Notes
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[1]
La chronique porte ainsi sur un panorama général, puisque le titre du livre, fruit d’un travail conjoint entre ces deux auteurs, est bien : Un Nouveau monde ; les sous-titres, dont il faudrait peser chaque terme, sont : Poésies en France 1960-2010, puis Un Passage anthologique. L’ouvrage a été publié chez Flammarion dans la collection « Mille & une pages » en février 2017.
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[2]
Parmi les ouvrages d’Yves Di Manno, signalons seulement quelques titres : Objets d’Amérique, José Corti, 2009 (ouvrage qui revient sur le rapport de l’auteur à la traduction et à la poésie américaine du XXe siècle) ; Terre ni ciel, José Corti, coll. « En lisant en écrivant », 2014 (un traité de poétique) ; Champs (1975-1985), Flammarion, coll. « Poésie », 2014 (« livre-de-poèmes » qui reprend – et retravaille – deux volumes publiés antérieurement). Ainsi que deux séries plus récentes, aux éditions Isabelle Sauvage : Terre sienne (2012) et Une, Traversée (avec Anne Calas, 2014).
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[3]
Isabelle Garron est notamment l’auteure de Face devant contre, Qu’il faille et Corps fut, trois livres de poèmes publiés chez Flammarion, dans la collection « Poésie », respectivement en 2002, 2007 et 2011. Un nouveau volume : Bras vif, paraitra en octobre 2018 dans la même collection.
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[4]
« De manière générale, une nouvelle grille semble devoir s’imposer, pour une lecture plus appropriée du paysage poétique contemporain, excédant la notion de “margesˮ et de “centreˮ, l’opposition factice (ou académique) entre “lyrismeˮ et “formalismeˮ, “analogieˮ et “littéralitéˮ » (p. 26).
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[5]
Ces propos, et d’autres plus bas, peuvent bien sûr être pondérés par le dossier « Écriture numérique : la conversion du littéraire » du n° 200 du Français aujourd’hui, en particulier par l’article de AMarie Petitjean intitulé « La conversion numérique du littéraire dans les formations universitaires : témoignages croisés » et par l’article de Virginie Tellier, « La poésie au cycle 3. Comment enseigner un art en milieu scolaire ? » dans le récent n° 202, de la même revue Le français aujourd’hui (2018).
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[6]
Cahier critique de poésie, n° 35 : dossier « Un nouveau monde », Marseille, CIPM, mars 2018.
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[7]
Citons à ce propos, singulièrement, « endquote », digressions, Flammarion, coll. « Poésie », 1999 (avec une réflexion sur « la tribu perdue ») et un ouvrage poétique comme Kambuja, stèles de l’empire khmer, Flammarion, coll. « Poésie », 1992.
1Forts des différentes facettes pouvant modeler une figure possible et actuelle d’une « vie en poésie » (poète, essayiste, traducteur, directeur de la collection « Poésie » chez Flammarion depuis 1994 pour le premier [2], poète et traductrice également, revuiste, chercheuse en littérature, enseignante à Telecom-Paristech pour la seconde [3]), Yves Di Manno et Isabelle Garron ont publié début 2017 Un Nouveau monde. L’ouvrage, qui fera date assurément (il balaye cinq décennies de production et de réflexion poétiques – avec un millier d’auteurs cités – sur plus de 1500 pages !), se présente comme un « passage anthologique » : non pas une simple compilation d’auteurs et de textes (même si on peut y retrouver des notices détaillées et de larges extraits de livres d’une centaine de poètes), mais un cheminement dans « l’histoire littéraire » récente, « une traversée de ce vaste continent » (p. 29) qu’est l’écriture poétique contemporaine, afin de découvrir le « nouveau monde » que les poèmes laissent entrevoir. Un livre des « passages » (p. 13), donc, déroulé selon la chronologie et la logique d’un « récit » permettant « la mise en perspective des différents courants ayant participé à l’émergence [du] paysage » poétique actuel, « un récit répertoriant les étapes majeures de cette édification collective […] tout en mettant l’accent sur certains arpentages solitaires » (p. 10). Si les deux auteurs ne cachent pas les partis pris qui sont les leurs et la « grille » (p. 26) [4] propre à ce « récit-cadre » (p. 23) (un « récit » et des choix qui n’ont pas manqué d’être discutés çà et là – mais les auteurs eux-mêmes en appellent à la multiplicité (p.29) des approches), on ne peut que souligner l’amplitude du projet et du panorama ainsi construit, l’aspect dynamique, labile, fécond, qu’ils donnent au croisement des « deux axes de l’ouvrage (l’histoire, l’anthologie) » (p. 23) et surtout la force de l’invite qu’ils lancent au lecteur : faire de la pluralité des voix offertes ici (les « poésies » : le pluriel du sous-titre est à relever) un « espace matériel et mental » (p. 29) dans lequel les textes jouent les uns avec, contre, pour les autres ; et espérer que les poèmes ainsi réunis, comme ils le disent si bien, « seront lus par des yeux à venir » (p. 1149) !
