Notes
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[1]
Il y a plusieurs manières de fonder la morale, et les philosophes, qui aiment bien les batailles rangées, se placent, soit dans le camp de l’éthique des normes (Platon, Kant, Habermas : les normes éthiques sont transcendantes et universelles et sont imposées à l’homme de l’extérieur), soit dans celui de l’éthique des valeurs (Aristote, James, Putnam : la morale se fonde sur des valeurs humaines immanentes issues de la perception du monde).
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[2]
J’entends par morale très simplement l’ensemble des normes et des valeurs régissant les échanges et les comportements privés et publics des membres d’une société. À l’instar de la plupart des philosophes qui s’occupent de cette question actuellement, je ne ferai pas de distinction nette entre éthique et morale, la distribution des deux termes selon les questions traitées (on parle plutôt de morale à l’école et d’éthique en médecine, par exemple) étant largement tributaires d’usages partagés.
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[3]
La critique de J.-P. Kaminker est largement politique, puisqu’il accuse C. Kerbrat-Orecchioni de « mauvaise foi » méthodologique et scientifique, considérant que son ouvrage est essentiellement une attaque contre le parti communiste : « L’implicite est une mauvaise action qui déconsidère la pragmatique au moins autant qu’elle peut nuire au parti communiste français » (Kaminker, 1986 : 80). Je laisse de côté cet aspect du problème.
1Le sous-titre de cette chronique risque de surprendre le lecteur fidèle et engagé du Français aujourd’hui habitué à associer la bonne vieille notion de morale aux partis de la conservation et de la réaction. En fait, on sait bien qu’il y a morale et morale, et celle dont je vais parler ici, qui prend le parti des valeurs contre celui des normes [1], est étroitement liée à l’apprentissage scolaire de la langue et relève plus d’un questionnement sur le rapport établi par l’homme entre le monde et la réalité qui l’entoure que de la reconduction stérile d’un système prescriptif de normes imposées sans discussion.
2Après quelques remarques sur la récente (ré) introduction de la morale dans les programmes de primaire, je montrerai que la relation entre morale et langage est loin d’être évidente en linguistique et en didactique de la langue. Je présenterai ensuite, à partir d’un ouvrage récent, Morales langagières, édité en 2009 par R. Delamotte-Legrand et C. Caitucoli, la question des valeurs dans l’usage du discours et plus généralement dans les comportements langagiers. Je proposerai pour terminer quelques pistes pour l’intégration de la dimension morale à l’enseignement de la langue, en pointant quelques phénomènes qui posent directement aux usagers du français des questions morales.
La morale : de la prescription simpliste à la réflexion linguistique
3En février 2008, Nicolas Sarkozy annonçait lors d’une visite à Périgueux l’introduction d’un cours « d’instruction civique et morale » à l’école. À un écolier qui lui demandait quel défaut il détestait le plus, le Président répondait : le mensonge.
4On connait les effets que cette annonce a produits chez les enseignants, dans l’opposition et dans une partie de l’opinion. La question a très vite été associée à celle de la laïcité qui, en France, est une des zones idéologiquesles plus critiques de l’opinion publique. Le terme et la notion de morale [2]sont en effet associés, à tort ou à raison, au domaine du religieux, et la menace du goupillon réintégrant les préaux est toujours présente dans l’imaginaire national français (il en va autrement chez nos voisins francophones, les Belges et les Québécois en particulier, qui ont dans leurs cursus scolaire des cours de morale « non confessionnelle » faisant une large place à ce que M. Foucault aurait appelé le « souci de soi »). Mais en même temps, il existe, y compris chez les enseignants, un discours parallèle sur la disparition de la « politesse », sur les « incivilités » croissantes, sur la « violence verbale », sur la disparition des rituels langagiers de sociabilité, discours qui pourrait justifier la mise en place de cours de « morale » à l’école, si par morale on entend, à la Norbert Elias, la science des mœurs qui fondent la civilisation (Elias, 1973 [1969]). Mais en fait de morale, c’est un chapelet de prescriptions simplistes qui figurent dans les programmes. On y retrouve les vieilles notions empoussiérées de « principes » et de « maximes », qui supposent une transcendance bien peu apte à responsabiliser les sujets :
Ils [les élèves] découvrent les principes de la morale, qui peuvent être présentés sous forme de maximes illustrées et expliquées par le maitre au cours de la journée : telles que « La liberté de l’un s’arrête où commence celle d’autrui », « Ne pas faire à autrui ce que je ne voudrais pas qu’il me fasse », etc. (Programmes de primaire, 19 juin 2008).
