Notes
-
[*]
Françoise Lalot est également directrice de l’association La Semaine de la poésie.
-
[1]
La Semaine de la poésie intervient aussi auprès de détenus, de malades et du grand public.
-
[2]
Cette réflexion du choix des poètes intervenant à l’école a été développée en 1995 par Pierre Ceysson, dans Enseigner la poésie ? (voir le chapitre « Le choix des poètes ? »).
-
[3]
Propos recueilli lors d’un entretien semi-directif mené en octobre 2018.
-
[4]
Propos recueilli dans le même cadre.
- [5]
- [6]
-
[7]
Journée d’étude, septembre 2018.
-
[8]
Né en 1964, Alexis Pelletier conçoit ses créations poétiques comme ouvertes aux arts plastiques, à la danse et à la musique contemporaines.
-
[9]
Cet entretien semi-directif mené en octobre 2018 s’insère dans l’évaluation que l’association mène sur la formation.
-
[10]
Joël Bastard, Une Poignée de clous. Livre d’artiste avec Tony Soulié (présenté sur son blog), éditions collection « Mémoire ».
-
[11]
L’ÉSPÉ Clermont Auvergne a succédé à l’École normale du Puy-de-Dôme.
-
[12]
Pierre Sève est actuellement formateur à l’ÉSPÉ Clermont-Auvergne, après avoir enseigné à l’IUFM et antérieurement encore à l’École normale. Il a rendu compte de cette expérience, comme formateur-témoin, dans un texte rédigé pour les 30 ans de La Semaine de la poésie.
-
[13]
L’association a demandé à chaque poète, aux bénévoles, aux enseignants d’écrire un texte. L’ensemble, intitulé 30 ans de Semaine de la poésie, c’est quoi pour vous ? est consultable en accès direct, <https://fr.calameo.com/read/0043545592d407c4f7faf>.
-
[14]
De J. Demarcq, paru aux éditions NOUS, en 2013.
Je ne savais rien. Je disais :
Le poème est un mauvais renard.
Parole d’une autre voix :
- Non, le poème est un renard. Il est aimé.
Il vient il s’en va.
Il est là, il peut partir…
Va-t-il revenir ? On sait pas.
2La Semaine de la poésie, telle qu’elle a été proposée en mars 2018 à Clermont-Ferrand et dans les quatre départements de l’Auvergne, s’inscrit encore, après 30 ans, dans l’esprit de la manifestation conçue par Jean-Pierre Siméon. Lors de l’édition de 2018, dont il sera ici question, seize des dix-huit poètes invités se sont rendus dans des classes, dont chaque groupe de master 1 MEEF 1er et 2nd degré en formation à l’ÉSPÉ Clermont-Auvergne (Université Clermont Auvergne). Dans cette contribution nous essaierons de montrer comment une formation des enseignants a participé à la pérennité d’une manifestation qui donne à entendre la poésie d’aujourd’hui et comment l’association qui la porte s’efforce de répondre aux besoins des enseignants pour garantir la qualité de l’approche didactique de la poésie. Pour cela le projet de la Semaine de la poésie sera d’abord présenté dans ses aspects historiques et organisationnels. La proposition de formation sera ensuite analysée.
La Semaine de la poésie, une manifestation de plus de 30 ans
3J.-P. Siméon a lancé, au cours de l’année scolaire 1986-87, une manifestation qui allait s’étoffer, s’épanouir. Il était à la fois formateur à l’École normale du Puy-de-Dôme et poète, édité par un éditeur qui commençait son travail de défrichage en poésie, Jean-François Manier des éditions Cheyne. L’utopie engageait des enseignants à accompagner leurs élèves pour rencontrer les textes puis un poète, lui-même invité pour des rendez-vous dans les classes (écoles élémentaires et maternelles dans un premier temps) et auprès du grand public.
4Les futurs instituteurs de l’École normale du Puy-de-Dôme bénéficiaient, au-delà de l’enseignement habituel dans leur formation professionnelle, d’un module de création, obligatoire, de quarante heures. Ces normaliens brassaient la poésie, particulièrement la poésie contemporaine, peignaient, découpaient, collaient, dansaient, écrivaient, montaient des spectacles, tressaient les poèmes entre eux et avec d’autres formes d’art. Pris dans cette dynamique, à l’issue de leur formation à l’École normale, les enseignants débutants gardaient une envie de se frotter à la poésie, pour soi, et avec leurs élèves, un désir de donner une place enjouée à la poésie dans les classes, autrement qu’avec l’exercice de la récitation. J.-P. Siméon et ses collègues avaient travaillé le terreau de manière remarquable et durable avec le fort soutien, y compris financier, du directeur de l’École normale, Bernard Gilliet : dès la deuxième année, une dizaine de poètes intervenaient dans des classes.
