Notes
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[1]
Et même un voyage dans les pédagogies de l’extrême : voir un enfant atteint de paralysie cérébrale, sans parole, ne pouvant s’exprimer que par un clignement des paupières qui pourtant apprend à lire et manifeste une grande vivacité est une expérience inoubliable.
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[2]
Les Armoires vides (1974) d’Annie Ernaux, insistent sur cet aspect.
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[3]
« […] les quatre horizons de mon travail – le monde qui m’entoure, ma propre histoire, le langage, la fiction […] », in G. Perec, Penser/Classer, Paris, Le Seuil, 1985.
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[4]
On trouve sur le site de la Bibliothèque nationale de France (www.bnf.fr), dans les « Dossiers pédagogiques », de nombreux brouillons d’écrivains.
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[5]
Synthèse établie par l’auteure de l’article.
1 Si la scolarisation des élèves en situation de handicap est maintenant de droit, et si l’école républicaine reste le lieu de la construction du vivre ensemble, l’accueil de ces élèves provoque encore des résistances chez bien des enseignants. Certains craignent de ne pas savoir comment faire et d’augmenter leur charge de travail : il faut en effet s’informer, trouver des ressources, faire des adaptations. D’autres, comme la plupart d’entre nous, redoutent la confrontation aux limites humaines, physiques et psychiques, celles-là même de notre condition mortelle. Et ce sentiment d’insuffisance des adultes vient faire écho à la peur de l’élève handicapé de ne pas être à la hauteur des attentes. Des réunions de sensibilisation, des arguments rationnels et des échanges peuvent faire évoluer ces représentations négatives. La rencontre de personnes handicapées [1] est encore le moyen le plus efficace de modifier le regard : car il s’agit de voir la personne avant le handicap, de se convaincre sans fin de l’éducabilité de tout enfant. La plasticité du cerveau et la « modifiabilité » cognitive sont d’ailleurs avérées par les recherches actuelles et permettent de comprendre une évolution soudaine chez un enfant très lent ; contrairement à l’idée répandue que tous les enfants se développent à peu près au même rythme. De plus, on sait que l’effet Pygmalion est susceptible de jouer de façon positive pour l’élève handicapé comme pour tous les autres élèves, si l’enseignant est persuadé du potentiel de chaque enfant.
2 L’accès à la littératie n’est donc pas un problème spécifique au handicap, puisque 10 à 15% de la population scolaire a des difficultés avec l’écrit, mais il se trouve majoré en cas de handicap. Les soins et les rééducations réduisent en effet le temps de scolarisation. De plus un environnement défavorable et des déficiences produisent des effets cumulatifs, parfois jusqu’à des troubles réactionnels. Ainsi peut-on considérer que la plupart des élèves handicapés, sauf les bons lecteurs, font partie d’un continuum, comprenant la difficulté scolaire et les mauvais lecteurs.
3 Comment favoriser l’accès de ces élèves au monde de l’écrit ? Comment améliorer leur rapport à la langue et leur redonner confiance en leur capacité de penser ? Après avoir éclairé la notion de littératie, nous verrons comment une expérience d’écriture créative peut contribuer à leurs apprentissages et à les faire pleinement participer à la vie de leur groupe ou de leur établissement.
4 Le parti-pris de cet article est d’inscrire les élèves handicapés dans une démarche de création, relevant de la pédagogie générale, en prévoyant les adaptations nécessaires. Car il s’agit, non pas seulement d’« accueillir » les enfants handicapés dans les classes, mais bien de les « scolariser », que ce soit dans les établissements ordinaires ou dans les établissements spécialisés.
L’accès à la littératie, une aventure pleine d’obstacles
5 Le terme de littératie, d’origine anglosaxonne, est maintenant très utilisé dans la francophonie. À l’inverse du mot illettrisme chargé de négativité et d’exclusion, il désigne une entrée positive dans la culture de l’écrit. Le monde de l’écrit ne se limite pas au texte mais comprend toutes les formes de symbolisation et les codifications qu’a inventées l’humanité pour inscrire, ou représenter : cartouches de l’Égypte ancienne, triptyques des retables, livre médiéval entouré de sa glose, ou encore schémas, listings, cartes, organigrammes, pages d’internet. J. Goody (1979) a montré dans La Raison graphique que l’écrit opère une « percolation du réel », en ce sens qu’il sélectionne, hiérarchise, organise les éléments disparates de la réalité. La littératie modifie donc notre perception du réel et dépasse la seule compétence de lecture. On peut la définir comme une longue aventure cognitive, symbolique, sociale et culturelle.
