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Article de revue

Le théâtre entre jeu et texte : une longue tradition scolaire jusqu'au XXIe siècle

Pages 11 à 25

Notes

  • [1]
    [http://www.occe.coop/?thea/article.php3?id_article=364&var_recherche=%E9cole+du+spectateur].
  • [2]
    Voir les débats en cours sur la mise en place de ces mesures, rapportés par J.-M. Pire (2012:26-63).
  • [3]
    Voir L. Petit de Julleville (1880:19 et sq, et C. Mazouer (1998:144-207).
  • [4]
    Voir notamment l’analyse de la pièce manuscrite des Archives du Puy-de-Dôme par R. Bossuat (1950:171)
  • [5]
    J. Majault (1973:11) précise que les élèves composent aussi leurs propres textes.
  • [6]
    Voir L.-V. Gofflot (1907:205-227) et J. Majault (1973:23).
  • [7]
    « L’Université, et plusieurs ordres religieux – la Congrégation de l’Oratoire en particulier – ont refusé, à de rares exceptions près, d’associer théâtre et enseignement » (Peyronnet 1976: 119).
  • [8]
    « L’argument des tragédies et comédies – qui ne doivent être que latines et très rares – sera sacré et pieux ».
  • [9]
    Des comédies et pastorales sont également données en cours d’année (Boysse 1880: 59-62) alors que la tragédie est réservée à la cérémonie de remise des prix en fin d’année. M. de Rougemont (1996:303) précise qu’à côté du répertoire des jésuites, on joue aussi des pièces de Corneille, Racine, Piron, Voltaire, Molière.
  • [10]
    Comme le rappelle A. Chervel (2008:479), le théâtre scolaire s’inscrit « dans une longue tradition d’altération, de dénaturation et de normalisation », au nom des principes de moralité et de bienséance.
  • [11]
    Dans le contexte polémique de l’époque, l’argument selon lequel le théâtre entretiendrait des passions contraires à la morale est ainsi retourné.
  • [12]
    Ratio discendi et docendi, citée par E. Boysse (1880:36).
  • [13]
    C. Mongenot (2003:105-106) a d’ailleurs établi que d’autres pièces d’auteurs connus – Boyer, Duché de Vancy, Nadal etc. – ont été lus ou représentés à la Maison de Saint-Louis jusqu’à la fin du XVIIIe siècle.
  • [14]
    P. Peyronnet (1976:111) souligne les difficultés que posait la préparation de tels spectacles dans l’organisation des études.
  • [15]
    Voir pour plus de précisions les travaux de T. Lavallée (1862:101-122), de L.-V. Gofflot (1907:205-237) et d’A. Piéjus (2000:533-595 et 619-632), laquelle place au même rang que la critique des spectacles, celle de la musique dont la nature sensuelle est jugée dangereuse.
  • [16]
    Voir M.-E. Plagnol-Diéval (1997:44-80) et C. Mongenot (2006 : t. I, 244-313). Dans la tradition des spectacles scolaires, les Conversations sont jouées devant les visiteurs de passage en témoignage d’une éducation de qualité. Mais les demoiselles ne sont plus mises en valeur comme des comédiennes par le réalisme des textes et l’absence de décors ou costumes.
  • [17]
    Voir l’étude de M.-E. Plagnol-Diéval (1997:83-394) qui donne la définition suivante du théâtre d’éducation (34) : « toute pièce qui prend comme personnage central un individu jeune ou insuffisamment formé pour pouvoir être l’objet d’une épreuve de type éducatif au sens large du terme, dont le dénouement coïncide avec l’heureux bénéfice qu’il en retire, c’est-à-dire un gain moral ».
  • [18]
    « En 1764, à la demande de l’université, le roi interdit les tragédies et les comédies dans les collèges » (Chervel 2008:48).
  • [19]
    Voir la notice « Liberté de l’enseignement » du Nouveau dictionnaire de pédagogie de F. Buisson (1911) disponible sur le site de l’IFÉ.
  • [20]
    Voir le chapitre 8, « La scolarisation et l’exploitation des œuvres littéraires » (Chervel 2008:477-557).
  • [21]
    Il s’agit de l’Histoire illustrée de la littérature française, par E. Abry, C. Audic et P. Crouzet, et Notre littérature étudiée dans les textes de M. Braunschvig.
  • [22]
    A. Chervel (2008:45) rappelle qu’à partir de 1770 s’ouvrent des maisons d’éducation, dites aussi « pensions particulières », « indépendantes des universités et des congrégations religieuses » pour offrir une alternative aux collèges classiques focalisés sur les humanités gréco-latines. Ces établissements connaissent un fort développement au XIXe siècle après notamment la suppression des collèges lors de la Révolution. Par ailleurs, les précepteurs sont encore nombreux au XIXe siècle. A. Chervel fait remarquer que « leurs pratiques d’enseignement et les ouvrages de pédagogie qu’ils livrent au public sont fréquemment adoptés par les maitres des collèges et des pensions ». Voir également la notice « pension pensionnat institution » du dictionnaire de F. Buisson.
  • [23]
    Le comportement méprisant d’Auguste est lié à l’épée, cadeau paternel, qu’il considère comme le symbole d’une noblesse de naissance, d’une supériorité sur ses petits camarades bourgeois invités à sa fête. La leçon que lui donne son père en remplaçant la lame de l’épée par une plume vise à ridiculiser cette façon de penser et à valoriser l’égalité entre les classes.
  • [24]
    Parmi les curiosités, citons L’Enfance en action. Petit théâtre moral (Paris, A. Marcilly, 1731) ou Le Petit Théâtre de famille (Paris, Librairie pour la jeunesse de P.C. Lehuby, 1835, 2ème édition) de madame de Flesselles ou encore les Comédies et proverbes (Paris, Hachette, 1885) de la comtesse de Ségur.
  • [25]
    Voir également : [http://www.cemea.asso.fr/spip.php ?rubrique187].
  • [26]
    Les spectacles qui y paraissent, interprétés par des adultes, sont destinés au jeune public pour l’éveiller à la culture dramatique. Les modalités de travail des comédiens reposent sur l’improvisation, la création collective si bien que les pièces sont parfois restées inédites (Page 2009:88-91).