3YM : Puisque vous notez bien, dès le « Vestibule » (l’introduction) de votre ouvrage, que « [vous] assum[ez] pleinement la part subjective (et non pas arbitraire) que supposait une telle entreprise » (p. 25), et puisque vous êtes tous deux des acteurs du paysage poétique que vous décrivez, pouvez-vous raconter comment s’est passée, à titre personnel, votre rencontre avec la poésie contemporaine, celle qui s’écrit et se lit au moment même où vous découvrez ce « nouveau monde » ?
4YDM : C’est l’histoire d’une vie qu’il faudrait vous résumer en quelques lignes… J’ai déjà rapporté dans Terre ni ciel comment certaines lectures m’avaient ramené vers la poésie à la fin des années 1970 – j’avais 23 ou 24 ans – alors que j’étais davantage tourné à l’origine vers la prose et la narration. Après le choc de quelques œuvres solitaires d’alors (Denis Roche, Bernard Noël, Marc Cholodenko, Eugène Savitzkaya…), c’est le travail qui s’effectuait autour de revues comme « Action poétique » ou « Change » qui m’a fait prendre conscience de la richesse et de la nouveauté des recherches qui venaient de débuter. À quoi il faut ajouter l’apport décisif de certains poètes étrangers (mais pas seulement américains, je tiens à le préciser !) et la lecture assidue des littératures du passé. À partir de là, une fois les premiers fils tirés, d’autres œuvres se sont vite imposées, dans leur singularité et leur inventivité exemplaires (Jacques Roubaud, Paul Louis Rossi, Emmanuel Hocquard, Mathieu Bénézet, Jude Stéfan…) et le paysage s’est peu à peu déployé, en même temps que je composais mes propres livres (de poèmes) à la lumière comme à l’ombre de ces découvertes. J’ai eu la chance pour ce qui me concerne de traverser au tout début de mon périple la décennie la plus dynamique et la plus inventive de ce demi-siècle (je parle des années 1970), même si je n’ai pas perçu sur le moment tout ce qui s’y déroulait d’important, et cela n’a pas été sans influencer mon approche de l’écriture poétique. Pour Isabelle, qui les a découverts une quinzaine d’années plus tard, le paysage et ses perspectives étaient déjà bien différents…
5IG : J’arrive jeune femme dans un monde de création littéraire déjà constitué et redistribué depuis les années 60. Démarre des études de lettres où la poésie reste portion congrue dans les enseignements. Décide d’aborder l’écriture à partir des arts plastiques, des poètes qui s’y sont intéressés. À vingt ans, travaille un été à la Fondation Maeght à Saint Paul de Vence pour un festival de musique contemporaine, les Nuits de la Fondation. Cette année-là l’invité est Luciano Berio. Passe mes nuits à écouter les répétitions en présence du compositeur dans le labyrinthe Miro. Miro, Berio, et une décision. À la suite de cette aventure, je rencontre Etienne-Alain Hubert, alors enseignant à la Sorbonne. Il est un des rares universitaires rencontrés à faire son métier de passeur. Grâce à lui, je découvre les textes de Dupin, puis me plonge en amont dans la poésie de Pierre Reverdy, qui constitue une ouverture majeure vers les œuvres de la grande modernité. Je ne fais jamais état de mon amitié avec Jacques Dupin. Une conversation a lieu au présent avec quelqu’un ayant déjà traversé une partie du siècle. J’ai compris à mesure de nos échanges l’importance de la génération à laquelle il appartenait, assez seule finalement dans l’ombre écrasante des figures tutélaires et dans l’interrogation de l’après-guerre. Au cours de ma quête, on peut croiser une sorte de fronde de certains mandarins contre la poésie, discrète, teintée d’une certaine idée des sciences humaines et sociales. De l’autre bord, des poètes « trop poètes » semblent garder la main. Les universitaires paraissent frileux sur le sujet « poésie ».... Je me rappelle avoir eu l’impression à chaque fois d’être « has been » au département de Sciences des textes et documents de Paris 7, où j’avais migré, trouvant à l’époque la Sorbonne trop classique et conservatrice ; ce qu’elle était. À ce moment-là, découvrir les écritures des femmes contemporaines est une oblique formidable. Je m’en saisis pour avancer. D’ailleurs le premier nom de femme sur lequel nous échangeons lors de ma rencontre avec Yves di Manno est celui d’Anne-Marie Albiach. C’était il y a vingt ans. Viendront Danielle Collobert, Esther Tellermann, les Russes et tant d’autres mais une autre voie s’ouvrait pour comprendre ce qui était en train d’avoir lieu ici. C’est la vie en somme qui ramène toujours « à son domaine » pour citer Collobert ; un domaine invisible et sans autre nom que celui de celles et ceux qui le peuplent, empêchant la disparition du métier. Alors oui, « faire grand cas de la vie » comme l’écrivait George Oppen.