Une aventure cognitive
6 La lecture est en partie une affaire cérébrale. Dans Les Neurones de la lecture, S. Dehaene (2007) montre que le cerveau humain n’est pas « câblé » pour la lecture et que chacun doit construire une sorte de machine neuronale reliant très rapidement les aires visuelle, sonore et sémantique, zones éloignées les unes des autres que seul l’entrainement – et non la maturation du cerveau – peut mettre en relation. Les neurosciences ont constaté dans les tests d’imagerie que, quelle que soit la langue, et quel que soit le système d’écriture, c’est à peu près la même zone du cerveau qui s’allume, et cette zone lancerait l’activité de lecture sans qu’on sache encore précisément en quoi elle consiste. Les recherches actuelles, toutes passionnantes qu’elles soient, ne fournissent pas d’éléments pour trancher entre les « méthodes de lecture ». Il s’avère qu’on trouve dans toutes les langues et toutes les écritures environ 10% de mauvais lecteurs, dont 4 à 5% de dyslexiques. Ce qui compte, comme les chercheurs le soulignent, c’est la plasticité du cerveau et la capacité humaine, notamment dans la période de formation, à compenser les circuits défaillants par d’autres connections neuronales. On voit donc combien il serait vain de chercher des déterminismes biologiques qui excluraient certains enfants de la littératie : dyspraxiques, porteurs de troubles des fonctions cognitives, atteints de paralysie cérébrale ou dyslexiques peuvent se construire, si on les aide, des stratégies de compensation.
Une aventure symbolique
7 L’accès à la littératie n’est pas seulement une question de circuits neuronaux. Les enfants soumis à une langue purement instrumentale, même parfois réduite à une langue d’injonction, n’ont pas aperçu les profits symboliques de l’écrit. Il faut que l’écrit « me » parle pour que j’entre dans la littératie. Dans une classe pour l’inclusion scolaire (CLIS dans le premier degré), un élève de 9 ans, très vif en mathématiques, n’avait pas appris à lire. Quand sa classe a travaillé sur le livre de D. Daeninckx (2002), Il faut désobéir, il a participé aux recherches sur la Résistance, puis il s’est décidé à apprendre les correspondances graphophonologiques. On peut faire l’hypothèse que ce livre lui a « parlé ». C’est aussi l’expérience que rapporte S. Boimare (2000), avec les contes de Grimm, rebaptisés par ses élèves en échec scolaire « contes de crimes ». Il ne revient pas à l’enseignant de chercher pourquoi tel écrit touche tel élève. Il lui revient en revanche de proposer une grande variété de récits, de discours, de poèmes qui mettent en mots les affects qui envahissent les enfants et parfois les débordent, au point de les rendre indisponibles pour les apprentissages. Nous avons tous besoin de mettre des mots sur ce qui nous arrive, de construire notre récit intérieur, sans cesse modifié, ce que P. Ricœur appelle « l’identité narrative ». Et c’est la littérature qui nous fournit les mots et les scénarios, qui construit la voix intérieure, nous rendant capables peu à peu d’intérioriser le dialogue, même en l’absence de l’autre.
8 Les élèves qui n’arrivent pas à entrer dans l’écrit sont par ailleurs « collés » au sens littéral, à la lettre de l’écrit. Ils peinent à introduire du jeu entre le mot et son référent, et donc n’accèdent pas facilement à l’humour, à la métaphore, au second degré. Si on estime que moins d’un quart des enfants sont actuellement nourris d’histoires le soir, cela veut dire que la grande majorité des enfants manquent de cette acculturation au texte écrit, à une langue polysémique plus riche que celle de la vie quotidienne. Ils sont privés de la langue du récit, de l’imaginaire et du jeu. Or la littératie suppose de décoller les mots des choses. Une nouvelle d’A. Saumont (1995), Doumbo, met en évidence cette nécessité : alors qu’il joue avec ses amis au petit corbillon, petit panier dans lequel on met des mots terminés en -on, Doumbo se fâche brusquement. On peut bien mettre bonbon, savon, ballon, mais pas question d’y mettre maison ou camion, ça ne pourrait pas tenir dans le panier ! On comprend dans la suite de la nouvelle comment un mot est pour Doumbo mortellement noué à son référent, car son histoire personnelle, particulièrement cruelle, a provoqué cette fixation. Pour certains élèves, c’est le handicap qui entraine des persévérations, sortes de rigidités cognitives que des pratiques artistiques peuvent contribuer à réduire ou à contourner. Par exemple, la transformation d’un objet quelconque en instrument de musique a permis à une élève atteinte de paralysie cérébrale de comprendre que, tout comme les objets pouvaient avoir plusieurs usages – elle avait choisi d’utiliser une casserole comme instrument de percussion – les mots pouvaient avoir plusieurs sens, ce qu’elle refusait absolument.