1 En 2001, M. Bernanoce soulignait que l’enseignement du texte de théâtre comme genre littéraire avait été délaissé et elle avançait parmi les explications possibles la mise en place d’une pédagogie du jeu dans les années 1970. En 2005, M. Vinaver confirmait le constat en évoquant « une rivalité, dans les pratiques scolaires » entre l’« objet de lecture » et l’« objet de représentation » (2005:139). Il semblerait qu’aujourd’hui le théâtre soit en passe de retrouver une juste place dans les nouveaux programmes, grâce à l’apparition de l’objet d’étude « texte et représentation » au lycée et à l’introduction de « l’histoire des arts ». Lire un texte de théâtre nécessite en effet de se projeter dans sa dimension scénique, de « construire une scène imaginaire » selon un travail « au microscope » (Ryngaert 2005:22-23), une lecture au ralenti (Vinaver 1993:893-909), ou encore une lecture dramaturgique (Ailloud-Nicolas 2008:6-7). Cette approche du texte n’est pas pour autant incompatible avec le jeu dans le cadre d’une « lecture dramaturgique en action » (Ferrier 2012:183) proposée à la suite des travaux d’I. de Peretti et al. (2006). Par ailleurs, la mise en place de la « charte de l’école du spectateur » [1] associée à une fréquentation active des spectacles vise à sensibiliser les élèves à l’interprétation des codes de la scénographie [2].

2 Mais pourquoi la dimension hybride du texte de théâtre suscite-t-elle autant de réflexions et de débats aujourd’hui, alors même qu’elle semble, dès l’origine, prise en compte par un enseignement qui associe le jeu au texte ? Les collèges des jésuites ou le théâtre d’éducation en sont les expériences les plus connues. C’est cette perspective historique que nous nous proposons d’adopter depuis les origines jusqu’au XXe siècle, jusqu’à l’apparition du jeu dramatique qu’on a pu rendre responsable de cette dichotomie quand bien même il se raréfie dans les classes à partir des années 1980, selon C. Page (2009:114).

3 Nous interrogerons donc l’évolution de l’enseignement théâtral à partir des enjeux, communs ou distincts qui ont commandé le traitement respectif, ou corrélé, du texte et de sa mise en jeu. Afin de mieux comprendre comment ont pu apparaitre les déséquilibres entre ces deux composantes, nous adopterons une démarche diachronique.

Du théâtre religieux au théâtre scolaire : le spectacle comme outil de formation ou divertissement mondain ?

4 Très tôt, le théâtre est apparu en France comme un outil d’apprentissage, plus précisément un outil d’édification, au sein des églises pour donner aux fidèles une meilleure connaissance du texte biblique. Tel a été le rôle des drames liturgiques en latin puis en langue vernaculaire, qui mettaient en actions et en dialogues, dès le XIe siècle, la Nativité et la Résurrection de Jésus lors des fêtes de Noël et de Pâques [3].

5 Parallèlement et progressivement, ce théâtre religieux s’écarte de la liturgie pour quitter les murs de l’église, comme en témoignent les miracles qui étaient au départ de « petites pièces composées sans doute par les moines et jouées par leurs écoliers » en français (Petit de Julleville 1880: 71), une tradition déjà connue au IXe siècle selon J. Majault (1973: 4). Dès le XIVe siècle, en dépit des interdictions, les élèves de collège participent activement à de nombreuses festivités qui réclament le concours de représentations théâtrales. Les moralités semblent très prisées chez les étudiants en droit, dits de la Basoche (Gofflot 1907:53). Composées par les élèves qui exercent ainsi leur verve, elles marquent une évolution dans les sujets choisis qui, tout en liant édification morale et divertissement, s’écartent des sujets spécifiquement religieux pour emprunter « aux réalités quotidiennes » (Majault, 1973:6), voire s’ancrer dans l’atmosphère du collège [4]. Au XVe siècle, les mystères, qui mêlent le sacré et le comique, sont sans doute interprétés par les étudiants des académies de province, suggère J. Majault (1973:6), jusqu’à leur interdiction par le Parlement de Paris en 1548.

6 C’est donc à partir du XVIe siècle que les tragédies et comédies latines sont représentées dans les collèges qui font ainsi office, chaque année, de scène théâtrale (Gofflot 1907:65-70). Tandis que les moralités et farces sont toujours jouées par les élèves de province, se développe un théâtre humaniste qui met en exergue les vertus morales. Il peut prendre la forme de pièces d’auteurs comme Térence ou Plaute, choisies pour la qualité de leur langue, ou bien être le fruit de certains professeurs [5], tel Calmus, qui s’inspirent de ce théâtre antique au collège de Bordeaux, d’après l’étude de M. Ferrand (2009:6-11). Non seulement ce théâtre renouvelé affiche pour ambitions pédagogiques celles d’exercer sa mémoire, de maîtriser son corps et sa voix, d’apprendre la langue latine, mais il permet aussi d’accéder à la culture antique. Cette découverte des textes de l’Antiquité est d’ailleurs partagée par le protestant Jean Sturm, qui établit un programme pour les élèves du gymnasium de Strasbourg, précise J. Verdeil (1995:16). Cette attention portée à la littérature s’étend enfin aux pièces françaises, dont celles de Jodelle, Garnier, Jean de La Taille. Si le principal objectif de ces pratiques est bel et bien la représentation finale, l’intérêt littéraire des textes n’est pas délaissé pour autant.