5Près de 30 ans plus tard, l’association la Semaine de la poésie comporte une chargée de mission à temps plein, une dizaine de bénévoles engagés toute l’année dont une directrice (Françoise Lalot), et un président (le poète Thierry Renard). Son objet principal est toujours la diffusion de la poésie contemporaine, notamment auprès d’enseignants et d’élèves [1]. Elle rayonne sur l’ensemble des quatre départements de l’Auvergne. Un comité de lecture constitué de bénévoles et professionnels du livre recherche des poètes à intégrer chaque année dans le dispositif. Une charte a été rédigée conjointement entre des poètes, des enseignants et l’association pour orienter l’engagement des enseignants et des poètes : quand un enseignant sollicite une rencontre avec un poète, il accepte un contrat.
6Le projet ainsi lancé reposait sur plusieurs convictions. La première était qu’il n’y a pas d’enseignement de la poésie possible sans une acculturation poétique des enseignants. Lors de cette semaine, en parallèle aux rencontres dans les classes, les enseignants assistent donc aux lectures publiques données chaque soir, et ainsi forment leur écoute et leur lecture. Si cette offre a vite rencontré son public (de quarante personnes en 1988, la fréquentation s’est stabilisée à cent-dix), on constate cependant que celui-ci s’est diversifié et que les enseignants initialement majoritaires sont devenus minoritaires : contrairement aux premières années, ils se déplacent rarement pour assister à la manifestation publique, plutôt centrés sur le projet mené dans leur classe. L’association mesure ainsi combien l’ouverture aux voix poétiques actuelles reste fragile.
7Deuxième idée forte dans la conception de cette Semaine de la poésie, il fallait pour J.-P. Siméon mêler la poésie à d’autres pratiques artistiques, ce qui a été fait dès la deuxième édition en proposant des expositions, en l’ouvrant à des spectacles intégrant la danse, la musique, la vidéo ou le cinéma. Tout en rendant la poésie vivante par l’intégration d’autres formes artistiques, le dispositif permet aussi de donner à entendre la poésie à des publics qui en sont éloignés. Depuis les années 2000, un partenariat régulier s’est instauré avec différents festivals de Clermont-Ferrand – le festival Sauve qui peut le court métrage, Vidéoformes – ou une salle indépendante comme Le Rio. La musique a aussi trouvé place régulièrement dans une invitation faite à un musicien pour accompagner un poète. Jeanne Benameur avec le contrebassiste Benjamin Duboc, Rémi Checchetto avec au oud et à la guitare Titi Robin, Valérie Rouzeau avec la tromboniste Christiane Bopp…
Adapter le dispositif de La Semaine de la poésie pour tenir compte de l’évolution de la formation des enseignants
8Avec la diminution globale de l’horaire consacré à l’enseignement du français en formation, les cours centrés sur la poésie pour les professeurs d’école stagiaires du premier degré ont perdu progressivement l’éclat et l’intensité qu’ils avaient connus dans les années 1980. Mais à l’inverse les instituts universitaires de formation des maitres (IUFM) créés en 1990, avec la double vocation de préparer aux concours de l’enseignement et de former des professeurs d’école stagiaires (PES), ont induit une réflexion sur la place de la poésie au sein du second degré. Les formateurs qui enseignaient aux professeurs stagiaires du second degré (PLC et PLP) ont saisi dans la dynamique de l’association une opportunité pour donner une présence plus vivante à la poésie dans leurs cours, et dans l’enseignement des futurs professeurs. Mais là encore au sein de la discipline « français » les horaires plus spécifiquement dévolus à la poésie ont fortement diminué. L’association a donc construit peu à peu des outils (charte, notice biographique et bibliographique, diffusion d’articles de référence, accompagnements individualisés, proposition de formation continue) pour encadrer des rencontres moins portées par la culture professionnelle acquise en formation initiale.
Le choix des poètes [2]
9Lorsqu’en 1987 J.-P. Siméon a commencé l’aventure, les collections de poésie étaient des reprises sous forme anthologique de poèmes parus en littérature générale. Les premiers poètes invités à La Semaine de la poésie n’écrivaient pas pour la jeunesse. Depuis les collections jeunesse se sont développées. Le comité de lecture recherche aussi en dehors de ces collections des écritures qui évitent toute niaiserie et présentent donc une consistance suffisante, et des poètes avec des valeurs humaines nettes.
