Notes
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[1]
W. Iser, L’Acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique, Bruxelles, Mardaga, 1985 ; H. R. Jauss, Pour une Esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978 ; E. Umberto, Lector in fabula. Le rôle du lecteur ou la coopération interprétative dans les textes narratifs, Paris, Grasset, 1985.
-
[2]
Il n’est pas sans intérêt pour le propos qui nous occupe de donner le détail de chaque perspective. Suivre l’action : synopsis, intrigue et progression, enjeux, significations et portée de l’action. Évaluer les forces agissantes : inventaire des forces, modes de vision et manifestations textuelles, statut et dynamique des forces, effets du jeu des forces. Déceler la psychologie : champ affectif, thèmes psychologiques, mythologies-attitudes devant l’existence, significations et implications psychologiques du texte. Analyser la sociologie : champ socio-historique, le texte dans la société et l’histoire, significations socio-historiques. Dégager la structure : composition, séquences, organisation temporelle et logique, organisation thématique, implication des modes d’organisation. Identifier le style : normes et conventions, les choix d’écriture, style et enjeux du texte.
-
[3]
Français : 2e , 1re , Terminales. L’analyse des textes littéraires. C. Camelin, L. Delibes, J.-F. Di Meglio & A. Henry.
-
[4]
M. Descotes, CRDP Toulouse, 1989.
-
[5]
M. Picard, La Lecture comme jeu, Paris, Minuit, 1986.
-
[6]
V. Jouve, L’Effet-personnage dans le roman, Paris, Presses universitaires de France, 1992.
-
[7]
J.-A. Huynh, « L’écriture comme fondement d’une activité (critique) de lecture littéraire » Le Français aujourd’hui, n° 112, décembre 1995.
-
[8]
Comment parler des livres que l’on n’a pas lu ? Paris, Minuit, 2007.
-
[9]
Dérive sur laquelle différents documents publiés officiellement ont très vite attiré l’attention.
-
[10]
J.-A. Huynh, « Écriture d’invention et identité du sujet lecteur », dans A. Rouxel & G. Langlade (dir.), Le Sujet lecteur. Lecture subjective et enseignement de la littérature, Presses universitaires de Rouen, 2004.
-
[11]
Rapport J. Jordy : La Mise en œuvre du programme de français en classe de seconde, (n° 2003-079).
-
[12]
R. Debray, Vie et mort de l’image, Paris, Gallimard, 1992.
1 Le sujet lecteur a-t-il provoqué la disparition ou l’affaiblissement du lecteur critique en classe de français ? Les nouvelles modalités de lecture prescrites dans les années 1980-1990 ont-elles modifié sensiblement le rapport à la littérature fondé sur une lecture inspirée de la critique littéraire, dont procède l’explication de texte, sur une lecture dépendante des lectures critiques, savantes et autorisées de la littérature ? Cette lecture critique a-t-elle perdu de son crédit quand s’est imposée une lecture construite sur la réception personnelle et subjective des textes littéraires par l’élève ?
2 Nous faisons l’hypothèse que la primauté donnée au sujet lecteur, notion transposée didactiquement des théories de la réception et de la lecture [1] a eu des effets divers et durables sur le recours à la critique littéraire en classe pour faire parler ou éclairer les textes ; elle a transformé la configuration du champ critique de référence et provoqué son recul. Les enjeux de l’enseignement de la littérature s’en trouvent questionnés.
3 L’exploration de cette hypothèse traverse les débats, voire même les polémiques sur la lecture méthodique, puis analytique. Mais, dans cet article, elle s’effectue au nom du droit d’inventaire pour aller de l’avant et non dans une posture de déploration, de repentance ou de visée passéiste. Il s’agit bien ici, de chercher à comprendre comment, pourquoi et avec quelles conséquences s’est opérée une mutation ou une réorientation des pratiques textuelles littéraires en classe sous l’effet du choix institutionnel de déplacer le centre de la lecture du texte au sujet-élève qui lit. Soulignons par ailleurs le brouillage toujours possible du propos, car la lecture comme la critique posent toutes les deux la question du rapport au texte et le survol d’un vaste sujet.