7 La tradition d’un théâtre scolaire est ainsi déjà établie lorsque les collèges jésuites ouvrent leurs portes en 1564 à Paris. Des représentations théâtrales sont d’ailleurs organisées du XVIe au XVIIIe siècle par les Oratoriens qui bravent l’interdit de leur ordre, comme par les Augustins et les Bénédictins [6]. Mais les jésuites se distinguent pour avoir systématisé la pratique théâtrale comme une manière d’instruire en divertissant [7]. Le théâtre fait partie intégrante du programme édicté, dès l’origine, dans la Ratio Studiorum[8] comme dans la version assouplie du Père Jouvency, la Ratio discendi et docendi, au début du XVIIIe siècle. Si le répertoire est principalement composé de tragédies latines [9] pour faciliter l’apprentissage de la langue (Majault 1973:16), le français devient ensuite fréquent comme langue de traduction ou de représentation (Gofflot 1907:114). Les pièces, composées le plus souvent par les Pères doivent traiter, dans le respect des règles dramatiques, de « sujets sérieux, grave[s] et digne[s] d’un poète chrétien » selon le P. Jouvency (Boysse 1880:27). L’intrigue amoureuse en est donc bannie [10], même si l’on ménage quelques rares rôles féminins de mères, épouses, vierges martyres ou marâtres (Boysse 1880:23-30).

8 Mais ce n’est pas seulement le texte qui poursuit des visées morales. Selon le P. Porée, « les efforts » consacrés aux répétitions des pièces de théâtre « font passer les jeunes gens de l’humble et obscure école du collège, à l’école brillante et élevée du théâtre pour que ces jeunes gens, appelés à jouer un rôle dans l’État, apprennent de bonne heure à fuir ou à rechercher les sentiments qu’ils voient sur la scène, accueillis par des moqueries ou des applaudissements » (Boysse 1880:100). Le fonctionnement cathartique propre au genre théâtral est donc exploité dans le jeu qui permet aux jeunes acteurs ou spectateurs d’appréhender de l’intérieur la spécificité du texte dramatique, moins pour des raisons littéraires que moralisatrices [11].

9 Assurément, l’intérêt du texte est secondaire. Même si l’écriture de certaines pièces peut faire l’objet d’un travail collectif de la classe, « la valeur éducative du théâtre réside cependant moins aux yeux des jésuites, dans la composition du texte que dans son interprétation » (Majault 173:19). Le théâtre est avant tout une pratique qui prépare les élèves à paraitre sur la scène du monde. C’est le théâtre qui leur donnera « la hardiesse », « le bon air », les « manières aisées et libres », autant de qualités indispensables à leurs futures fonctions que reconnaissent les journaux de l’époque (Boysse 1880:101). Aussi le P. Jouvancy donne-t-il des précisions sur la prononciation ou sur la posture à adopter (Boysse 1880:72). À ce titre, la danse, en tant que « divertissement digne d’un homme bien élevé » et « exercice utile pour les jeunes gens » [12], fait partie des apprentissages attendus et soumis au jugement du public dans les intermèdes et ballets qui agrémentent les représentations des tragédies.

10 Nul doute, dans ces conditions, que la pratique théâtrale, qui consiste en dehors des spectacles publics à répéter les pièces (Boysse 1880:69- 78) ou à pratiquer des exercices de rhétorique (Boysse 1880:89), ne soit instrumentalisée pour apprendre les codes de l’éloquence et du maintien en société tout en travaillant l’aisance ou encore la mémoire.

11 L’éducation des filles n’est pas épargnée par cette vague théâtrale que J. Majault (1973:23) signale dans plusieurs couvents. Toutefois, la qualité littéraire du texte peut y occuper une place plus importante, si nous examinons le célèbre cas de l’établissement royal de Saint-Cyr où sont représentées à la fin du XVIIe siècle Esther et Athalie[13]. Ces deux tragédies sont écrites par Racine à la demande de Madame de Maintenon dans la volonté de sensibiliser les jeunes filles à la beauté de la langue classique (Lavallée 1862:79-80) tout en respectant la morale. Le sujet religieux dépourvu d’intrigue amoureuse doit prémunir contre les dangers du théâtre profane qu’avait révélés une convaincante interprétation d’Andromaque (Gofflot 1907:207). Pourtant, de nouveau, le jeu théâtral pose problème, le succès d’Esther éveillant la polémique : le danger ne vient plus du texte mais du jeu d’actrice qui remporte l’adhésion de l’assistance, principalement composée du Roi et de la Cour. Une telle admiration expose les Demoiselles de Saint-Cyr à la vanité, ce qui rend la représentation publique incompatible avec des principes d’éducation tels que la piété, la modestie, la bonté ou la sagesse.

12 La dimension spectaculaire est donc à double tranchant : les réactions du public sont censées être cathartiques pour les élèves des jésuites appelés à tenir un rôle vertueux dans la vie en société, tandis qu’elles éveilleraient chez les jeunes filles de la noblesse désargentée, des aspirations que leur vie future ne pourrait satisfaire. Le rôle du public consiste en réalité à apprécier le spectacle, la qualité du jeu comme en témoignent les comptes rendus élogieux du Mercure de France. Les représentations scolaires sont des vitrines destinées à valoriser l’enseignement délivré au sein de l’institution. Leur caractère officiel, lié à des visites prestigieuses, des fêtes ou cérémonies, biaise la dimension pédagogique dans l’organisation des enseignements [14] comme dans la répartition des rôles.

13 Ainsi, quelles que soient ses qualités littéraires, le texte devient secondaire face au jeu dont l’ampleur est liée à sa place centrale au sein de la charte éducative ou à une réception trop enthousiaste du public. Même s’il ouvre à la culture à des degrés divers, même s’il respecte ou prône des valeurs morales, le texte est essentiellement un support au jeu. Or c’est notamment parce que ce jeu est porté sur la scène et confronté, par les yeux des spectateurs, au jeu conventionnel des comédiens, qu’il perd progressivement son statut d’outil de formation pour devenir objet de représentation à part entière. Aussi est-il nécessaire d’inventer une autre forme de théâtre pédagogique.