6YM : Pensez-vous que l’école joue (peut jouer ? doit jouer ?) un rôle dans la lecture-écriture de poèmes et dans ce que vous appelez « la compréhension d’un phénomène dont l’enjeu excède, par nature, la sphère littéraire » (p. 29) ? Vous notez par ailleurs « combien, dans les manuels et les lieux de formation, celle-ci [l’écriture de poésie] demeure confinée au seul registre du littéraire » (p. 16) ; et vous vous défendez plus loin de l’accusation d’élitisme : « nous continuons de croire à la démocratisation de l’accès au savoir et à l’éducation, en matière culturelle : c’est-à-dire un élitisme pour tous, pour reprendre la formule de Vitez […] Il s’agirait donc de transmettre ces règles au plus grand nombre plutôt que de procéder non sans démagogie au nivèlement par le bas de nos arts, poétiques et autres » (pp. 1087-1088)…
7YDM : L’école (primaire, secondaire) jouait autrefois un rôle décisif sur ce plan, d’une part en s’appuyant sur la littérature pour l’enseignement du français, d’autre part en apprenant aux élèves l’histoire de cette littérature : c’est-à-dire en montrant sa continuité et son évolution au fil des siècles, quitte à s’appuyer sur un panthéon un peu convenu (les fameux Lagarde & Michard…) et sur une conception souvent réductrice de la création. N’empêche que ce schéma fonctionnait, dans ses grandes lignes, et permettait à ceux qui le souhaitaient d’aborder sans trop de heurts, au terme de leurs études, les divers archipels contemporains. Les règles ont bien changé, depuis plusieurs décennies, et il est évident que cette transmission n’a désormais plus lieu. Il faudrait pourtant avoir une idée au moins générale de l’histoire de la poésie (pas uniquement française, d’ailleurs) pour comprendre les mutations qui l’ont affectée en profondeur, dès la fin du XIXe siècle : sans cette vue d’ensemble on aura probablement de la peine à saisir la logique des productions ultérieures. Quant à l’écriture elle-même (dans sa dimension créatrice) pas plus aujourd’hui qu’hier ce n’est sur les bancs des écoles ni des universités qu’elle s’enseigne [5]…
8IG : L’école ne doit pas être absente dans la sensibilisation aux formes de création contemporaine en poésie comme dans tous les autres arts. Je crois qu’elle répond présent lors que des organismes de médiation littéraire comme par exemple la Maison des écrivains (MEL) ou le Centre international de Poésie de Marseille (pour ne citer que ces structures-pivots mais il y a bien sûr un nombre important d’initiatives à Paris et en province) proposent des interventions d’écrivains et de poètes dans les établissements. Si je ne crois pas à la transmission du fait d’écrire, je crois à la rencontre ; à ce que rencontrer un écrivain, hors de tout livre, peut avoir de décisif pour permettre à un.e jeune, quel que soit son âge, de rentrer en contact la réalité de cet art, poser ses questions propres à quelqu’un qui en a fait une part centrale de sa vie, malgré les doutes et l’inconfort social que cela peut représenter. Quant à l’histoire littéraire, elle doit se poursuivre à travers la présentation des œuvres. Rien ne remplacera la lecture de textes majeurs pour découvrir ce qui se joue à travers les siècles dans cet exercice de la langue. J’ai eu la chance d’avoir des professeurs de français soucieux de donner à lire, dans et par-delà les programmes. Je pense souvent à elles, à leur passion des auteurs et des styles qui s’exfiltrait malgré les obligations de service. Je passais mes années de formation dans de petites villes où peu de mes camarades appréciaient le « français », soumis à la pression de faire des études courtes et rentables, pour rapidement gagner sa vie. C’est pourquoi aujourd’hui encore je suis reconnaissante au service public d’autant de vigilance à ne pas sabrer les possibles.
