Couverture de LFA_200

Article de revue

À travers les yeux de L’Étranger : réécrire un roman via un réseau social

Pages 19 à 30

Notes

  • [1]
    Le projet « i-voix » est mené par les premières L du lycée de l’Iroise à Brest en partenariat eTwinning avec des lycéens italiens apprenant le français à Livorno. Le site diffuse tout au long de l’année scolaire les productions numériques des élèves autour des œuvres et thèmes abordés. Il se veut un espace en ligne de lecture et d’écriture, de création et d’échange autour de la littérature <http://i-voix.net/>.
  • [2]
    « Nous vivons une des très rares mutations de l’écrit. Rares (la tablette, le rouleau, le codex, l’imprimerie), mais chaque fois irréversibles et globales. Ce que change internet, ce n’est pas le rapport au livre, c’est le rapport au monde. Le numérique affecte la façon dont on écrit aussi bien que celle dont on lit, nos bibliothèques comme la trace que nous laissons parmi les autres. » (Bon 2011 : 288).
  • [3]
       Pour accéder à la totalité des productions : <https://spark.adobe.com/page/QtSmHirP8ksY7/>.
  • [4]
  • [5]
    BYOD pour « Bring Your Own Device » ou AVEC « Apportez Votre Équipement personnel de Communication » : pratique qui consiste à utiliser ses outils numériques personnels dans un cadre professionnel, ici scolaire.
  • [6]
    « Dès lors, pour dire l’expérience esthétique, pour évoquer ou rendre compte de la réception d’une œuvre, ne pourrait-on accueillir et encourager, à côté des modes discursifs reconnus par l’école, d’autres modes d’expression, plus singuliers et créatifs, fondés sur une logique associative voire sur des transpositions analogiques ou métaphoriques qui mettent la littérature en relation avec les autres arts et l’expérience du monde ? » (Rouxel, citée par Chabanne, 2006 : 9).
  • [7]
  • [8]
    « Cette phrase est-elle correcte ? », « Cette photo est-elle suffisamment subjective ? », « Peut-on aller prendre une photo dans la cour ? », « Peut-on suggérer que Meursault aimait sa mère ? », « Comment savoir si Meursault était bon en orthographe ? », « Est-ce qu’on a le droit de mettre des émoticônes ? »…
  • [9]
    Pour accéder à la vidéo d’analyse : <https://spark.adobe.com/page/QtSmHirP8ksY7/>.
  • [10]
    M. Macé (2011) suggère de « cesser de renvoyer dos-à-dos l’empathie et l’interprétation, le pâtir et l’agir, l’expérience affective et la distance herméneutique », citée par V. Larrivé qui poursuit : «  […] Aussi, en grand danger de perte de sens, l’enseignement de la littérature doit-il, selon nous, réhabiliter la lecture des œuvres littéraires en valorisant leur potentiel émotionnel. À l’issue de ce travail sur l’empathie fictionnelle et les délices qu’elle procure aux lecteurs, nous proposons donc d’infléchir le cours actuel de l’enseignement de la littérature pour faire de la figure du personnage un lieu d’investissement psychoaffectif pour les élèves-lecteurs. »  (Larrivé 2014 : 454).
  • [11]
    Vidéo d’analyse des élèves : <https://spark.adobe.com/page/QtSmHirP8ksY7/>.
  • [12]
    Ibid.
  • [13]
    D. Bucheton appelle au « développement de pratiques réfléchies des langages dans leur diversité et de la variation de la langue selon les contextes. Rendre un élève compétent en matière de pratiques de l’écriture, c’est donc lui donner les moyens d’être à l’aise dans toutes sortes de situations d’écriture, d’y construire et d’y trouver sa place, d’y faire entendre sa voix ; c’est l’amener à penser le stylo à la main ; c’est aussi lui permettre de comprendre, d’objectiver et de contrôler les processus d’écriture, les jeux de langage et les enjeux communicationnels de toute situation. » (2014 : 12).
  • [14]
    « Je propose d’appeler “extimitéˮ le mouvement qui pousse chacun à mettre en avant une partie de sa vie intime, autant physique que psychique. Ce mouvement est longtemps passé inaperçu bien qu’il soit essentiel à l’être humain. Il consiste dans le désir de communiquer sur son monde intérieur. » (Tisseron 2001 : 52).
  • [15]

1 Et si le héros de L’Étranger avait eu un smartphone ? Et si Meursault avait ouvert un compte sur le réseau social Instagram ? Et s’il y avait raconté sa vie en images ? Tel est le point de départ du défi que se sont lancé les premières L du lycée de l’Iroise à Brest dans le cadre de leur projet « i-voix » [1]. Le projet accompagne l’étude du roman d’A. Camus et articule deux objets d’étude au programme du français en première : « le personnage de roman » et « les réécritures ». Il illustre un enjeu majeur qui se dessine désormais pour l’enseignement du français : réconcilier la culture du livre et la culture des écrans [2]. Dans ce contexte mouvant, l’écriture numérique peut-elle favoriser la lecture littéraire [3] ?