9 Pour saisir et déployer les richesses de l’écrit, il faut à la fois en connaitre les profits potentiels et avoir acquis une posture suffisamment détachée de la lettre, souple, parfois métalinguistique.
Une aventure sociale et culturelle
10 Si tous les bébés manifestent, semble-t-il, une appétence égale pour l’écrit, les interactions avec l’environnement différencient peu à peu cet intérêt. L.S. Vygotski a montré que, comme toutes les fonctions supérieures, le lire-écrire se construit d’abord dans le social, avant d’être intériorisé. C’est pourquoi les pratiques de référence de l’entourage jouent un rôle prépondérant, notamment l’adhésion des parents à cet apprentissage. Une enseignante a rapporté le cas d’une mère analphabète qui a soutenu sa fille dans l’apprentissage de la lecture en l’emmenant régulièrement à la bibliothèque municipale. À l’inverse, le livre de J. Bénameur (2002), Les Demeurées, donne une image puissante du conflit de loyauté qui peut déchirer un enfant pris dans des injonctions contradictoires. Ainsi, une adolescente handicapée, scolarisée dans un Institut médico-éducatif (IME), avait-elle arrêté de progresser, sans que son enseignant en comprenne la raison. Il se trouve qu’elle a lu un peu plus tard Le petit peintre de Florence (Molina Llorente 2002), roman de littérature jeunesse racontant comment Léonard de Vinci, apprenti dans un atelier, a un jour dépassé son maitre. Quelque chose semble avoir joué dans son rapport à ses parents, selon son enseignant, et ses apprentissages ont repris. La fidélité à l’ordre symbolique transmis est si puissante qu’elle peut empêcher d’apprendre. Tout au long de l’éducation se pose la question de l’émancipation, non pas comme trahison de son origine [2], mais comme droit de devenir autre. Cette émancipation suppose aussi que chacun accorde à ses parents le droit de rester ce qu’ils sont.
11 La rupture du pacte de confiance entre l’école et les parents a des effets néfastes sur les débuts des enfants dans la culture écrite, car la majorité des parents sont actuellement convaincus que le code n’est plus enseigné à l’école. Il est alors très important que les enseignants rencontrent les parents, montrent ce qu’ils font, obtiennent en quelque sorte leur adhésion et leur confiance.
12 On voit donc que l’accès à la littératie est une aventure complexe, que les obstacles peuvent relever de causes étrangères au handicap et qu’il n’est pas facile d’en repérer la nature (tableau en annexe). C’est pourquoi il importe de faire du lire-écrire une activité distribuée ; non pas réservée aux seuls professeurs des écoles ou aux professeurs de lettres, mais guidée, sollicitée, accompagnée aussi par tous les praticiens de la littératie, quels que soient leur statut et leur fonction.
Un projet d’écriture créative
13 Les élèves en situation de handicap, en particulier les dyslexiques, ont avant tout besoin de reprendre confiance dans leur capacité de penser. Souvent lents face à l’écrit, ils se trouvent rapidement en échec à l’école, ce qu’ils vivent avec un sentiment de honte, voire d’humiliation. À côté des rééducations diverses, et au lieu de se focaliser sur les seules normes des acquisitions scolaires, il est intéressant d’inclure ces élèves dans un projet d’écriture, afin qu’ils puissent se convaincre de leur capacité, comme les autres, à penser et à inventer la langue. Il s’agit de donner priorité à l’invention, avant de s’intéresser à la conformité orthographique. Écrire, c’est chercher ses mots et donc penser, ce que beaucoup d’élèves renoncent à faire par peur de faire des fautes. Les dégager de la peur d’« être corrigés » leur redonne le pouvoir de dire et le plaisir d’écrire. La production collective fera, en outre, la fierté de chacun.
14 De plus, écrire apprend à lire, car encoder aide à mieux décoder, et surtout en écoutant le texte des autres, l’élève s’entraine à faire des liens, à questionner, à devenir un lecteur actif. On préconise souvent l’oral avec des élèves hors littératie, alors que c’est en manipulant les signes qu’on se les approprie. Les dyslexiques, qui doutent sans cesse des graphies et du sens, trouvent en écrivant l’occasion de stabiliser les formes, tout autant que de les faire varier. Les dysphasiques, eux, ont besoin de s’appuyer sur les formes graphiques de l’écrit pour apprendre la langue dont ils saisissent mal les sons.
