Couverture de LFA_166

Article de revue

Chronique « culture jeune ». Le fardeau de la femme en blanc

Pages 129 à 132

Notes

  • [1]
    Mona Chollet, « Ils ne comprennent que la force », Le Monde diplomatique, 12 avril 2009 ((http:// blog. mondediplo. net/ 209-04-12-Ils-ne-comprennent-que-la-force),disponible aussi sur le site « Les mots sont importants » (http:// lmsi. net/ ).
  • [2]
    Cet enthousiasme ne devant pas être isolé, à en croire l’article de Mona Chollet.
  • [3]
    Brigitte Smadja, Il faut sauver Saïd, Paris, L’école des loisirs, 2003. L’histoire est celle du jeune Saïd, scolarisé dans un collège « sensible » et seul bon élève de sa classe avec son ami Antoine. Mais comment suivre une scolarité normale au milieu de sauvageons incultes fascinés par des « meutes » menées par des délinquants maghrébins ? Et si Antoine peut déménager et étudier tranquillement dans un bon collège, qui pourra sauver Saïd ?
  • [4]
    Ibid., p. 90.
  • [5]
    Brigitte Smadja à la place de l’enfant. Le Monde des Livres, 19 septembre 2003.
  • [6]
    Celui qui aime Dieu, mais le bon.
  • [7]
    Idem, p. 34.

1 Comment la question scolaire, et plus spécifiquement celle de l’enseignement du français, échapperaient-elles au mouvement régressif des idées qui traverse l’ensemble des sciences humaines ? Sans doute faut-il se garder d’interprétations simplistes, intellectuellement satisfaisantes mais déconnectées de l’état réel des luttes sociales et des tensions politiques. L’accroissement continu des inégalités sur les vingt dernières années, le contexte politique général dans lequel certaines mesures novatrices ont pu être appliquées comme l’évolution des fondements même de ces dernières, doivent ainsi nous amener à repenser avec une vigueur et une complexité accrues la question de la nécessaire démocratisation du système éducatif. Pour autant les discours régressifs sur l’école (du moins les plus médiatisés d’entre eux) se s’embarrassent le plus souvent de pareilles subtilités comme en témoigne le dernier film de Jean-Paul Lilienfeld, La Journée de la jupe.

La Journée de la jupe

2 Il ne s’agit pas de proposer ici une analyse détaillée du film. Le lecteur en trouvera une, excellente, en ligne sur le site du Monde diplomatique[1], à laquelle je n’aurai à rajouter que des détails concordants et subsidiaires et dont le titre ( « Ils ne comprennent que la force ») synthétise parfaitement le propos de l’auteur dans toute sa subtilité. Ainsi résumé, le propos est juste simpliste, délayé sur près de 1h30, il peut devenir franchement insupportable – et les réactions extatiques d’une salle sous le charme ont contribué pour beaucoup à ma réaction, il est vrai épidermique [2]. L’honnêteté oblige à reconnaitre que le film, s’il se revendique de la laïcité, de l’humanisme et des lumières, affiche des positions que l’on peut qualifier d’extrémistes, même par rapport aux valeurs « de son propre camp », et que sa dénonciation commode ne peut suffire à discréditer l’ensemble des discours conservateurs sur l’école, généralement moins outranciers.