Années 1980, une époque charnière pour la lecture critique
4 Pour engager la réflexion, nous citons trois démarches de lecture des textes littéraires qui attestent du passage à des orientations différentes de l’enseignement de la littérature dans les années 1980. Dans ce changement semble se jouer la modification du statut et du rôle de la critique littéraire dans la lecture des textes en classe de français. Ces trois démarches, qui ont eu une audience certaine, montrent concrètement les points saillants des choix qui sont faits et les déplacements qu’ils entrainent.
5 La première est la démarche préconisée par M.-P. Schmitt et A. Viala dans Faire Lire en 1979 (Paris, Didier) à partir de « fiches de lecture » qui sont reprises et clarifiées dans Savoir-lire en 1982 (Paris, Didier). Elle s’inscrit dans une démarche de lecture plurielle : « une lecture critique ne peut être que plurielle », c’est-à-dire qu’elle consiste à considérer un texte depuis plusieurs « points de vue, à l’envisager selon diverses perspectives. » Les perspectives sont au nombre de six, « constantes pour tous les textes » : suivre l’action ; évaluer les forces agissantes ; déceler la psychologie ; analyser la sociologie ; dégager la structure ; identifier le style [2] et en conclusion confronter diverses perspectives de lecture.
6 Cette dernière phase « doit être une confrontation du texte lui-même et du lecteur, muni de ses savoirs et des éléments qu’il a acquis par sa lecture », elle aboutit à un « jugement critique […] charnière entre l’objectivité (des démarches) et le choix personnel de chaque lecteur, forcément subjectif », quand il y a interprétations divergentes ou concurrentes.
7 La seconde démarche est proposée dans un ouvrage de 1986 dans la collection « Jokers » chez Bordas [3]. Il s’agit d’une « grille de lecture » qui suit un développement détaillé à valeur définitoire de « la lecture méthodique » qui s’est substituée à l’explication de textes pour l’épreuve orale de français au baccalauréat (BO du 7 juillet 1983) :
1) Aspect du texte – 2) Personnages : locuteur, interlocuteur, troisième personne, relations entre ces personnages – 3) Cadre spatio-temporel : espace, temps – 4) Syntaxe : disposition syntaxique, modes, particularités, textes en vers – 5) Insistances du texte : répétitions, champs lexicaux, comparaisons et métaphores – 6) Convergences des parcours : structure, lignes de force.
9 La grille est accompagnée de consignes qui demandent essentiellement des relevés, des observations de fréquence et de distribution de termes. Il est précisé pour la dernière partie que les relevés doivent s’accompagner de formulation d’hypothèses qui seront confirmées ou non comme lignes de force.
10 La troisième est exposée dans La Lecture méthodique de M. Descotes (CRDP Toulouse, 1989). Nous retenons ici seulement deux domaines caractéristiques de cette démarche que nous combinons : élaboration d’une stratégie (A) et processus sémiotique (B) :
(1) Situation-contrat : ébauche d’un projet et d’une stratégie de lecture (A) ; premières hypothèses de sens (B) – (2) Représentations sur le Texte et le Contexte et identification du texte (A) ; premières déterminations de sens (B) – (3) Détermination d’une stratégie de lecture – Choix des instruments d’analyse pour repérage d’indices : pertinents quel que soit le genre ou spécifiques (A) ; Hypothèses centrales de sens à partir du signifiant (B) – (4) Sélection des hypothèses en fonction du Projet de lecture (A) ; reprise des hypothèses de sens : une interprétation particulière (B) – (5) Bilan : pratiques d’évaluation et analyse de la démarche suivie (A) ; retour à la complexité du sens du texte (B).
12 Il est aisé de reconnaitre dans la première démarche la transposition didactique de différents courants critiques : structuraliste, sémiotique, sociologique, psychanalytique… dans la deuxième de constater l’importance prise par les faits de langue et la linguistique dans l’étude des textes littéraires avec les relevés à l’appui et, dans la troisième, de repérer l’importance prise par le lecteur avec la notion de projet de lecture et le sens qu’il construit au moyen d’hypothèses et de prises d’indices.