6Et les usages sociaux de la langue y sont réduits aux « formules de politesse » et au « vouvoiement » : « Ils approfondissent l’usage des règles de vie collective découvertes à l’école maternelle : telles l’emploi des formules de politesse ou du vouvoiement » (ibid.). Si « les règles de la vie collective » dépendaient de formules ou de pronoms, ça se saurait et la société baignerait dans une bienheureuse harmonie pronominale.
7La dimension morale est pourtant un des aspects les plus intéressants de la langue et des discours, et il y aurait bien des propositions à faire aux enseignants pour initier les jeunes élèves aux normes et aux valeurs de leur société, initiation qui peut d’ailleurs déboucher sur des approfondissements féconds au collège et au lycée.
8Au delà des aspects politiques et culturels de la question, qui sont fondamentaux mais ne concernent pas mon propos, la morale pose en effet pour les professeurs des écoles et l’ensemble des enseignants de français la question des valeurs dans la langue et le discours, qui pourrait relever pleinement de l’enseignement du français. « Pourrait », car cet avis est loin d’être partagé, surtout chez les linguistes où l’objectivité structuraliste règne encore dans les images de la discipline. Ce qui explique peut-être en partie la pauvreté des propositions de la morale scolaire contemporaine.
Morale, langage, discours : des inconciliables ?
9Dans son livre de 1986 sur l’implicite, C. Kerbrat-Orecchioni reprend la question de la mauvaise foi qu’elle avait traitée dans un article de 1981 (Kerbrat-Orecchioni, 1981, 1986) et montre comment l’analyse pragmatique peut prendre en compte ce type de phénomène ; elle y propose en particulier une distinction entre le mensonge et la mauvaise foi, soulignant que la dernière est un « mensonge sur un sous-entendu », par lequel on joue sur deux énoncés, l’un étant explicite et l’autre sous-entendu. Ce travail a fait l’objet de critiques sévères de la part de linguistes tenants de la « neutralité structuraliste », en particulier J.-P. Kaminker qui, dans un compte rendu pour la revue La Pensée, épingle férocement ce qu’il appelle « le retour de l’axiologique, autrement dit des jugements de valeur, comme dimension légitime du travail des linguistes », et la disparition progressive du « parti pris descriptiviste contre les jugements de valeur » qui constituait selon lui l’un des « tabous structuralistes » (Kaminker, 1986 : 75). Il parle plus loin d’une « forclusion d’ensemble de l’axiologique qui devait passer pour éminemment salubre dans le climat intellectuel des années 1970 » (p. 76), forclusion remise en cause par « l’essor de la socio-linguistique, de l’analyse de discours, de la théorie de l’énonciation et plus récemment de la pragmatique » (p. 77) [3]. On comprend que toute incursion dans le domaine de la valeur semble interdite au linguiste qui ne devrait, en bonne doctrine saussurienne, ne prendre en compte que la langue « pour elle-même ». Cette posture est reconduite dans l’enseignement de la langue, la didactisation des savoirs linguistiques ne modifiant pas les positions premières des linguistes. L’évitement du discours moral « à l’ancienne » et le respect du principe de laïcité contribuent par ailleurs à maintenir la perspective morale, en tout cas dans ses aspects prescriptifs et normatifs, hors de l’espace scolaire.
10Il est pourtant des propositions qui articulent morale et langage, et qui sont parfaitement bien implantées, reconnues et utilisées dans les domaines de la communication, du discours et de l’argumentation. C’est par exemple le cas de l’éthique de la discussion proposée par K.-O. Apel et J. Habermas dans les années 1980-1990, théorie largement diffusée et même devenue un classique des sciences sociales. L’éthique de la discussion repose sur l’idée que la règle morale est remplacée par l’argumentation morale : « […] seules peuvent prétendre à la validité les normes qui pourraient trouver l’accord de tous les concernés en tant qu’ils participent à une discussion pratique », écrit J. Habermas (1992 : 17). La valeur éthique ne vient donc pas « d’en haut », c’est-à-dire d’une règle transcendante (comme l’impératif catégorique kantien), mais « d’en bas », c’est-à-dire des sujets qui régulent eux-mêmes la moralité de leurs échanges.