Mise en œuvre du projet

2 Le projet est annoncé aux élèves avant même la lecture du roman : la perspective de cette création, originale, collective, menée via un réseau social particulièrement prisé par la génération née en l’an 2000, susceptible de rapprocher le travail scolaire de ses pratiques sociales, motive d’emblée pour entrer dans la lecture d’une œuvre exigeante. Les séances de travail ont lieu en parallèle avec les activités scolaires plus habituelles consacrées à l’étude de l’œuvre.

3 Une première séance lance l’activité [4]. La mission est rappelée : réécrire entièrement L’Étranger via le réseau social Instagram ! Des groupes de trois élèves se constituent : chacun prend en charge un chapitre du roman, pour lequel le professeur a préalablement créé un compte Instagram spécifique. Le travail va se faire essentiellement via les smartphones des élèves, selon un dispositif BYOD ou AVEC [5]. Chaque groupe a pour tâche de publier une dizaine de photos censément prises et légendées par Meursault, et pour but de restituer l’essentiel du chapitre en éclairant sa personnalité et son rapport au monde. Une réflexion collective s’engage sur la nature des photos à publier : des photos personnelles, convient-on, à défaut des photos récupérées sur internet, mais alors transformées et référencées. Les élèves décident qu’elles doivent rendre compte de ce que le personnage vit, mais surtout suggérer ce qu’il ressent ou pense : il s’agit d’ajuster ses « lunettes à lire la pensée », pour reprendre une expression d’H. Guibert (1981) ; autrement dit de préférer aux photos trop illustratives les images mentales, les photos symboliques [6]. Une visite, à l’intérieur même du lycée, d’une exposition de l’artiste Babeth Rambault permet de se familiariser avec l’art de photographier pour regarder le monde autrement, d’apprendre à faire d’une photo d’objet un autoportrait, à jouer sur les liens entre l’image et les mots qui l’accompagnent.

4 Une semaine plus tard, un deuxième atelier [7] donne aux élèves la possibilité de finaliser le travail engagé. Ils rassemblent les photos ou vidéos qu’ils ont pu prendre les jours passés, les sélectionnent, les transforment, les complètent par de nouvelles mises en scène d’objets ou d’eux-mêmes, réalisées dans le lycée. La publication sur Instagram s’engage. Les élèves travaillent en particulier l’écriture des textes : extraits du roman, éventuellement transformés pour donner l’impression d’être dans le vif de l’existence de Meursault, hashtags à la fois factuels et interprétatifs. Habitués à l’écriture web, les élèves ajoutent spontanément des émoticônes. L’enseignant accompagne le travail : il répond aux sollicitations diverses [8], conseille et valide à la demande, invite les groupes à expliciter leurs choix, montre grâce au vidéoprojecteur le work in progress des productions, salue oralement les réalisations les plus créatives, envoie si besoin des messages pour demander des réécritures orthographiques ou stylistiques…

5 Quelques jours plus tard, une troisième séance en classe permet aux élèves de découvrir la réécriture du roman dans son intégralité et sa continuité. Le parcours à travers les différents chapitres constitue un grand moment de bonheur et de fierté. Vient alors le passage d’une écriture première, favorisant implication, identification et créativité, à une écriture seconde, elle aussi numérique, favorisant posture réflexive, prise de distance sur les tâches menées et explicitation des objets de savoir. Les élèves sont amenés à s’interroger : « que nous enseigne cette expérience sur le personnage lui-même ? », «… sur le roman en général ? », «… sur nos propres pratiques d’internet ? » Chaque groupe réalise un diaporama où il propose ses réflexions et les illustre par des captures d’écran. L’enseignant se charge ensuite de réaliser une synthèse de ces analyses. Un groupe se porte volontaire pour réaliser une vidéo bilan du travail et des réflexions de la classe via une tablette numérique [9]. Ainsi le projet se clôt-il sur une ultime production collective, elle aussi partagée en ligne.

