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Article de revue

Chronique « littérature de jeunesse ». La littérature de jeunesse est-elle scolaire ?

Pages 119 à 123

1 Le nombre de récentes publications traitant de la littérature de jeunesse confirme sa présence dans le champ scolaire et universitaire. Depuis son entrée officielle dans les programmes de l’école primaire en 2002 et son introduction comme épreuve du concours de recrutement des professeurs des écoles en 2005, elle est devenue sinon une discipline scolaire, du moins un objet et un moyen d’apprentissage. Mais les récents programmes pour l’école primaire, publiés en juin 2008 lui accordent moins de place, et ne font apparaitre l’intitulé « Littérature » que pour le cycle 3. La question est alors de savoir s’il faut continuer à enseigner la littérature de jeunesse à l’école et sous quelle forme, pour quelles finalités.

2 L’observation de quatre publications récentes (dernier semestre 2008 et premier semestre 2009) rend compte des différentes manières d’aborder ce même objet. Pour certains, l’angle d’approche est d’abord scolaire puisqu’il s’agit de proposer des activités et des parcours de découverte d’ouvrages de jeunesse. C’est le cas de l’ouvrage collectif du CRDP de l’Académie de Créteil, coordonné par Max Butlen et de l’ouvrage de Myriam Tsimbidy aux Presses universitaires du Mirail. D’autres, souhaitant dépasser les approches littéraires, utilisent la littérature de jeunesse comme point de départ de discussions ou débats littéraires et philosophiques. Ce projet est celui de l’ouvrage du CRDP de l’Académie de Montpellier, présenté par Yves Soulé, Michel Tozzi et Dominique Bucheton. Au delà de ces différentes approches, c’est bien le problème de la définition de la littérature de jeunesse et de son rôle comme élément de formation et d’éducation qui est soulevé. Cette interrogation fréquemment posée – et jamais totalement résolue – émerge dans le croisement de ces différentes lectures qui suggèrent que la littérature de jeunesse est un objet d’apprentissage et un outil éducatif. Dans ce débat, Marie-Claire et Serge Martin tentent de préciser la nature de la littérature de jeunesse et d’en délimiter les contours et les principales caractéristiques.

Enseigner la littérature de jeunesse pour construire le lecteur

3 Les deux ouvrages qui abordent la littérature de jeunesse comme un outil scolaire s’adressent à des publics différents, mais adoptent tous deux une position commune qui est de considérer la littérature de jeunesse comme un texte littéraire, à part entière, c’est-à-dire méritant la même attention et les mêmes modalités de lecture que les textes de la littérature adulte. Ces approches consistent à développer, grâce à la littérature de jeunesse, un savoir lire littéraire qui sera transférable à d’autres textes.

4 Ce premier point est fondamental dans l’ouvrage de M. Tsimbidy, Enseigner la littérature de jeunesse qui s’adresse « aux étudiants qui découvrent la littérature de jeunesse, comme aux enseignants » (p. 7). Il s’agit d’offrir à la fois les éléments nécessaires à la préparation du concours et de développer des entrées didactiques utilisables dans les classes. Cette double destination se justifie par la nécessité de construire, pour les uns comme pour les autres, non-spécialistes de littérature, des savoirs suffisants pour aborder ces textes dans les classes, mais surtout pour répondre aux contraintes du concours. Chaque chapitre est partagé en apports théoriques et pistes pédagogiques. Les titres de partie se réfèrent aux théories de la réception et aux analyses de G. Genette, puisqu’on trouve : le texte littéraire, les genres, le point de vue, le personnage, l’illustration, le cadre spatiotemporel et l’intertextualité. Cette démarche pose comme une évidence la qualité littéraire de la littérature de jeunesse. S’inscrivant dans le cadre de la préparation au concours de professorat, la démarche vise la construction de savoirs précis, sans que les finalités d’une approche précoce des textes littéraires à l’école primaire ne soient explorées.

5 Et pourtant cette interrogation est devenue un fait d’actualité, et la moindre part accordée à une initiation littéraire précoce dans les Programmes de l’école primaire de 2008 ouvre le débat. Celui-ci est immédiatement lancé dans l’introduction de l’ouvrage collectif Les Voies de la littérature au cycle 2, où la question de la compatibilité entre apprentissages fondamentaux et initiation littéraire est posée. En effet, les derniers Programmes, en se recentrant sur les savoirs dits fondamentaux et sur la maitrise de la langue au cycle 2, peuvent être lus comme une mise au second plan de la démarche culturelle que constitue la lecture littéraire. Pour prendre à revers cette analyse, les auteurs du second volume défendent la thèse d’un savoir-lire qui ne peut être acquis par le seul principe du déchiffrage, et pour lequel il est nécessaire de développer, parallèlement les capacités de compréhension et d’interprétation. Ces dernières ne peuvent être réduites à des processus mécaniques d’intégration et nécessitent des savoirs culturels permettant de se repérer dans les codes littéraires et dans le jeu complexe des références, sans lesquels le monde des livres demeure obscur.