9YM : Vous évoquez également, à la faveur d’une note de bas de page, une petite remarque sociologique sur le profil des poètes : « Il est intéressant de noter que tous ces poètes [ceux des années 80 et 90] sont issus de la sphère universitaire. Dans la génération précédente, les poètes qui devaient se résoudre au métier d’enseignant officiaient plutôt dans le secondaire. Ce fait illustre un changement sociologique notable et explique le basculement partiel de la poésie dans une sphère plus étroitement ‘lettrée’. » (p. 747) Pouvez-vous commenter cette remarque ?
10YDM : La phrase que vous citez ne s’applique pas – loin de là ! – à l’ensemble des poètes apparus depuis les années 1980, mais seulement à ceux que nous avons réunis sous la bannière du « retour au calme », prônant à cette époque le rétablissement de la poésie sur ses bases anciennes (aussi bien dans ses thématiques que sur le plan formel), après avoir décrété la fin des avant-gardes. Il me semble significatif que ce courant (illustré par des poètes comme Jean-Michel Maulpoix, Philippe Delaveau, Jean-Pierre Lemaire, Christian Doumet et quelques autres, tous issus de la sphère universitaire) obéisse davantage à une logique professorale – toute de « mesure » et de « bon ton » – qu’à l’élan moins concerté, plus indiscipliné aussi, que suppose à mes yeux le geste créateur : et la perturbation qu’il est susceptible d’introduire dans la matière du langage. Sans doute y a-t-il quelque chose d’inconciliable entre la posture de l’enseignant, détenteur du savoir – et dont la fonction première est de reconduire la règle – et le travail plus aveugle, moins doctrinal surtout, que les poètes ont toujours mené dans les marges de la littérature « officielle » : et souvent même dans une opposition déclarée aux valeurs de leur temps. Ce qui n’ôte rien à la qualité ni au sérieux de certaines recherches universitaires (celles de Michel Murat, de Pierre Vilar ou de Stéphane Baquey par exemple). Mais il me semble que les deux domaines n’ont rien à gagner à se confondre de la sorte, comme on a pu le remarquer ces derniers temps.
11IG : Ces deux univers, celui de la création et celui de la transmission académique, ne peuvent se confondre et pourtant n’ont jamais été aussi proches entre vivants. On est souvent sévère avec le monde universitaire qui cherche sa part d’écrivains en son sein. Il faudrait l’être aussi avec les poètes qui, en manque de reconnaissance se trouvent très séduits par des relations étroites avec l’université dès que celle-ci fait un signe à certains d’entre eux qu’elle se sent en capacité d’admettre. Il y a un échange de bons et loyaux services entre les membres des deux communautés ; le tout étant de savoir s’il s’agit là de possibles tendus pour satisfaire des personnalités égocentrées ou s’il est question de repenser le champ de l’enseignement de la poésie à tous les niveaux de formation. Cela pourrait être de bon augure et cela ne se réalise pas ; pourquoi alors ? Comme le souligne très justement Yves, il y a un problème de doxa et d’adoubement de telle ou telle œuvre sans grand effort d’ouverture. Il y a aussi un problème d’élite avec les instances du « pouvoir littéraire » comme peut l’être l’École Normale Supérieure qui forme une jeunesse brillante et dynamique sur des critères très précis. Mais là encore l’ambivalence est crasse car nombre de poètes sont très heureux lorsqu’ils sont invités à parler entre ces murs-là, comme si un pas vers la postérité s’enclenchait par ce biais. Il y a en fait une telle souffrance à se trouver dans le néant de l’édition, des représentations, que le vrai problème est d’abord celui-là : rompre avec cet isolement entre le lecteur et le poème que connait cet art et d’abord arrêter de le poser en art du passé… Sans doute cela est-il lié au fait qu’il ne nourrit aucun marché, d’aucune sorte. Il faut toujours rappeler cette condition radicale du poète et de son poème à l’époque des industries culturelles, des usages numériques, et d’une place forte de la performance contre le livre, comme un nouvel âge d’or de ce que la poésie peut continuer à être aux yeux de la plupart des gens.
