Notes
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[1]
Expression empruntée à V. Benigno, F. Grossmann et O. Kraif (2015).
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[2]
« On appelle paraphrase la relation d’équivalence sémantique établie entre deux segments linguistiques » (Neveu 2011 : 260).
- [3]
- [4]
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[5]
Pour une analyse syntactico-sémantique de supporter, voir A. Sardier et M.-N. Roubaud (2020).
1Bien des études ont mis en avant un certain désintérêt pour le verbe en didactique du lexique (Duvignau et Garcia-Debanc 2008 ; Genre 2018 ; etc.). Souhaitant pallier cette « disette » (Picoche 1999 : 3) dont souffre le verbe, plusieurs didacticiens se sont intéressés à cette composante du lexique (par exemple : Duvigneau 2005 ; Duvignau et Garcia-Debanc 2008 ; Roubaud et Moussu 2014). C’est dans ce contexte que nous proposons une étude relative à l’acquisition du verbe et son « voisinage combinatoire » [1] en grande section d’école maternelle (désormais GSM). Nous souhaitons encourager le développement de la compréhension du fonctionnement du système lexical auprès de ces jeunes élèves (cinq ans), car c’est en passant par un travail sur le fonctionnement du système que se construit la compétence lexicale. Si nous considérons que le système lexical est organisé selon trois axes (sémantique, morphologique, syntagmatique), alors chacune de ces dimensions structurant le système est à prendre en compte dans l’enseignement. Or il s’avère que l’une d’entre elles est peu enseignée : la dimension syntagmatique. Pourtant, cet axe du système constitue une entrée fertile pour en interroger le fonctionnement. En effet, à partir des diverses combinaisons possibles (c’est-à-dire à partir du cotexte, cf. Sardier 2016a) peut aussi être étudiée la dimension sémantique, par exemple ce qui concourt à proposer un enseignement intégré des structures du système. Par ailleurs, considérant l’enseignement du lexique, il s’avère également qu’une intervention directe et ciblée est à combiner à une intervention diffuse dans les diverses activités de l’école (Chabanne 2001 ; Grossmann 2011). Nous supposons en conséquence qu’un enseignement direct des variations du sens des unités en fonction de leur cotexte, combiné à un enseignement indirect, est efficient pour favoriser le développement des savoirs lexicaux, et ce dès l’école maternelle.
2Nous proposons un dispositif orienté vers le rôle du cotexte dans l’interprétation pour quatre verbes, en alternant des temps d’enseignement direct et des temps dits d’imprégnation, dans deux classes de GSM. Pour savoir si le dispositif permet aux élèves d’accroitre et de structurer leur vocabulaire, nous analysons leurs productions orales au vu du réemploi des verbes et de leurs éléments cotextuels, ainsi qu’au vu des paraphrases [2] produites par les élèves. Nous présentons ci-dessous le cadre conceptuel de notre étude, puis le dispositif déployé dans les deux classes, enfin nous en analysons l’incidence sur les apprentissages lexicaux.
Cadre conceptuel : le verbe en maternelle, quelles orientations ? Quels choix ?
Le verbe et ses associés
3Le verbe est l’élément central de la phrase française ; il s’accompagne de son sujet et de ses compléments. Étudier le verbe implique ainsi d’en étudier l’organisation actancielle, c’est-à-dire « les mots indispensables au verbe pour qu’il offre un sens “complet” [et qui] gravitent autour » (Picoche 2011 : 4). Cette analyse du verbe et de ses actants est favorisée par l’étude de ses « “associés” les plus courants » (Benigno, Grossmann et Kraif 2015 : 82). Ainsi la dimension syntagmatique du lexique apparait comme un élément essentiel de l’enseignement-apprentissage, bien qu’elle soit souvent oubliée dans les propositions faites aux enseignants. Afin de mobiliser cette dimension du lexique dans le cadre de la classe, il est nécessaire d’en structurer le fonctionnement, sans quoi le recours à la structure actancielle risque d’être absconse pour de jeunes apprenants.
4Linguistes et didacticiens se penchent également sur la relation étroite qu’entretiennent lexique et syntaxe pour suggérer l’utilisation en classe d’une structuration grammaticale de la cooccurrence fréquente. Une solution serait de "partir du voisinage combinatoire" et de mobiliser à partir de là des réalisations lexico-grammaticales les plus prototypiques » (Benigno, Grossmann et Kraif 2015 : 90), en explorant la « structuration grammaticale du cotexte » (Sardier 2016a : 2).
5Le cotexte est constitué de l’ensemble des cooccurrents de sens plein fréquemment convoqués autour des unités lexicales, nous les catégorisons selon leur classe grammaticale : substantifs, verbes, adjectifs. Pour les enseignants, la catégorisation permet d’organiser le rôle et l’utilisation du cotexte pour encourager la compréhension des relations qu’entretiennent entre elles les unités lexicales. Il est ainsi possible d’accroitre la palette lexicale des élèves en leur montrant qu’en changeant l’un des noms qui gravitent autour du verbe, on peut en faire varier le sens. Par exemple, bruler variera selon que l’on place devant en tant que sujet le nom feu ou honte, et derrière en tant que complément le nom papier ou joues dans des phrases telles le feu brule le papier / la honte brule ses joues (Sardier et Grossmann 2010). Construire un stock de mots entrant possiblement dans le cotexte d’une unité lexicale permet alors d’en accroitre la compréhension et d’approfondir aussi la connaissance du lexique, ce qui peut potentiellement favoriser l’acquisition et le réemploi.
6Étudier le verbe répond ainsi à une recommandation des chercheurs (Picoche 2011) et à une volonté de ne pas opposer lexique et syntaxe, intimement liés en langue. En effet, « l’absence d’intégration des dimensions lexico-syntaxiques et discursives ne permet justement pas de fournir aux élèves les outils nécessaires pour l’emploi pertinent des mots travaillés » (Grossmann 2011 : 165).
Le verbe à cinq ans
7Du point de vue de l’acquisition, lexique et syntaxe interagissent aussi fortement, et la capacité des enfants à produire un énoncé syntaxiquement et grammaticalement construit dépend de l’étendue de leur vocabulaire (Bassano 2008). Le développement de la grammaire serait lié à celui d’un seuil de connaissances lexicales. V. Marchman et E. Bates notent, par exemple, que les connaissances lexicales sont prédictives de la maitrise de la morphosyntaxe : « verb vocabulary size is predictive of the correct usage of irregular past tense forms » (1994 : 360). À partir de ce seuil, ou « masse lexicale critique », s’opère ensuite un continuum entre les acquisitions lexicales et grammaticales ; il existe donc d’abord un écart qui est appelé à être ensuite comblé. Ainsi, « le niveau de développement du lexique est un bon indicateur de prédiction du niveau de développement grammatical global » (Bassano 2008 : 25) ; le verbe étant en français l’outil principal pour construire la phrase, il peut paraitre productif de l’enseigner afin de faciliter chez les jeunes apprenants le développement de la grammaire.
8Il s’avère également que le verbe est acquis après les noms, tout au moins jusqu’à vingt mois, âge à partir duquel les occurrences de verbes dans le discours enfantin deviennent de plus en plus nombreuses (Bassano 2010). C’est vers l’âge de deux ans et demi (trente mois) que l’acquisition des verbes s’accélère. Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette acquisition plus tardive des verbes. D’une part « la fréquence, la position et la saillance pragmatique » (Ibid. : 32), d’autre part, la complexité flexionnelle des verbes, enfin leur « complexité cognitive » dans la mesure où ils « réfèrent à des ensembles éparpillés dans le champ perceptif » (Ibid. : 32). En effet, la classe des noms qui se développe d’abord renvoie généralement plus directement à une expérience du monde et permet de former des catégorisations rapidement accessibles, il n’est donc « pas étonnant que les enfants s’approprient d’abord les noms concrets, car ils manifestent par-là même une capacité à opérer des classements sur une base référentielle directe » (David 2000 : 33). S’ensuit « une focalisation sur l’aptitude du jeune enfant à produire des énoncés à foyer nominal et […] une déconsidération des énoncés à pivot verbal, liée à leur prétendue absence » (Duvignau et Garcia-Debanc 2008 : 18), alors que, dès 2-4 ans, des « énoncés d’allure métaphorique » fondés sur le verbe apparaissent (Ibid.).
9Enfin, dans la classe des verbes, ceux qui réfèrent à une perception, une opinion, un état mental (les verbes abstraits) sont acquis plus tardivement que les autres (c’est-à-dire que les verbes d’action, les modaux, etc.). Il peut alors paraitre utile, pour le développement du langage, d’axer l’enseignement sur ces verbes afin d’accroitre la capacité langagière des jeunes enfants, en montrant comment ces unités lexicales peuvent passer d’une catégorie à l’autre. Par exemple, dans des phrases telles : les piliers supportent le pont ou il ne supporte pas le bruit, supporter, peut entrer dans la catégorie des verbes d’action quand il s’agit de supporter le pont, ou dans celle des verbes liés à l’état mental s’il s’agit de supporter le bruit. Si supporter est assez rapidement mis en relation morphologique avec sa base porter (comme le remarquent certains enfants avec lesquels nous avons travaillé), étudier les noms qui peuvent lui être associés peut permettre d’en approfondir la compréhension (via le déploiement de son champ sémantique) pour mieux l’acquérir, car « toute la difficulté de l’apprentissage lexical réside dans la compréhension qu’un mot peut appartenir à différentes catégories conceptuelles » (Florin 2011 : 36).
Quid de l’enseignement du lexique verbal à l’école maternelle ?
10Le lexique étudié à l’école est souvent centré sur les noms : les enseignants « thématisent majoritairement des lexies simples, le plus souvent d’ailleurs des noms ou des adjectifs, et n’engagent que très peu leurs élèves dans une démarche d’investigation du cotexte » (Genre 2018 : 32). À l’école maternelle, dans les ateliers de langage, les activités s’opèrent plutôt par catégorisation d’images représentant les unités étudiées. Il existe en effet « une relation étroite entre l’étendue du répertoire lexical et la compétence à catégoriser chez des enfants de 4 à 6 ans » (Florin 2010 : 37), d’où la nécessité de ces activités de catégorisation. Des outils développés dès le début des années 2000, tel Catégo, fournissent aux enseignants des supports pour les activités de catégorisation pour l’école maternelle à l’aide, par exemple, d’un imagier. Comme noté précédemment, ces activités répondent également à un besoin des enfants de nommer le monde qui les entoure.
11Le lexique est également étudié de manière plus diffuse, hors des ateliers de langage, dans des séances de production ou de lecture. Ainsi l’activité de rappel de récit est l’occasion de mobiliser le lexique lu/entendu dans le texte, et d’en parler. L’élève peut alors « conserver les mots entendus s’il les a mémorisés, ou choisir une reformulation à partir de mots qu’il considère comme sémantiquement proches » (Vénérin-Guénez 2018 : 27) ; la discussion métalexicale commence alors lorsque les choix ne sont pas partagés par tous (Ibid.). À l’école maternelle, l’outil Narramus. Apprendre à comprendre et à raconter est un autre exemple d’un travail en lien avec la lecture d’album de littérature pour la jeunesse.
12Pour autant, si catégoriser implique de « pouvoir se représenter en mémoire les propriétés des objets pour ensuite établir des relations entre plusieurs propriétés d’objets, de manière à dégager un trait commun » (Florin 2010 : 37), il s’agit également, en fin d’école maternelle, de permettre aux élèves d’accéder à la complexité de la langue qui n’est pas qu’un outil d’étiquetage du monde. De même, si les liens avec les textes lus ou d’autres activités de la classe sont fructueux et à encourager, il s’agit aussi d’engager les jeunes élèves dans une investigation des interactions entre les unités lexicales employées de conserve, dans une perspective davantage métalexicale. Des séances d’enseignement visant directement la variation sémantique au vu des éléments cotextuels, combinées à des temps d’imprégnation programmés et pensés, c’est-à-dire faisant notamment intervenir « le faire » prôné par M.-N. Roubaud et M.-J. Moussu (2014) et permettant d’activer le lexique dans différentes situations pédagogiques, peuvent favoriser chez les plus jeunes non seulement l’accroissement du lexique, mais aussi sa structuration, en mettant au jour l’organisation du champ sémantique des unités étudiées. Les unités lexicales sont alors mobilisées en réception et en production. C’est ce type de mise en œuvre que nous avons proposé de tester en GSM.
Méthodologie
Sélection des verbes étudiés : le choix des enseignants
13« Une des premières questions qui se pose est la sélection des mots ou expressions à étudier », question forcément dépendante des représentations de l’enseignant ou de l’enseignante à propos des difficultés ou besoins de ses élèves (Grossmann 2011 : 165). Ayant à l’esprit cette remarque et voulant travailler les verbes auprès de jeunes apprenants, nous avons demandé aux enseignants quels verbes ils souhaitaient étudier avec leurs élèves. Partant des difficultés et besoins qu’ils avaient recensés, ils ont alors émis le souhait d’étudier, d’une part, des verbes liés au soin, à l’attention donnée à l’autre, et, d’autre part, des verbes liés aux états mentaux, qui posent quelques problèmes de compréhension en lecture. Nous avons choisi de suivre les enseignants qui souhaitaient étudier le verbe supporter, la locution prendre soin, et les verbes hanter et briser. Ce choix répond par ailleurs aux préoccupations des chercheurs évoquées ci-dessus.
14Afin de pouvoir prendre en compte le souhait des professeurs, il a fallu alors chercher à organiser cet ensemble éclectique. À l’aide des dictionnaires Les Verbes français de J. Dubois et F. Dubois-Charlier (1997), le Trésor de la langue française informatisé disponible sur le site du CNRTL [3], et le Dictionnaire électronique des synonymes disponible sur le site du CRISCO [4], nous avons procédé à l’analyse du champ sémantique de ces verbes. Nous avons catégorisé ces quatre unités lexicales en deux catégories : les verbes de soutien pour supporter [5], prendre soin et les verbes d’altération pour hanter, briser. La dénomination de ces deux classes sémantiques est due à la présence d’un sème commun à chacune d’entre elle. La locution à verbe support prendre soin est considérée comme une unité lexicale et étudiée comme telle. L’analyse des champs sémantiques fait apparaitre des traits distincts pour chacun de ces verbes, en lien avec les éléments de leur cotexte qui sont convoqués :
Synthèse des acceptions des verbes étudiés.
Verbes de soutien | Verbes d’altération | ||
Sens 1 Le soutien est physique Les piliers supportent le pont Il prend soin des lapins de la classe Il prend soin de son travail | Sens 2 / 3 Le soutien est moral Le maitre ne supporte plus le bruit Pierre supporte sa mère qui a de la peine. | Sens 1 L’altération est physique ou s’exerce sur un lieu Le caillou a brisé la vitre Marie brise un verre Les fantômes hantent les couloirs | Sens 2 L’altération est morale, s’exerce sur un individu La peine brise le cœur de la Reine des Neiges La peur hante Robert [dans Quand j’avais peur du noir de M. D’Allancé] |
Synonymes Supporter + N [- humain] = étayer Prendre soin + N [+/- animé] = élever, s’occuper de | Synonymes Supporter + N [+/- animé] = tolérer Supporter + N [+ humain] = encadrer, soutenir | Synonymes Briser + N [- animé] = casser Hanter + N [- animé] = fréquenter | Synonymes Briser + N [+ humain] = anéantir Hanter + N [+ humain] = obséder, tourmenter |
Synthèse des acceptions des verbes étudiés.
15Comme nous le pressentions, la difficulté réside dans le fait que les variations sémantiques ne trouvent pas leur origine dans des phénomènes connexes. Par exemple, le sens 2 de supporter ne résulte pas d’un emploi métaphorique, mais d’une modification des actants [+/- animé] et [+/- humain], et le sens 3 est issu d’un anglicisme à partir du nom anglais supporter. Prendre soin ne présente pas de sens 2. L’analyse fait aussi apparaitre l’emploi métaphorique des verbes briser et hanter, dans des associations avec des mots abstraits tels peine/briser/cœur ou bien peur/hanter et des noms [+ humains]. Le défi du didacticien est alors double : i) organiser des séances cohérentes qui permettent aux élèves de développer des connaissances approfondies sur ces quatre verbes présentant des caractéristiques différentes ; ii) amener les enfants de cinq ans à comprendre et verbaliser l’abstrait, se familiariser avec le fonctionnement linguistique de l’abstraction par l’intermédiaire de ces verbes concrets ou abstraits (pour reprendre la catégorisation de D. Bassano (2010)). S’intéresser aux caractéristiques sémantiques des actants figurant dans leur « voisinage combinatoire » (Benigno, Grossmann et Kraif 2015 : 90) peut alors paraitre utile, car, comme nous venons de le noter, c’est là que les fonctionnements des variations sémantiques peuvent se rejoindre ; cette approche pourrait permettre de favoriser une meilleure connaissance de unités étudiées, mais aussi le développement de stratégies d’interprétation.
16Nous avons échangé à plusieurs reprises avec les enseignants à propos de ces analyses. Tout en considérant les éléments de combinatoire mentionnés ci-dessus, nous avons alors opté pour une présentation des sens des verbes dans des phrases qui comportaient des scénarios familiers aux élèves. Ils pouvaient alors prendre appui sur ce scénario connu pour l’interprétation. Nous avons envisagé les phrases-exemples permettant d’investiguer progressivement le cotexte :
Investiguer le cotexte des phrases-problèmes proposées avec les enseignants.
Phrases 1 | Phrases 2 |
1. Luca/ les GS a/ont pris soin de Bulle et de Flocon 2. La maitresse ou le maitre ne supporte plus le bruit dans la classe 3. Le château est hanté par des fantômes 4. À la cantine Syl. a brisé un verre | 1. Untel a pris soin de son travail 2. Martine supporte l’équipe de foot de … 3. Untel est hanté par la peur à l’idée d’aller à la piscine, car il ne sait pas nager 4. La Reine des Neiges est triste, car … lui a brisé le cœur 5. Par peur d’être grondée elle a pris soin de ne pas faire de bêtises 6. Des poteaux en métal supportent le toboggan de la cour |
Investiguer le cotexte des phrases-problèmes proposées avec les enseignants.
17La première série de phrases comporte des scénarios présentant une grande familiarité pour les élèves, alors que la deuxième série comporte des scénarios moins familiers afin d’interroger les variations sémantiques pour d’approfondir la connaissance des unités. Une progression est ainsi pensée des unes aux autres. Les phrases construites avec les enseignants sont en lien avec le vécu des élèves. Il s’agit de « parler la vie de la classe » (Florin 2011 : 39) dans ces activités lexicales dont l’objectif est de mobiliser le lexique éventuellement disponible, pour en étudier ensuite les différentes acceptions au vu des éléments cotextuels convoqués. Ainsi l’emploi de supporter à la forme négative avec la question du bruit a été suggéré par les enseignants, Bulle et Flocon sont les lapins de l’école dont doivent s’occuper les enfants, Syl. est une employée de la mairie qui travaille au restaurant scolaire, durant cette période les classes se rendent à la piscine, etc. Les scénarios convoqués sont connus des élèves, les éléments cotextuels utilisés sont donc plus facilement mobilisables dans les interactions.
Protocole de l’étude
18L’étude a porté sur quatre verbes travaillés dans deux classes de grande section d’une école maternelle d’Aurillac (15) avec Myriam Sala et Bruno Frégeac, entre les périodes 4 et 5, au rythme d’une ou deux séances par semaine pendant cinq semaines. L’école est située en milieu urbain, les groupes classes sont assez hétérogènes et composés globalement de vingt-cinq élèves de Moyenne et Grande section. Pour l’étude, seuls sont concernés les élèves de Grande section. Toutes les activités relatives au lexique sont filmées, enregistrées et transcrites.
19Un état des connaissances des élèves est d’abord réalisé à partir d’entretiens lexicaux dirigés par l’enseignant : chacun de verbes est présenté dans une phrase (« phrases 1 » dans le tableau 2, ci-dessus), l’enfant dit ce qu’il en comprend. Il s’agit ici d’une activité de mobilisation du lexique en réception et de « paraphrasage » (Tsedryk 2014 ; Sardier 2020). Bien que ce test présente des limites, notamment le fait que le mot soit déjà pris à l’intérieur d’une structure syntaxique aidant elle-même à l’interprétation, il permet cependant d’établir un panorama général des connaissances des élèves avant la mise en œuvre.
20Ensuite, les verbes sont présentés tour à tour avec d’autres éléments cotextuels (« phrases 2 » dans le tableau 2), le sens est alors discuté en atelier (Vénérin-Guénez 2018), puis rappelé durant des temps de synthèse en groupe classe. Ici, le lexique en réception est également mobilisé, mais la production intervient aussi dans les interactions, comme nous le verrons plus loin. L’enregistrement de toutes les séances permet alors d’analyser les éléments de progression au fil des semaines.
21Un posttest sous la forme d’un jeu d’appariement (sorte de memory bâti avec des cartes-verbes et des cartes-amis) est finalement proposé aux élèves. Leur capacité à apparier le verbe à ses éléments cotextuels et leur explication sont alors analysées. Les unités lexicales sont mobilisées en réception et en production dans le cadre de ces échanges en ateliers.
22Nous voulons savoir si le dispositif : i) favorise la structuration du lexique ; ii) permet aux élèves d’accroitre leur compréhension des unités étudiées ; iii) permet le réemploi.
23Les interactions sont donc analysées au vu de deux types d’indicateurs. D’une part, les arguments des élèves : mettent-ils en relation différentes unités entre elles ? quelles relations lexicales sont convoquées ? D’autre part, le réemploi des unités étudiées ou de leur cotexte : réutilisent-ils les unités ? avec quels éléments cotextuels ?
Dispositif didactique mis en œuvre
24Les séances d’étude du lexique se sont déroulées sous la forme d’ateliers de langage, des temps de retour en groupe classe sur ce qui a été discuté en atelier sont également prévus. Entre ces séances, l'enseignant et l'enseignante mobilisent les verbes dans le cadre de la vie de la classe pour en favoriser l’imprégnation.
Dispositif didactique « Le verbe et ses amis en maternelle ».
Temporalité | Contenu |
S1 - 1 Atelier de langage - 2 Synthèse groupe classe | Présentation des verbes dans des phrases et recherche des élèves (phrase 1) Mise en commun et synthèse des sens émergés |
S2 - 3 Atelier de langage - 4 Synthèse groupe classe | Rappel des sens trouvés précédemment, recherche de sens nouveaux dans de nouvelles phrases (phrase 2) Mise en commun et synthèse des champs sémantiques explorés |
S3 - 5 Synthèse groupe classe | Retour sur les champs sémantiques investigués pour chacun des verbes Discussion sur les activités menées |
S4 - 6 Imprégnation ≈ une semaine | Mime en motricité, lecture d’albums, vie de la classe |
S5 - 7 Atelier de langage - 8 Synthèse | Jeu d’appariement cartes-verbes/cartes-amis Synthèse du jeu |
S6 - 9 Prolongement envisagé | Phrases possibles/impossibles Réinvestissement ultérieur |
Dispositif didactique « Le verbe et ses amis en maternelle ».
25Dans ce dispositif proposé à l’école maternelle, les activités sont orales. Les enseignants mobilisent dans leur étayage leur connaissance du champ sémantique des unités et de leur cotexte. Dans le cadre de ces ateliers de langage centrés sur les verbes sélectionnés, il s’agit d’« accompagner les enfants dans leurs parcours d’apprentissage [lexical], […] d’être à l’écoute de leurs initiatives, de ce qu’ils tentent d’exprimer, […] les mettre en position d’écouter et de prendre en compte ce qu’autrui veut communiquer, avec les ajustements réciproques qui sont nécessaires » (Florin 2011 : 39). Nous voyons qu’au moins neuf rencontres avec les mots sont prévues et organisées dans ce dispositif, que ce soit en réception ou en production, dans des ateliers de langage ou autre. Les enfants peuvent donc faire des tentatives d’emploi dans des situations diverses.
Résultats : voisinage combinatoire et appropriation lexicale à l’école maternelle
26Afin d’effectuer une présentation synthétique des résultats obtenus à l’issue de l’étude, nous allons suivre le cheminement de quelques élèves tout au long de ces semaines : Fa., Cl., Chr., Phar. et H. Nous proposons des extraits plus longs lorsque les interactions sont le moteur de la réflexion, et des extraits plus courts pour exemplifier par des remarques plus rapides les progrès des élèves. Nous analysons également en parallèle les remarques des autres élèves dans les interactions retranscrites.
Point de départ : une difficulté à préciser le sens
27En début de parcours, plusieurs élèves ont des difficultés à verbaliser leur compréhension des phrases qui sont proposées. Ainsi Fa pour les quatre verbes :
Ens : alors Fa écoute-moi si je te dis les grandes sections ont pris soin de Bulle et Flocon pour toi ça veut dire quoi ?
Fa : [hésitation]
Ens : les grandes sections ont pris soin de Bulle et Flocon pour toi ça veut dire quoi ?
Fa : [silence] je sais pas
Ens : tu sais pas si je te dis le maitre ne supporte plus le bruit dans la classe pour toi ça veut dire quoi ?
Fa : [silence]
Ens : le maitre ne supporte plus le bruit dans la classe ?
Fa : ben non plus
Ens : d’accord et si je te dis le château est hanté par des fantômes pour toi ça veut dire quoi ?
Fa : ça veut dire qu’il le prend
Ens : il le prend ? qui ça ?
Fa : ben... le fantôme.
Ens : il le prend quoi ?
Fa : [hésitation] je sais pas
29Soit parce que la tâche est ici trop difficile à réaliser pour Fa, soit parce que les phrases ne lui permettent pas de mobiliser des scénarios disponibles, cette élève ne parvient pas à préciser le sens des phrases qui lui sont proposées. Dans cette interaction avec l’enseignant l’activité d’ordre métalinguistique semble au-delà de la zone proximale de cette élève de 5 ans. Notons cependant un début d’explication dans la réplique « ça veut dire qu’il le prend » ; l’élève se construit peut-être un scénario (le fantôme prend quelqu’un ?) qu’elle ne peut encore verbaliser. Cet extrait est représentatif des difficultés que peuvent rencontrer de jeunes élèves dans les activités de paraphrasage (Neveu 2011). Pour autant, la compétence paraphrastique étant une des composantes de l’acquisition d’une langue (Tsedryk 2014), il est utile de les confronter à ce type de tâche réclamant l’interprétation lexicale. Pour les y aider, le recours au cotexte est porteur, comme nous le verrons plus loin.
30Cl réagit de la même façon que Fa pour hanter et briser, mais parvient à mobiliser le contexte de la classe auquel il est fait référence pour prendre soin :
Ens : alors Cl si je te dis les grandes sections ont pris soin de Bulle et Flocon pour toi ça veut dire quoi ?
Cl : qu’on leur donne à manger que... que on leur donne à boire et...
Ens : d’accord
Cl : … on leur donne du pain aussi.
Ens : ah d’accord
Ens : si je te dis le château est hanté par des fantômes pour toi ça veut dire quoi ?
Cl : [hésitation] je sais pas
Ens : d’accord et si je te dis à la cantine, Syl a brisé un verre pour toi ça veut dire quoi ?
Cl : je sais pas
Ens : à la cantine, Syl a brisé un verre pour toi ça veut dire quoi ?
Cl : je sais pas
Ens : tu sais pas ? OK merci Cl.
Cl témoigne ici de sa capacité à préciser le sens des termes lorsqu’il est possible pour lui de mobiliser un scénario lié à la vie de la classe, comme s’occuper des lapins de l’école. Sans doute ici l’enjeu affectif (Martins 1993) de ce scénario joue-t-il dans la capacité de l’élève à expliquer le sens de prendre soin dans la phrase qui lui est proposée. En revanche, cette capacité à paraphraser ne peut lui être utile pour des verbes qui ne lui évoquent pas de scénario disponible. Chr est une autre élève qui mobilise également un scénario bien connu pour préciser le sens :
Ens : d’accord oui... d’accord très bien ... si maintenant je te dis une nouvelle phrase c’est que parfois dans la classe moi la maitresse je ne supporte plus le bruit... dans la classe qu’est-ce que ça veut dire ?
Chr : ça veut dire que quelqu’un fait trop de bruit... et...
Ens : et donc ?
Chr : et toi tu dis doigt sur la bouche...
Ens : doigt sur la bouche [rires]
32Comme Cl, Chr montre qu’elle a compris le sens de la phrase-exemple bâtie autour de supporter parce qu’elle est capable elle aussi de relier cette phrase au contexte auquel elle réfère.
33Notons en outre que les structures morphologiques sont aussi mobilisées par certains élèves durant ces premiers moments d’échanges lexicaux :
Ens : quand on prend soin de Bulle et de Flocon qu’est-ce que ça veut dire ?
Ik : ça veut dire qu’on les soigne
Ens : un docteur oui ... qu’est-ce qu’il fait ce docteur ?
He : ben il soigne ? prendre soin
35Ik et He établissent ici la relation entre soin et soigner pour préciser rapidement durant l’échange le sens de prendre soin. Bien que notre étude ne porte pas sur cette facette du système lexical, notons tout de même que les structures morphologiques sont des éléments pouvant être mobilisés dès l’école maternelle pour accroitre les connaissances lexicales.
36L’analyse de ces courts extraits représentatifs des essais des élèves lors de ce premier entretien avec leur enseignant montre comment interagissent la capacité à verbaliser le sens et celle consistant à mobiliser un scénario : l’une est dépendante de l’autre. Les élèves qui ont réussi à se construire un scénario, sont ceux qui ont aussi pu verbaliser le sens des phrases et en montrer leur compréhension. Le rôle de l’affectivité est également à considérer afin de favoriser l’interprétation d’un mot. Pour que les élèves puissent préciser le sens d’un terme en contexte, il s’agit ainsi de mettre en œuvre, si possible, des situations permettant d’entrainer ces deux capacités. En outre, ces premières analyses montrent également la difficulté d’une tâche de type méta- pour de jeunes élèves, mais nous allons voir qu’avec plus d’assurance, ils vont y parvenir.
Au fil des séances : association et catégorisation
Associer pour interpréter
37Petit à petit, les élèves comprennent mieux le fonctionnement des arteliers et leur but : dire ce qu’on comprend pour mieux connaitre les verbes et les mettre en relation avec leurs mots-amis, c’est-à-dire avec leur cotexte. Grâce à la répétition (Cèbe, Goigoux et Thomazet 2004) de cette même tâche les élèves deviennent capables de la réaliser. Retrouvons par exemple Fa :
Ens1 : alors Fa si je te dis Luna a pris soin de son travail pour toi ça veut dire quoi ?
Fa : [hésitation] je sais pas
Ens1 : Luna a pris soin de son travail ?
Fa : [silence]
Ens1 : ça veut dire quoi ?
Fa : mais que... qu’elle a bien travaillé
Ens1 : et si je te dis des poteaux en métal supportent le toboggan de la cour ? pour toi ça veut dire quoi ?
Fa : qu’on fait trop de bruit ?
Ens1 : écoute bien des poteaux en métal... tu vois ce que c’est des poteaux en métal ? supportent le toboggan de la cour ? pour toi ça veut dire quoi ?
Fa : [silence]
Ens1 : tu sais pas ? je te remercie merci Fa
39Ces deux temps illustrent les progrès et hésitations de Fa. D’abord, cette élève commence par dire qu’elle ne sait pas, elle manifeste son insécurité par rapport aux consignes qui lui sont données. Pourtant, grâce à la relance de l’enseignante, elle se risque à interpréter. Pour prendre soin, Fa mobilise judicieusement le cotexte dans la phrase qui lui est proposée. L’élève manifeste par là sa compréhension, d’une part, de ce qui lui est demandé et, d’autre part, de la locution verbale. En revanche, l’essai est moins fructueux pour supporter puisque que l’élève mobilise le sens de supporter issu de la première phrase proposée durant les entretiens précédents sans utiliser ici le cotexte. Peut-être ne connait-elle pas alors le sens du mot métal, alors que toboggan et cour doivent sans doute lui être familiers ? Pour autant, Fa montre ici qu’elle a retenu la première acception de supporter qui a été étudiée par la classe. Il s’agit encore, pour cette élève, d’approfondir la connaissance de ce verbe et d’aller chercher plus systématiquement les éléments du cotexte qui peuvent aider à l’interprétation.
40Un autre élève, Phar, témoigne également de sa compréhension du fonctionnement des unités lexicales qui lui sont proposées, ainsi au début de la séance 2 :
Ens : d’accord et si je te dis des poteaux en métal supportent le toboggan de la cour ? des poteaux en métal supportent le toboggan de la cour ?
Phar : ça veut dire qu’il y a des poteaux en métal [tousse]
Ens : oui
Phar : pour supporter... le... le poids jusqu’à le... le poids jusqu’à du toboggan de la cour
Ens : ouais tu peux repréciser j’ai pas tout compris ? ça veut dire quoi les poteaux en métal supportent le toboggan de la cour ?
Phar : en fait c’est que les poteaux en métal...
Ens : oui ?
Phar : … ils peuvent tenir des choses moins lourdes que le toboggan... des choses plus lourdes des choses lourdes... comme le toboggan.
42Phar procède ici par association sémantique entre les éléments du cotexte. Poteaux / métal / poids / choses lourdes semblent être des unités catégorisées ensemble pour interpréter le sens de supporter. Cet extrait montre que supporter a bien été compris par Phar comme le fait de porter du poids. L’élève recourt d’ailleurs au synonyme tenir. L’interprétation s’effectue judicieusement par ce jeu d’associations. Une nouvelle combinaison apparait en outre dans l’échange : Phar utilise supporter le poids pour expliquer son interprétation, un réemploi dans de nouvelles constructions semble se dessiner.
43Un autre élève, H témoigne également de son appropriation pour supporter :
H : ils supportent le pont les poteaux
Ens : ah... les poteaux supportent le pont c’est-à-dire ?
H : ils sont assez lourds
H : ça veut dire que... ça veut dire qu’ils sont... ils sont assez... ils tiennent le toboggan
Ens : ah ils tiennent... le toboggan ?
K : non pas le toboggan
H : le pont
Ens : pas le toboggan oui...
45Dans cet échange, à propos d’une image représentant un pont, nous remarquons que H mobilise le nom toboggan proposé dans les premières phrases-problèmes. Il a ainsi construit une acception de supporter avec toboggan, acception qu’il convoque à juste titre à la place de pont, et K le lui fait remarquer. Ce lapsus est révélateur du fonctionnement de l’acquisition d’une nouvelle acception : le verbe semble ici stocké et mobilisé avec son cotexte pour désambigüiser un emploi dans une nouvelle combinaison. Pont et toboggan ne sont pas seulement catégorisés ici sur une base sémantique, mais aussi parce qu’ils appartiennent tous deux au cotexte de supporter.
46Ces quelques extraits des interactions montrent de quelle façon les élèves de cinq ans mobilisent les structures du lexique, et comment les échanges entre pairs les aident dans cette réflexion lexicale. Les procédés d’association des éléments du cotexte (Sardier 2016b) pourraient être une entrée explicitement travaillée en différenciation pour aider des élèves, comme Fa, qui semblent avoir plus de difficultés à structurer leur lexique et à accéder à l’abstraction.
Catégoriser et comprendre les verbes
47Pour ce qui est du réemploi, tout au long du dispositif les élèves reproduisent les formulations des enseignants. Ces réemplois apparaissent, dès la mise en commun, à l’issue de la première semaine :
Ens : est-ce que vous pouvez me dire ce qu’on avait fait la dernière fois ?
Enf. (non identifié) : silence…
Ens : silence on avait fait silence ?
Et : mais non…
Ens : mais non c’est-à-dire... et ?
Et : non le monsieur supportait… le monsieur supportait plus le bruit
Ens : le monsieur ne supportait plus le bruit ça veut dire quoi ? rappelez-moi
Et : ça veut dire le maitre n’aime pas le bruit et il se bouche les oreilles
Ens : et oui
Enf. (plusieurs) : il ne supporte plus le bruit dans la classe
49[…]
Ens : et vous vous rappelez quand je vous ai dit Lilou a pris soin de son travail
Enf. (non identifié) : ça veut dire qu’elle a pas bavé
Ens : elle n’a pas bavé… expliquez-moi
Et : et bé elle a pris très soin de son travail elle a même pas dépassé [gestes de dessin]
Li : elle s’est appliquée
Ens : ah elle s’est appliquée oui... elle a fait son travail en s’appliquant
Enf (non identifié) : tout propre
Ens : oui tout propre ... alors si je vous propose des images ici [des images sont étalées par terre] est-ce qu’il y aurait…
M : oh il y a la Reine des Neiges
Ens : est-ce qu’il aurait une image où on pourrait dire que Lilou a pris soin de son travail ?
[Se vient choisir une image]
Ens : oui je la mets à côté de l’image où on prenait soin de Bulle et de Flocon
H : c’est parce que c’est dans la famille des soins
51[…]
Ens : et je vous avais dit aussi Eden supporte l’équipe de foot de Marseille
H : ça veut dire qu’il trouve meilleure que les autres équipes de foot
Ens : et qu’est-ce que ça veut dire alors supporter ?
Enf. (non identifié) : ça veut dire qu’il aime bien
Li : il fait comme ça [lève les bras] allez Marseille !
53Nous voyons ici le cheminement des élèves aidés par l’enseignant, les appels au sens, aux activités antérieures, les effets des échanges sur la réflexion. Nous retrouvons les reprises des phrases proposées lors de la première phase du dispositif. Les élèves s’exercent d’abord au réemploi des verbes dans les constructions dans lesquelles ils les ont entendus, par exemple « [ne] supportait plus le bruit », « elle a pris soin de son travail ». Cette reprise participe de l’appropriation et en constitue en quelque sorte l’une des premières étapes. Ensuite s’opère une activité d’explicitation, ou paraphrasage, afin d’expliquer le verbe étudié : « elle [n’]a même pas dépassé », « elle s’est appliquée », ou bien « allez Marseille ! » en levant les bras.
54Cette étape montre l’intérêt que portent les élèves aux mots et leur capacité à les comprendre et à en expliquer la signification dans les phrases proposées. Enfin, à l’issue de la discussion, les élèves proposent une catégorie pour les deux verbes dont ils viennent de parler : « la famille des soins ». Le cheminement parcouru jusqu’à la catégorisation, l’utilisation des associations sémantiques, de l’explicitation sont des facteurs qui favorisent l’appropriation et, à terme le réemploi lexical. Dès cinq ans, les enfants montrent leur capacité à participer activement à des activités métalexicales (Sardier 2020) pour mieux comprendre et utiliser le lexique.
Réutiliser les verbes et leur cotexte
55Au fil des semaines, la distanciation par rapport aux formulations de l’enseignant et de l’enseignante est le témoignage de l’acquisition en cours ; les élèves s’essaient à reformuler ou réemployer dans différentes configurations syntaxiques. Le processus qui consiste à effectuer des prises directes dans le discours de l’expert, puis à s’en saisir, est assez bien renseigné dans les recherches sur l’acquisition des langues (Py 1989, cité par Véronique 2009). Dans la présente étude, les prises ne sont pas tout à fait directes : elles s’effectuent avec une certaine distance temporelle par rapport à la première écoute, mais le processus dont font montre les élèves se rapproche des prises et saisies dans les interactions en apprentissage d’une langue seconde. Les élèves s’essaient ainsi au réemploi des mots étudiés. Les maladresses dont ils font preuve témoignent des interrelations entre les éléments cotextuels et le fonctionnement syntaxique des verbes.
56Nous allons maintenant suivre le déroulement du jeu d’appariement. Ce jeu permet d’associer les cartes représentant des verbes aux cartes représentant les éléments de leur cotexte. Étant donné que plusieurs tours sont prévus dans le déroulement du jeu, les unités lexicales reviennent durant cet atelier, cette répétition s’avère encore une fois cruciale. Nous retrouvons ici Fa :
Ens : qu’est-ce qu’il y a sur la photo ?
Enf. (non identifié) : ben la Reine des Neiges
Ens : et qu’est-ce qui s’est passé ? regarde à côté de la Reine des Neiges il y a quoi ?
Ma : briser le cœur
Fa : un cœur
Ens : alors qu’est-ce qui s’est passé alors ? [plusieurs doigts se lèvent. Plusieurs enfants parlent en même temps] là qu’est-ce qu’elle a la reine des neiges ?
Jor : c’est le roi
Ens : oui le roi pourquoi pas... ou le prince comme vous voulez
Fa : [se tord les mains] le prince il lui... a... enlevé le cœur
Ens : il... il lui a enlevé ?
[des enfants chuchotent : Briser, c’est briser]
Fa : briser le cœur de la Reine des Neiges
Ens : ah... mais est-ce qu’il s’est cassé en petit morceaux ou c’est juste une expression pour dire qu’elle est malheureuse ?
Fa : ça veut dire qu’elle est malheureuse
Ens : eh oui
Enf. (non identifié) : mais oui elle est malheureuse
Ens : bravo Fa... allez à Pri [il tire une image]
58Dans cet extrait, certains enfants réemploient aisément et avec plaisir les expressions étudiées. Mais cet échange montre également les hésitations et difficulté de Fa. Cette élève prend appui sur le groupe, ses pairs lui permettent de faire une proposition correspondant à la carte tirée. Fa a encore besoin, aussi, de l’aide de l’enseignant pour préciser le sens de l’expression briser le cœur. Ainsi, même si Fa semble accéder ici à l’abstraction et interpréter grâce aux échanges lexicaux avec le groupe, elle parait cependant encore très hésitante quant à l’exercice de sa capacité à préciser le sens des verbes étudiés dans leur acception abstraite. Par rapport à ses premières interventions, elle ose pourtant ici une interprétation et propose une acception pertinente pour briser le cœur. Nous allons voir si Fa progresse et prend de l’assurance dans ces ateliers sur le lexique :
Ens : attends attends attends... c’est Fa qui a tiré au sort ... alors qu’est-ce qui se passe sur cette photo Fa ?
Fa : en fait la maman ou la maitresse eh ben... eh ben... elle dit à la... à la fille... qu’elle arrête de faire des bêtises
Ens : ah très bien elle lui dit ça
Jo : supporter
Ens : […] alors avec quel mot ? Prendre soin, briser, hanter ou supporter ?
Enf. (non identifié) : [murmure] supporter
Fa : supporter
Ens : alors qu’est-ce que tu peux faire comme phrase avec supporter ?
Fa : je sais pas
Ens : ah ah... pourquoi le... elle la gronde ?
Fa : parce que elle a dit des gros mots
Ens : alors avec supporter elle... elle supporte...
Fa : pas... elle ne supporte pas que la maman elle la fâche
60Nous voyons bien ici que Fa hésite encore à interpréter ou à se risquer à une combinaison possible. Pourtant, aidée de ses pairs et du maitre, elle parvient maintenant à réutiliser le verbe en lien avec les images objets du jeu. L’enseignant la pousse à verbaliser un scénario qui implique l’emploi du verbe supporter. Elle l’utilise d’ailleurs en prenant le point de vue de l’enfant : « elle ne supporte plus que la maman la *fâche », et non « elle [maman ou maitresse] ne supporte plus qu’elle dise des gros mots ». Ce choix de la part de l’élève illustre, selon nous, le fait qu’elle s’approprie le verbe, car elle est capable de le réutiliser pour dire un ressenti qui pourrait être le sien.
61Enfin, certains élèves réemploient les verbes dans des constructions qui n’ont pas été exploitées durant le dispositif ; ils témoignent par-là de l’intégration du lexique et de la syntaxe dans leur vocabulaire. Ils montrent qu’ils sont capables de relier les informations comprises durant l’étude des verbes à celles qu’ils pouvaient posséder déjà ; ils réorganisent de la sorte leur lexique mental. Ainsi, à propos d’une image figurant les personnages de l’album La Brouille de Claude Boujon (deux lapins se bagarrant férocement) :
[Ma tire une carte représentant des lapins en train de se bagarrer]
Ma : supporter... ben se supporter ils se supportent ?
Ens : ils se supportent ?
Ma : pas
[…]
Ens : Phar ?
Phar : ils ne supportent plus d’être dans le même terrier
Ens : ils ne supportaient plus d’être dans le même terrier ça c’est une bonne idée.
63Ma recourt ici à la forme pronominale de supporter, pour expliquer la situation : les deux personnages ne se supportent pas. Cet essai nous parait révélateur de l’acquisition, car, ici, l’élève dépasse le cadre cotextuel qui lui était donné durant le dispositif ; Ma propose une autre configuration syntaxique pour le verbe en faisant appel à ses connaissances personnelles. En cela elle montre de quelle façon elle intègre lexique et syntaxe comme nous l’évoquions plus haut. Par ailleurs, dans cet extrait, nous retrouvons Phar qui, lui, réemploie le verbe et son cotexte tel qu’il lui a été enseigné pour expliquer la situation présentée par l’illustration. Dans ce court extrait, les élèves montrent ainsi de quelle façon ils empruntent la voie du réemploi lexical en s’éloignant progressivement des configurations initiales dans lesquelles ils ont rencontré les nouvelles unités.
Conclusion
64Nous voulions savoir si explorer avec les jeunes apprenants le cotexte favorisait l’acquisition des verbes. Nous avons vu que certains élèves mobilisent les différentes structures du lexique pour désambigüiser et réutiliser les mots explorés, et que, pour d’autres, un enseignement explicite (Tardif 1992 ; Legendre 2005) plus approfondi de ces structures est nécessaire. Malgré les limites liées aux choix effectués pour notre étude, nous pouvons avancer que l’acquisition du lexique verbal, y compris pour ce qui concerne des acceptions abstraites, peut être favorisée dès 5-6 ans par la prise en compte du cotexte dans les activités proposées aux élèves. La mobilisation du cotexte permet la rétention des verbes dans leur construction, ce qui influe aussi sur le développement de la syntaxe. Par ailleurs, dans le dispositif présenté, plusieurs éléments sont déterminants pour l’enseignement du lexique : i) la mobilisation d’un contexte proche des élèves ; ii) la sollicitation d’un scénario pour chacune des unités lexicales étudiées ; iii) le recours au voisinage de ces unités lexicales ; iv) les discussions lexicales avec les pairs ; v) la répétition des temps d’enseignement ; vi) la variété des situations pédagogiques mises en œuvre. Enfin, au regard de la dimension temporelle inhérente au réemploi lexical (Sardier et Grossmann 2010), nous remarquons que les élèves de cinq ans commencent à peine à s’essayer au réemploi lexical après huit temps (la 9ème rencontre n’a pas fait l’objet d’analyse) de rencontre directe ou indirecte avec les verbes dans leurs acceptions variées, en réception ou production, et dans différentes situations pédagogiques. La difficulté didactique reste, pour les enseignants, d’envisager les multiples facettes du lexique (y compris dans ses interactions avec la syntaxe), ainsi que ce temps long inhérent aux acquisitions.
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Mots-clés éditeurs : enseignement-apprentissage, didactique du français, lexique verbal, acquisition au préscolaire
Date de mise en ligne : 14/08/2020
https://doi.org/10.3917/lfa.210.0105Notes
-
[1]
Expression empruntée à V. Benigno, F. Grossmann et O. Kraif (2015).
-
[2]
« On appelle paraphrase la relation d’équivalence sémantique établie entre deux segments linguistiques » (Neveu 2011 : 260).
- [3]
- [4]
-
[5]
Pour une analyse syntactico-sémantique de supporter, voir A. Sardier et M.-N. Roubaud (2020).