énoncés du type « décrit le nom »). La mention de l’accord (11,6 %), celle d’un lien entre adjectif et nom (14 %) et la référence à un positionnement topologique (11 %) [7], complètent le tableau d’une concentration des réponses des élèves sur le fait que l’adjectif décrit quelque chose, a un lien avec le nom, qu’il soit au niveau du sens, de la place ou de l’accord, conformément à ce que proposent d’ailleurs la plupart des grammaires scolaires. Autre élément assez attendu, 11,6 % des élèves signalent que l’adjectif est supprimable.
21Nous pourrions dire que les propriétés énoncées sont celles qui sont enseignées. Mais il est tout de même notable que les pourcentages sont sensiblement faibles, et que les deux scores les plus élevés appartiennent aux propriétés les plus floues : une fois que l’élève a dit que l’adjectif décrit le réel ou un mot, nous ne sommes pas certaines qu’il soit beaucoup plus avancé. Il est par ailleurs frappant que seuls vingt-trois élèves (3,1 %) formulent des procédures, le reste des énoncés étant définitoires ; même si l’énoncé pouvait engendrer ce type de discours, globalement, les élèves paraissent très peu outillés pour identifier cette classe grammaticale. Pour faire écho à des constats posés à partir du test 2 (infra), seuls 22,3 % mentionnent que l’adjectif est un mot. Parmi eux, 61,6 % soulignent néanmoins des blocs de mots et, donc, ne font pas ce qu’ils disent ou, tout du moins, ce que nous en comprenons. Il y a là matière à creuser, sur ce que les élèves entendent par « mot », sur le rapport entre déclaratif et savoir-faire, entre autres.
Origines du problème et amorces de solutions
Représentations floues…
22Ce que ces tests confirment, c’est que pour une très grande majorité d’élèves au début du CM2, le concept d’adjectif reste abstrait tant au niveau de sa morphologie que de son usage dans le discours. En effet, les définitions proposées par les élèves n’évoquent pas l’utilisation de cette catégorie grammaticale. Elle n’est jamais décrite par un lien avec l’écriture de textes. Elle semble exister par elle-même, en dehors de toute implication dans les apprentissages liés à l’acquisition du langage, dans un cloisonnement trop bien connu. Et si 40 % des élèves de notre corpus ont recours à l’exemple en guise d’explication, celui-ci est généralement stéréotypé : il s’agit bien souvent d’un adjectif de couleur en position attributive proposant une description presque immuable des objets familiers, comme « Mon stylo est rouge », quitte d’ailleurs à ce que l’exemple vienne contredire l’affirmation selon laquelle l’adjectif est supprimable.
23Les savoirs scolaires tels qu’ils sont proposés ont donc une réelle influence sur cette fossilisation de la langue. Ils donnent l’impression aux élèves, et surtout aux enseignants, d’une grande stabilité de cette catégorie grammaticale, aisément étiquetable à condition d’avoir appris sa leçon. Les élèves répondent ainsi aux exigences scolaires en plaquant ce qu’ils en ont retenu, mais au travers du prisme de connaissances implicites et intuitives dont ils disposent sur la langue. La rencontre entre un discours définitionnel amalgamant adjectif et épithète, et des pratiques langagières qui excluent largement ce positionnement syntaxique ne sont pas sans contradiction. Les élèves ne produisent pas d’adjectifs, leurs enseignants en font régulièrement le constat. Rappelons avec C. Blanche-Benveniste que « les adjectifs représentent en moyenne 25 % de l’ensemble des mots écrits, alors qu’ils ne sont que 2 % pour les conversations » (2000 : 74) ; les élèves écrivent comme ils parlent est une hypothèse d’explication forte.