13 L’enseignement de la lecture et de la littérature dans les années 1970 semble globalement caractérisé par la mise en valeur de la pluralité des lectures possibles d’un texte (héritage de R. Barthes) et corollairement, par la mise en œuvre de nombreuses théories critiques pour étudier et interpréter le texte littéraire. Les approches critiques (professionnelles, fondées sur des recherches) apparaissent alors constitutives de la littérature elle-même. Puis des choix s’opèrent, sous l’effet de multiples facteurs, qui modifient ou distendent ce lien entre littérature enseignée et critique littéraire.
Construction de l’élève sujet lecteur : primauté des théories de la réception et du lecteur
14 La lecture méthodique et l’importance accordée à l’élève lecteur, destinataire des textes et des œuvres, s’appuient sur les théories de la réception. Cette nouvelle modalité de lecture est prescrite pour l’oral du baccalauréat en 1983 et précisée dans les programmes de 1987 pour le lycée (BO du 5 février 1987). De nouvelles orientations modifient le rapport au texte littéraire en privilégiant des théories critiques qui mettent en avant le rôle essentiel du lecteur dans l’élaboration du sens.
15 Parmi les nouvelles approches du phénomène littéraire, il en est une qui mérite une attention particulière, car elle ouvre des perspectives fécondes pour la lecture méthodique ; il s’agit de l’ « esthétique de la réception » inaugurée dans les années 1970 par H.-R. Jauss, un des chefs de file de l’ « école de Constance » avec W. Iser. [citation de la quatrième de couverture de L’Acte de lecture d’Iser…] Le propos est clair et on peut le mettre d’ores et déjà en relation avec les propositions sur la lecture méthodique des IO de seconde. Les mêmes points de vue figurent dans plusieurs œuvres du sémioticien U. Eco [4].
16 Dans le même temps, de nouvelles théories scientifiques concernant les processus de lecture, essentiellement psychocognitivistes, apparaissent et se conjuguent aux théories littéraires de la réception pour conforter le choix d’un renouvellement nécessaire des modes d’approche des textes en classe. Par ailleurs, les sciences de l’éducation agissent sur la réflexion pédagogique des années 1970-1980, en postulant l’élève en tant que personne, sujet apprenant, pensant, éprouvant des sentiments.
17 L’élève de lycée, lecteur critique, devient sujet lecteur, auteur et acteur de la construction du sens des textes à partir de sa « réception », et à travers elle. L’accent est mis, dans la transposition didactique, sur les réactions à la lecture ou les impressions de lecture, sur la lecture comme expérience personnelle, sur les mécanismes de la lecture et le processus spécifique qui règle la relation entre le lecteur-élève et le texte littéraire : les représentations, l’anticipation, l’élaboration et la validation des hypothèses de sens, le prélèvement des indices.
18 Dans les années 1990, la théorie du lecteur, des « instances lectrices » construite par Michel Picard poursuit l’exploration du rôle du lecteur dans la lecture :
« la lecture littéraire correspondrait donc, pour un lecteur donné (…) à l’exploitation maximale de l’aire transitionnelle dans les limites de laquelle ce lecteur s’édifie comme sujet, grâce aux activités conjointes et dialectiques de ce qu’on a proposé d’appeler le liseur, le lu, le lectant » [5].
20 Cette théorie reprise par V. Jouve [6] dégage des postures en jeu dans la lecture et insiste sur l’identité du lecteur qui implique la singularité de toute lecture. Le sujet lecteur est établi, « réel ». La lecture subjective est légitimée, valorisée.
21 Le passage de la lecture méthodique à la lecture analytique au collège, lors de la réforme de 1996, puis au lycée n’a pas modifié fondamentalement les choix théoriques de référence. Les deux modes de lecture restent proches dans leur définition, et l’importance du sujet lecteur demeure. La lecture analytique doit permettre d’infléchir des dérives dans les pratiques et dans les manuels. L’écart entre les prescriptions officielles et leur mise en application s’est parfois creusé jusqu’à la caricature.