Le théâtre d’éducation au XVIIIe siècle : jouer des textes proches des réalités enfantines

14 Après avoir renoncé à la scène d’apparat [15], Madame de Maintenon initie un autre théâtre qui est l’une des premières formes du théâtre d’éducation selon M.-E. Plagnol-Diéval (1997:45). Poursuivant une visée morale destinée à préparer l’entrée des Demoiselles de Saint-Cyr dans un monde présenté comme dangereux, ses Conversations et ses Proverbes sont conçus comme des mises en situation réalistes [16]. Prenant la forme de jeux de rôles, ces textes donnent l’occasion aux jeunes pensionnaires de se projeter dans leur future vie de femmes du monde en leur en apprenant les règles et les manières. Il ne s’agit plus de gouter les beautés des vers mais de s’approprier les marques de la civilité langagière.

15 Les textes donnent lieu à un travail de diction alliant l’intonation et la prononciation pour effacer les signes d’appartenance provinciale (patois ou accents régionaux) et pour adopter le bon ton de la vie en société ainsi qu’une attitude retenue, sans timidité ni outrance. Le jeu théâtral est alors réduit à l’extrême tant la distance avec la réalité est minimale, en particulier dans les Conversations : celles-ci se déroulent dans le cadre de Saint-Cyr et ont pour personnages les pensionnaires et leurs éducatrices, qui peuvent traiter de réels sujets de préoccupation préalablement abordés avec les élèves. Sans doute les Proverbes obéissent-ils davantage à l’esthétique théâtrale, en respectant le découpage en scènes, en faisant intervenir des personnages de conditions diverses et en ménageant une véritable intrigue qui dispense une morale pratique, respectueuse des principes chrétiens, pour être à la fois une bonne épouse et une bonne maitresse de maison.

16 Si, comme le fait remarquer M.-E. Plagnol-Diéval (1997:19), cette foi chrétienne disparait progressivement des recueils de théâtre d’éducation élaborés par des auteurs laïques (Madame de Genlis, Moissy, Madame de La Fite, Berquin...), qui fleurissent dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, le jeu entre réalité et fiction est en revanche exploité. C’est d’ailleurs l’un des éléments qui le distingue du théâtre scolaire dont il partage le credo horatien et l’objectif pédagogique d’éloquence. Ce nouveau théâtre apparait en effet comme un genre à part entière [17] qui se caractérise par un objectif affiché d’édification morale, par le caractère privé de ses représentations, par la prise en compte de l’âge des destinataires, par le réalisme des personnages mis en scène dans leur sphère familiale et privée. Liée à l’évolution du statut de l’enfant, l’émergence du genre obéit aux principes d’une éducation active théorisée par Locke ou par Rousseau (Plagnol-Diéval 1997:24). Grâce à la spécificité du théâtre, texte et jeu à la fois, l’enfant, devenu le héros de la pièce, expérimente de l’intérieur la leçon qu’on veut lui dispenser, qu’il s’agisse de corriger un défaut ou d’atteindre une vertu.

17 Le texte n’est pas l’adaptation d’un modèle théâtral, classique ou antique, aux critères de la morale chrétienne, pas plus qu’il ne sert de prétexte à un jeu censé développer les facultés oratoires nécessaires à la vie d’adulte. Le texte est écrit par des auteurs soucieux des principes d’éducation, souvent pour leurs propres élèves, dont l’âge et les préoccupations du moment sont respectés. En ce sens, la distance que le texte d’inspiration littéraire, comique ou tragique – distance induite par les personnages comme par les intrigues – pouvait instaurer avec l’univers des jeunes acteurs, est abolie dans les textes de théâtre d’éducation où l’enfant se reconnait. Il s’agit toutefois de vraies pièces dramatiques qui ne sont pas étrangères aux théories de Diderot : le drame bourgeois ne doit-il pas transformer le spectateur de l’intérieur, en lui présentant des personnages communs qui évoluent dans un cadre quotidien et agissent de manière vertueuse ?

18 De même, la distance qu’il pouvait y avoir entre la déclamation de la scène de théâtre ou la gestuelle codée de Saint-Cyr et le comportement des jeunes enfants s’estompe au fil du siècle. En 1782-1783, les petits drames de Berquin visent à ce que les enfants « s’abandonnent à la franchise des mouvements de leurs petites passions » et s’expriment dans un « langage simple et naïf » (Berquin 1829 : t. I, 5-6). Le jeu, en accord avec le texte, présente une efficacité immédiate par le mimétisme des gestes sociaux grâce à l’identification entre le personnage et l’acteur, tout en ménageant une gestuelle plus libre et naturelle, en adéquation avec la nature de l’enfant d’une part, avec l’évolution du jeu des comédiens d’autre part. Assurément, les progrès de la mise en scène en faveur de l’illusion et les réflexions sur le jeu du comédien entre identification et distanciation influencent le jeu requis par ce théâtre d’éducation, comme le montrent les pièces de Berquin qui ménagent des tableaux pathétiques dignes de l’esthétique de Diderot et réclament un jeu plus expressif pour toucher la sensibilité des acteurs et des spectateurs selon une visée de conversion morale (Ferrier 2009:87-93), le pathos remplaçant la catharsis : la distance entre la scène et la salle que mettait à profit le P. Porée a fait place à l’empathie et à la communion.

19 Certes, toutes ces pièces d’éducation n’ont pas une valeur littéraire identique, ni même ne présentent une théâtralité identique. Les pièces de madame de La Fite insérées dans un récit cadre sont davantage destinées à la lecture alors que les proverbes dramatiques de Garnier privilégient des performances d’acteurs (Plagnol-Diéval 1997:324-394). Mais force est de constater que le théâtre d’éducation fait passer les objectifs pédagogiques avant l’ambition littéraire tout en respectant une certaine harmonie entre la dimension scénique et la dimension textuelle. Le jeu, guidé par un texte adéquat, est reconnu comme un outil pédagogique efficace pour s’approprier gestes sociaux et valeurs morales. C’est d’ailleurs cette portée « expérimentale » qui distingue ces recueils du reste de la littérature édifiante. Il n’est pas anodin qu’ils rencontrent un vrai succès éditorial au siècle suivant.