Une pédagogie de la littérature par immersion ?

6 Devenir Meursault : telle est en réalité l’invitation proposée ici aux élèves. Le jeu de rôles, caractéristique d’une culture numérique qui goute les impostures, les fakes, aide à l’appropriation de l’univers fictionnel. L’écriture motive non seulement la lecture, mais aussi les relectures, nombreuses, attentives, désormais même empathiques. Elle nourrit aussi les débats de lecteurs à l’intérieur des groupes : dans ce chapitre, dans cette page, qu’y a-t-il d’essentiel, de percutant, d’émouvant, d’insolite ? Autrement dit, pour transférer de la photo à la littérature les mots de R. Barthes (1980) : qu’est-ce qui dans le texte « point » ?, quel en est le punctum ?, quel est ce détail qui attire mon attention et dans lequel je projette quelque chose de moi-même ?

7 Loin d’être rejetée, comme si souvent, , l’identification au personnage est d’ailleurs favorisée, dans la mesure où elle est susceptible de renforcer la proximité des élèves avec l’œuvre (avant même de tenter la distance critique) [10]. Et ce, de façon d’autant plus intéressante qu’il s’agit ici d’aller au bout de l’expérience de lecture que nous propose le romancier : le malaise du lecteur nait souvent de l’étrange écart entre l’énonciation (un récit à la première personne) et la focalisation (comme externe, tant le narrateur révèle peu de son intériorité ; tant le « journal intime » n’est guère intime). En travaillant sur cette singulière présence-absence, en recréant, pour reprendre encore une expression d’H. Guibert, les « images fantômes » du roman, les élèves ont éprouvé de l’intérieur combien Meursault est lui-même un personnage fantôme. Le « je » du narrateur s’offre au lecteur comme un « il » : le travail a aussi permis de refaire de ce « il » un « je ». Dans les débats que le héros d’A. Camus ne manque jamais de susciter en classe (Meursault est-il un monstre d’insensibilité ? Mérite-t-il d’être condamné ?….), les élèves en sont devenus de farouches et excellents avocats. En apprenant à aimer davantage le personnage, c’est sans doute aussi un peu de l’amour du roman – et de la littérature en général – qui s’en est trouvé renforcé. Comme en écho aux analyses de M. Lebrun : « Parler sur les œuvres, c’est entrer dans des conduites interprétatives (étymologiquement,  “interpréterˮ c’est donner du prix – “ prétˮ – aux œuvres, c’est-à-dire de la valeur entre – “ interˮ – les lecteurs passés, présents, et à venir) qui permettront de comprendre (c’est-à-dire au sens propre de prendre ensemble) en liant, reliant, déliant pour construire du sens et parfois entrer en empathie avec les auteurs et leurs personnages pour les appréhender de l’intérieur » (2008 : 37).

Pratique réflexive : le personnage

8 S’il s’est agi de regarder le monde à travers les yeux de Meursault, il s’est aussi agi de regarder Meursault au fond des yeux. Car le dispositif numérique choisi fait sens : l’architexte ici transforme ou enrichit le regard des élèves sur l’œuvre ainsi réécrite. Pour S. Vial (2013), les techniques, plus que des outils, sont des structures de la perception, des appareillages qui engendrent un « être-au-monde » particulier : il nomme « ontophanie » cette manière dont les êtres et les choses nous apparaissent à travers les appareils numériques. L’activité menée montre combien le numérique peut participer à une « ontophanie » de la littérature elle-même, c’est-à-dire faire advenir et configurer une relation à l’œuvre. Voici quelques échos de celle-ci : quelques exemples des élèves sur leur propre travail.