3 Tout d’abord, il procède par un déni revendiqué et répété des inégalités. Sur certains points, lorsqu’il évoque la question scolaire, La Journée de la jupe ne fait que reproduire un discours coutumier sur la crise de l’école, procédant aux mêmes amalgames (le lien entre immigration, islam et « crise » du système scolaire) occultant un nombre certain de réalités scolaires (comme l’orientation au faciès dans l’enseignement secondaire ou les violences faites aux élèves d’origine populaire dans les établissements chics des centre-ville). De même, comme on l’entend souvent dans bien des discours, le film laisse supposer que la ghettoïsation de certains établissements est le seul fait du comportement rétrograde, voire intégriste, de tout ou partie des milieux populaires et immigrés, leur faisant ainsi porter le poids de la faute. Sans doute n’y a-t-il là rien de bien original, mais La Journée de la jupe double cette négation des logiques ségrégatives d’un discours tendant à disqualifier tout discours revendicatif. La revendication des jeunes au « respect » est présentée, par l’héroïne en révolte, comme une « escroquerie » et si une mère de famille dénonce le racisme subi par les Maghrébins, elle est reprise « de volée », si l’on peut dire, par le témoignage d’un commerçant asiatique qui, dans son sabir « pittoresque », révèle les activités délinquantes du fils de cet imposteur. Un des moments les plus affligeants du film étant celui où l’enseignante stigmatise le sentiment de victimisation de ses élèves en en appelant aux efforts et aux sacrifices de leurs parents, la patience et le travail étant visiblement les vertus cardinales des immigrants et de leur descendance.

4 Le film est tout aussi extrême dans sa dénonciation d’une école soumise au joug des « gauchistes ». Il est vrai que l’auteur n’a visiblement rien à proposer sinon une nostalgie des estrades (lorsque l’enseignante parle du haut de la scène à son parterre d’élèves) et de la récitation (son exercice initial est de faire déclamer à ses élèves une scène de Molière) compensés, il est vrai, soyons juste, par un souci méritoire pour l’acquisition, par les générations montantes, d’une véritable compréhension du fait littéraire. On comprend donc la nécessité de braquer une arme sur la tempe de ses élèves pour leur faire répéter et mémoriser le vrai nom de Molière (sans doute peut-on voir une habile mise en perspective entre Jean-Baptiste Poquelin et l’héroïne, tous deux ayant dû quitter leur famille et changer de nom même si cela n’est pas clairement dit). Faute de pouvoir faire des propositions, l’auteur se cantonne à ressasser des attaques contre la lâcheté et la bêtise du corps enseignant. Car l’héroïne est tout autant victime de ses collègues que de ses élèves, et le scénario n’est pas plus tendre pour les premiers que pour les seconds. Sous la dénonciation d’enseignants lâches (ils se laissent frapper sans rien dire) et démagogues (ils s’intéressent à l’islam), apparait vite la nostalgie d’un ordre ancien, comme dans la scène où le directeur de l’établissement regrette ouvertement que l’on ne puisse exclure du système scolaire des jeunes de moins de 16 ans qui n’en sont visiblement pas digne. Courageusement, le metteur en scène s’en prend ouvertement à la seule CNT (dont on ne suspecte pas la libertaire et délétère influence sur le corps enseignant) comme s’il n’osait parler des syndicats établis.

5 Le discours et le film, pour être extrêmes dans leur défense de la culture, n’en sont pas moins médiocres – à moins, pour être plus précis, que leur médiocrité les pousse à l’extrémisme. L’article du Monde diplomatique montre bien comment ce discours lettré se fonde sur une idéologie « viriliste » : fascination pour la force et pour ceux qui, pour être des femmes comme l’héroïne, refusent de « baisser leur pantalon ». L’obsession de l’auteur pour le port de la jupe est d’ailleurs l’occasion d’attaquer les féministes, en retard bien évidemment d’une guerre dans leur lutte contre les vêtements sexués. Surtout, le flou du discours est porté sur une construction du récit très simpliste basée sur l’identification du spectateur à une héroïne seule, toute de blanc vêtue, opposé à la masse sombre des barbares. Et la rhétorique de séduction du spectateur (la salle était très réactive, et c’est un euphémisme, au propos du film) est très proche de celle mise en œuvre dans une série comme 24 H mais aussi dans les films de la Cannon où de valeureux petits soldats de l’Occident s’opposaient déjà aux hordes bolcheviques et tiers-mondistes, malgré (déjà) la trahison récurrente des élites (démocrates) de leur pays.