Le tournant du XIXe siècle : entre théâtre d’éducation et texte littéraire, les débuts de la dichotomie

20 Rares sont les travaux consacrés à la place du théâtre au sein de l’école du XIXe siècle. Après la période révolutionnaire, où le théâtre scolaire est instrumentalisé à des fins politiques, les représentations scolaires sont peu nombreuses (Majault 1973:28-29).

21 L’interdit qui a frappé le théâtre scolaire après le départ des jésuites [18] reste non seulement valable mais est encore réitéré au XIXe siècle, notamment par une loi du 30 octobre 1886, qui proscrit toute représentation théâtrale dans les écoles publiques, afin de ne pas surcharger la mémoire des élèves (Majault 1973:30). Rappelons que depuis Napoléon 1er, l’instruction est placée sous le monopole d’État et ne cesse de se développer [19]. Cette institutionnalisation de l’enseignement suppose des programmes précis où la littérature française n’occupe pas la première place [20]. Comme au XVIIIe siècle, les textes littéraires ne sont lus que sous une forme expurgée, en morceaux choisis dans des anthologies où le théâtre de Racine, Corneille, Crébillon ou Voltaire n’est certes pas oublié mais détourné de sa fonction première au profit d’un enseignement de la rhétorique fondé sur la récitation de harangues, de longues tirades etc. (Pascal 2003:89-104). En ce sens, la mémorisation est toujours considérée comme une manière de donner de l’assurance, de former l’esprit et le gout des jeunes élèves, mais indépendamment des gestes et de la représentation. Les travaux d’I. de Peretti (2001:310 et suivantes) attestent que les manuels ne font pas allusion à la représentation avant le XXe siècle, dans l’entre-deux-guerres [21].

22 Aussi, désormais perçues comme une distraction inutile, les expériences de théâtre dans les institutions scolaires sont-elles exceptionnelles et réservées au jour de la distribution des prix. J. Majault (1973:31) signale, entre 1855 et 1870, des pièces à sujet médiéval de M. Lalanne et des tragédies grecques à l’initiative de Mgr Dupanloup qui « faisait jouer, dans son palais épiscopal, à Orléans, Eschyle et Sophocle en grec par les élèves de son petit séminaire » (Buisson 1911 : « Dupanloup »). Mais à en croire les recueils qui parcourent le XIXe siècle, il ne fait aucun doute que les représentations, sans doute privées, ont été nombreuses, dans le cadre de l’enseignement libre, surtout dans les pensionnats [22] et les familles. Le théâtre pédagogique, tel qu’il se développe au XVIIIe siècle, poursuit une riche existence comme pour « concurrencer une école encore défaillante », analyse F. Marcoin (2000:49). La Bibliothèque dramatique de Monsieur de Soleinne ne compte pas moins de cinquante ouvrages de ce type, répertoriés dans les rubriques « Théâtre de la jeunesse et des maisons d’éducation » et « Théâtre de l’enfance », publiés entre 1800 et 1841 (Jacob 1844:284-292).

23 De fait, le théâtre d’éducation continue de séduire les éducateurs. En témoignent les rééditions, voire les premières éditions des Proverbes de Madame de Maintenon comme la parution des proverbes dramatiques de Madame Campan qui remplissent un rôle éducatif dans le pensionnat de Saint-Germain et d’Écouen, entre 1824 et 1832. Ils sont en effet conçus pour le cadre familier du foyer ou du pensionnat et entièrement voués à une distribution féminine qui ménage un rôle à la maitresse de pension. Leur théâtralité est avérée par la structure d’opposition du mélodrame, les procédés de déguisement de la comédie ou encore les coups de théâtre (Plagnol-Diéval 1997:405-406), et les distingue des « comédies intimes » de Madame Guénot (1858:3), écrites pour les élèves et leurs parents. Celles-ci proposent des sujets liés au contexte scolaire afin de prôner les qualités requises pour être une élève modèle dans le respect des règles de morale chrétienne, de bonne conduite, de modestie et d’efforts, en évitant la jalousie et l’orgueil.

24 Parmi les recueils destinés aux garçons, les Drames à l’usage des collèges et des pensionnats (Lille-Paris, Lefort, 1879, 5e édition) de Césarie Farrenc attirent l’attention. On y retrouve une pièce de Berquin, L’Épée, initialement publiée dans son périodique, L’Ami des enfants qui fait l’objet d’adaptations en apparence minimales. Le père, M. d’Orval, devient ainsi M. Ronval. Or tout le sens du texte de Berquin tournait autour de la lutte des classes et de la nécessité de conquérir une noblesse de cœur indépendante de la naissance [23]. De ce message, sans doute devenu anachronique lors de la parution du recueil de Madame Farrenc, ne reste que la leçon autour des valeurs morales, de la sociabilité et des bonnes manières, conformément aux autres pièces qui abordent, dans un cercle familial, les rapports filiaux et sociaux, l’éducation, les vertus à développer et les défauts à corriger.

25 Mais les recueils les plus nombreux, mixtes, sont encore ceux à l’usage des familles. Bien que les pièces d’inspiration religieuse composées par madame de Staël au début du XIXe siècle ne fassent pas partie du théâtre pédagogique au sens strict du terme, elles n’en présentent pas moins des caractéristiques communes comme la portée morale, l’univers familial, la dimension sérielle, le retour à l’équilibre final (Plagnol-Diéval 1999:45- 65). Plus spécifiquement, J. Majault retient parmi les pièces d’éducation composées dans la lignée de Berquin, Le Théâtre du Petit-Château publié en 1861. L’auteur, Jean Macé dispense ses enseignements auprès des enfants d’une famille nombreuse, à l’école du Petit-Château, et loue les bienfaits des représentations de théâtre en famille qui permettent selon lui de « développer la mémoire, former la prononciation, et donner de l’aisance aux manières » tout en dispensant « des leçons qui ne s’oublient pas, leçons de conduite, et même leçons de classe » (Macé 1861:7). Des liens sont en effet établis avec d’autres disciplines comme la géographie, l’histoire, la botanique par la mise en scène de lieux, de personnages, de saisons, etc. [24]