9 En commentant leurs photos, les élèves ont immédiatement saisi la singularité de Meursault : moins un personnage qu’un regard. Dans les créations proposées, cette thématique est récurrente, qu’elle passe par de gros plans sur des yeux ou des séquences vidéo de type « la story de Meursault » en caméra subjective. Les élèves ont perçu ainsi une évolution importante du genre romanesque : la dissolution du personnage dans une identité incertaine, à partir du moment où il cesse d’être sous le regard d’un romancier omniscient, où il devient lui-même un œil, un enregistreur du réel, un appareil (photo) romanesque. Les élèves ont bien entendu éclairé par ce travail isomorphe une manière singulière d’être au monde : Meursault, ont-ils souligné, est un observateur plutôt qu’un acteur de sa propre vie. Il se contente de la regarder passer de l’extérieur, comme le montre l’emblématique passage du dimanche au balcon associé par un groupe à un célèbre tableau d’Edgar Hopper, Office in a Small City ; il tend même à être victime d’évènements qu’il se contente de subir, comme dans la scène du meurtre ou durant son procès. Ce choix a aussi une portée argumentative. En étant essentiellement spectateur, Meursault, soulignent les élèves dans leur vidéo réflexive, nous révèle combien « le monde est un spectacle » : A. Camus dénonce la société humaine comme « un espace théâtralisé, voué aux rituels, aux codes, aux artifices, un monde où tout n’est qu’apparence et où rien n’a de sens » [11].

10 C’est peut-être parce que la vie n’a pas de sens que Meursault préfère en faire l’expérience par les sens. « Notre travail montre l’importance des sensations pour Meursault », ont fait aussi remarquer les élèves. Par-delà les « choses vues », de nombreuses créations tentent de restituer chaleur assommante, effleurement de la peau, gout du café ou de la cigarette, tiédeur délicieuse de l’eau, brulure des yeux, rumeur de la ville le soir… Le personnage préfère les sensations, vraies, aux sentiments, mensongers ou insignifiants. La vérité de l’existence est pour lui du côté d’une expérience sensible du monde, qu’elle soit douloureuse ou agréable : Meursault est bel et bien alors apparu comme un héros de l’authenticité. Un groupe a même perçu là une leçon, qu’il formule ainsi dans la vidéo réflexive : « il faut profiter de toutes les sensations possibles, apprécier chaque odeur et frissonner à chaque instant. Meursault vit par ses sensations et goute à la vie. C’est une leçon de vie, une leçon de bonheur, celle que Meursault à la fin du roman semble enfin comprendre et formuler » [12].

Pratique réflexive : le roman

11 Les élèves ont aussi éclairé par leur travail la singularité du style choisi par le romancier : en remplissant les blancs du texte, ils ont encore plus saisi combien il s’agit d’une « écriture blanche », comme la qualifiait R. Barthes dans Le Degré zéro de l’écriture (1953). L’auteur écrit avec du silence : le lecteur a la tentation, ici la possibilité et le plaisir, de remplir les vides, celui du texte voire celui du cœur, de faire advenir ce qui n’est pas dit, ce qui affleure à la surface de la page. Dans cette réécriture, les sentiments du personnage sont exprimés d’abord par les photos (voir annexe) : des visions qui révèlent la subjectivité de celui qui regarde, qui sélectionnent, déforment, exagèrent la réalité. « C’est comme s’il prenait des selfies, mais des selfies de sa vie intérieure », a fait remarquer une élève. Le jeu sur les hashtags vient aussi dévoiler la pensée ou les sentiments de Meursault pour constituer de la part des élèves un geste interprétatif original (#pfff #àquoibon #jecroisquejelaime #continuerdevivre #absurde #relou #jesaispasquoidire #jailecoeurquibat…). Apparait significatif le choix fréquent de l’anglais (#why #shesgone #sohot #bored #happy #againandagain) : langue étrangère, langue de l’étrangéité, langue de la pudeur ? Les émoticônes sont aussi éloquents : il s’agit d’ailleurs, à l’usage, d’une forme d’écriture particulièrement adaptée à Meursault, sur le vif, paresseuse, condensée, pudique, autant dire à la mesure d’un personnage qui ne se paie pas de mots. Indifférence, amour, sentiment de culpabilité, désir, peur, regret, gêne, joie, solitude, agacement, nostalgie… Peu à peu l’élève vient donner une épaisseur psychologique à un personnage qui refuse d’en avoir. En fonction sans doute de son propre rapport au monde, de ses propres affects, il le (re)crée à son image. Comme si nous étions passés du romancier démiurge au lecteur démiurge. « Camus, souligne un groupe, a écrit son roman en utilisant une écriture blanche de façon à ce que le lecteur s’efforce de ressentir les émotions à la place du personnage. C’est à nous de remplir les vides pour entrer en empathie avec le personnage. C’est à nous de le recréer avec notre sensibilité. Le lecteur devient l’auteur du personnage. »