10Bien souvent, quand nous contactons un poète, il est surpris de notre proposition : « Je n’ai pas de livres pour les enfants ! ». Face à ces réticences, il faut donc engager un dialogue personnalisé avec chacun des nouveaux poètes invités. Le dispositif est clairement présenté, puis l’échange porte sur les projets artistiques et les recherches en cours, la bibliographie que nous avons déjà constituée : le poète indique les livres qui lui paraissent les plus adaptés aux scolaires, livres qui demandent peu de références littéraires et dont les thématiques lui semblent pouvoir parler à des jeunes. Quatre titres sont ainsi retenus et diffusés, avec, parfois, une adresse URL pour le blog personnel d’un poète.
La sélection des demandes des enseignants
11Les demandes formulées avant la fin octobre par les enseignants étant plus nombreuses que les possibilités de rencontres, une liste de critères de sélection a été établie avec des variations possibles d’une année sur l’autre. Voici la liste hiérarchisée des « profils » et critères pour les attributions de mars 2019. Les groupes d’étudiants de l’ÉSPÉ y figurent au premier rang, comme public prioritaire. Viennent ensuite pour les enseignants en poste :
- ceux qui font une demande pour la première fois, ou ceux qui n’ont pas été retenus une année précédente ;
- les établissements en REP et REP+ ;
- les ULIS et classes SEGPA ;
- les classes accueillant des élèves allophones ;
- les établissements qui ont déposé une demande de financement pour un projet Semaine de la poésie à la DAAC ou à Canopé ;
- les enseignants qui proposent un projet riche, imaginatif et réalisable en regard des poètes invités (projet Erasmus centré sur l’Italie, quand le poète étranger est italien – ou – projet d’une comédie musicale et un poète musicien qui donne régulièrement des performances).
13Ces critères sont complétés par ceux de la zone géographique pour minimiser les temps de déplacement des poètes sur une même journée et incluent l’équilibre à préserver entre les types d’établissement. En décembre les établissements sélectionnés reçoivent la réponse comportant les coordonnées du poète, les lieux de rencontre et la bibliographie de l’ensemble des poètes engagés dans le dispositif.
Des temps de formation et des activités pour accompagner la mise en place des projets dans les classes
Une séance en amont
14En janvier tous les enseignants sont conviés à une demi-journée de formation. Les objectifs sont triples : donner la conscience d’appartenir à un collectif et d’avoir un engagement à tenir, enrôler les enseignants dans une lecture personnelle et intime du poète et inventer des dispositifs adaptés à son public. Pour parvenir à ces trois objectifs, le déroulement prévoit :
- la présentation des poètes invités, la possibilité de consulter et acheter les livres ;
- des témoignages par des enseignants de dispositifs efficaces de l’année précédente, dispositifs liés à une relation étroite entre le vécu d’une classe et l’écriture du poète (diaporamas notamment des textes noyaux, films, enregistrements sonores, traces issues des classes : affichage, productions de texte, de réalisations plastiques…) ;
- le partage de pistes de travail avec des enseignants ou des bibliothécaires (lecture publique) qui reçoivent le même poète.
16Cette formation a lieu dans un établissement où la vente de livres est autorisée, gérée par une librairie nomade, afin que les enseignants puissent se repérer dans les livres et cibler leurs achats.
La correspondance
17Dans la charte il est demandé à chaque enseignant d’initier une correspondance avec le poète. Nous savons avec l’expérience des années passées que si une correspondance n’a pas pu se dérouler au fil des semaines, la qualité de la rencontre peut s’en trouver affectée par défaut d’empathie et de connivence. Un mois avant la manifestation, l’association fait un bilan des correspondances déjà lancées et intervient éventuellement auprès des enseignants pour dénouer une situation mal engagée. Si la difficulté se situe du côté du poète, parfois pris pas ses multiples activités et éloigné du champ de l’éducation et de l’univers scolaire, nous lui rappelons l’attente des élèves. Stéphanie G., professeure des écoles stagiaire et étudiante en master MEEF 2ème année, souligne l’intérêt de cette correspondance :
J’ai adoré échanger avec Thierry Renard avant la rencontre, cela permet de mettre en place une certaine proximité. En effet, c’est parfois difficile de recevoir un adulte dans la classe lorsqu’on débute. Comment se positionner, comment intervenir ? Comment va réagir le poète dans telle situation ? [3]
Le rôle du temps de bilan
19L’activité de bilan sous forme de questionnaire écrit constitue un autre volet de l’accompagnement des enseignants. Revenus à 75 % environ, ils donnent lieu, en mai, à une synthèse en présence des enseignants engagés dans le projet. Chaque année, on constate que le public est nettement plus réduit que lors de la séance inaugurale de janvier. La stagiaire précédemment citée résume assez bien la situation :
Je n’ai pas été présente pour le bilan. Je crois que je n’en ai pas ressenti la nécessité tant tout s’est bien déroulé ! Les élèves ont été très réceptifs, nous avons créé un petit livre, un affichage, retravaillé des poèmes. C’était un beau projet et j’ai hâte d’avoir ma classe pour le remettre en place ! Sans le dispositif de La Semaine de la poésie je n’aurais pas (ou très peu) pris le temps de parler de poésie en classe, ni de lire de la poésie moi-même.