12YM : Votre travail se distingue avant tout, dans ses « axes » historiques comme anthologiques, par une attention très fine portée aux textes, à leur spécificité. C’est ainsi que vous insistez sur la « profonde mutation prosodique » (p. 1148) de ces cinquante dernières années. Quels en sont, d’après vous, les traits saillants ? L’œuvre d’Isabelle Garron (la disposition des textes sur la page, l’usage singulier qu’elle fait de la ponctuation, l’esthétique volontiers « objectiviste » de ses poèmes…) en est peut-être une « illustration » éloquente…
13IG : Lorsque nous nous sommes mis au travail sur Un nouveau monde, nous nous sommes demandé ce qui avait été déplacé dans la pratique au point de faire entrer le lecteur sur des territoires inconnus d’un usage de la langue, et même avant cela d’un « sentiment de la/des langue(s) » pour faire écho au n° 29 du collectif « Change ». La recherche formelle nous a paru un point fort à faire apparaitre à travers la diversité des écritures et de leurs outils. La question de ce qui fait qu’un poème est un poème ne se résolvant pas dans l’exposé de règles définitives, nous avons davantage cherché une unité de propositions témoignant d’un écart sensible entre elles, le vers restant une unité de travail et de lecture pour aborder le volume, de même que le rapport des auteurs à la prose. Nous avions pris l’image de la planche-contact pour situer notre engagement. Cela marche assez bien, je trouve, pour qualifier le résultat : il y a le réel impossible à fixer et pourtant si, une trace peut délivrer un aperçu et son inverse : le non-aperçu de la série. Vous vous en doutez, ce n’est pas sans raison que je prends appui sur le titre de cet ouvrage de Jean Daive. Puisque vous l’évoquez aussi, il est exact que j’ai voulu explorer au début ce que la ponctuation recelait de qualités opératoires. Au moyen d’une ponctuation irrégulière, baroque si l’on veut, je me suis cognée à ce qu’elle déplaçait par l’emploi que j’en fis du côté de la partition, coupant la souplesse de la prononciation, abimant le dire dans une expérience de la rupture, visuelle autant que physique, de la lecture du poème. L’épreuve d’une suspension de la ligne se heurtant à ces signes fut ma première façon de questionner le vers dans sa visualité et ses variations expressives. Si l’expérience n’est pas close, elle s’est assouplie comme un corps le fait à force d’échauffements. Trouver sa forme demande le travail d’années. Demeure en sourdine cette idée que le poème répond au corps, qu’il présente le travail d’une matière révélant les gestes, le regard, et une palette de silences propres à quelqu’un ; quelqu’un qui en est venu là, c’est-à-dire à écrire un poème. Alors en ce sens oui, ce que nous faisons Yves et moi n’est pas absent de ce volume. Yves, lui, m’a convoquée par ses textes à regarder du côté de l’épopée, du chant commun, de l’ailleurs, de l’ouvert, mais aussi d’une sorte de regard premier sur la sauvagerie de la parole, qu’il n’est pas question d’étouffer ni d’édulcorer lorsqu’on avance aux abords du poème écrit depuis cinquante ans.