12 De fréquentes images d’horloges et des allusions récurrentes aux heures qui passent en témoignent : le projet éclaire aussi le rapport au temps de Meursault, que les élèves ont analysé. Le héros, à l’origine, vit dans l’instant présent : c’est ce que suggèrent ici l’instantané de la photographie, l’emploi du présent de l’indicatif dans les légendes, la discontinuité même de l’enchainement des photos avec de nombreuses ellipses qui fragmentent encore plus la temporalité. Aussitôt vu, aussitôt photographié et publié : pour Meursault, le temps n’est rien d’autre qu’une succession d’instants, un temps absurde puisqu’il n’y a ni continuité, ni causalité entre les évènements. Cependant le travail de réécriture s’est avéré bien plus délicat dans la seconde partie du roman : le récit y devient plus introspectif ou rétrospectif, il a fallu que les photos se fassent encore plus mentales, il a fallu souvent corriger les temps verbaux pour s’inscrire dans la temporalité propre à Instagram. C’est que le personnage évolue, ont souligné les élèves. Dans la seconde partie, en prison, paradoxalement, Meursault se libère : il cesse d’être enfermé dans un emploi du temps mécanique, il accède à une vraie temporalité, faite de durée, de souvenirs, de projections vers le futur. Dans la solitude de sa cellule ou face au spectacle du procès, il fait l’apprentissage de la mémoire, acquiert une distance critique par rapport au monde, reconstitue peu à peu l’unité de sa vie. Au final, comme nous y invite l’excipit, parallèlement abordé en lecture analytique, il faut imaginer Meursault heureux. De l’intérieur du personnage, les élèves ont ainsi parcouru les deux versants de la montagne de Sisyphe, dégagé la structure du roman et explicité la philosophie de l’auteur : d’une part, un personnage qui mène une existence absurde (première partie), d’autre part, un personnage qui en prend conscience pour accéder à la lucidité, à la sérénité, voire à la possibilité du bonheur.

Pratique réflexive : l’écriture numérique

13 Quels enseignements cette expérience nous livre-t-elle enfin sur l’écriture à l’heure numérique ? La question a aussi été posée aux élèves. Ils ont souligné d’abord combien l’écriture se complexifie. La textualité numérique est bien plus composite et riche que celle que nous a transmise le livre papier. Elle est faite non seulement de mots, mais aussi de photos, de vidéos ou de sons : l’internaute joue avec différentes façons de capter le réel et de produire sur lui un vrai discours. La textualité numérique, ici à l’œuvre, est en particulier riche de hashtags qui sont autant d’hyperliens pour catégoriser et/ou commenter, pour inviter le lecteur à cliquer d’une page web à une autre page web, d’un compte d’internaute à un autre compte d’internaute. Le hashtag donne du sens, crée de la connivence et du lien, instaure la liberté d’inventer sa propre circulation à travers les pages du livre qui se lit et s’écrit collectivement en ligne. On ajoutera que le travail mené invite les élèves à développer une réelle habileté langagière : la capacité à manipuler les codes et les écritures, à passer de l’une à l’autre, à jouer avec elles [13].

14 Dans cette culture numérique que le projet explore, l’image en particulier apparait bien entendu essentielle. Il s’agit, ont souligné les élèves, d’une écriture de soi, devant les autres, avec les autres. Pour chacun d’entre nous, désormais, « je suis ce que je publie ». « L’identité, note une élève, se construit désormais aussi en ligne par ce que nous y révélons de nous-mêmes. » Durant la séance d’analyse de leurs productions, les élèves se sont en particulier amusés à identifier les figures de rhétorique par lesquelles ces photographies tentaient de figurer le personnage : métonymies (du feu pour des cigarettes, une bouche pour un interrogatoire), synecdoques (un interrupteur pour la chambre, des chaussures pour des passantes), métaphores (une mante religieuse pour le juge brandissant un crucifix, des écouteurs entremêlés pour des bruits confus et douloureux), hyperboles (un robinet pour les larmes, un four pour la chaleur), allégories (un disque qui tourne pour la répétition, un escalier en colimaçon pour « l’interminable »), antiphrases, oxymores, hypallages, antithèses… Ce qui est à l’œuvre, c’est bel et bien un effort, esthétique : un travail constant de représentation du monde et de stylisation de soi. D’une certaine façon, en ont conclu les élèves, chaque jour sur les réseaux sociaux, chacun se donne à voir moins comme personne que comme personnage dans un roman collectif en train de se tisser, chacun devient auteur de lui-même. « En témoigne cette photo où l’une d’entre nous se met en scène dans la cour du lycée pour se comparer à Meursault sur le banc des accusés, pour suggérer combien l’École aussi peut être un tribunal absurde. »