6 Dans ce cadre, la lecture littéraire ne peut être envisagée comme une simple mise en activité, mais comme le lieu d’une transmission et d’un partage culturel. La référence à la « bibliothèque intérieure », qui se construit par la fréquentation des œuvres et qui en facilite la lecture, est à ce titre pertinente, puisqu’elle rend compte de cette fonction d’acculturation, au centre de l’enseignement du français à l’école primaire.

7 Adossée à ces grands principes, la démarche proposée par l’ouvrage est résolument centrée sur le jeune sujet lecteur, sur les difficultés qu’il peut rencontrer et sur une progressivité des acquisitions. Que ce soit « le jeu entre le texte et l’image », le personnage type, la figure du double ou la poésie, les situations proposées sont des étapes dans un parcours de découverte.

Enseigner la littérature de jeunesse pour construire l’individu

8 Ces parcours ont une seconde fonction qui consiste à former l’individu comme être social. Cette affirmation figure dès l’introduction de l’ouvrage du CRDP de Créteil : « La position de l’équipe chargée de la rédaction de cet ouvrage a été de considérer que la familiarisation avec la littérature, à ce niveau de la scolarisation, participe hautement de la formation de l’individu non seulement sur les plans culturels et linguistiques mais aussi pour ce qui relève de la construction de l’identité de chacun » (p. 14). Il s’agit d’une prise de position forte, plus rarement évoquée à propos de l’enseignement du français. L’un des chapitres de l’ouvrage a pour sujet le personnage type, et commence par « amener les élèves à s’interroger sur leur rapport personnel au fait de grandir. Cette première étape permet de faire naitre des interrogations, de nouer les premiers échanges sur la question existentielle qui sera au centre du projet de lecture littéraire » (p. 189). De même, le chapitre suivant aborde la figure du double : « Liée à la construction du Moi, dans la petite enfance, elle prend souvent la forme d’un doudou, morceau de tissu, peluche ou autre fragment. Cet objet intermédiaire permet à l’enfant de se construire un univers dans lequel il se suffit à lui-même. De l’objet transitionnel placé entre la mère et soi, au double imaginaire qui vous suit partout, vous ressemble et vous parle, il n’y a qu’un pas. Prêter vie à des objets, à des poupées, à des personnages, permet de jouer et rejouer à l’infini la rencontre avec le monde, avec les autres tout en gardant l’illusion de maitriser la situation » (p. 235). Ces lectures ont pour fonction d’aider à grandir et à se construire grâce à la littérature. L’ouvrage dépasse ainsi le clivage entre deux modalités de lecture, identification ou réflexion, puisque l’une et l’autre sont au service de la même finalité qui n’est pas uniquement la réception, mais la construction du lecteur.

9 L’ouvrage de Y. Soulé, M. Tozzi et D. Bucheton, La Littérature en débats, aborde ce même point de vue en adoptant comme principe que toute lecture constitue une triple expérience : « de vie, de pensée et de langue » (p. 23), ce qui revient à dire que la lecture permet de comprendre le jeu artistique de l’écriture, le monde et soi-même. Cette position revendique de redonner une place aux émotions suscitées par le texte qu’on ne plus enfermer dans la seule analyse formelle. La lecture est une expérience intime qui met en jeu des émotions, lesquelles doivent trouver un lieu d’expression. Plus même, ces émotions doivent être reconnues comme des moyens d’appropriation et de compréhension des textes. Les auteurs refusent le clivage entre différents niveaux de lecture, au contraire, c’est par la dépendance de l’une à l’autre que la capacité à lire se construit.

10 L’outil est ici le débat qui peut être littéraire, reposant sur des éléments d’interprétation ou philosophique. Les auteurs établissent une différence claire entre ces deux modalités : « dans le débat littéraire, le texte est et demeure l’objet d’étude toujours présent dans la discussion. Par un phénomène de tissage complexe (redites, commentaires, réminiscences, inter-textes), il conduit à l’élaboration du texte de la classe qu’est le dialogue obtenu ; dans lequel il se fond, ne cesse d’y être actif et se réalise comme tel. Alors que dans la discussion à visée philosophique, le texte, point de départ nécessaire en ce qu’il offre au concept à travailler une configuration d’expérience – fût-elle fictionnelle –, sort en quelque sorte peu à peu de son champ d’investigation » (p. 85). En rapprochant le travail littéraire et la réflexion sur le monde et les valeurs, cet ouvrage pose de nouveau la question de la définition de la littérature de jeunesse.