26 Par conséquent, au XIXe siècle, deux courants, hérités du XVIIIe siècle, perdurent en s’écartant l’un de l’autre. L’un, issu du théâtre d’éducation, s’inscrit dans le cadre privé des maisons d’éducation, du préceptorat ou des familles, selon des objectifs similaires à ceux du siècle précédent. À l’éducation morale, s’ajoutent l’assurance et la mémorisation. L’autre poursuit ponctuellement la tradition du théâtre de collège en maintenant les représentations. Or, du fait de l’institutionnalisation de l’enseignement et des interdictions, on peut penser que la pratique théâtrale n’est plus un outil pédagogique comme l’avaient institué les jésuites mais une activité extrascolaire festive. Deux éléments le confirment. D’une part, lorsqu’en 1887 les activités dramatiques sont officiellement autorisées par l’Institution, elles le sont dans le strict cadre de fêtes scolaires pour développer le gout artistique des élèves (J. Majault 1973:33). D’autre part, si les programmes accordent sa place à la littérature française, c’est sous la forme de l’histoire de la littérature et de l’explication de texte français. Le texte de théâtre est donc considéré comme un texte littéraire parmi d’autres, que l’on choisit pour former le gout littéraire des élèves en lien avec la récitation classique rendue obligatoire à l’école primaire en 1882. Ainsi, de la pratique théâtrale, on ne retient plus à l’école que la mémorisation et la diction.

27 Si le théâtre d’éducation relie encore le texte et le jeu, en les rendant complémentaires l’un de l’autre dans la poursuite des mêmes objectifs moraux, l’école du XIXe siècle consacre leur rupture au profit des savoirs disciplinaires. Le jeu disparait alors du champ des outils pédagogiques tandis que le texte dramatique est utilisé pour ses caractéristiques argumentatives et orales.

Les pédagogies innovantes du XXe siècle : une articulation ténue entre le texte et le jeu en faveur de l’expression libre

28 À la fin du XIXe siècle, le décalage s’instaure entre une éducation traditionnelle, qui ne participe pas au renouvellement du théâtre, et l’Éducation nouvelle qui commence à se développer autour de la construction de l’enfant comme sujet autonome (Page 2009:28-47). Le théâtre devient alors « un moyen pédagogique de construction de la personne dans une collectivité, de retour sur soi et d’ouverture aux autres, de développement individuel et solidaire » selon P. Meirieu (2002:35). C. Page précise qu’à partir de 1911 au moins, les activités dramatiques entrent dans les pratiques de ces partisans d’une éducation nouvelle alors même qu’il faut attendre 1938 pour que les Instructions inscrivent la préparation des fêtes scolaires – donc des représentations théâtrales – au sein des activités dirigées et reconnaissent les bénéfices des exercices dramatiques, tout en recommandant que les textes soient choisis en fonction de leur grande valeur littéraire. Comme le fait également remarquer J. Majault (1973:33-35), cette activité théâtrale entièrement guidée par le maitre en vue du spectacle de fin d’année reste très éloignée des principes de l’École nouvelle.

29 En lien avec la remise en question du statut d’individu, c’est en parallèle du travail sur le jeu du comédien que se développe le jeu dramatique (Page 2009:66-98). L’improvisation autour de l’action précède la découverte du texte alors même que le théâtre d’éducation reposait jusque-là sur une mémorisation du texte nécessairement antérieure au jeu : les gestes dépendaient des répliques. Désormais, l’expression prime sur la technique, évitant les défauts d’une récitation ânonnée.

30 Le jeu dramatique, tel qu’il est initialement conçu dans le cadre de l’Éducation nouvelle en France en 1922, est « une activité esthétique spécifique, mettant en lumière le rapport du jeu et de la réalité, les notions de dramatisation, de fiction, de personnages et de travail collectif » (Page 2009: 77). D’emblée le support du texte d’auteur, qu’il appartienne à la littérature pour adultes ou à la littérature de jeunesse, suscite la réflexion des pédagogues. À leurs yeux, le travail interprétatif du texte, auquel se livre le comédien, n’est pas accessible au jeune élève. En outre, un texte de théâtre peut conduire à l’académisme et donner lieu à une simple récitation mécanique de répliques, un risque que souligne É. Freinet (1948:29). Ces arguments visent à protéger la liberté d’expression que doit porter le jeu dramatique, le texte comme support dramatique ne présentant pas « les mêmes intérêts éducatifs, notamment en matière d’expérience du jeu et de souplesse des apprentissages, du moins pour les militants de la pédagogie », rappelle J.-P. Ryngaert (2002:117).

31 Il n’en demeure pas moins que l’articulation entre le texte et le jeu dramatique existe bel et bien. Comme le rappelle C. Page (2009:99-113), le texte n’est ni exclu du jeu dramatique, ni en concurrence avec lui. En dehors du véritable projet de classe autour de la mise en scène, on peut aussi utiliser ponctuellement le jeu pour travailler un texte ou inversement utiliser un texte d’auteur ou d’élève comme inducteur. Si ces textes ne sont pas nécessairement des textes dramatiques, rien n’empêche pour autant qu’ils ne le soient. Ainsi J.-P. Ryngaert (1996:85-89) propose d’entrer dans Les Fourberies de Scapin par le jeu dramatique notamment pour « aborder de l’intérieur des questions de règles dramatiques ». Il précise qu’il ne s’agit pas de subordonner le jeu dramatique au texte, ni d’en faire un outil de lecture des représentations de pièces contemporaines mais de conduire les élèves à s’approprier des « outils d’expression qui les aideront à modifier le regard qu’ils portent sur le monde » (Ryngaert 1977:71-74). Il faut pour cela cerner et analyser la théâtralité selon « un perpétuel travail d’encodage et de décodage » qui repose sur la mise à distance, ce que permet de travailler l’esthétique théâtrale contemporaine en s’écartant du principe d’imitation et en affichant sa théâtralité.