24Partant de là, certaines confusions se justifient aussi par le recours à l’interprétation sémantique généralisée (ex : sept « accompagne » ou « donne des précisions sur » heures) ou à la présence d’un rupteur dans la séquence déterminant + nom + adjectif, occupé par l’adverbe dans l’exemple l’école toute proche. Pour analyser efficacement ces différents éléments, encore faut-il mettre en place des procédures efficaces, c’est-à-dire variées, de contrôle sur chaque mot à analyser, mais aussi tenir compte des relations que celui-ci entretient avec les autres constituants de la phrase [8]. Cette analyse, ciblée puis élargie, est extrêmement couteuse pour les élèves, ce qui pourrait expliquer qu’ils simplifient les procédures (ex. : « on peut le supprimer »), les savoirs (« il s’accorde avec le nom ») ou les généralisent à outrance, et souvent de façon anarchique (« ça donne des précisions »).
… et déficiences didactiques ?
25Pour tenter de contextualiser un peu ces résultats [9], nous avons voulu sonder quelques manuels en usage en France. Les compétences observées chez les élèves font-elles écho aux leçons des manuels ? Les critères identificatoires de l’adjectif mis en avant sont essentiellement sémantiques : « l’adjectif qualificatif donne des précisions sur le nom auquel il se rapporte » [10] ou sur « le nom qu’il accompagne » [11], les exemples se révèlent stéréotypés et/ou sortis de tout contexte (« de belles iles » [12], « une surprenante construction » [13]), et insistent sur la place non fixe de l’adjectif. Ainsi, d’après ces manuels, pour trouver l’adjectif, il faut être en mesure d’établir son lien sémantique avec le nom : il s’agit bien de l’une des justifications les plus fréquemment utilisées par les élèves dans notre test 3 (de définition). Mais cette terminologie n’est pas sans poser quelques difficultés. En effet, l’expression « qualifie un nom » fait partie du vocabulaire fréquemment convoqué par les élèves qui tentent de cerner le concept d’adjectif. Cette terminologie, basée uniquement sur le sens et majoritaire dans les manuels consultés, reste floue : que signifie « donner des précisions » ? De quel ordre sont ces précisions ? Que signifie « accompagner un nom » ? Et, par-dessus l’ensemble, que vaut cognitivement le terme qualifie ? Il est manifeste que ce dernier est l’écho de la permanence du terme adjectif qualificatif, mais nous pouvons raisonnablement douter de son efficacité en termes de représentations, pour les élèves. L’adjectif est ainsi un concept d’autant plus fuyant qu’aucune manipulation syntaxique ou morphologique n’est proposée par ces manuels comme procédure d’identification. Quant au dernier manuel consulté [14], il dilue l’adjectif dans le groupe nominal, ne portant l’attention des élèves que sur la chaine d’accord : il acte de la sorte les préconisations ministérielles estimant l’identification de l’adjectif maitrisée à la fin du cycle 2, soit deux ans avant le niveau considéré par notre étude.
Pistes de réflexion didactiques
26Ces premiers résultats permettent de dégager quelques pistes à privilégier pour « susciter l’intérêt des élèves pour l’étude de la langue » et assurer « une compréhension simple et claire de ses principaux constituants », comme le recommandent les programmes de cycle 3 précédemment cités. Tout d’abord, il semble primordial de sortir des représentations enkystées et fossilisées de la langue telles qu’elles sont exposées dans la plupart des manuels de grammaire, et de bien articuler la réflexion linguistique avec les productions langagières des élèves, orales comme écrites.
27Les progressions actuelles cherchent à faire identifier l’adjectif en position d’épithète pour permettre son accord avec le substantif au sein du groupe nominal, puis proposent l’identification de la position d’attribut pour permettre l’accord avec le sujet, celui-ci étant estimé plus complexe. D’une part, quitte à tenir des propos un peu provocateurs, nous pouvons également nous interroger sur le caractère prioritaire de l’adjectif, s’il est réduit à ses enjeux orthographiques. La macroclasse du nom incluant substantif et adjectif suffit pour les accords en nombre, quant au genre, il n’existe pas pour les adjectifs épicènes, et il est manifeste pour les adjectifs qui présentent des variations orales. L’observation attentive des cent adjectifs les plus fréquents permet de relativiser quelque peu l’utilité de la différenciation substantif/adjectif, compte tenu de son évidente difficulté pour les élèves. D’autre part, et surtout, les élèves utilisent d’abord des adjectifs en position attributive que ce soit dans leurs productions ou dans leurs procédures (avec des justifications du type « Je peux dire il est … »). Dès lors, commencer par analyser l’adjectif dans le groupe nominal place forcément l’enseignement morphosyntaxique à rebours des pratiques langagières et donc des besoins effectifs des élèves.