14YDM : Nous avons en effet choisi, comme ligne de force de notre récit, de mettre l’accent sur le tournant principal (le plus original à nos yeux) de ce demi-siècle de création, même s’il est sans doute resté minoritaire – et peu souligné jusqu’à présent. Il s’agit de la reprise en compte du travail formel en poésie et de la recherche de nouveaux modes de composition, si ce n’est d’une nouvelle métrique, dépassant la simple logique du « vers libre » tel qu’il a massivement été adopté en France dans la première moitié du XXe siècle. Ces nouvelles propositions ont suivi des voies extrêmement diverses : cela va d’une prosodie visuelle travaillant à la fois pour l’œil et pour l’oreille à l’invention de nouvelles contraintes versifiées (héritées ou non du passé), en passant par la réécriture ou le détournement de la prose ordinaire, le théâtre typographique, le poème « sériel » (ou la construction de nouveaux canzonieri), l’ethnopoétique, le retour à l’oralité – quand ce n’est pas la sortie pure et simple hors du livre… Nos œuvres respectives à Isabelle et moi – bien que fort différentes – se situent davantage dans la logique d’un renouveau ou d’une conception repensée de l’écriture en vers. Ce qui ne veut pas dire que nous soyons insensibles à d’autres approches : notre Nouveau monde le démontre assez, d’autant qu’il s’agissait de rendre compte du paysage poétique de ce demi-siècle dans son ensemble. Mais de nos jours encore les territoires inconnus que la poésie se donne pour but d’arpenter, dans la réalité du monde et du langage, ne sauraient être décrits avec les outils du passé.
15YM : L’image de la couverture (une photographie prise aux USA cadre un panneau sur lequel est écrit « You are now leaving the…CITY OF DREAMS ») et nombre d’auteurs présents dans l’anthologie – en tout cas dans votre manière de présenter leur itinéraire – indiquent un fort tropisme américain. Le chapitre central s’intitule par ailleurs « L’ouverture du champ par la traduction ». Pouvez-vous dire ce que les « poésies » étrangères « font » aux « poésies » françaises contemporaines ? Quels infléchissements apportent-elles ?
16YDM : Cette photo prise pour ainsi dire à la sauvette nous a d’emblée parue emblématique de notre projet : une image « décalée », mettant l’accent dès la couverture du livre sur l’écart qui existe entre la réalité de l’écriture poétique contemporaine (ses conceptions, ses pratiques) et l’idée un peu désuète – pour ne pas dire plus – que la plupart des gens continuent de s’en faire. Dans sa contribution au dossier que le « C.C.P. » vient de consacrer à ce Nouveau monde [6], Éric Houser a bien exprimé le sens que nous souhaitions donner à cet instantané – qui est aussi une sorte d’inscription, de « page en l’air » selon son heureuse expression, dressée à l’orée du livre : « il s’agit de quitter un territoire et une époque » et donc « de se déprendre de la fascination pour ce qui a eu lieu » – pour considérer enfin les contours de ce paysage jusque dans leur nouveauté parfois déconcertante. Le fait que ce panneau soit rédigé en anglais s’avère ici secondaire – tout en insistant, vous avez raison de le souligner, sur l’importance du travail traducteur dans la redéfinition de la poésie en France durant ce demi-siècle. C’est l’un des phénomènes centraux de la période, non seulement pour la richesse et la diversité des œuvres étrangères qu’il a permis d’accueillir dans notre langue, mais pour le simple fait d’avoir redonné à la traduction la place qui lui revient dans la sphère de la création littéraire. Tout en nous amenant, plus souterrainement, à reconsidérer la nature du geste d’écriture et le statut de l’auteur lui-même (désormais plus « technicien » qu’inspiré, pour reprendre le terme de Jerome Rothenberg).
17IG : Cette photo que j’ai prise et qu’Yves a tout de suite imaginée en couverture, à peine je lui présentais l’image de retour des États-Unis, a déclenché toutes sortes de réactions allant du rejet à l’adhésion. Elle représente certes un texte en anglais, mais d’abord un message apparaissant dans une langue écrite contrainte par le support et les caractères qui en disloquent la signification. Rien de subjectif là-dedans, sauf à considérer comme tel ce coup d’œil pris avec un téléphone portable d’une part ; et d’autre part notre choix de reconnaître dans cette pancarte de bord de route sur un ciel de facture maniériste (j’y ai personnellement toujours associé le ciel que peint El Greco au-dessus de la ville de Tolède) la possibilité d’une ouverture pour un nouveau monde. Il s’agit en effet de quitter un lieu pour entrer dans un autre… et en ce sens nous approchons du champ de la traduction. On peut y voir un entre-deux qui ne balaie aucune des deux réalités qui rendent possible le phénomène, et la suspension du temps. Comme le défendaient en leur temps les peintres maniéristes dans leur recherche, nous avons travaillé à décrire un mouvement dans une palette de sujets pris dans le vif de l’expression, leurs excès participant de leur mesure pour rendre ici hommage à Anne-Marie Albiach.