32 L’exemple de la pédagogie Freinet prouve que les règles du genre dramatique n’entravent en rien la liberté d’expression des élèves tout en visant « la perfection de la pièce de théâtre ». En effet, le théâtre libre donne aux élèves « l’initiative réelle de leur jeu » et une « totale liberté », leur permet « de se dépasser », de « devenir progressivement les acteurs libres, aisés, qui dégagent eux-mêmes leurs propres émotions », précise E. Freinet (1948: 29) en évoquant l’importance du jeu : « Souvenons-nous que le théâtre a comme langage non seulement la parole mais l’expression réelle de cette parole et les gestes, les attitudes, les mouvements de tout l’être. Le véritable acteur joue avec un élan, une vérité qui engage corps et âme ». L’activité débute donc par une improvisation autour de personnages qui s’inscrivent dans une action traitant de sujets choisis par les élèves et pris dans le réel, le merveilleux ou la littérature. Une fois ces éléments en place, l’écriture du texte libre doit s’appuyer sur les règles du genre dramatique comme l’unité d’action, l’unité de ton selon que l’on s’engage dans une tragédie ou une comédie, la vraisemblance des caractères dans la mesure où « l’action n’est que le développement des caractères et surtout du caractère le plus marqué » (Freinet 1948:6). Cette cohérence d’ensemble se justifie par le modèle du théâtre classique adapté souplement. Et pour se familiariser avec le genre, il est conseillé de s’inspirer des pièces radiophoniques dont le répertoire s’étend de Molière aux auteurs contemporains comme J. Anouilh ou J.-P. Sartre. C’est précisément la démarche préconisée par Marie Dienesch qu’étudie C. Page (2009:83-86) : il ne s’agit pas d’enseigner des théories littéraires mais de fournir aux élèves des outils dont ils pourront s’emparer, parmi lesquels des pièces de théâtre. Par conséquent, le « jeu dramatique » préfigure l’élaboration du texte théâtral pour garantir la libre expression des élèves, mais l’écriture s’inscrit dans le cadre générique attendu. Le texte de théâtre apparait alors comme un outil au service de l’expression des élèves que manifeste le jeu.

33 Le geste, conçu à la fois comme outil d’expression et comme objet d’enseignement, n’est plus guidé par le texte et sa mémorisation. Opposé au principe d’imitation, il apparait comme une création, favorisant l’inventivité des élèves et leur libre expression au sein d’une démarche socioconstructiviste. Le texte dramatique peut lui servir d’outil en tant que modèle ou en tant qu’inducteur. A contrario la mise à distance critique du jeu peut donner à comprendre les codes de l’écriture théâtrale et donc les codes de la scène, le spectacle étant une entrée possible dans le texte. Cette approche est celle que retiendront les CEMÉA, Centres d’entrainement aux méthodes d’éducation active. Né en 1937, à l’époque du Front Populaire, pour répondre à la nécessité d’organiser des vacances dans les écoles de campagne en lien avec les théories de l’Éducation nouvelle, ce « mouvement » – ou cette « institution », les deux termes étant employés par D. Bordat (1976:11) – est initialement composé de militants issus des corps enseignant, médical, artistique et, plus généralement d’individus engagés dans l’univers de la culture et de l’éducation. Tous partagent l’idéologie commune d’« améliorer la condition et la qualité humaine » (Bordat, 1976:10) en conduisant des actions sociales, sous forme de stages destinés à la jeunesse et aux formateurs [25]. Les actions se diversifient ensuite et le théâtre y occupe une place importante. Le choix de M. Demuynck à la tête des activités dramatiques des CEMÉA à partir de 1947 traduit ainsi une volonté de « développer une éducation au théâtre et par le théâtre, à partir des principes de l’Éducation Nouvelle ». Ce choix marque selon C. Page (2007:88) une nette opposition aux principes défendus par L. Chancerel. La politique que conduit M. Demuynck de 1947 à 1980 poursuit donc le double objectif de créer des spectacles pour la jeunesse et de favoriser l’expression des jeunes par le jeu dramatique, un jeu dramatique qui s’affiche plus largement comme un moyen de rendre le théâtre accessible à tous, indépendamment des critères d’âges et de milieux socioculturels (Page 2007:89). Le Théâtre de la Clairière, fondé en 1949, programme des représentations pour enfants qui s’articulent d’ailleurs avec le jeu dramatique [26]. Dans les années soixante-dix, une partie du spectacle se libère du texte pour s’appuyer sur l’improvisation avec le jeune public, le spectacle étant conçu comme une invitation au jeu.

34 C’est donc ce pouvoir d’expression qui distingue fondamentalement la technique du jeu dramatique des expériences des siècles précédents, théâtre scolaire ou théâtre d’éducation, dans lesquelles le texte, porteur d’une dimension morale et sociale, appelait un jeu en partie normé, plus ou moins guidé par l’adulte.

35 Toutefois, force est de constater que les pratiques théâtrales, telles qu’elles ont eu cours avec le théâtre scolaire, le théâtre d’éducation ou le jeu dramatique n’ont jamais instauré un équilibre parfait avec le texte littéraire, toujours en léger décalage sur le plan esthétique ou temporel, car il n’était pas leur principal enjeu, leur principal objet d’apprentissage. Au mieux, y avait-il une correspondance ou une rencontre entre les deux. Sans doute l’équilibre est-il à trouver aujourd’hui dans la concomitance entre l’étude du texte et sa mise en gestes, sa mise en voix.