Prendre en compte la dimension symbolique

11 La multiplication des analyses sur la littérature de jeunesse, sur les modalités de son enseignement, ne sont pas sans incidence sur l’objet lui-même. Et sa présence dans les programmes, comme objet d’enseignement à l’école primaire, lui confère une nouvelle dimension, différente de celle de divertissement qu’elle a longtemps détenue. Car si la littérature de jeunesse s’enseigne à l’école primaire, quels en sont les enjeux ? Cette question est posée par Y. Soulé, M. Tozzi et D. Bucheton, dans leur ouvrage. Ils constatent que les textes officiels ont déterminé, depuis 2002, quatre grands domaines d’objectifs : faciliter l’accès et l’apprentissage du lire-écrire, construire une première culture littéraire, maitriser disciplinairement et transversalement la langue, acquérir des savoirs sur les textes. Mais les enjeux identitaires ne figurent pas dans ces propositions et la « valeur réfléchissante de la fréquentation des textes ne fait l’objet d’aucune proposition didactique » (p. 61). C’est en cela que le lien avec l’ouvrage du CRDP de Créteil est intéressant puisqu’on y propose des parcours ayant pour but de s’intéresser à cette valeur « réfléchissante » de la littérature, si souvent occultée. Les causes de cet effacement de l’une des principales fonctions de la littérature seraient intéressantes à analyser et la prudence de l’institution scolaire face à la subjectivité des élèves est sans doute à interroger. Cette dimension disparait le plus souvent dès la définition de la littérature de jeunesse. Celle-ci est souvent caractérisée par ses conditions de production, par ses lecteurs, sa proximité avec la littérature générale, mais peu avec ce qui lui est propre, sa faculté à faire penser et grandir son lecteur en lui renvoyant une certaine vision du monde et de soi.

12 Confrontés au vaste problème de cette définition, M.-C. et S. Martin ont entrepris, dans la collection « 50 questions » de l’éditeur Klincksieck de cerner cet objet ambigü, polymorphe et fuyant. Récusant son aspect figé et didactique, les deux auteurs en proposent une vision changeante, insaisissable, jouant sur la répétition, la reprise et la prosodie du texte. Pour eux, le livre de jeunesse est également le lieu d’une découverte de soi, comme l’atteste la référence à P. Ricœur parlant des médiations symboliques que sont les œuvres littéraires qui facilitent la connaissance de soi. La littérature de jeunesse serait, pour ces auteurs, proches de la fable, non en ce qu’elle apporte une morale, mais par la place donnée à la subjectivité du lecteur qui joue des relations sur le mode symbolique. À propos de l’album Monsieur le lièvre, voulez-vous m’aider ? (Zolotov et Sendak, 1962), ils analysent : « Cet album est fable parce qu’il invente une théâtralité relationnelle qui emporte personnages, paroles et images, dans un pur échange de voix qui font voir et donc vivre le monde, les corps, les désirs, jusqu’à l’impossible. Cet impossible quasi vertigineux organise toute poésie enfantine, des comptines aux œuvres des grands auteurs » (p. 22). Cette image de la scène symbolique sur laquelle le lecteur se trouve acteur, dans une relation aux autres et aux objets du monde, apparait comme une métaphore opérationnelle pour mieux comprendre et organiser les parcours de lecture des élèves. Ainsi appréhendée, la littérature de jeunesse ne peut être envisagée uniquement comme un objet littéraire et scolaire dans des démarches technicistes.

Bibliographie

  • BUTLEN M. (Dir), BRISAC N., DESAILLY L., JAVERZAT M.-C., KURZ M., SLAMA P. & WELLS N. (2008), Les Voies de la littérature au cycle 2, Créteil, CRDP de l’Académie de Créteil.
  • MARTIN M.-C. & MARTIN S. (2009), Quelle littérature pour la jeunesse ? Paris, Klincksieck.
  • SOULÉ Y., TOZZI M. & BUCHETON D. (2008), La Littérature en débats, Montpellier, CRDP de l’Académie de Montpellier.
  • TSIMBIDY M. (2008), Enseigner la littérature de jeunesse ?, Toulouse, Presses universitaires du Mirail.

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