21Souvent les professeurs qui viennent au bilan sont ceux qui ont vécu un projet particulièrement intense, et qui ont envie ou besoin de le partager. Une autre enseignante, Hélène V. témoigne [4] :
Faire un bilan oral à d’autres, cela m’a permis de prendre du recul, de mieux mesurer les effets sur les élèves, et sur moi en tant qu’enseignante. Les temps de préparation, la rencontre, et la poésie encore après, ce sont les moments les plus chaleureux, les plus calmes que nous ayons connus dans la classe cette année. Le poème a permis de travailler l’éducation à la citoyenneté. Et quelle appétence les élèves ont eu à vivre la poésie ! Ce projet a clairement modifié ma façon de présenter la poésie dans la classe.
23Le bilan est ainsi à la fois le lieu d’une transmission des expériences et celui de leur mise à distance par chaque acteur.
Les ressources en ligne sur le site web de l’association
24Enfin, l’association s’est dotée d’un site web, qui contient des éléments destinés en particulier aux enseignants. Dans La Poéthèque [5] on trouve des éléments biographiques et bibliographiques. On trouve également un Espace enseignants avec les modalités pour participer, mais également une bibliographie pédagogique [6] et didactique, et des liens vers plusieurs sites. Est notamment indiqué le dossier « La poésie à l’école » 2010 dans Ressources pour faire la classe, ainsi que les listes de littérature, sélection Poésie Cycle 2 et Cycle 3. Lors d’une journée d’étude organisée par l’inspecteur de circonscription en charge de la maitrise de la langue [7], il est apparu que le dossier « La poésie à l’école » est méconnu des professeurs d’école comme des inspecteurs et des conseillers pédagogiques. En revanche, les listes de littérature sont des ressources plus utilisées, mais essentiellement pour les albums ou des romans.
Des questions prioritaires pour le travail de formation et leurs retombées
Les préoccupations des enseignants et la formation proposée
25Au fil des années nous avons donc repéré une des difficultés récurrentes pour les enseignants. Ils arrivent bien souvent à la formation de janvier avec une question centrale : « quel-s livre-s dois-je choisir pour mener à bien mon projet ? ». Il faudra d’ailleurs parfois aider un participant à accepter l’écriture du poète, qui ne correspond pas à sa représentation de la poésie.
26Certains enseignants choisissent leurs textes à partir de sites internet : deux poèmes recopiés sur un site, trois sur un autre, sans avoir lu réellement le poète. Il nous faut donc lutter contre cette lecture superficielle. Au cours de la demi-journée de formation de janvier, les enseignants se regroupent par poète invité dans leur classe, et les membres du comité de lecture de l’association circulent dans ces groupes. Nous écoutons les idées des uns et des autres, nous faisons une description rapide de nos lectures, de notre connaissance du poète. Mais, entre eux, des conseils circulent : il suffit qu’un enseignant ait déjà lu un livre pour qu’il en fasse le commentaire à ce petit groupe. Nous avons recueilli, lors d’entretiens, des retours d’enseignants, notamment novices, qui disent combien cette phase de commentaires autour des livres est fondamentale.
27L’autre question à laquelle nous avons été confrontés lors de cette formation porte sur les usages didactiques immédiats du texte poétique : « Oh là là, j’en fais quoi de ces poèmes ? Comment mes élèves vont pouvoir les lire ? » Nous avons choisi d’y répondre différemment suivant les années. Il nous arrive par exemple de solliciter un poète clermontois pour qu’il vienne exposer les éléments qui lui facilitent – ou lui compliquent ! – la rencontre. Est alors évoquée de manière récurrente la connivence nouée lors de la correspondance en amont de la rencontre. Autre possibilité, nous choisissons un corpus de trois ou quatre poèmes d’un poète qui n’ira pas dans les classes en donnant comme consigne, traitée en petits groupes avec une synthèse collective : « Quelles activités imaginez-vous pour que vos élèves soient lecteurs de ces poèmes ? » En favorisant ensuite le partage des propositions, nous soulignons la diversité des approches didactiques possibles.