Les théories du lecteur cautionnent paradoxalement les théories du texte, linguistiques et sémiotiques, « scientifiques » et « transparentes »
22 Quelques hypothèses rapidement exposées ici pour expliquer cette alliance paradoxale, cette « sélection » implicite des théories du texte :
- elles fournissent des « outils », aisément didactisables qui permettent l’autonomie et la méthode dans le rapport au texte du lecteur singulier et actif postulé par les choix institutionnels ;
- elles sont déjà, pour l’essentiel, dans le champ de la critique littéraire mobilisée en classe. Elles sont garantes d’une certaine « scientificité », nécessaires pour dépasser l’impressionnisme ;
- exigeant peu de connaissances en dehors des outils, elles conjurent le spectre de la connivence culturelle ;
- elles n’apparaissent pas comme des médiations au texte ; les outils proposés (faits de langue, schémas narratifs…) sont « transparents », neutres, formels, systémiques et vierges de toute lecture préalable ;
- elles permettent de faire écrire, favorisent ainsi l’expression de soi. Les outils de lecture sont réversibles : l’étude du fonctionnement du texte donne des clés pour écrire soi-même. Mode singulier de l’appropriation subjective de la littérature, l’écriture s’apparente à une approche critique du littéraire [7].
24 Quelque ambigüité, une certaine technicité mais aussi des instruments et des atouts pour la formation du sujet lecteur postulé.
Sujet lecteur et exclusion du tiers critique qui s’interpose entre le lecteur et le texte
25 Le recul de la lecture critique en général causé par les théories de la réception, selon notre hypothèse de départ, est particulièrement sensible dans le champ de la critique subjective.
26 Le discours critique fait figure de discours écran, de discours qui s’immisce entre le lecteur et le texte et fait obstacle à une relation personnelle et singulière entre eux. Derrière une critique, il y a un homme ou un groupe d’hommes qui manifestent leur propre rapport au texte et qui peuvent se substituer à l’expérience sensible du lecteur. Paradoxalement, tout le courant de la critique thématique (Jean-Pierre Richard, Georges Poulet…), qui a toujours revendiqué la subjectivité du lecteur et l’a même érigée en règle, n’est plus que rarement convoqué. Cette critique construit une figure du Sujet Lecteur autorisé, légitimé, mais qui risque d’intervenir en tiers inopportun dans la lecture de l’élève. On saisit bien l’enjeu de refuser ou d’exclure le discours du tiers quand Oscar Wilde – cité dans le récent livre de Pierre Bayard, parle de la critique comme de « la seule forme admissible de l’autobiographie » [8].
27 Par ailleurs, l’expérience sensible du critique peut difficilement servir de modèle à l’élève car souvent exprimée avec passion, érudition, brio. Cette critique propose rarement des outils d’analyse des textes identifiables et transférables. L’élève peut citer le discours du critique, le convoquer pour enrichir sa lecture mais sans pouvoir lui emprunter seulement des instruments de lecture, il court le risque du psittacisme. L’exemple de la critique thématique de Jean Rousset est significatif à cet égard : elle connait un grand succès quand elle propose une « grille » ou une sorte de méthode pour lire efficacement les « scènes de rencontres » célèbres et diverses dans la littérature. Cette grille aide à voir comment elles « fonctionnent » et à les comprendre. Elle permet également d’en écrire.
28 La critique psychanalytique, la psychocritique relèvent, elles aussi, des mêmes inconvénients ou des mêmes risques dans la perspective de la primauté accordée au sujet lecteur. De même, les outils d’analyse sont difficilement isolables et appropriables par les élèves. Et les critiques historiques, souvent marxistes dans les années 1970, ne sont-elles pas également mises à l’écart en raison de l’idéologie revendiquée qui les fonde ou les traverse ?