15 Enfin le projet d’écriture inscrit les élèves handicapés dans une aventure de groupe. Souvent en relation duelle avec un adulte du fait des rééducations, ces élèves ont particulièrement besoin, pour gagner en autonomie, d’interactions avec leurs pairs et de responsabilités qui leur soient confiées. Leur permettre de s’investir dans la vie collective augmente leur participation sociale.
Les écritures à l’école
16 L’écriture scolaire entraine les élèves non seulement à retenir des savoirs (copie, résumé, prise de notes), mais aussi à construire des raisonnements (analyse, argumentation, comparaison, commentaire). Elle incite parfois à imaginer (suite de texte, écriture d’invention) mais dans des limites très étroites. Quand elle interdit toute expression et toute invention, elle décourage l’aventure avec la langue et la liberté d’en user. Perçue comme contrainte, et détachée des sources intérieures de l’imaginaire, elle est souvent désinvestie. Les élèves l’opposent aux pratiques d’écriture pour soi, libre, hors école, fortement investie (Barré de Miniac 2000). Mais à la suite des jeux poétiques introduits en primaire dans les années 1970 par les poètes-instituteurs, puis des ateliers d’écriture, s’est développée une forme d’écriture, « l’écriture créative » qui, tout en s’appuyant sur des textes littéraires, fait expérimenter des positions énonciatives et des formes textuelles variées. Cette écriture propose de « labourer », comme G. Perec, quatre champs : le monde, le moi, le jeu, la fiction [3]. On peut aussi le formuler ainsi : regarder le monde, se souvenir, jouer avec les mots, raconter des histoires. Ces quatre axes, ou modes d’interrogation, sont en fait moins séparés que dans cette distinction théorique et se superposent ou se mélangent souvent. Il est à noter que l’axe autobiographique, du côté du souvenir, n’est abordé qu’avec une grande prudence. Dans l’écriture créative, l’essentiel est de gagner en liberté, d’essayer des formes, d’oser sa voix, en se reliant peu à peu à son corps, à ses émotions, à son histoire.
La démarche
- Installer un climat de confiance : des lieux différents, un travail en binôme, un oral collectif préparatoire, le droit d’utiliser tous les outils possibles, de se parler, de s’aider… Pour les élèves qui ne peuvent ou ne savent pas écrire, on passe par la dictée à l’adulte en recourant à toutes les aides humaines possibles : camarades, tuteurs, personnels divers. Dans un hôpital de jour, des enfants n’ayant pas acquis le geste graphique ont pourtant produit des textes (D’Arcy 2006). Les troubles psychiques ou les troubles des fonctions cognitives, dans certaines conditions réfléchies, n’empêchent pas l’expression d’une pensée singulière.
- Fournir des matériaux : On n’écrit pas à partir d’un thème ; le texte libre, hors d’une classe coopérative bien structurée, met l’élève en difficulté devant la page blanche. De plus, de nombreux handicaps entrainent un « manque du mot ». Il vaut donc mieux démarrer avec des listes de mots, fournis ou collectés oralement (pour écrire des logorallyes ou des listes), avec des corpus à piller (vers à assembler ensuite dans un centon, textes en miettes, textes grignotés) et avec des contraintes de type oulipien. La contrainte constitue une aide essentielle au début d’une démarche créative. En concentrant l’attention, elle dégage de la peur de n’avoir rien à dire, de s’exposer, de mal écrire. Mais elle ne doit pas se transformer en carcan. L’important est de produire un texte qui intéresse, qui émeuve ou qui amuse, quand tout le monde est parti des mêmes matériaux. Autrement dit, c’est par un appel à l’intelligence, en invitant les élèves à risquer leurs mots, à prendre des libertés qu’on peut relancer la dynamique de pensée.
- Parler des textes : Le temps de lecture qui suit les premières écritures courtes revêt une importance particulière. Chaque participant est invité à réagir sur le texte lu, non pour l’interpréter mais pour souligner une réussite, une invention, ou y faire écho par une association personnelle. Cette capacité d’écoute et d’écho se construit au fil des séances. L’enseignant garantit que tous les textes seront accueillis sans moquerie, règle de base d’une activité d’écriture créative. Il lui revient de nommer les qualités d’un texte que le groupe n’a pas su « relever ». Relever ne signifie pas qu’on fasse l’éloge de textes médiocres, mais qu’on renvoie à l’auteur des éléments lui prouvant l’intérêt de sa tentative et sa place dans le groupe. Ainsi chacun se trouve réassuré et incité à plus de liberté encore. Car on voit rarement, dans les classes, les élèves et l’enseignant parler des textes produits, si bien qu’une part importante des bénéfices est perdue. De plus, les commentaires ou les analyses que l’on fait « à chaud », après une lecture, même s’ils sont brefs et lacunaires, permettent d’introduire tous les savoirs concernant l’écriture : narrateur, auteur, personnage, destinataire, énonciation, genre, figures… Or ces savoirs en actes, formulés sans le métalangage officiel, s’inscrivent plus profondément que par un exposé magistral.