28Plus généralement, nous invitons un enseignant à relater son travail de l’année écoulée, en partant des attentes des élèves et des textes lus en classe. Nous préférons quand des documents vidéos ou sonores peuvent être présentés. C’est ainsi qu’en janvier 2018 une collègue de maternelle, Catherine C., a présenté son travail en Grande section pour lire Alexis Pelletier [8]. Partant d’extraits brefs lus aux élèves, et devant leur désir de les danser, elle a construit un projet dont elle en a rendu compte avec des images et une vidéo. L’effet de cet acte de transmission a pu être constaté : lors d’un entretien sur l’analyse des effets de la formation [9], Hélène V., une professeure d’école en fin de carrière, mais qui recevait un poète pour la première fois dans sa classe, a exprimé comment cette présentation par Catherine C. a été un déclencheur pour elle. Hélène V. avait déjà lu des livres du poète, et était inquiète car elle avait une représentation de la lecture difficilement compatible avec les textes découverts : pour elle « lire un livre, c’était le lire dans son intégralité et donner à lire aux élèves, c’était toujours très dirigé comme façon de penser ». À l’issue de cette présentation, elle s’est sentie autorisée à inventer un chemin, pour elle et pour ses élèves, vers le poète et donc à choisir plusieurs poèmes sans la contrainte de l’exhaustivité :
C’était des textes bien différents de ce que j’avais l’habitude d’offrir aux élèves. Je ne me rendais pas compte. Il y a trop peu de textes qui laissent s’ouvrir des pensées en éventail.
30Lors de ses lectures préparatoires, dans une promenade nez au vent parmi les poèmes de Joël Bastard, certains poèmes ont provoqué une émotion en elle, lui ont offert des images. Elle en a retenu des extraits en espérant que ses élèves y soient sensibles de la même manière. Elle les a ensuite engagés à des productions plastiques à partir de bribes issues de poèmes de Joël Bastard tels que « Ce que tu ne peux dire, fais-en des confettis » [10] ou « Pour contenir le monstre rien ne vaut une cage ouverte ».
31Autre exemple des effets possibles de la formation proposée par l’association, Dominique S., professeure d’école en fin de carrière avec une formation scientifique à la base. Sa pratique de la poésie dans sa classe est initialement modeste et ses réticences à inviter un poète réel. Elle enseigne dans une école qui en 2018-2019 avait un projet pour faire vivre la poésie dans le quartier, en la donnant à lire aux habitants du quartier : banderoles sur la façade de l’école, marque-page déposés chez les commerçants, PV poème sur les voitures en stationnement, etc. Les aspects organisationnels du projet, qu’ils se situent au niveau de l’école ou de chaque classe, ont été traités en équipe et Dominique S. a suivi la dynamique enclenchée en pouvant se centrer sur le choix des livres. Lors du temps de formation, elle a travaillé avec un collègue professeur de français concerné par la même poète, et qui connaissait bien l’écriture de Patricia Castex Menier. Il lui a indiqué un livre ancien épuisé, mais qui lui convenait parfaitement : des haïkus. Celui-ci a fait partie des trois livres qu’elle a lus avec ses élèves de Cours préparatoire. Et la table des libraires a été une invitation à ouvrir les livres : « J’ai eu envie d’ouvrir les livres, démarche que je ne fais pas en librairie. »
32En revanche, Dominique S. avait trouvé le dispositif présenté par Catherine C. trop ambitieux pour elle, en découvrant que les pratiques peuvent être très créatives et s’inscrire dans des projets longs. Or, lors de l’entretien, elle s’est aperçue qu’elle aussi a travaillé sur plusieurs mois, à son grand étonnement. La poète, bien connue de l’association, facilement dans l’empathie avec les classes et auteure d’accès aisé, était adaptée à sa pratique modeste de la poésie, que l’équipe de La Semaine de la poésie avait pu anticiper. Et ainsi les deux ont fait beaucoup de chemin avec les enfants.