29 Le soupçon qui pèse sur la subjectivité assumée de certains critiques pouvant se substituer à celle du lecteur atteint dans le même mouvement, un certain nombre d’apports « critiques » extérieurs au texte. Le discours critique manifeste est en quelque sorte assimilé à une glose qui fait obstacle à une relation directe au texte. L’histoire littéraire, les éléments de contextualisation passent au second plan ou sont progressivement négligés [9]. Étrangement, cette dimension historique de l’œuvre – rétablie maintenant dans son importance, est quasiment éliminée dans la transposition didactique des théories de la réception elles-mêmes, et en particulier L’Esthétique de la réception de H.-R. Jauss. En effet, il n’est pas ou peu fait mention des lecteurs successifs d’une œuvre, des réceptions de l’œuvre à des époques différentes, autre dimension essentielle qui fait tout l’intérêt de la théorie de H. R. Jauss. Cette transposition tronquée dévoile bien le processus de choix et d’exclusion qui est à l’œuvre.
30 Les discours critiques qui risquent d’altérer l’approche personnelle de l’œuvre sont écartés selon une logique implicite mais cohérente avec ce qui est privilégié pour la lecture scolaire. La notion même de critique apparait incompatible, voire en conflit avec la théorie du sujet lecteur et de l’acte de lecture.
Lecture subjective et critique : de quelques conditions pour un sujet critique
31 Sans importance donnée au discours critique externe, savant ou professionnel, qui la constitue comme objet, la littérature peut-elle demeurer une discipline d’enseignement ? La littérature est-elle la somme des lectures de ses lecteurs ? Peut-on rééquilibrer et articuler mieux deux perspectives essentielles à la formation du lecteur, la subjectivité et la distance critique ? Paradoxalement, il parait d’abord nécessaire de renforcer la place du Sujet dans la lecture et d’approfondir le lien entre identité du lecteur et construction du sens. En effet, les impressions produites, les effets du texte, sa visée peuvent-ils suffire à la prise en compte du récepteur du texte ?
32 Les théories du lecteur sont un référent théorique fort qui a plutôt servi de cadre général ou de substrat à des pratiques professionnelles confrontées aux difficultés ou au refus de lecture des adolescents. Elles n’ont pas valorisé la dimension référentielle de la littérature, l’approche identificatoire, le rapport axiologique aux textes littéraires. Elles ne se sont pas traduites dans des démarches didactiques identifiables et des instruments ad hoc pour construire l’élève comme sujet de sa lecture. Faute sans doute d’une clarification ou d’une définition des attentes : lecteur universel, lecteur « modèle » programmé par le texte, lecteur singulier avec ses valeurs affective, sociale, éthique.
33 Les défis lecture, les cafés littéraires, les débats sur des lectures – autant de dispositifs qui permettent l’expression de réactions psychoaffectives, d’opinions, de jugements de valeurs personnels mais raisonnés, argumentés sur preuves textuelles – ont-ils trouvé leur juste place dans les pratiques ?
34 L’écriture, d’invention ou créative, est également un lieu privilégié de l’expression de soi mais aussi de la construction de lectures subjectives et singulières de la littérature [10]. L’identité individuelle et collective du lecteur s’y découvre et s’y développe. Mais cette fonction de l’écriture, au service des émotions, des sentiments, des pensées, via la littérature, n’est pas valorisée et peu théorisée. Est-ce parce qu’au fond le sujet lecteur dérange, ou s’il intéresse, ses lectures sont difficiles à apprécier, délicates à scolariser ?
35 La place à donner effectivement au lecteur critique en classe qui n’est pas antinomique du sujet lecteur mérite d’être interrogée. L’élève lit, juge et interprète ; il critique. Mais comment ? Sa lecture est-elle étayée, nourrie par des discours critiques extérieurs à lui ? À quelles conditions, le sujet critique peut-il actuellement se construire en classe ?