Adaptations
18 Engager des élèves handicapés dans un projet d’écriture est un pari qui exige une attention aux adaptations nécessaires. On ne doit sous estimer ni les aspects matériels de l’installation de l’élève handicapé – problèmes visuels, auditifs, ou moteurs –, ni la question des rythmes ; ces élèves se fatiguent vite, des pauses plus fréquentes sont indispensables. On pourra en profiter pour signaler qu’un écrivain passe 70% de son temps en pause… et faire verbaliser, à ces moments-là, les ressentis concernant l’expérience de l’écriture. Il est important, en effet, de formuler son rapport personnel à l’écriture et d’échanger sur cette question, chacun prenant ainsi conscience de sa singularité et de la variété des processus. Car la conscience de ce qu’on fait, la « métacognition », augmente les performances et mérite qu’on en prenne le temps. D’autre part, oraliser et clarifier les propositions d’écriture, aider à la planification (Groupe EVA 1991, Groupe de recherche d’Écouen 1988) peuvent constituer des adaptations, comme également le recours à l’informatique. Il faut avoir repéré les possibilités de chacun pour proposer les aides pertinentes. À condition que, notamment à l’adolescence, ces adaptations soient dialoguées, avec l’élève et avec la classe.
Révisions, réécritures
Révision et brouillon
19 Dans les moments d’écriture créative, l’enseignant se doit de suspendre la norme. Or se détacher du souci orthopédique, au sens quasi médical de « redresser » la langue, ne va pas de soi, quand on est habitué à enseigner les formes justes. Cela suppose un changement de position, et même une formation. Il faudra inventer des détours, organiser des relectures et des réécritures en petit groupe par exemple, pour éviter d’intervenir comme correcteur des textes. À défaut, les élèves continueront, après l’écriture de chaque mot, à venir « se faire corriger », comme on le voit souvent dans les classes. Ils produisent alors tout juste une phrase, quand l’objectif est de produire un texte. Paralysés par la faute, ils n’osent pas inventer. En retardant son intervention, l’enseignant ouvre un espace d’essai, de tâtonnements et de réflexion. Au moment de la publication, il vérifiera, bien sûr, la nécessaire conformité orthographique et grammaticale. Dans les moments de révision, les élèves seront invités à une lecture critique des textes des autres, lecture attentive d’abord à l’implicite et à la cohérence, puis aux aspects de surface. C’est, semble-t-il, en se plaçant comme lecteur critique d’un autre que le jeune auteur progresse dans sa propre écriture, dans ses textes ultérieurs plus que dans la correction laborieuse de ses premiers essais.
20 Pour que chaque élève retrouve un sentiment de compétence, on se contente des premiers jets pendant quelques séances. Mais très vite doit être signifiée l’importance de la réécriture, annoncée et illustrée par les pratiques des professionnels de l’écriture, écrivains, critiques, journalistes, enseignants, chercheurs, qui font de nombreuses versions de leur texte. Or la réécriture s’apprend dans le brouillon, qu’il importe de valoriser comme lieu de l’élaboration de la pensée. Cette face brouillée – image un peu sale du corps –, cette trace chaotique, que l’élève aimerait plus gratifiante, manifeste en réalité les quatre opérations mentales de l’écriture : ajouter, supprimer, déplacer, remplacer. C’est, clairement, une conception de l’écriture comme artisanat, du texte comme tissu qu’il s’agit de mettre en place, et non celle du don ou de l’inspiration. À partir de brouillons d’écrivains [4], l’enseignant peut insister sur le travail intellectuel sous-jacent, et combattre la conception-obstacle d’une idée prête dans la tête qu’il suffirait de déposer, alors qu’on élabore sa pensée en cherchant ses mots dans son brouillon. « On pense à partir de ce qu’on écrit, et pas le contraire… », dit Aragon. À chaque enseignant de trouver comment faire l’éloge de la rature.