33Pendant la rencontre les élèves ont passé commande de haïkus créés pour eux seuls. La poète leur a suggéré de lui donner des mots « importants » pour eux, mots pour lesquels elle leur a préconisé une recherche exigeante, mais sans précipitation. Après les avoir reçus par courrier, chez elle, elle a écrit avec ces mots. Une nouvelle correspondance a débuté. Par la suite les élèves ont renvoyé des haïkus écrits collectivement et des dessins. En mai, chaque élève a eu un petit recueil avec quelques haïkus de la poète extraits d’un de ses livres, des haïkus écrits par elle à la demande des élèves, des haïkus écrits par les élèves eux-mêmes. Ces derniers, comme la maitresse, ont vécu une expérience personnelle d’écriture forte.
34L’engagement de l’enseignant n’est donc pas nécessairement immédiat à l’issue d’un dispositif de formation comme celui de La Semaine de la poésie. Dominique S. ne se sentait pas assez compétente pour initier un projet avec un poète de manière autonome. Elle a toujours besoin d’un projet collectif pour se sentir entrainée. En revanche, elle a assisté pour la première fois à une lecture publique de poésie, celle de l’Écossais John Burnside, lue et mise en espace par les élèves comédiens du Conservatoire Emmanuel Chabrier. Le plaisir et l’intérêt éprouvés à cette lecture la poussent à recommencer. « Je m’ouvre à la poésie ! », déclare-t-elle, indiquant ainsi que l’acculturation poétique se construit dans la durée.
L’attention particulière aux étudiants de l’ÉSPÉ
35L’histoire de l’association, parallèle à celle des établissements de formation des enseignants, a conduit les formateurs de français des structures successives [11] à préserver la place de la poésie dans la formation des enseignants ou des étudiants. La poésie a eu un horaire dévolu, ceci sans interruption depuis 1986 et jusqu’au sein du master 1 MEEF 1er degré et du master 1 MEEF 2nd degré en 2018. Cette place est même en quelque sorte conçue comme fondatrice car, actuellement, le cursus universitaire des futurs enseignants s’ouvre avec trois cours de deux heures centrés sur la poésie. Sur la base d’un corpus de poèmes tant contemporains que classiques, sont données des consignes telles qu’elles pourraient être proposées à de jeunes élèves : mise(s) en voix, sélection anthologique d’extraits, classement qui met en lumière la diversité des approches, choix d’illustrations… L’analyse de ces activités permet de faire émerger deux questionnements essentiels : la nature de la poésie et la délimitation d’un objet d’enseignement possible. Ce cours sur la poésie trouve sa place en tout début d’année car il met à l’horizon du travail de l’année des étudiants le fait que la discipline « français » travaille sur une matière intimement liée à la création.
36Lorsque mars approche, les étudiants ont à nouveau deux fois deux heures consacrées à la poésie. Deux heures sont centrées sur la connaissance de l’écriture du poète qui sera reçu la semaine suivante pendant le cours. Il s’agit de s’approprier l’écriture par plusieurs entrées, qui diffèrent selon l’œuvre à découvrir : activités allant de la constitution d’un corpus (passer de l’ensemble des poèmes à une suite construite pour faire lire) à l’écriture, ou écriture rêverie à partir d’un titre de l’auteur, transposition, mise en voix, choix d’illustration visuelle, sonore…
37Les rencontres avec le poète, permises par La Semaine de la poésie et offertes aussi aux étudiants de l’ÉSPÉ, s’inscrivent donc dans un processus plus global de formation auquel elles contribuent en offrant une expérience forte. Pierre Sève [12] peut ainsi témoigner de l’effet de rencontres entre un poète et des groupes d’étudiants. Successivement, il évoque la présence de Nimrod et Marie Cosnay :
Frange des mots
Je me souviens : un grand front noir, étincelant, de grandes mains noires, bavardes, et les étudiants qui s’attendaient à de l’exotisme, à de l’africanité, peut-être à de la misère digne, et qui sont confrontés à la grâce fragile des bouleaux et au raffinement du clavecin, à une élégance de seigneur... Je me souviens : un corps si petit traversé de tant d’énergie, un accent rocailleux du sud-ouest, un engagement social affirmé qui se combine étrangement avec un embarquement pour les confins oniriques et l’évocation d’expériences improbables...
Les rencontres que permet La Semaine de la poésie offrent cette chance-là. Après la fréquentation en amont de l’œuvre, après qu’on s’est employé à élaborer une lecture qui tienne, ou du moins qui ait acquis quelque consistance, c’est la rencontre avec un corps, avec une voix. Parfois, celle-ci vient confirmer, parfois elle surprend ou dérange, le plus souvent elle interroge... Dans cette expérience, ce qui se noue alors, c’est cette évidence que la poésie n’est pas là où on la croit, qu’elle déborde, qu’elle oscille entre tous les contraires, qu’elle se cherche plus qu’elle ne se découvre, et que, si elle se dépose dans des mots, c’est d’abord qu’elle palpite aux franges de la vie.