18YM : Un nouveau monde ne cesse de croiser travail collectif (via les revues, les maisons d’édition, les collections…) et démarche individuelle. Yves Di Manno interroge d’ailleurs, au fil de ses ouvrages réflexifs (mais aussi dans son écriture poétique personnelle) [7], la possibilité d’un « chant commun »…
19YDM : Ce n’était pas délibéré, mais nous avons constaté en effet à mesure que nous composions l’ouvrage qu’il faisait alterner, dans son mouvement général, les moments collectifs – les regroupements, les alliances souvent éphémères, l’extraordinaire laboratoire des revues… – et le travail essentiellement solitaire de chacun. Les deux approches sont d’ailleurs étroitement liées, la plupart des poètes étant à tour de rôle (ou simultanément) dans l’élan d’une multitude et d’une solitude absolues. Ce n’est pas tout à fait dans ce sens-là, toutefois, que j’avais imaginé ce concept de « chant commun », à l’époque déjà lointaine (les années 1970-80) où il me semblait que la poésie devait interroger ses plus lointaines racines, du côté du rituel et de l’épique, si elle voulait arpenter des territoires intérieurs échappant au seul registre de l’expression individuelle. Ma position n’est plus exactement la même aujourd’hui, mais je continue d’estimer que si la poésie a encore un rôle à jouer, en ce début de XXIe siècle, c’est dans la poursuite de cette enquête qui l’a conduite hors d’elle-même (et de la littérature, au sens courant du terme) et lui a permis d’aborder d’étranges domaines, des zones de pensée dans le langage que nous n’aurions jamais connues sans elle…
20IG : Une fois le livre composé et imprimé, nous nous sommes rendu compte que cette alternance de communautés de travail et de recherche avec des individus que nous avons nommés des « solitaires » dessinait la structure de l’ouvrage. Ce sont bien les faits qui nous ont conduits vers cette proposition, et comme il est écrit au terme d’un livre d’Ariane Dreyfus, Une Histoire passera ici : « c’est immense et nous obéissons ensemble ». Ce que nous avons fait. C’est un résultat assez emblématique de notre façon de faire tout au long de ces quatre années (j’allais dire de « tournage »… mais au fond c’est presque ça) d’écriture et de montage de données. Il y eut d’abord l’idée, la décision d’une ossature, puis les recherches, l’écriture des notices et des ouvertures de chapitres, la reprise du plan général, le constat d’oublis, l’acceptation d’absences, les corrections, la réalisation de l’appareil critique et de l’index qui devait rassembler sous nos yeux, à mesure qu’il s’édifiait (car nous l’avons réalisé à la main) un monde, un peuple, des gens au travail du poème, une multitude le plus souvent ignorée des lecteurs. Nous n’avons jamais cessé de penser que s’il avait été possible de concevoir deux volumes plutôt qu’un seul, nous n’aurions eu aucune difficulté à élargir le champ.
21YM : Des titres de chapitres (« La grande révolution moderne », « La sécession belge », « Positions de repli », « Des cercles de résistance », etc.) ainsi que la « perspective » adoptée (« geste moderne », « avant-garde » vs. « réaction ») empruntent volontiers au vocabulaire politique, voire militaire. Quel(s) lien(s) les « poésies en France » de ces dernières décennies établissent-elles avec le/la politique ?
22YDM : Le lien le plus tendu, donc le plus conflictuel – et sans doute le moins visible – en dehors duquel ces écritures resteraient lettre morte, reléguées dans la sphère des loisirs, des états d’âme, du « divertissement »… Sans rien céder de ses exigences formelles, la poésie n’a certes plus pour but la vérité pratique (comme l’avait en son temps proclamé Lautréamont) mais conserve ses grandes vertus perturbatrices en projetant dans la trame des mots une autre lumière sur le monde, nous amenant périodiquement – non sans un certain trouble – à le considérer tel que nous ne le voyons pas d’ordinaire. Cela n’a l’air de rien, mais c’est déjà beaucoup. Et suffit à justifier les débats passionnés, la guerre plus ou moins larvée dont elle est parfois l’enjeu.