Invitations

15 Plus qu’un simple jeu, un changement de support et de forme, un passage amusant d’une écriture, littéraire, à une autre, numérique, la réécriture a été dans ce projet un fructueux travail d’« épaississement du texte » (Bucheton, op. cit.), y compris du texte de l’autre. Cette « écriture de la lecture » (Chabanne 2006 : 9), version web, est une forme-sens tant elle éclaire des aspects essentiels du personnage et du roman. Elle relève aussi d’une indispensable éducation aux médias et à l’information, en particulier aux « bons usages » des réseaux sociaux. Le travail développe ainsi des compétences en littératie : la manipulation de l’interface permet de saisir combien l’architexte formate l’écriture et comment on peut jouer avec ses codes ; ce faux journal photo intime de personnage, on l’a vu, conduit à une réflexion sur nos propres pratiques de « l’extimité » [14].

16 Au final, cette réécriture porte en elle plusieurs invitations. Elle appelle les enseignant.e.s à mettre en place des dispositifs qui permettent aux élèves de faire une expérience, authentique, réflexive, heureuse, de la littérature. Elle rappelle qu’il s’agit désormais pour chacun.e d’apprendre par l’écriture, par l’« éditorialisation » de soi en images, en mots, en hyperliens, à se relier au monde et à styliser son existence : à faire de l’identité numérique, sans cesse à construire, une forme nouvelle de l’invention de soi. Le projet a amené chacun à devenir sinon totalement L’Étranger, du moins quelque peu étranger à lui-même : puisse chaque élève avoir alors perçu que cette invention de soi passe par une expérience de l’altérité.

17

J’ai vu l’immensité du monde par des yeux étrangers. (Lou, lycéenne « i-voix », 2016-2017) [15]
Le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d’eux voit, que chacun d’eux est ; et cela nous le pouvons avec un Elstir, avec un Vinteuil, avec leurs pareils, nous volons vraiment d’étoiles en étoiles. (Proust ([1923] 1980)


Photo 1. chapitre I, 1, 01.

figure im1

Photo 1. chapitre I, 1, 01.

Photo 2. chapitre I, 2, 06, Hopper.

figure im2

Photo 2. chapitre I, 2, 06, Hopper.

Photo 3. chapitre II, 4, 06.

figure im3

Photo 3. chapitre II, 4, 06.

Photo 4. chapitre II, 2, 13.

figure im4

Photo 4. chapitre II, 2, 13.

Photo 5. chapitre II, 5, 11.

figure im5

Photo 5. chapitre II, 5, 11.

Photo 6. L’Étranger via smartphone.

figure im6

Photo 6. L’Étranger via smartphone.

Bibliographie

Références bibliographiques

  • BARTHES, R. (1953). L’écriture et le silence. Le Degré zéro de l’écriture. Paris : Points Seuil.
  • BARTHES, R. (1980). La Chambre claire : note sur la photographie. Paris : Cahiers du cinéma & Gallimard.
  • BON, F. (2011). Après le livre. Paris : Seuil, coll. « Essais ».
  • BUCHETON, D. (2014). Refonder l’enseignement de l’écriture, vers des gestes professionnels plus adaptés du primaire au lycée. Paris : Retz.
  • CAMUS, A. (1942). L’Étranger. Paris : Gallimard (réédition « Folio »).
  • CHABANNE, J.-C. (2006). Conférence d’ouverture aux 7èmes Rencontres des chercheurs en Didactique de la littérature, Montpellier (en ligne).
  • GUIBERT, H. (1981). L’Image fantôme. Paris : Minuit.
  • LARRIVÉ, V. (2014). Du Bon usage du bovarysme dans la classe de français : développer l’empathie fictionnelle des élèves pour les aider à lire les récits littéraires. Thèse de doctorat. Université de Bordeaux.
  • LEBRUN, M. (2008). La question du prosélytisme lectoral. Repères, 38, 151-166.
  • MACÉ, M. (2011). Façons de lire, manières d’être. Paris : Gallimard.
  • PROUST, M. ([1923] 1980). La Prisonnière, À la Recherche du temps perdu, III. Paris : Gallimard, coll. « La Pléiade ».
  • TISSERON, S., (2001). L’Intimité surexposée. Paris : Ramsay.
  • VIAL, S. (2013). L’Être et l’écran, Comment le numérique change la perception. Paris : Presses universitaires de France.
  •    