6 Faut-il pleurer, faut-il en rire ? Le film témoigne, et cela peut inquiéter, de dérives réelles. Certes, il serait caricatural de réduire tous les discours conservateurs sur l’école à ce mauvais film caractérisé par le simplisme du propos et le recours à des procédés ou sous-entendus nauséeux mais le soutien d’autorités intellectuelles (Arte, Alain Finkielkraut…) ne peut réduire à de simples dérives ou des lectures personnelles du social. Par ailleurs, et cela peut paraitre rassurant, les critiques du film témoignent (encore) d’une politisation de la question. De manière peut-être convenue, le jugement porté sur le film varie, pour une part, selon le positionnement politique du périodique.

7

La prof de français a pété les plombs et pris sa classe en otage. Un postulat excitant, dans la mesure où il place sur le terrain de la polémique, le débat sur l’art et la manière d’instruire en ZEP (zone d’éducation prioritaire). L’intelligence de Jean-Paul Lilienfeld, […], est de ne pas s’engager dans le débat, mais de donner suffisamment d’éléments pour l’alimenter. (L’Express)
Il faut voir ce film tumultueux, juste et fort, qui milite du côté de toutes les libertés, du respect et du savoir. (JDD)
La laïcité et l’émancipation des femmes qui lui tiennent aux tripes, nobles combats, convoquent ici au tribunal de leur forme guerrière la seule confession musulmane. Aucun autre fondamentalisme religieux, pas plus que les dogmes économiques n’ont à répondre d’un état de fait borné à son constat. […] Les moyens cinématographiques participent au refrain des « vérités » dites tout haut et que chacun penserait tout bas. (L’Humanité)
Ce film à thèse, lourdement idéologique, est aussi l’occasion de régler leur compte à toutes ces endives molles d’enseignants de gauche, relativistes, démissionnaires et démagogiques – comprenez : à tous ceux qui ne voient pas dans leurs élèves une horde de barbares malfaisants. Ils sont ici caricaturés de manière si grotesque que c’est surtout le scénario qui se ridiculise. (Le Monde diplomatique)

Il faut sauver Saïd

8 La lecture « politique » de La Journée de la jupe ne doit pas occulter le fait que les représentations anciennes de la question scolaire sont diffusées plus largement, sous des formes généralement moins extrêmes et, parfois, dans des corpus, comme la littérature pour la jeunesse, qui, paradoxalement, doivent leur reconnaissance aux visions modernistes du système éducatif. Ces ouvrages bénéficient de critiques moins clivées et, généralement, bien plus favorables, comme l’ouvrage de Brigitte Smadja, Il faut sauver Saïd [3]. Malgré ses prix (Prix Sorcières remis conjointement par l’association des Libraires spécialisés jeunesse et l’Association des bibliothécaires français) et ses critiques généralement favorables, l’ouvrage procède par les mêmes amalgames entre questions sociales, culturelles et scolaires.

9 Le premier problème est l’image fausse donnée des jeunes dits « de banlieue ». L’auteur présente cette population comme un bloc homogène, animalisé et « naturellement » méchants. Cette logique – qui vise à « essentialiser » le social – procède par un double amalgame. Tout d’abord, par la négation des différences internes à un groupe (en gros sur cent « jeunes de banlieue », il n’y en a que quelques-uns de bons sans que l’on sache trop pourquoi, d’ailleurs, les uns sont « bons » et les autres « mauvais »), mais aussi par le lien établi entre adhésion à des croyances religieuses (l’islam) et les comportements délinquants. Ces regards méprisants restent sous-tendus par un essentialisme culturel. Dès les premières lignes de présentation de l’ouvrage, en quatrième de couverture, le ton est donné : Saïd aime « la beauté sous toutes ses formes » et est confronté à « la haine de ceux qui veulent tuer tout ce qui est beau » (pourquoi ?, on ne le saura jamais). Mais qu’est-ce que le Beau ? Le Beau c’est une culture classique, un patrimoine sur la constitution duquel on ne s’interroge pas (faute peut-être d’avoir les capacités intellectuelles pour le faire). Le Beau, c’est le Musée d’Orsay, c’est une promenade sous les arcades de la place des Vosges en écoutant un contre-ténor chanter du Schumann, le beau c’est Paris… Car ce qui structure cet ouvrage, par delà le choc des cultures, c’est l’opposition entre Paris et sa banlieue. La « bonne » culture est à Paris. Les « bons » établissements solaires sont à Paris. Les « bons » enseignants, qui vont tenter d’arracher Saïd à sa banlieue, habitent Paris. Et c’est à Paris (dans le Marais) que la sœur du héros se réfugie pour échapper à un autre frère qui veut, bien évidemment, lui faire porter le voile [4].