11La dimension morale des échanges linguistiques reste cependant une question ignorée des disciplines qui s’occupent du langage et plus généralement de la communication verbale ; de ce fait, elle est absente des programmes de français qui s’arrêtent, quand il est question des échanges verbaux, aux règles argumentatives ou aux normes de la communication, c’est-à-dire à la description des formes et des outils, et aux effets pragmatiques produits par les énoncés. Si la distinction entre les « bons discours » et les « mauvaises paroles » est omniprésente dans la société où elle régit bon nombre de rapports, elle est absente de l’enseignement où, curieusement, les valeurs du bien et du mal semble être arasées et diluées dans celles, plus englobantes et idéalistes, de la liberté d’expression et du débat démocratique. De plus, l’arrière-plan idéologique des échanges verbaux qui apparait dans l’enseignement est celui de l’accord, du consensus, bref de la paix sociale. Le mensonge est par exemple curieusement absent des programmes et des manuels, alors que le malentendu, moins marqué moralement, est largement traité ; la violence verbale n’est quasiment pas traitée, alors que l’hyperbole, le superlatif et les différentes formes de l’intensité sont des classiques du cours de français.
12Je pourrais multiplier les exemples qui montrent à quel point l’école en France, qui devrait former des sujets capables de sens critique, avertis de la violence des rapports sociaux et aptes à l’exercice du jugement, y compris moral, produit des individus formatés aux normes dominantes et inaptes à l’expérience du conflit.
La morale dans la vie du sujet
13Cette mise à l’écart de la dimension morale reflète la séparation mentionnée plus haut entre disciplines de la langue et valeur morale. Il existe cependant des travaux, certes modestes et peu représentés, mais qui posent en pointillés depuis une douzaine d’années la question morale à l’enseignement de la langue, dans une perspective didactique et interculturelle. On trouve essentiellement ces interrogations dans des collectifs (références en bibliographie) : un volume dirigé en 1997 par R. Delamotte-Legrand et des collaborateurs, intitulé Langage, éthique, éducation, un numéro spécial du Français dans le monde en 1999 (Abdallah-Pretceille et Porcher, 1999), et les actes d’un colloque publiés récemment à l’université de Rouen, Morales langagières, recueil d’hommages à Bernard Gardin, sociolinguiste aujourd’hui disparu, initiateur de cette problématique, puisque son premier article sur ce qu’il appelait les « morales langagières » date de 1985.
14Dans l’article qu’elle rédige pour le numéro du Français dans le monde, « La personne langagière », R. Delamotte-Legrand explique que « Les Sciences du langage, dans leur acception la plus large, offrent un cadre possible à la réflexion sur les rapports entre langage et éthique. En effet, le passage de la linguistique proprement dite […] aux Sciences du langage permet d’introduire la dimension des acteurs et des finalités dans l’étude des phénomènes langagiers » (1999 : 45). C’est effectivement dans le cadre de la sociolinguistique que B. Gardin fait ses premières propositions, àpartir de la lecture des réflexions de Foucault sur la morale sexuelle. Ce dernier se penche en effet dans Histoire de la sexualité (L’usage des plaisirs), sur « la manière dont les individus sont appelés à se constituer comme sujets de conduite morale » dans leurs pratiques sexuelles (1984 : 35). B. Gardin propose, par analogie, de se demander comment les agents se constituent en sujets moraux à partir de leurs pratiques langagières ; cela l’amène à parler de « sujets langagiers normés » et de « morale langagière », définie comme le souci de sa langue que le sujet manifeste en « travaillant son expression » (1985 : 140, texte repris dans le recueil de 2008). B. Gardin s’interroge alors sur les objets de ce soin expressif pour le sujet se constituant comme « sujet langagier » :
Quelle est la substance langagière qui se trouve problématisée, c’est-à-dire prise en charge par le sujet ? Il s’agit bien sûr de toute la zone sujette à la variation, à un moment et dans des conditions données – cette zone pouvant varier, ces variations faisant apparaitre l’élasticité de ce qu’on appelle parfois le « noyau dur » de la langue. Plus simplement, à quoi le sujet fait-il attention en parlant ou écrivant, quelles sont les zones du langage qui ne vont pas de soi, sur lesquelles les sujets réfl échissent, se surveillent, modifient leurs comportements, se forment ? Le comportement linguistique est un ensemble vaste, non homogène aux yeux du locuteur, comportant des zones sensibles et des zones neutres. (Gardin, 1985 : 142)