21 Par ailleurs, l’élève ne peut être en même temps auteur et lecteur de son texte. Le brouillon est l’espace où se construit peu à peu la position de lecteur de soi-même, lecteur interne capable de neutralité, place vide pour l’autre absent à qui on s’adresse (Strauss-Raffy 2004). En différant la lecture d’un jour ou deux, en photocopiant le brouillon pour éviter de toucher au premier état du texte, et de raviver ainsi la véritable hantise de la perte de nombreux élèves en difficulté, on favorise le passage à la position de lecteur capable de la petite distance nécessaire pour douter de la lisibilité pour un autre. Car écrire, c’est sortir du monologue et penser la question de l’adresse.
22 La réécriture commence par le remplacement d’un mot, par l’ajout d’un adverbe ou d’une phrase. Elle peut aussi s’amorcer dans des petits groupes de lecteurs guidés par une grille de lecture simple. Elle se poursuit avec la prise en compte de certaines difficultés récurrentes qui peuvent alors donner lieu à des activités décrochées, à condition toutefois de ne pas transformer l’expérience d’écriture en leçon d’orthographe ou de grammaire.
Formalisation, production, évaluation
23 Cette formation à la littératie par un projet d’écriture est en général moins considérée que les activités scolaires classiques, telles que la rédaction ou les réponses à des questions sur des textes. C’est pourquoi les activités de création méritent d’être formalisées dans un document écrit qui les valorisera. Celui-ci servira à formuler et donc à clarifier les objectifs, mais aussi à échanger avec les partenaires et les parents, dont l’élève handicapé a, plus que les autres, besoin de susciter l’estime.
24 On peut saisir cette occasion pour faire une expérience coopérative de « démocratie d’apprentissage », avec des régulations, des choix, des décisions prises ensemble et un partage des tâches pour la réalisation finale. Pour favoriser un climat d’entraide, il est important d’avoir appris aux élèves la coopération (Connac 2009). Selon les cas, on préfèrera mener le projet dans la CLIS ou l’Unité localisée pour l’inclusion scolaire (ULIS au cycle secondaire), ou avec des élèves « ordinaires » pendant des heures de français, ou encore dans le cadre d’un atelier d’écriture. Un projet peut être bref ou s’étendre sur un plus long terme. Même modeste, il améliore les compétences de lecture et permet de s’investir activement dans la vie collective.
25 Dans le projet formalisé sera indiquée la production prévue. Les élèves handicapés comme les élèves en difficulté accordent une grande importance à une réalisation concrète dont ils sont les auteurs. Un recueil de textes courts et variés facilite l’inscription de tous, offrant une large palette de possibilités en fonction des désirs et des handicaps. Rien n’oblige à se limiter au récit. Une forme contenante, rassemblant des textes hétérogènes, de type carnet de voyage, journal de bord, immeuble à la Perec (Debyser 1990), bande dessinée dont vous êtes le héros, carnet de lecteur pourra intégrer des écrits multiples. En effet, un des objectifs du projet ou de l’atelier est d’explorer des formes textuelles variées : liste, recette, courriel, mode d’emploi, règlement, récit, chanson, lettre, poème… Des CLIS « Troubles spécifiques du langage » (TSL), par exemple, se sont engagées dans des projets valorisants : carnet de lecteur, comprenant des écrits divers dans un cas, et dans l’autre une bande dessinée « dont vous êtes le héros », avec des énigmes à résoudre. Une ULIS a mené un travail d’information pour comprendre et expliquer aux autres élèves la spécificité des troubles du langage, et a réalisé une exposition de photos associées à des textes. Car le combat pour ces élèves est autant dans la langue que dans la vie sociale. Il s’agit de modifier le regard des autres en montrant ce dont ils sont capables.
26 Cette expérience marquera d’autant plus les élèves que sa présentation sera inventive : on peut écrire sur des tissus, des pierres, des bâtons, faire un arbre à poèmes, faire une mise en scène, une présentation chorale, des livres objets. On peut aussi participer à un concours : Dis-moi dix mots, en lien avec la semaine de la Francophonie, saisir l’occasion du Printemps des poètes ou du concours de bande dessinée de l’Hippocampe, etc. Autant de manières de valoriser le travail accompli et de se rappeler qu’évaluer veut dire d’abord « donner de la valeur ».