10 L’ouvrage se caractérise aussi par le retour prôné à la tradition. Pour l’auteur, l’école « n’est plus celle que j’ai connue, avec des murs solides, à l’abri de la jungle de notre monde, elle ne protège plus tous les enfants, elle ne donne plus à tous ceux qui le voudraient, qui le pourraient, la possibilité de choisir leur destin »  [5]. Le bon enseignant s’appuie sur des conceptions anciennes de sa discipline, l’Histoire-Géographie et refuse de suivre les manuels scolaires. Il fait respecter l’autorité, réintroduit une conception chronologique de l’histoire fondée sur la connaissance des grandes dates comme des grands hommes et revient, dans son enseignement de la géographie, à la mémorisation de l’emplacement des villes ou des pays, comme hier on enseignait la liste des fleuves et des départements. Surtout, monsieur Théophile [6] rétablit l’idée d’élitisme républicain, et par-là, les hiérarchies et émulations juvéniles : « Il a divisé la classe comme dans une équipe de foot. Il y a la rangée A, la rangée B, la rangée C et la rangée D. À chaque fois qu’il nous rend un contrôle, en fonction de nos notes, on change de rangée (…) Toute la classe veut aller dans la rangée A. Moi je ne l’ai jamais quittée »  [7].

11 Sans doute faut-il se garder de généralisations hâtives mais le succès de l’ouvrage (adapté en téléfilm sur une chaine publique) témoigne du succès ou, du moins, de la diffusion inattendue des thèses « conservatrices ». Et ce d’autant que, si le film de Jean-Paul Lilienfeld peut être plus extrême sur la forme, encore faut-il lui reconnaitre le mérite de vouloir (par une croisade certes discutable) sauver le plus grand nombre, alors que l’écrivain pour la jeunesse ne s’intéresse qu’au salut d’une seule minorité adolescente douée. Comme l’écrivait Dominique Comelli dans sa critique de l’ouvrage dans Nous Voulons Lire ! : « À l’heure où le débat politique porte sur les collèges, où les tentations sont fortes de sélectionner les élèves en abandonnant à leur sort ceux des milieux populaires, de revenir à la situation d’il y a trente ans, ce roman est un mauvais coup porté à tous ceux qui croient encore que tous les enfants sont éducables. »

12 Mais tous les enfants sont-ils encore éducables ?

Notes

  • [1]
    Mona Chollet, « Ils ne comprennent que la force », Le Monde diplomatique, 12 avril 2009 ((http:// blog. mondediplo. net/ 209-04-12-Ils-ne-comprennent-que-la-force),disponible aussi sur le site « Les mots sont importants » (http:// lmsi. net/ ).
  • [2]
    Cet enthousiasme ne devant pas être isolé, à en croire l’article de Mona Chollet.
  • [3]
    Brigitte Smadja, Il faut sauver Saïd, Paris, L’école des loisirs, 2003. L’histoire est celle du jeune Saïd, scolarisé dans un collège « sensible » et seul bon élève de sa classe avec son ami Antoine. Mais comment suivre une scolarité normale au milieu de sauvageons incultes fascinés par des « meutes » menées par des délinquants maghrébins ? Et si Antoine peut déménager et étudier tranquillement dans un bon collège, qui pourra sauver Saïd ?
  • [4]
    Ibid., p. 90.
  • [5]
    Brigitte Smadja à la place de l’enfant. Le Monde des Livres, 19 septembre 2003.
  • [6]
    Celui qui aime Dieu, mais le bon.
  • [7]
    Idem, p. 34.
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