Comment mieux préparer de futurs enseignants sinon toujours à la percevoir dans les rets des textes, sinon à la lire dans les tentatives enfantines, du moins à la cueillir dans la curiosité inquiète et dans la joie des découvertes ?
Pour conclure ou pour poursuivre…
39Essayer d’offrir la poésie en partage, entre un poète et une classe, ou déjà entre l’enseignant.e et le poète suppose donc, plus qu’un discours didactique théorique, des expériences. Celles-ci sont d’ailleurs faites de découvertes réciproques, comme en témoignent les poètes qui s’expriment à l’occasion des trente ans de La Semaine de la poésie [13]. Trois d’entre eux livrent ici leur perception de ces rencontres. Rencontres positives et émouvantes pour Jacques Demarcq ou Marie Rousset :
Au choix est le titre
Il y a cette école dans un faubourg de Clermont. Une classe de Cours moyen. Ma surprise inquiète est que l’instit, un homme, a montré à ses élèves des pages d’Avant-taire [14], dont celles très dures sur le parcours d’un cousin résistant, des prisons de France aux camps nazis. Les gamins-gamines ont noté quelques passages ou expressions dont ils ne saisissent pas à quoi ils font allusion. Pas facile d’entrer dans des détails que j’ai estompés, par pudeur devant l’horreur. On est là aussi au cœur de l’acte d’écriture. J’insiste qu’il s’agit de poèmes, dont beaucoup de sonnets. Pour garder vivants ces déportés jusque dans leur parcours d’extermination. M’ont-ils compris ? Ils me demandent de lire les deux pages, syllabiquement scandées, évoquant une marche de la mort. Je le fais, à froid, sans m’être préparé. J’en ressors vanné, secoué, perplexe. Content que ce livre aussi puisse s’adresser à des enfants. Pas certain que ma façon de traiter l’histoire soit la meilleure.
Jacques Demarcq
C’est dans une classe maternelle
que s’est jouée ma plus belle partition autour de la Semaine de La Poésie.
[…]
Les enfants s’étaient emparés d’une phrase extraite de l’un de mes livres :
« L’armoire des mots est toujours mal rangée »
L’idée, devenue poésie s’est glissée dans
une penderie remplie de mots choisis.
Accrochés sur un cintre, deux mots par enfant
l’adoré et le détesté.
Celui qui fait grandir : papa ou soleil et
celui qui retient l’enfance : nuit ou méchant.
Leurs mots habillaient de mystère
ce meuble construit dans l’imaginaire.
43Moment plus difficile, lorsque le poète se trouve face à une classe mal préparée, qui ne l’attendait pas vraiment, comme pour Cédric Le Penven :
L’école de B. : isolement sensible, tensions mêmes entre les enseignants ; j’ai été surpris par les difficultés de cette école... La directrice avait bien préparé la rencontre, mais son collègue était le 4ème instit de l’année, et les élèves n’étaient pas préparés. J’ai dû mettre en œuvre mes « trucs » de prof !
45Moment de fulgurance, où paradoxalement c’est le poète qui se voit révéler une profondeur de son texte qui lui était inconnue, comme en témoigne les propos d’Isabelle Pinçon :
Dire aussi qu’au cours d’une rencontre avec une classe de Première (lycée Montdory à Thiers) plutôt silencieuse mais attentive, j’ai compris d’un coup (par quel miracle ?) qui était pour moi « lapetitegens » dont je venais d’écrire le livre (à paraitre début 2019 chez Cheyne).
47Moments irremplaçables dont les effets d’apprentissage, au sens fort du mot, à court et à long terme, restent encore à investiguer.
Références bibliographiques
- CEYSSON, P. (1995). Le choix des poètes. Dans J.-Y. Debreuille (dir.), Enseigner la poésie ? Lyon : Presses universitaires de Lyon.
- LALOT, F. (2016). La poésie en grand format et pour le long terme. Les Cahiers du CRILJ, 8, 112-120.
- MAULPOIX, J.-M. Qu’est-ce que la poésie ? ou que dire de la poésie ? site de Jean-Michel Maulpoix et Cie, <http://www.maulpoix.net/definirlapoesie.htm>, consulté le 19 décembre 2018 (Une version plus détaillée de ce texte est proposée dans J.-M. Maulpoix, Adieux au poème, Paris, José Corti, 2005).