16La morale langagière est alors cet espace réflexif par lequel le sujet du discours prend soin de ses productions verbales, les examine et éventuellement les contrôle, de manière à respecter les codes de son époque et de sa société. Les éléments examinables et contrôlables sont ceux qui peuvent varier, et vont donc se concentrer dans les zones du lexique, de la prononciation, et des « manières » ou « façons de parler », comme les nomme E. Goffman. À R. Delamotte-Legrand qui lui demande dans un entretien : « Alors comment devient-on des êtres moraux dans le domaine du langage ? », B. Gardin fait une réponse entre morale et politique :
Qui se sent appelé, se sent autorisé, s’autorise, à travailler son expression, à avoir un comportement linguistique autre qu’instinctif ou contraint de l’extérieur ? On peut repérer de ce point de vue divers systèmes d’exclusion, attribuant aux uns l’obligation de respecter les codes de manière stricte et aux autres le droit de travailler leur expression, d’être sujets responsables de leur conduite langagière. (2008 : 31)
18En effet, comme toute morale, la morale langagière semble imposée aux uns, et dépassable par les autres selon leur place sur l’échiquier social. Pour B. Gardin, la production de la parole est d’abord sociale et politique et la morale langagière n’y échappe pas. Celle-ci est essentiellement constituée, on l’aura compris, des attitudes par rapport aux normes sociolangagières : c’est finalement la dimension sociale de la langue qui constitue sa dimension morale. Mais il existe bien d’autres dimensions de la langue et des discours qui se situent dans le champ de la morale.
Valeur morale des pratiques langagières
19Nombre de pratiques langagières et discursives enseignées et apprises en classe sont en effet dotées d’une face morale qui ne figure cependant pas au cahier des charges des enseignants. En voici quelques exemples.
Sens des mots, abus des mots
20À la fin du XVIIe siècle, J. Locke, le célèbre philosophe anglais, proposait dans l’Essai sur l’entendement humain le concept d’ « abus des mots », qui connut une extraordinaire fortune pendant tout le siècle des Lumières et la Révolution. J. Locke insiste beaucoup sur les « fautes » que commettent les hommes dans leur usage du langage, qu’il appelle des « abus de langage » :
Outre l’imperfection naturelle au langage, ainsi que l’obscurité et la confusion qu’on ne peut guère éviter dans l’emploi des mots, il y a dans cette façon de communiquer plusieurs fautes et négligences volontaires dont les hommes sont responsables et qui rendent la signification de ces signes moins claire et moins distincte qu’ils ne le sont naturellement. (1975 [1690] : 191)
22L’abus des mots correspond à des modifications de sens inopinées et incohérentes, modifications qui transgressent l’ordre sémantique de la langue que reflète bien le dictionnaire, par exemple. Ces modifications engagent selon lui la moralité des locuteurs :
Celui qui n’emploie pas constamment le même signe pour la même idée mais utilise les mêmes mots parfois dans une signification et parfois dans une autre, doit passer dans les Écoles et les conversations ordinaires pour un homme aussi sincère que celui qui au marché ou à la bourse vend différentes choses sous le même nom. (1975 [1690] : § 28)
24Les enseignants de français ont le choix des exemples pour cette notion d’abus des mots. Il suffit en effet de lire régulièrement la presse pour prendre connaissance des « batailles sémantiques » (l’expression est courante dans les discours sociaux) que se livrent les locuteurs de tous horizons : otage, résistant, terroriste, génocide, nazisme, mais aussi des mots moins « chargés » comme amalgame ou détail, sont ou ont été au cœur de discussions enflammées dans lesquelles intervient directement la morale. Je résume certains arguments : il n’est pas décent de parler d’otage pour des grèves de transport alors que des êtres humains sont emprisonnés durement par des groupes armés ; il est offensant pour la morale de qualifier les chambres à gaz de détail de l’histoire de la Seconde guerre mondiale (J.-M. Le Pen en 1986, et récidives ultérieures) ; il n’est pas moralement acceptable pour un Israélien (ou pour un ancien maquisard) que les poseurs de bombe palestiniens soient appelés des résistants ; et de quel côté lexical est le respect de la personne pour désigner l’activité des « travailleuses du sexe » : côté prostitution ou côté esclavage ? On voit l’étendue du domaine, qui ouvre sur le politiquement correct (à partir du bel exemple de négritude, on peut faire une jolie séance de lexique sur les noms de l’autre, souvent disqualifiants, autre culture, autre sexe, autre pays, autre ville, autre trottoir) ou encore sur ce que J. Butler appelle la « resignification »(le retournement positif et fier des noms disqualifiants, comme queer, qui est une insulte au départ, ou chiennes, que certains groupes féministes reprennent à leur compte).