Écrire et lire
27 La littérature apporte à l’écriture créative la nourriture imaginaire et symbolique dont elle ne saurait se passer. Les textes lus par l’enseignant ou apportés par les élèves, s’ils ont été enregistrés, permettent plusieurs écoutes, car la première écoute ne suffit pas à intégrer la nouveauté de formes linguistiques peu familières. Les apports culturels, sous quelque forme que ce soit, cédérom, film, lectures, sont particulièrement nécessaires aux élèves handicapés plus lents et parfois sans accès autonome à la bibliothèque mondiale, c’est-à-dire aux armes qu’elle fournit pour nommer, élaborer, imaginer et mettre en récit le réel. En effet, souvent privés de pratiques de référence, notamment s’ils sont limités dans leurs déplacements, ces élèves ont particulièrement besoin d’enrichir leur connaissance du monde. Il importe aussi de les confronter à des textes et à des usages de la langue qui leur sont étrangers afin de leur montrer l’infinie variété de la langue, pour combattre une autre conception-obstacle d’une bonne formulation, unique, déposée quelque part, croyance qui, elle aussi, empêche l’écriture.
28 Le rôle de l’enseignant n’est ni de chercher l’étiologie des troubles ni de rééduquer. Il a en revanche la responsabilité de construire le cadre qui redonne confiance, et qui favorise les rencontres avec une culture nourrissante, qui fait grandir. S’il est couramment admis que lire fait mieux écrire, l’inverse l’est moins : l’accès au texte littéraire en France passe presque exclusivement par le commentaire, alors que des pratiques d’écriture offrent une entrée plus attirante et plus abordable à beaucoup d’élèves qui deviennent ainsi de meilleurs lecteurs.
Les ruses
29 Comment modifier le milieu pour qu’il soit plus accueillant aux élèves différents, et qu’il leur permette d’accéder à la littératie ? Comment changer le rapport blessé de tant d’élèves à la langue écrite, devenue le lieu de leur impuissance ? Le détour par un projet d’écriture créative est une ruse, c’est à dire, en pédagogie, un acte d’intelligence. « Chacun selon son génie propre », le leitmotiv de Fred Vargas, dans son Petit traité de toutes vérités sur l’existence, pourrait être l’horizon.
30 L’accueil de ces élèves, étant données leurs difficultés d’attention, remet en question les pédagogies frontales et incite à une pédagogie plus active, en groupes ou en atelier. Il remet également en question les habitudes de travail solitaire de l’enseignant. Très vite, celui-ci aura besoin de trouver des relais et de s’appuyer sur le regard d’autres professionnels pour prendre du recul. Il ne faut pas croire qu’on puisse accompagner seul le ou les élèves handicapés. Les collaborations sont indispensables. Le projet nécessite également, on l’a vu, des adaptations, étant entendu que l’adaptation reste une question toujours ouverte, liée à chaque élève et à chaque situation. Mais un projet d’écriture créative redonnera le gout de la langue et le plaisir de l’habiter librement. En aidant les élèves handicapés à risquer leurs mots, à se défaire du piège de la lettre, de la peur d’être corrigés, à explorer les possibilités de la langue pour en disposer selon leur génie propre, et selon la langue commune, on leur permet de reprendre pouvoir, un tant soit peu, sur ce qui leur arrive. Ces élèves se croient assignés à leur handicap et à leurs difficultés comme à un destin. L’important est de reconquérir la liberté de se déplacer dans les signes. Se faire auteur, c’est, selon la double étymologie, à la fois s’autoriser et s’augmenter. Plutôt que de se focaliser sur des techniques de compensation, il importe de faire alliance avec ces élèves et leur environnement pour aiguiser leur désir d’apprendre. L’attention particulière qu’il faut leur porter se révèle très vite utile aux autres élèves : chacun peut s’emparer de certaines adaptations et relativiser ses difficultés, secouant ainsi le poids inquiétant de la normativité.
ANNEXE
Obstacles à l’entrée dans la littératie [5]
31 Obstacles fonctionnels : déficience motrice, sensorielle, dyspraxie, maladie… Cela demande la collaboration d’autres professionnels et des parents, et la mise en place de moyens de compensation.
32 Obstacles cognitifs : difficultés de mémorisation (court/long terme), d’attention, d’évocation, imagination pauvre (pas d’élaboration au delà du factuel).
33 Obstacles émotionnels et relationnels : insécurité interne, difficulté de séparation, de « bonne distance », angoisse, volonté d’emprise, difficulté à « faire sans l’autre ».
34 Obstacles linguistiques et sociaux : conflit de loyauté entre culture familiale et scolaire, FLS/FLE (si la langue première est niée), langage réduit à sa dimension instrumentale, conscience phonologique et linguistique peu développée, pas d’habitude métacognitive.
35 Obstacles didactiques : (inhérents à la situation) incompréhension du cadre, des objectifs, de la démarche, des consignes (par exemple, ce qu’il faut faire pour argumenter, pour expliquer, comparer, analyser). « Formes scolaires » obscures (É. Bautier).