36 Pour que le sujet lecteur devienne critique, il faudrait d’abord lui faire prendre conscience de cette posture de critique et des médiations transparentes qui caractérisent l’approche des textes dans les manuels. Répondre à des questions organisées en « situation d’énonciation », « formes de discours », « visée » peut-il être naturellement perçu comme relevant d’une approche critique ? Comment un élève peut-il comprendre que, quand il repère des marques d’un genre littéraire, il réfléchit à un dispositif de communication spécifique à une époque, à un auteur ? Les « procédés » repérés doivent servir la construction du sens mais ils devraient trouver sens également parce qu’ils sont référés explicitement à de grands courants critiques, du moins à un certain niveau de classe. Les savoirs critiques implicites, « naturalisés » masquent l’orientation qui est privilégiée dans les approches des textes et, de ce fait, la nature de la compréhension qu’elles induisent.
37 Le sujet lecteur entre dans le champ de la critique quand il construit sa lecture dans la confrontation aux lectures de l’Autre, celle de ses pairs, des lecteurs au fil de l’histoire, des auteurs, des critiques. La première est accessible au sein de la classe, mais à la condition que l’analyse permette et autorise les approches divergentes des textes. Les autres sont généralement proposées de manière aléatoire ou occultées. Les théories de la réception sont liées à la sociologie de la lecture, mais que font les pratiques des lectures successives d’une œuvre ? Est-il fréquent de proposer aux élèves d’entrer dans la lecture d’une œuvre par ses différentes réceptions pour leur donner conscience de ce qui spécifie et date la lecture qu’ils en font ? Comment les élèves d’aujourd’hui lisent-ils L’Étranger de Camus ? Comment la théorie de l’absurde est-elle intégrée à la lecture ? Et faut-il qu’elle le soit, en quatrième, en seconde ?
38 La réponse est conditionnée par une réflexion sur les finalités assignées à l’enseignement de la littérature et à son statut. Sont-ils les mêmes au fil du cursus scolaire et universitaire ? La construction d’une culture commune et des humanités doit-elle être première et les savoirs littéraires et critiques venir après ? Ou faut-il tout mener de front à des degrés différents ? De la même manière, la maitrise de la langue, les notions linguistiques doivent-elles suppléer l’enseignement du littéraire dans la lecture des textes au collège ? La mise en place du socle commun de compétences et de connaissances devrait permettre de mieux distinguer les priorités.
39 Si l’on opte pour une progression allant de la lecture de la littérature à un enseignement de la littérature (qui ne se charge pas de tout ce qui est enseigné dans la classe de français), les discours critiques en général devraient retrouver une place justifiée par la formation du lecteur attendu. Pour nourrir et structurer ses jugements critiques personnels le sujet lecteur a besoin, outre des éléments de contextualisation, de connaitre des points de vue informés, savants, éclairants sur une œuvre, et même des clés, des concepts qui la révèlent, ainsi par exemple la Stendhalie (J. Gracq), la transparence et l’obstacle pour Rousseau (J. Starobinski) ou la culture populaire et Rabelais (M. Bakhtine). Et cela non nécessairement dans un deuxième temps, après la construction d’une lecture personnelle, mais aussi avant et pendant cette élaboration du sens. Les apports des critiques peuvent aiguillonner et conforter une lecture subjective et non se substituer à elle. Tout dépend du rôle qu’on leur fait jouer, s’ils sont mis au service de la lecture de l’élève, non imposés, et non exigés dans des rapports aux textes évalués, avant un certain niveau de classe. Mais la question reste posée des façons de rendre les savoirs critiques accessibles aux élèves, matériellement et intellectuellement. Les nombreux documents numérisés offrent des voies possibles et des dispositifs sont à reprendre ou à imaginer pour le permettre : lire un texte à travers différentes approches critiques explicites dans leurs choix et leurs démarches, associer de manière sélective et pertinente texte choisi et perspective critique unique de manière à éclairer telle dimension du texte… On limiterait ainsi les lectures systématiques et modélisantes, formatées par la situation d’énonciation, la maitrise des discours, des genres et des registres et la narratologie, quel que soit le corpus retenu. Les programmes actuels permettent ces approches ciblées et diversifiées des textes littéraires [11].