28À minima, il serait bon d’intégrer ces constats dans la construction de progressions réellement étayées plutôt qu’héritées d’habitudes pratiques dont on connait aujourd’hui les limites [15]. Construire des recueils d’adjectifs grâce à la procédure de commutation permettrait d’entrer dans la notion par la syntaxe plutôt que par le sens, par le contexte plutôt que par une reconnaissance morphologique aléatoire. Faire utiliser ces adjectifs en discours par procédure d’ajout [16] et faire soupeser leurs effets pragmatiques aurait l’avantage concret de travailler à l’enrichissement des textes d’élèves, de faire toucher du doigt de façon concrète les arcanes de la construction de la référence, notamment dans les textes narratifs. Il nous semble tenir là des préalables aux enjeux d’analyse et de normalisation. La nécessité de l’orthographe s’impose par le biais des besoins pragmatiques de la relecture d’écrits.
29Si, à partir de leur appui premier sur le sens des énoncés, on souhaite faire entrer les élèves dans une approche syntaxique et morphologique de la langue, il est nécessaire de s’appuyer sur toutes les dimensions du langage – sémantique, métalinguistique, cognitive, pragmatique, affective – afin de recueillir et d’organiser les observations des élèves en régularités. La régularité constitue un gage de rentabilité dans le transfert en production d’énoncés oraux ou écrits. C’est dans ce cadre que les concepts décrivant le fonctionnement de la langue doivent être évalués, puis constitués en notions enseignées selon une progression réfléchie, conscientisée par les enseignants.
Bibliographie
Références bibliographiques
- Beaumanoir-Secq, M. (2018). Conceptualiser les classes de mots. Bruxelles : Peter Lang, coll. « Gramm-R ».
- Beaumanoir-Secq, M., Gourdet, P. & Sautot, J.-P. (2020 à paraitre). « REAlang ». Scolagram, <https://scolagram.u-cergy.fr/>.
- Blanche-Benveniste, C. (2000). Approches de la langue parlée en français. Paris : Ophrys, coll. « L’essentiel ».
- Chartrand, S.-G. & DE Pietro, J.-F. (2012). « Pour une harmonisation des terminologies grammaticales scolaires de la francophonie : quels critères pour quelles finalités ? ». Enjeux, 84, 5-31.
- Fisher, C. (1996). « Les savoirs grammaticaux des élèves du primaire : le cas de l’adjectif ». Dans S.-G. Chartrand (dir.), Pour un nouvel enseignement de la grammaire (pp. 315-340). Montréal : Les éditions Logiques.
- Gardes-Tamine, J. (1988). La Grammaire. Paris : Armand Colin, coll. « Cursus ».
- Genevay, É. (1994). Ouvrir la grammaire. Lausanne-Montréal : L.E.P. - La Chenelière.
- Gourdet, P. (2009). L’Enseignement de la grammaire à l’école élémentaire : le cas du verbe en CE2. Thèse de doctorat, université Paris Ouest - Nanterre-La Défense, <http://www.theses.fr/2009PA100096>.
- Gourdet, P. & Roubaud, M.-N. (2016). « L’enseignement du verbe à l’école. Des tensions entre enseignants et élèves de CM2 ». Pratiques, 169-170, <http://pratiques.revues.org/3059>.
- Kilcher-Hagedorn, H., Othenin-Girard, C. & DE Weck, G. (1987). Le Savoir grammatical des élèves. Berne : Peter Lang, coll. « Exploration Recherches en sciences de l’éducation ».