25On voit donc à quel point la question de l’abus est riche de possibles développements qui remplaceraient utilement les pauvres propositions moralisantes des programmes.
Discours rapporté, déformé, amplifié
26C’est un autre type de phénomène discursif et langagier qui mobilise des éléments de morale : le discours rapporté, qui n’est enseigné que sous l’angle syntaxique et énonciatif (ponctuation, temps verbaux, situations d’énonciation, système pronominal), pose de redoutables problèmes de sincérité et de fidélité, surtout dans un cadre fictionnel. Les paroles sont-elles rapportées fidèlement, à quel degré d’acceptabilité les propos sont-ils reformulés et peut-être déformés, les propos rapportés n’étaient-ils pas protégés par le secret, etc. M.-M. de Gaulmyn semble dire que le discours rapporté est par définition immoral :
Mais existe-t-il des textes qui citent sans solliciter, qui transcrivent sans trahir, qui rapportent sans mentir, qui redisent sans insinuer, qui répètent sans omettre, et ceci d’autant plus efficacement qu’ils affectent – avec la meilleure foi du monde semble-t-il – de restituer authentiquement la parole dont ils se sont appropriés les droits d’auteur, tout en la désignant comme le dire d’un autre. (Gaulmyn, 1981 : 151)
Argumentation et mauvaise foi
28« À quelles conditions peut-on raisonnablement […] accuser quelqu’un de mauvaise foi argumentative ? », se demande C. Kerbrat-Orecchioni (1986 : 42). Elle répond en proposant trois conditions, qui pourraient servir de grille d’analyse en classe de lycée sur des textes argumentatifs, mais aussi au théâtre (certains dialogues retors de Molière, ou Musset) :
- Il faut admettre l’existence d’une norme argumentative, à laquelle on est censé se conformer si on joue « honnêtement » le jeu du langage. Alors que le mensonge (portant sur les faits énoncés) n’est pas passible d’un traitement spécifiquement linguistique puisque le vrai et le faux empruntent exactement les mêmes voies lexicales et syntaxiques, la mauvaise foi argumentative pourrait être traitée à la lumière des lois régissant la « logique naturelle ».
- Il faut admettre en outre que ces lois, L les a correctement intériorisées […] et s’il transgresse les règles du bon usage argumentatif, ce ne peut être en conséquence que délibérément.
- Il faut enfin supposer à l’énoncé certaines prétentions argumentatives : il ne s’agit pas d’un pur jeu de langage, mais d’un discours à visée démonstrative.
La « netiquette », une morale électronique
30Je termine cette petite revue en mentionnant la « netiquette », ou « nethique », texte souvent peu connu des usagers de l’Internet et en particulier du courrier électronique, mais qui contient bon nombre d’appuismoraux des échanges verbaux. La netiquette est une charte de bonne conduite des acteurs de l’Internet, proposée sur un site américain en 1995, élaborée à partir de divers documents sur le thème recueillis sur l’Internet et disponible en divers endroits de la toile dont par exemple <http:// www. er.uqam.ca/merlin/ba391525/netiquet.htm>.
31La communication électronique permet en effet des transgressions que le courrier traditionnel rendait peut-être plus difficile, et ce type de document a pour but de réguler des échanges réputés incontrôlables. La netiquette me semble un bon appui pour un enseignement de la communication électronique (ou non, d’ailleurs) qui intègrerait les contextes sociaux et moraux de la production langagière.
32Le texte contient de nombreuses recommandations qui dessinent en creux une typologie des transgressions dans la communication médiée par ordinateur. Je laisse le lecteur les parcourir en guise de conclusion ; il y retrouvera sans doute nombre de ses mésaventures et malentendus, voire blessures électroniques (la traduction est parfois approximative) :
- Si vous transmettez ou réexpédiez un courrier que vous avez reçu, ne changez pas la formulation. Si vous divulguez dans un groupe une partie d’un courrier personnel, vous devriez d’abord en demander la permission à votre correspondant. Vous pouvez raccourcir le message ou n’en citer que les parties essentielles, mais attribuez toujours les citations à leurs auteurs.