24IG : Le travail du poème ne cesse pas et n’est pas remis en cause par ceux qui en explorent les conditions d’existence comme pratique artistique à part entière. C’est un art résistant à l’entropie où certains le déclarent rendu. Cette opiniâtreté vive, dans un contexte économique où, je l’ai déjà dit, seuls des critères d’utilité et de rentabilité président à la circulation et promotion des contenus, témoigne à mon sens de l’adresse politique qui habite le poème. La diversité des propositions dont nous nous faisons l’écho relate une recherche riche en explorations et formes d’écart, portant toujours plus haut le moment où le poète doit savoir accepter l’énigme du vocabulaire qui l’a conduit où il se trouve, ici et maintenant. On pourrait voir s’élaborer là un paradigme de la rupture lente et continue, une poétique du « cut » permanent, à la fois avec le passé mais aussi avec le présent. Et en cela chacun.e s’y prend comme il peut, avec ses outils. Ce double mouvement atteste d’une liberté éprouvée qui ne va pas sans risques. Parmi ces risques ou ces doutes, relevons celui – majeur – qui oblige le moment venu à trancher pour une forme de l’expression contre une autre. Cela peut se nommer une décision. Et la décision reste le propre de l’action politique.
27Le premier poème est d’Isabelle Garron, le deuxième d’Yves di Manno
Notes
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La chronique porte ainsi sur un panorama général, puisque le titre du livre, fruit d’un travail conjoint entre ces deux auteurs, est bien : Un Nouveau monde ; les sous-titres, dont il faudrait peser chaque terme, sont : Poésies en France 1960-2010, puis Un Passage anthologique. L’ouvrage a été publié chez Flammarion dans la collection « Mille & une pages » en février 2017.
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[2]
Parmi les ouvrages d’Yves Di Manno, signalons seulement quelques titres : Objets d’Amérique, José Corti, 2009 (ouvrage qui revient sur le rapport de l’auteur à la traduction et à la poésie américaine du XXe siècle) ; Terre ni ciel, José Corti, coll. « En lisant en écrivant », 2014 (un traité de poétique) ; Champs (1975-1985), Flammarion, coll. « Poésie », 2014 (« livre-de-poèmes » qui reprend – et retravaille – deux volumes publiés antérieurement). Ainsi que deux séries plus récentes, aux éditions Isabelle Sauvage : Terre sienne (2012) et Une, Traversée (avec Anne Calas, 2014).
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[3]
Isabelle Garron est notamment l’auteure de Face devant contre, Qu’il faille et Corps fut, trois livres de poèmes publiés chez Flammarion, dans la collection « Poésie », respectivement en 2002, 2007 et 2011. Un nouveau volume : Bras vif, paraitra en octobre 2018 dans la même collection.
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[4]
« De manière générale, une nouvelle grille semble devoir s’imposer, pour une lecture plus appropriée du paysage poétique contemporain, excédant la notion de “margesˮ et de “centreˮ, l’opposition factice (ou académique) entre “lyrismeˮ et “formalismeˮ, “analogieˮ et “littéralitéˮ » (p. 26).
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[5]
Ces propos, et d’autres plus bas, peuvent bien sûr être pondérés par le dossier « Écriture numérique : la conversion du littéraire » du n° 200 du Français aujourd’hui, en particulier par l’article de AMarie Petitjean intitulé « La conversion numérique du littéraire dans les formations universitaires : témoignages croisés » et par l’article de Virginie Tellier, « La poésie au cycle 3. Comment enseigner un art en milieu scolaire ? » dans le récent n° 202, de la même revue Le français aujourd’hui (2018).
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[6]
Cahier critique de poésie, n° 35 : dossier « Un nouveau monde », Marseille, CIPM, mars 2018.
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[7]
Citons à ce propos, singulièrement, « endquote », digressions, Flammarion, coll. « Poésie », 1999 (avec une réflexion sur « la tribu perdue ») et un ouvrage poétique comme Kambuja, stèles de l’empire khmer, Flammarion, coll. « Poésie », 1992.