- Ministère de l’Éducation nationale (2018). Bulletin officiel de l’Éducation nationale, n° 30, 26 juillet 2018.
- Riegel, M., Pellat, J.-C. & Rioul, R. (1994). Grammaire méthodique du français. Paris : Presses universitaires de France.
- Siouffi, G. & Van Raemdonck, D. (2017). 100 fiches pour comprendre les notions de grammaire. Paris : Bréal.
- Wilmet, M. (2010, 5ème édition). Grammaire critique du français. Bruxelles : De Boeck-Duculot.
Mots-clés éditeurs : traitement de l’adjectif, représentations des élèves, étude de la langue, terminologie grammaticale
Mise en ligne 04/12/2020
https://doi.org/10.3917/lfa.211.0045Notes
-
[1]
Pour rappel, le CE2 correspond à la 3ème primaire, le CM1 à la 4ème primaire, le CM2 à la 5ème primaire.
-
[2]
Nous reprenons ici la terminologie traditionnelle qui n’a jamais vraiment été modifiée sur le territoire français, malgré des tentatives de rénovation, notamment dans le cadre de tentative d’harmonisation (Chartrand et De Pietro 2012).
-
[3]
Catégorisation proposée par É. Genevay (1994), mais d’autres grammaires comme celles de J. Gardes-Tamine (1988) ou M. Riegel, J.-C. Pellat et R. Rioul (1994), nomment la première catégorie « adjectifs qualificatifs » et la seconde « adjectifs relationnels » ; ces derniers précisent que les adjectifs qualificatifs « indiquent une caractéristique, essentielle ou contingente […] du terme auquel ils se rapportent » et que les adjectifs relationnels « indiquent une relation par définition non gradable (*un parc très municipal) avec le référent du nom dont ils sont dérivés. » (1994 : 355, 357).
-
[4]
Nous avons retiré des blocs considérés l’ensemble « petit + déjeuner », pour les raisons invoquées supra, mais aussi les cas d’apostrophe. En effet, nous ne développerons pas ce point ici, mais l’ensemble du corpus de données nous invite à ce constat : les élèves ne considèrent pas l’apostrophe comme un équivalent de blanc graphique.
-
[5]
Nous avons ainsi testé sept heures, huit heures, du jour et tous les matins.
-
[6]
Sont concernés du jour, de pain grillé et du CM1.
-
[7]
Cela recouvre tous les énoncés produits qui intègrent des positionnements relatifs, utilisant « avant », « devant », « après », « derrière », « à gauche », « à droite ».
-
[8]
La multitude de mots à juger ainsi que la complexité de la gestion du contexte dans une épreuve d’identification sur texte expliquent vraisemblablement la grande perte d’efficacité des élèves par rapport aux épreuves sur liste (Kilcher-Hagedorn et al. 1987).
-
[9]
Cette lecture superficielle ne saurait se substituer à une étude systématique, sur la base des outils d’enseignement déclarés par les enseignants : celle-ci est prévue dans le cadre de la phase REAlang de recueil des pratiques enseignantes, en 2020-2021.
-
[10]
Mille-feuilles CM2, (2013), sous la direction de C. Demongin, Paris, Nathan, p. 266.
-
[11]
Pépites CM2 (2013), coordonné par C. Savadoux-Wojciechowski, Paris, Magnard, p. 150.
-
[12]
Mille-feuilles CM2, p. 266.
-
[13]
Pépites CM2, p. 124.
-
[14]
Mandarine CM2, (2017), sous la direction de F. Lagache, Paris, Hatier, p. 188.
-
[15]
Au même titre que de nombreux didacticiens tentent aujourd’hui de rationnaliser l’enseignement du verbe, qu’on pense par exemple aux progressions suggérées dans l’enseignement de la morphologie, afin de commencer par des tiroirs verbaux représentatifs du fonctionnement en règles d’engendrement.
-
[16]
Il n’est pas sans ironie d’enseigner d’un composant qu’on peut le supprimer lorsqu’on attend que les élèves l’ajoutent…