- Un pense-bête : soyez conservateur dans ce que vous écrivez et libéral dans ce que vous recevez. Vous ne devriez pas répondre « à chaud » (on appelle cela des « flambées ») si vous êtes provoqué. D’un autre côté, vous ne devriez pas vous étonner de recevoir des « flambées » et il vaut mieux ne pas y répondre.
- N’oubliez pas que votre correspondant est un être humain dont la culture, la langue et la mentalité diffèrent de la vôtre. Souvenez-vous que les formats de date, les mesures et d’autres particularités locales ne voyagent pas forcément bien. Méfiez-vous surtout des sarcasmes.
- Écrivez normalement en minuscule. UTILISER LES MAJUSCULES REVIENT À CRIER.
- Attendez le lendemain pour répondre à un message passionné. Si vous avez un sentiment très fort concernant un sujet, indiquez-le via une inclusion FLAME ON/OFF. Par exemple :FLAME ON :
Cet argument ne mérite pas la place qu’il occupe sur les transmissions. C’est illogique et irréfléchi. Tout le monde est d’accord avec moi.
FLAME OFF.
Références
- • ABDALLAH-PRETCEILLE M. & PORCHER L. (coord.) (1999), « Éthique, communication et éducation », Le français dans le monde, numéro spécial.
- • DELAMOTTE-LEGRAND R. (1999), « La personne langagière », dans M. Abdallah-Pretceille & L. Porcher (coord.), « Éthique, communication et éducation »,Le français dans le monde, numéro spécial, pp. 44-57.
- • DELAMOTTE-LEGRAND R., FRANÇOIS F. & PORCHER L. (1997), Langage, éthique, éducation. Perspectives croisées, Publications de l’université de Rouen, n° 231.
- • DELAMOTTE-LEGRAND R., CAITUCOLI C. (dir.) (2008), Morales langagières. Autour de propositions de recherche de Bernard Gardin, Rouen, Publications des universités de Rouen et du Havre.
- • ELIAS N. (1973 [1969]), La Civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy.
- • FOUCAULT M. (1984), L’Usage des plaisirs, Paris, Gallimard.
- • GAULMYN M.-M. (de) (1981), « Citation et manipulation : manipulations des citations par le texte et du lecteur par les citations », L’Argumentation, Lyon, Presses universitaires de Lyon, pp. 139-151.
- • KERBRAT-ORECCHIONI, C. (1981), « Argumentation et mauvaise foi », L’Argumentation, Lyon, Presses universitaires de Lyon, pp. 41-63.
- • LOCKE J. (1975 [1690]), Essai sur l’entendement humain, Livre III, trad. J.-M. Vienne, Paris, Vrin.
Notes
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[1]
Il y a plusieurs manières de fonder la morale, et les philosophes, qui aiment bien les batailles rangées, se placent, soit dans le camp de l’éthique des normes (Platon, Kant, Habermas : les normes éthiques sont transcendantes et universelles et sont imposées à l’homme de l’extérieur), soit dans celui de l’éthique des valeurs (Aristote, James, Putnam : la morale se fonde sur des valeurs humaines immanentes issues de la perception du monde).
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[2]
J’entends par morale très simplement l’ensemble des normes et des valeurs régissant les échanges et les comportements privés et publics des membres d’une société. À l’instar de la plupart des philosophes qui s’occupent de cette question actuellement, je ne ferai pas de distinction nette entre éthique et morale, la distribution des deux termes selon les questions traitées (on parle plutôt de morale à l’école et d’éthique en médecine, par exemple) étant largement tributaires d’usages partagés.
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[3]
La critique de J.-P. Kaminker est largement politique, puisqu’il accuse C. Kerbrat-Orecchioni de « mauvaise foi » méthodologique et scientifique, considérant que son ouvrage est essentiellement une attaque contre le parti communiste : « L’implicite est une mauvaise action qui déconsidère la pragmatique au moins autant qu’elle peut nuire au parti communiste français » (Kaminker, 1986 : 80). Je laisse de côté cet aspect du problème.