40 La critique peut proposer des enjeux de réflexion récents sur les textes littéraires de nature à intéresser et interpeller l’élève et à ouvrir la lecture subjective aux problématiques du fait littéraire inscrit dans les recherches en sciences humaines. Ainsi la recherche de D. Maingueneau sur Le Discours littéraire (A. Colin, 2004) qui tente de dépasser l’opposition entre les théories du « texte » et les théories du « contexte » dont l’histoire littéraire ; ainsi la « médiologie » de R. Debray qui lie le sens de l’œuvre à ses modes de transmission et ses dispositifs matériels de communication :
« Il est toujours utile de corréler une forme littéraire avec l’état des transmissions matérielles. Pour la France, l’art épistolaire, de Madame de Sévigné à Marcel Jouhandeau, cela nait avec la poste et meurt avec le téléphone. Le roman-feuilleton, d’Eugène Sue à Simenon, cela nait avec le quotidien, se marie avec la rotative et périclite avec l’image-son. [12] »
42 Le sujet critique appelle un bilan des théories critiques des 20 dernières années et une réflexion sur les savoirs spécialisés et les outils de lecture nécessaires pour éviter que revienne l’impressionnisme qui a prévalu et pour renouveler le rapport au texte littéraire dans la perspective d’une approche active et attrayante parce que progressiste de l’enseignement de la littérature.
Mots-clés éditeurs : théories de la réception, didactique de la lecture, critique littéraire, lecture analytique, sujet lecteur, lecture méthodique
Mise en ligne 01/01/2010
https://doi.org/10.3917/lfa.160.0021Notes
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[1]
W. Iser, L’Acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique, Bruxelles, Mardaga, 1985 ; H. R. Jauss, Pour une Esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978 ; E. Umberto, Lector in fabula. Le rôle du lecteur ou la coopération interprétative dans les textes narratifs, Paris, Grasset, 1985.
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[2]
Il n’est pas sans intérêt pour le propos qui nous occupe de donner le détail de chaque perspective. Suivre l’action : synopsis, intrigue et progression, enjeux, significations et portée de l’action. Évaluer les forces agissantes : inventaire des forces, modes de vision et manifestations textuelles, statut et dynamique des forces, effets du jeu des forces. Déceler la psychologie : champ affectif, thèmes psychologiques, mythologies-attitudes devant l’existence, significations et implications psychologiques du texte. Analyser la sociologie : champ socio-historique, le texte dans la société et l’histoire, significations socio-historiques. Dégager la structure : composition, séquences, organisation temporelle et logique, organisation thématique, implication des modes d’organisation. Identifier le style : normes et conventions, les choix d’écriture, style et enjeux du texte.
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[3]
Français : 2e , 1re , Terminales. L’analyse des textes littéraires. C. Camelin, L. Delibes, J.-F. Di Meglio & A. Henry.
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[4]
M. Descotes, CRDP Toulouse, 1989.
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[5]
M. Picard, La Lecture comme jeu, Paris, Minuit, 1986.
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[6]
V. Jouve, L’Effet-personnage dans le roman, Paris, Presses universitaires de France, 1992.
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[7]
J.-A. Huynh, « L’écriture comme fondement d’une activité (critique) de lecture littéraire » Le Français aujourd’hui, n° 112, décembre 1995.
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[8]
Comment parler des livres que l’on n’a pas lu ? Paris, Minuit, 2007.
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[9]
Dérive sur laquelle différents documents publiés officiellement ont très vite attiré l’attention.
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[10]
J.-A. Huynh, « Écriture d’invention et identité du sujet lecteur », dans A. Rouxel & G. Langlade (dir.), Le Sujet lecteur. Lecture subjective et enseignement de la littérature, Presses universitaires de Rouen, 2004.
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[11]
Rapport J. Jordy : La Mise en œuvre du programme de français en classe de seconde, (n° 2003-079).
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[12]
R. Debray, Vie et mort de l’image, Paris, Gallimard, 1992.