36 Obstacles épistémologiques : (inhérents au contenu de l’apprentissage, et non aux difficultés de l’enfant). Pour les franchir, il faut s’appuyer sur les représentations déjà-là et les transformer. Idées fausses, concernant le système de l’écrit : des enfants pensent que le mot est fonction de la taille du référent (la locomotive est donc plus grande que le train), que les mots ont un seul sens, indépendant du contexte et du système.
Obstacles à l’activité de lecture
37 Croyance que lire, c’est deviner, réciter par cœur, faire des sons, découper avec des ciseaux, déchiffrer mot à mot, oraliser sans se poser de questions, imaginer une histoire… Certains attendent passivement que le texte écrit passe magiquement dans leur tête. Ils croient qu’il suffit de décoder tous les mots, et traitent les phrases comme des unités isolées.
38 Ces élèves croient que lire c’est répondre à des questions, extraire quelques informations, retenir en soi tout le texte, se pénétrer d’un sens univoque déposé. Rien d’une élaboration progressive du sens avec des stratégies.
Obstacles à l’écriture, l’illusion
- qu’il suffit de transcrire l’oral, de poser sur le papier la pensée prête « dans la tête » ;
- que l’écrit est très différent de l’oral, donc inaccessible : phrase idéale déposée quelque part ;
- que l’essentiel est la surface (obsession de la correction orthographique pour la plupart), ce qui les paralyse.
En bref
40 Il est donc essentiel de clarifier sans cesse ce que c’est que lire, à savoir un travail qui mobilise la pensée, une réflexion avec des arrêts, des anticipations, des vérifications, bref qu’il faut être actif. Les mauvais lecteurs s’installent dans un à-peu-près de la compréhension, et dans la passivité. Il est nécessaire de les amener à changer de posture en enseignant les « stratégies » (processus métacognitifs), et en faisant prendre conscience de l’activité mentale que requiert la lecture (ce qui se passe « dans la tête »).
41 Clarifier aussi qu’écrire, c’est aussitôt réécrire, car on élabore sa pensée dans son brouillon.
Bibliographie
Références bibliographiques
- • BARRÉ-DE MINIAC, C. (2000). Le Rapport à l’écriture. Villeneuve d’Ascq : Presses universitaires du Septentrion.
- • BÉNAMEUR, J. (2002). Les Demeurées. Paris : Gallimard.
- • BOIMARE, S. (2000). L’Enfant et la peur d’apprendre. Paris : Dunod.
- • CONNAC, S. (2009). Apprendre avec les pédagogies coopératives : démarches et outils. Paris : ESF.
- • DAENINCKX, D. (2002). Il faut désobéir. Paris : Rue du monde.
- • D’ARCY, N. (2006). Le Cahier qui parle : Journal de bord d’un atelier pour des enfants psychotiques à l’hôpital de jour de Gennevilliers. Paris : L’Harmattan.
- • DEBYSER, F. (1996). L’Immeuble. Paris : Hachette.
- • DEHAENE, S. (2007). Les Neurones de la lecture. Paris : Odile Jacob.
- • GOODY, J. (1979). La Raison graphique. Paris : Minuit.
- • Groupe EVA (1991). Évaluer les écrits à l’école primaire ; Paris : INRP & Hachette.
- • Groupe de recherche d’Écouen (1988). Former des enfants producteurs de textes. Paris : Hachette.
- • MOLINA LLORENTE, P. (2002). Le petit Peintre de Florence. Paris : Livre de poche jeunesse.
- • SAUMONT, A. (1995). Doumbo. In Le Lait est un liquide blanc. Paris : Julliard.
- • STRAUSS-RAFFY, C. (2004). Le Saisissement de l’écriture. Paris : L’Harmattan.
Notes
-
[1]
Et même un voyage dans les pédagogies de l’extrême : voir un enfant atteint de paralysie cérébrale, sans parole, ne pouvant s’exprimer que par un clignement des paupières qui pourtant apprend à lire et manifeste une grande vivacité est une expérience inoubliable.
-
[2]
Les Armoires vides (1974) d’Annie Ernaux, insistent sur cet aspect.
-
[3]
« […] les quatre horizons de mon travail – le monde qui m’entoure, ma propre histoire, le langage, la fiction […] », in G. Perec, Penser/Classer, Paris, Le Seuil, 1985.
-
[4]
On trouve sur le site de la Bibliothèque nationale de France (www.bnf.fr), dans les « Dossiers pédagogiques », de nombreux brouillons d’écrivains.
-
[5]
Synthèse établie par l’auteure de l’article.