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Mots-clés éditeurs : théâtre religieux, théâtre scolaire, théâtre d'éducation, genre littéraire, jeu dramatique

Date de mise en ligne : 25/04/2013

https://doi.org/10.3917/lfa.180.0011

Notes

  • [1]
    [http://www.occe.coop/?thea/article.php3?id_article=364&var_recherche=%E9cole+du+spectateur].
  • [2]
    Voir les débats en cours sur la mise en place de ces mesures, rapportés par J.-M. Pire (2012:26-63).
  • [3]
    Voir L. Petit de Julleville (1880:19 et sq, et C. Mazouer (1998:144-207).
  • [4]
    Voir notamment l’analyse de la pièce manuscrite des Archives du Puy-de-Dôme par R. Bossuat (1950:171)
  • [5]
    J. Majault (1973:11) précise que les élèves composent aussi leurs propres textes.
  • [6]
    Voir L.-V. Gofflot (1907:205-227) et J. Majault (1973:23).
  • [7]
    « L’Université, et plusieurs ordres religieux – la Congrégation de l’Oratoire en particulier – ont refusé, à de rares exceptions près, d’associer théâtre et enseignement » (Peyronnet 1976: 119).
  • [8]
    « L’argument des tragédies et comédies – qui ne doivent être que latines et très rares – sera sacré et pieux ».
  • [9]
    Des comédies et pastorales sont également données en cours d’année (Boysse 1880: 59-62) alors que la tragédie est réservée à la cérémonie de remise des prix en fin d’année. M. de Rougemont (1996:303) précise qu’à côté du répertoire des jésuites, on joue aussi des pièces de Corneille, Racine, Piron, Voltaire, Molière.
  • [10]
    Comme le rappelle A. Chervel (2008:479), le théâtre scolaire s’inscrit « dans une longue tradition d’altération, de dénaturation et de normalisation », au nom des principes de moralité et de bienséance.
  • [11]
    Dans le contexte polémique de l’époque, l’argument selon lequel le théâtre entretiendrait des passions contraires à la morale est ainsi retourné.
  • [12]
    Ratio discendi et docendi, citée par E. Boysse (1880:36).
  • [13]
    C. Mongenot (2003:105-106) a d’ailleurs établi que d’autres pièces d’auteurs connus – Boyer, Duché de Vancy, Nadal etc. – ont été lus ou représentés à la Maison de Saint-Louis jusqu’à la fin du XVIIIe siècle.
  • [14]
    P. Peyronnet (1976:111) souligne les difficultés que posait la préparation de tels spectacles dans l’organisation des études.
  • [15]
    Voir pour plus de précisions les travaux de T. Lavallée (1862:101-122), de L.-V. Gofflot (1907:205-237) et d’A. Piéjus (2000:533-595 et 619-632), laquelle place au même rang que la critique des spectacles, celle de la musique dont la nature sensuelle est jugée dangereuse.
  • [16]
    Voir M.-E. Plagnol-Diéval (1997:44-80) et C. Mongenot (2006 : t. I, 244-313). Dans la tradition des spectacles scolaires, les Conversations sont jouées devant les visiteurs de passage en témoignage d’une éducation de qualité. Mais les demoiselles ne sont plus mises en valeur comme des comédiennes par le réalisme des textes et l’absence de décors ou costumes.
  • [17]
    Voir l’étude de M.-E. Plagnol-Diéval (1997:83-394) qui donne la définition suivante du théâtre d’éducation (34) : « toute pièce qui prend comme personnage central un individu jeune ou insuffisamment formé pour pouvoir être l’objet d’une épreuve de type éducatif au sens large du terme, dont le dénouement coïncide avec l’heureux bénéfice qu’il en retire, c’est-à-dire un gain moral ».
  • [18]
    « En 1764, à la demande de l’université, le roi interdit les tragédies et les comédies dans les collèges » (Chervel 2008:48).
  • [19]
    Voir la notice « Liberté de l’enseignement » du Nouveau dictionnaire de pédagogie de F. Buisson (1911) disponible sur le site de l’IFÉ.
  • [20]
    Voir le chapitre 8, « La scolarisation et l’exploitation des œuvres littéraires » (Chervel 2008:477-557).
  • [21]
    Il s’agit de l’Histoire illustrée de la littérature française, par E. Abry, C. Audic et P. Crouzet, et Notre littérature étudiée dans les textes de M. Braunschvig.
  • [22]
    A. Chervel (2008:45) rappelle qu’à partir de 1770 s’ouvrent des maisons d’éducation, dites aussi « pensions particulières », « indépendantes des universités et des congrégations religieuses » pour offrir une alternative aux collèges classiques focalisés sur les humanités gréco-latines. Ces établissements connaissent un fort développement au XIXe siècle après notamment la suppression des collèges lors de la Révolution. Par ailleurs, les précepteurs sont encore nombreux au XIXe siècle. A. Chervel fait remarquer que « leurs pratiques d’enseignement et les ouvrages de pédagogie qu’ils livrent au public sont fréquemment adoptés par les maitres des collèges et des pensions ». Voir également la notice « pension pensionnat institution » du dictionnaire de F. Buisson.
  • [23]
    Le comportement méprisant d’Auguste est lié à l’épée, cadeau paternel, qu’il considère comme le symbole d’une noblesse de naissance, d’une supériorité sur ses petits camarades bourgeois invités à sa fête. La leçon que lui donne son père en remplaçant la lame de l’épée par une plume vise à ridiculiser cette façon de penser et à valoriser l’égalité entre les classes.
  • [24]
    Parmi les curiosités, citons L’Enfance en action. Petit théâtre moral (Paris, A. Marcilly, 1731) ou Le Petit Théâtre de famille (Paris, Librairie pour la jeunesse de P.C. Lehuby, 1835, 2ème édition) de madame de Flesselles ou encore les Comédies et proverbes (Paris, Hachette, 1885) de la comtesse de Ségur.
  • [25]
    Voir également : [http://www.cemea.asso.fr/spip.php ?rubrique187].
  • [26]
    Les spectacles qui y paraissent, interprétés par des adultes, sont destinés au jeune public pour l’éveiller à la culture dramatique. Les modalités de travail des comédiens reposent sur l’improvisation, la création collective si bien que les pièces sont parfois restées inédites (Page 2009:88-91).

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