- MINISTÈRE DE L’ÉDUCATION NATIONALE (2010) Dossier « La poésie à l’école », dans Ressources pour faire la classe, <http://cache.media.eduscol.education.fr/file/ecole/86/1/dossier-poesie_113861.pdf>.
- MINISTÈRE DE L’ÉDUCATION NATIONALE (2018). Lecture, construire le parcours d’un lecteur autonome. Bulletin officiel de l’Éducation nationale du 26 avril 2018, <http://eduscol.education.fr/cid135424/lectures-a-l-ecole-des-listes-de-reference.html>.
- SÈVE, P. (2013). La parole poétique dans la didactique du français. Dans J.-P. Siméon (dir.), La Poésie au Quotidien. Poitiers : SCÉRÉN.
- SIMÉON, J.-P. (2015). La Poésie sauvera le monde. Paris : édition Le Passeur.
Les poètes cités, leur dernier livre paru :
- BASTARD, J. (2018). Des Lézards, des liqueurs. Paris : Gallimard.
- BENAMEUR, J. (2017). La Géographie absente. Paris : éditions Bruno Doucey.
- BURNSIDE, J. (2009). Chasse nocturne. Saint-Nazaire : éditions Meet.
- CASTEX MENIER, P. (2017). Soleil sonore. Soligny-la-Trappe : éditions Vincent Rougier.
- CHECCHETTO, R. (2018). Nous ne sommes pas des héros. Bordeaux : éditions de l’Attente.
- DEMARCQ, J. (2017). Phnom Poèmes (documentaire). Caen : éditions NOUS.
- LE PENVEN, C. (2018). Juste un arbre juste. Beaume-les-dames : éditions Aencrage & Co.
- PELLETIER, A. (2018). Slamlash & les moires. Soligny-la-Trappe : éditions Vincent Rougier.
- PINÇON, I. (2019). Lapetitegens. Devesset : éditions Cheyne.
- RENARD, T. (2018). La Nuit est injuste. Sainte-Colombe-sur-Gand : La Rumeur libre.
- ROUSSET, M. (2019). Roma Rome. Vénissieux : La Passe du vent.
- ROUZEAU, V. (2018). Sens averse. Paris : La Table ronde.
- SACRÉ, J. (2018). Figures de silences. Saint-Benoît-du-Sault : éditions Tarabuste.
- SIMÉON, J.-P. (2019). Levez-vous du tombeau. Paris : Gallimard.
Mots-clés éditeurs : rencontres associatives, évaluation, accueil d’un auteur, poésie en classe, formation des enseignants
Date de mise en ligne : 30/09/2019
https://doi.org/10.3917/lfa.206.0091Notes
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[*]
Françoise Lalot est également directrice de l’association La Semaine de la poésie.
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[1]
La Semaine de la poésie intervient aussi auprès de détenus, de malades et du grand public.
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[2]
Cette réflexion du choix des poètes intervenant à l’école a été développée en 1995 par Pierre Ceysson, dans Enseigner la poésie ? (voir le chapitre « Le choix des poètes ? »).
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[3]
Propos recueilli lors d’un entretien semi-directif mené en octobre 2018.
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[4]
Propos recueilli dans le même cadre.
- [5]
- [6]
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[7]
Journée d’étude, septembre 2018.
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[8]
Né en 1964, Alexis Pelletier conçoit ses créations poétiques comme ouvertes aux arts plastiques, à la danse et à la musique contemporaines.
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[9]
Cet entretien semi-directif mené en octobre 2018 s’insère dans l’évaluation que l’association mène sur la formation.
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[10]
Joël Bastard, Une Poignée de clous. Livre d’artiste avec Tony Soulié (présenté sur son blog), éditions collection « Mémoire ».
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[11]
L’ÉSPÉ Clermont Auvergne a succédé à l’École normale du Puy-de-Dôme.
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[12]
Pierre Sève est actuellement formateur à l’ÉSPÉ Clermont-Auvergne, après avoir enseigné à l’IUFM et antérieurement encore à l’École normale. Il a rendu compte de cette expérience, comme formateur-témoin, dans un texte rédigé pour les 30 ans de La Semaine de la poésie.
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[13]
L’association a demandé à chaque poète, aux bénévoles, aux enseignants d’écrire un texte. L’ensemble, intitulé 30 ans de Semaine de la poésie, c’est quoi pour vous ? est consultable en accès direct, <https://fr.calameo.com/read/0043545592d407c4f7faf>.
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[14]
De J. Demarcq, paru aux éditions NOUS, en 2013.