Notes

  • [1]
    Le projet « i-voix » est mené par les premières L du lycée de l’Iroise à Brest en partenariat eTwinning avec des lycéens italiens apprenant le français à Livorno. Le site diffuse tout au long de l’année scolaire les productions numériques des élèves autour des œuvres et thèmes abordés. Il se veut un espace en ligne de lecture et d’écriture, de création et d’échange autour de la littérature <http://i-voix.net/>.
  • [2]
    « Nous vivons une des très rares mutations de l’écrit. Rares (la tablette, le rouleau, le codex, l’imprimerie), mais chaque fois irréversibles et globales. Ce que change internet, ce n’est pas le rapport au livre, c’est le rapport au monde. Le numérique affecte la façon dont on écrit aussi bien que celle dont on lit, nos bibliothèques comme la trace que nous laissons parmi les autres. » (Bon 2011 : 288).
  • [3]
       Pour accéder à la totalité des productions : <https://spark.adobe.com/page/QtSmHirP8ksY7/>.
  • [4]
  • [5]
    BYOD pour « Bring Your Own Device » ou AVEC « Apportez Votre Équipement personnel de Communication » : pratique qui consiste à utiliser ses outils numériques personnels dans un cadre professionnel, ici scolaire.
  • [6]
    « Dès lors, pour dire l’expérience esthétique, pour évoquer ou rendre compte de la réception d’une œuvre, ne pourrait-on accueillir et encourager, à côté des modes discursifs reconnus par l’école, d’autres modes d’expression, plus singuliers et créatifs, fondés sur une logique associative voire sur des transpositions analogiques ou métaphoriques qui mettent la littérature en relation avec les autres arts et l’expérience du monde ? » (Rouxel, citée par Chabanne, 2006 : 9).
  • [7]
  • [8]
    « Cette phrase est-elle correcte ? », « Cette photo est-elle suffisamment subjective ? », « Peut-on aller prendre une photo dans la cour ? », « Peut-on suggérer que Meursault aimait sa mère ? », « Comment savoir si Meursault était bon en orthographe ? », « Est-ce qu’on a le droit de mettre des émoticônes ? »…
  • [9]
    Pour accéder à la vidéo d’analyse : <https://spark.adobe.com/page/QtSmHirP8ksY7/>.
  • [10]
    M. Macé (2011) suggère de « cesser de renvoyer dos-à-dos l’empathie et l’interprétation, le pâtir et l’agir, l’expérience affective et la distance herméneutique », citée par V. Larrivé qui poursuit : «  […] Aussi, en grand danger de perte de sens, l’enseignement de la littérature doit-il, selon nous, réhabiliter la lecture des œuvres littéraires en valorisant leur potentiel émotionnel. À l’issue de ce travail sur l’empathie fictionnelle et les délices qu’elle procure aux lecteurs, nous proposons donc d’infléchir le cours actuel de l’enseignement de la littérature pour faire de la figure du personnage un lieu d’investissement psychoaffectif pour les élèves-lecteurs. »  (Larrivé 2014 : 454).
  • [11]
    Vidéo d’analyse des élèves : <https://spark.adobe.com/page/QtSmHirP8ksY7/>.
  • [12]
    Ibid.
  • [13]
    D. Bucheton appelle au « développement de pratiques réfléchies des langages dans leur diversité et de la variation de la langue selon les contextes. Rendre un élève compétent en matière de pratiques de l’écriture, c’est donc lui donner les moyens d’être à l’aise dans toutes sortes de situations d’écriture, d’y construire et d’y trouver sa place, d’y faire entendre sa voix ; c’est l’amener à penser le stylo à la main ; c’est aussi lui permettre de comprendre, d’objectiver et de contrôler les processus d’écriture, les jeux de langage et les enjeux communicationnels de toute situation. » (2014 : 12).
  • [14]
    « Je propose d’appeler “extimitéˮ le mouvement qui pousse chacun à mettre en avant une partie de sa vie intime, autant physique que psychique. Ce mouvement est longtemps passé inaperçu bien qu’il soit essentiel à l’être humain. Il consiste dans le désir de communiquer sur son monde intérieur. » (Tisseron 2001 : 52).
  • [15]
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.174

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions