Notes
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[1]
Dès 2002, D. Bucheton fait un « essai d’inventaire de quelques tensions nouvelles qui traversent la problématique “lire, comprendre, interpréter” à propos des nouveaux programmes de littérature au cycle 3. « Lire et interpréter sans expliquer », dans Littérature enseignée : Reconfigurations, Trema, n° 19, 2002, IUFM de Montpellier, pp. 67-76.
-
[2]
J’ai délibérément choisi de proposer peu de références bibliographiques. Pour chaque item, on en trouvera une ou deux, récentes, relevant spécifiquement du champ de la didactique de la littérature. Le lecteur trouvera dans les articles ou ouvrages cités toutes les informations bibliographiques nécessaires pour approfondir la question traitée.
-
[3]
Cf. J.-L. Dufays, L. Gemenne & D. Ledur (2005), Pour une lecture littéraire, Bruxelles, De Boeck, et particulièrement « La lecture littéraire : une notion plurielle », pp. 87-97.
-
[4]
On en veut pour preuve que l’excellente synthèse de N. Piégay-Gros (2002), Le Lecteur, Paris, Flammarion, ne propose pas ces termes dans le glossaire final.
-
[5]
Cf. F. Grosmann & C. Tauveron (1999), (dir.), Comprendre et interpréter les textes, Repères, n° 19.
-
[6]
Cf. A. Rouxel & G. Langlade (dir.) (2004), Le Sujet lecteur : Lecture subjective et enseignement de la littérature, Presses universitaires de Rennes.
-
[7]
La question est néanmoins posée par J.-C. Chabanne dans « Les évolutions récentes du français à l’école primaire : quels enjeux pour la formation, quels chantiers pour la recherche, en particulier en didactique de la littérature ? » op. cit., pp. 37-54. À la « compréhension-interprétation », l’auteur associe « deux modes de lecture » : « la lecture déchiffrement » et « la lecture philologique » ou « capacité à résoudre, même sommairement, les problèmes de signification en contexte » (p. 49).
-
[8]
Cf. K. Canvat (2005), « De l’enseignement à l’apprentissage de la littérature, ou des savoirs aux compétences » dans A. Brillant-Annequin & J.-F. Massol (dir.), Le Pari de la littérature : quelles littératures de l’école au lycée ?, CRDP de Grenoble.
-
[9]
Les références à ces documents seront données à la suite de la citation.
-
[10]
Ce qui ne signifie pas que les textes littéraires aient été absents de l’école.
-
[11]
J.-L. Chiss (2004), « Comprendre et interpréter : réflexions sur la lecture littéraire au cycle 3 » dans Observatoire national de la lecture, Nouveaux regards sur la lecture, Paris, CNDP – Savoir Livre.
-
[12]
C’est la liste des œuvres recommandées pour le cycle 3 (Ministère de l’Éducation nationale, Littérature (2), Paris, CNDP, 2004).
-
[13]
Dans Le Démon de la théorie, Paris, Seuil, (1998), coll. « Points », 2001, A. Compagnon oppose les dichotomies « qui visent à détruire (discréditer, éliminer) l’adversaire » aux concepts (p. 49).
-
[14]
Cf. Comment enseigner le français, Le Débat, n° 135, mai-aout 2005 et particulièrement l’article de M. Grange & M. Leroux : « La pédagogie sens dessus-dessous. Les programmes de français des collèges », pp. 22-36.
1 Le champ de l’enseignement de la littérature est traversé par un certain nombre de tensions à travers lesquelles il se construit. Ces tensions alimentent et nourrissent les débats et permettent l’articulation dialectique des concepts. Du point de vue de la recherche, elles sont nécessaires et productives. Pour autant, il est parfois difficile de les penser en termes pratiques, du point de vue des enseignants. Cet article propose donc dans un premier temps un relevé – nécessairement bref et donc nécessairement insatisfaisant – de quelques-unes des tensions didactiques les plus prégnantes à l’heure actuelle. Dans un deuxième temps, en prenant appui sur les programmes du cycle 3 de l’école primaire, il tente d’en repérer certaines dans le discours institutionnel et évoque les problèmes de mise en œuvre consécutifs [1].
Tensions didactiques [2] 2
2 On peut poser qu’elles s’articulent autour de deux pôles : celui du lecteur et celui de l’élève, en d’autres termes, qu’elles ressortissent à deux champs, celui de la littérature et celui de l’enseignement. Eu égard au fait qu’on observera ensuite leur devenir sur des textes relevant de l’école primaire, on s’attardera sur celles qui peuvent paraitre les plus productives dans cette perspective.
La lecture littéraire
3 Une des questions actuellement les plus prégnantes est celle de la définition ou de la clarification de la notion de « lecture littéraire » [3] que l’on peut, dans un premier temps, penser plutôt du côté du texte ou plutôt du côté du lecteur. La conception la plus répandue, quoique certainement la moins explicite, parce qu’elle se conçoit elle-même comme relevant d’une évidence, pose que la lecture littéraire n’est ni plus ni moins que la lecture de textes littéraires. C’est donc la nature du texte qui induit l’activité du lecteur. Cette conception pose de manière aigüe la question de la littérarité. Néanmoins, elle ne la pose pas à l’enseignant – et singulièrement au « professeur de lettres » – pour lequel « la littérature » – ou plutôt la littérature à enseigner ou à transmettre – constitue de fait un corpus relativement stable, ne serait-ce que parce qu’il est socialement et institutionnellement défini par cet objet.
4 Mais la question de la « lecture littéraire » peut se déplacer du pôle du texte au pôle du lecteur, de l’activité mise en œuvre. Induite, d’une part, par l’aporie à laquelle semble conduire toute tentative de formalisation de la littérarité et, d’autre part, par les travaux des théoriciens de la réception, ce déplacement vers le lecteur conduit de nouveau à une forme de tension entre une « lecture littéraire » pensée comme distanciation ou comme participation. La première pose l’activité comme suspension de la valeur anecdotique du texte, mise en exergue de ses dimensions archétypales et/ ou symboliques, activation de sa dimension polysémique. La seconde valorise au contraire l’illusion référentielle et l’implication psycho-affective. La première relève plutôt de pratiques spécialisées, la seconde de pratiques sociales. On peut aussi parler d’opposition entre une lecture « experte » et une lecture « naïve » ou encore de « distanciation critique » et de « lecture d’adhésion ». Traditionnellement, la lecture experte ou distanciée est posée comme l’objectif à atteindre à l’issue de l’enseignement secondaire, la seconde n’étant qu’une sorte de préalable ou d’à côté, relevant plus du privé ou du personnel que du scolaire.
Compréhension et interprétation
5 Cette problématisation de la « lecture littéraire » n’est pas sans lien avec une autre tension portant sur les questions de la compréhension et de l’interprétation. Pourtant cette dernière est moins productive dans le champ littéraire [4] que dans le champ didactique [5]. Il semble en effet que l’interprétation relève pour nombre de théoriciens de la réception d’un processus postérieur et supérieur à la compréhension, d’un second degré qui suppose toujours un premier degré antérieur et inférieur, voire même inconscient et automatisé. Dans cette perspective, il revient logiquement à l’école primaire d’enseigner la compréhension, charge au secondaire d’enseigner l’interprétation. On peut considérer que c’était là le discours institutionnel jusqu’en 2002. Mais si l’on interroge ce postulat, l’interprétation peut devenir une composante de la compréhension dont elle ne se distingue qu’au regard du territoire accordé (l’interprétation serait du côté du sens global et des enjeux symboliques du texte tandis que la compréhension ne porterait que sur des phénomènes plus circonscrits ou sur le sens littéral) ; ou encore affirmer que comprendre c’est interpréter et/ou inversement. Dès lors, apprendre à comprendre et apprendre à interpréter ne peuvent se mener successivement et il convient d’enseigner l’interprétation à l’école primaire.
Droits du texte et droits du lecteur
6 Cette tension entre la compréhension et l’interprétation trouve une autre actualisation dans une autre tension, celle qui oppose et/ou associe « droits du texte » et « droits du lecteur ». Dès lors que la littérature n’est plus considérée uniquement comme un corpus mais qu’elle doit intégrer le lecteur en ce qu’il actualise le texte, il semble que les lectures soient toujours le résultat d’un compromis entre contrainte (du texte) et liberté (du lecteur). Les textes ne sont pas tous équivalents du point de vue de la contrainte et les lecteurs ne se saisissent pas tous identiquement de la liberté qui est la leur. C’est une des tensions les plus intéressantes pour la didactique de la littérature, la question devenant celle de l’apprentissage du compromis dont résulte la signification, compromis difficile à enseigner puisque toujours singulier au regard de la singularité du texte et de celle du lecteur [6].
7 Toutes ces questions, que propose la théorie littéraire au champ didactique, n’épuisent cependant pas les tensions.
Apprentissage de la lecture et lecture littéraire
8 L’une d’entre elle relève plus spécifiquement du premier degré, même si elle affecte aussi le collège. Il s’agit de la tension entre apprentissage de la lecture et lecture littéraire. Il est remarquable de constater à quel point cette question est tout à la fois cruciale chez les enseignants et pratiquement absente des débats théoriques [7]. L’explication tient sans doute à ce que les didacticiens de la littérature posent une forme de compétence minimale de lecture minimale comme acquise ou ne ressortissant pas de leur problématique. Si, de fait, cette question a pu être théoriquement écartée tant que les élèves-lecteurs étaient des collégiens ou lycéens, l’introduction de la littérature à l’école primaire oblige à la poser ouvertement, au grand bénéfice des enseignants de collège pour lesquels elle est aussi une véritable question pratique.
Savoirs et compétences
9 Enfin, se pose la question des objectifs ou des finalités de cet enseignement qui, ayant historiquement perdu la préséance longtemps accordée aux humanités, a perdu aussi de son évidence. Dans le même temps, la centration sur l’élève amène à penser l’enseignement en termes d’apprentissage. Si l’on s’accorde à penser qu’il faut encore et malgré tout enseigner la littérature, peut-on l’apprendre ? En d’autres termes, cette discipline, peut-elle se décliner en termes de savoirs et de compétences [8] ? On peut, sans trop de difficulté, lister un certain nombre de savoirs ressortissant à l’histoire littéraire ou aux formes. Mais, s’ils ne sont pas intégrés, en lien avec une situation réelle de réception ou de production, ou plus probablement encore en lien avec un ensemble de situations, ces savoirs sont totalement inopérants et inutiles et leur enseignement semble même accélérer le processus de dépréciation de la littérature. Penser en termes de compétences oblige à penser la situation dans laquelle elles s’exercent, l’action mise en œuvre. Passer des savoirs aux compétences, c’est passer des objets aux activités, aux pratiques. Mais lesquelles ? lecture-plaisir, lecture cursive, lecture analytique, lecture littéraire… commentaire, glose, paraphrase, débat… ?
10 La présentation rapide de ces questions n’est pas sans poser problème. Les résumer en quelques lignes conduit inévitablement à passer sous silence toutes les nuances et à caricaturer parfois des positions qui sont toujours plus subtiles. Leur présentation successive semble aussi laisser penser que toutes ces questions sont indépendantes. Or il n’en est rien, bien au contraire : la question des compétences dépend du statut accordé à la notion de lecture littéraire qui elle-même s’appuie sur une représentation de l’interprétation. Il serait possible aussi d’élargir encore les dichotomies productives : auteur/lecteur ; littérature patrimoniale/littérature contemporaine ; lecture scolaire/lecture privée ; sujet-lecteur/sujet scolaire…
11 Pour autant, il apparait que ces tensions sont les outils conceptuels de la didactique de la littérature. Il apparait aussi que lorsque celle-ci se donne comme objet, non plus seulement de se penser mais aussi de devenir une force de proposition à l’institution ou aux enseignants, la réponse est souvent dans une sorte d’entredeux.
12 J.-L. Dufays, lorsqu’il essaie de clarifier les conceptions diverses de la notion de « lecture littéraire », avance en finale une conception de celle-ci comme « va-et-vient dialectique », qui « intègre la « lecture savante » et « la lecture ordinaire » dans une même activité », qui devient « le lieu possible d’une « reliance » certes conflictuelle, mais opératoire entre différents éléments et valeurs de la discipline » français » (Ibid. : 94).
13 C. Tauveron, après avoir exposé les conceptions différentes de la compréhension et de l’interprétation, propose quant à elle une « synthèse à usage didactique : un rapport dialectique » (Ibid. : 17). De même, elle prône des pratiques qui « garanti [ssent] simultanément les droits du texte et les droits du lecteur empirique » (Ibid. : 257). J.-C. Chabanne, après avoir posé l’existence d’une lecture-déchiffrement et d’une lecture « philologique » à côté de la lecture littéraire, énonce la nécessité pour l’enseignant de « conduire concrètement tout cela ensemble » (Ibid. : 49).
14 La didactique finit par créer un lexique spécifique dans lequel il appartient en dernier lieu à un mot composé de tenter l’unification sémantique de la tension : on parle ainsi de « sujet-lecteur », de « lecture-compréhension », de « compréhension/interprétation », « d’enseignement/ apprentissage » comme on parle ailleurs du « dire-lire-écrire ». L’usage proliférant de ces syntagmes me semble la marque la plus évidente d’une volonté d’articuler de manière systémique des objets ou des concepts, voire de réinscrire dans la langue les évidences que l’enseignement semble finir par oublier (il n’y a pas de lecteur sans sujet, il n’y a pas de lecture sans compréhension).
Textes officiels
15 Les programmes de 2002 relatifs à l’enseignement primaire ont posé la littérature au cycle 3 comme discipline majeure. Dans l’ensemble du système scolaire, ces programmes sont, à l’heure actuelle, les textes les plus récents concernant l’enseignement de la littérature. C’est la raison pour laquelle je travaillerai en priorité sur les documents d’application Littérature au cycle 3, parus en aout 2002 et le chapitre « Lire des œuvres littéraires » tiré des documents d’accompagnement Lire et écrire au cycle 3, parus en octobre 2003 [9]. De publication récente, ces documents sont les plus susceptibles d’intégrer les avancées de la recherche. D’autre part, ils s’adressent à des enseignants non spécialistes et pour lesquels, en 2002, la littérature comme discipline relève proprement de l’impensé [10]. À ce titre, on peut considérer que le discours pourrait – devrait ? – se caractériser par des choix, des réponses claires aux questions que posent la recherche et, accessoirement, l’enseignant. Étant entendu que les questions sont rarement les mêmes et que « réponse claire » ne signifie bien évidemment ni simplification abusive, ni imposition d’un quelconque diktat théorique, didactique ou pratique.
Savoirs et compétences
16 Eu égard aux tensions épistémologiques listées, c’est celle qui oppose savoirs et compétences qui semble trouver sa réponse la plus claire :
« La lecture des textes littéraires doit rester une activité de lecture, attentive et intelligente certes, mais dans laquelle la réflexion ne débouche jamais sur la construction de catégories d’analyse qui, à cet âge, ne pourraient être que des approximations erronées. » (Litt, p. 9).
18 Le texte de 2003 est encore plus explicite :
« Il est clair qu’il ne s’agit pas d’enseigner des savoirs sur la littérature. » (Lire, p. 26).
20 Si l’on considère de plus que le programme et les documents d’accompagnement ne listent jamais que des compétences à construire, il apparait que les documents officiels ont fait des choix drastiques et clairs ici.
La lecture littéraire
21 Ce n’est pas toujours le cas. Le terme de « lecture littéraire » renvoie à des acceptions différentes comme en témoigne cet extrait :
« À l’école primaire, il ne s’agit en aucune façon de proposer une initiation à la lecture littéraire qui passerait par une explication formelle des processus narratifs ou stylistiques. […] À l’école primaire, la littérature est simplement considérée comme un ensemble de textes dont la qualité littéraire ne fait aucun doute. » (Litt, p. 6).
23 La « lecture littéraire » y est, d’une part, une pratique scolaire que l’on peut de manière théorique associer à une lecture distanciée. Dans le même temps, du fait de la reprise de « la lecture littéraire » par « la littérature » il semble que le syntagme signifie « lecture de textes littéraires ». De fait, c’est cette acception qui semble la plus fréquente.
24 Le chapitre « lire des œuvres littéraires » dans Lire et écrire au cycle 3 s’ouvre sur une citation des programmes proposée comme définition de la lecture littéraire. Celle-ci s’articule autour des deux points évoqués : d’une part, « donner à chaque élève un répertoire de références » de sorte que se construise « une culture commune susceptible d’être partagée » ; d’autre part, le texte évoque les modalités pédagogiques : « lectures à haute voix, lectures silencieuses […] échanges et débats » (p. 26). Si l’on se réfère aux tensions relatives à la notion de lecture littéraire dans le champ didactique, on voit comment l’acception « lecture de textes posés comme relevant de la littérature » dont se satisfont peu les didacticiens est de fait celle qui est première. Par ailleurs, on voit comment la lecture littéraire, pensée du côté du lecteur, réfère moins à la lecture distanciée qu’à une pratique scolaire qui lui est associée pour mieux la rejeter ; celle-là même que les termes « explication de textes », « décortication » ou « formalisme » connotent péjorativement. De fait, il semble que la posture impliquée soit privilégiée par les textes puisqu’au « formalisme », on oppose « l’implication personnelle » et « la recherche du “sens pour soi” qu’il faut valoriser » (p. 26) ou encore à « la lecture aride », on oppose « le plaisir de lire » (p. 30). Pour autant, c’est bien la lecture distanciée qui surgit sous le syntagme de « lecture interprétative », seule susceptible de permettre au lecteur « de ne pas se laisser tromper par les ruses du texte » (p. 27). Eu égard aux conceptions de la « lecture littéraire », les textes semblent ne pas trancher et, implicitement, proposent une diversité de pratiques de lecture. Eu égard au public auquel ils s’adressent, l’implicite n’est pas forcément la meilleure stratégie ! Cette indécision ne peut, de mon point de vue, se confondre avec le « va-et-vient » dialectique proposé par J.-L. Dufays, sauf à considérer que c’est à l’enseignement de construire non seulement la pratique – ce qui est bien de son ressort – mais aussi le concept – ce qui l’est moins.
Compréhension et interprétation
25 Les choses sont encore moins claires quand on interroge le couple « compréhension/interprétation ». J.-L. Chiss avait déjà pointé l’inflation du terme « interprétation » dans ces textes [11]. Je me contenterai donc de montrer comment la manière dont ce couplage se présente ne peut qu’occasionner de la confusion. Les deux termes sont fréquents. Rappelons-nous d’abord que pour un enseignant de cycle 3, le terme « compréhension » est parfaitement familier au contraire du second. Disons tout net qu’ils ne sont jamais définis, ni en extension, ni par contraste, et que le recours au contexte ne permet guère plus de les comprendre. Il semble parfois que la compréhension précède l’interprétation :
« [L] es rencontres avec les œuvres passent par des lectures à haute voix (du maitre ou des élèves) comme par des lectures silencieuses. Elles permettent d’affermir la compréhension de textes complexes sans pour autant s’enfermer dans des explications formelles difficilement accessibles à cet âge. Elles se poursuivent par des échanges et des débats sur les interrogations suscitées et donnent par là l’occasion d’éprouver les contraintes et les libertés de toute interprétation. » (Lire, p. 26).
27 Mais ailleurs, dans la liste des dispositifs pédagogiques susceptibles d’aider l’élève à lire une œuvre longue ou complexe, on trouve :
« Comprendre et interpréter le texte (confronter le produit de sa lecture à celui des autres, situer et interpréter les points de résistance du texte, ses ambigüités, argumenter et justifier ses choix…). » (Lire, p. 26).
29 Il est difficile de savoir si les deux termes sont synonymes ou complémentaires, et surtout de savoir si la parenthèse explicative renvoie au second terme ou au couple « comprendre et interpréter ». D’autant que toujours dans la même rubrique des dispositifs pédagogiques, on trouve les « débats interprétatifs » relatifs aux « zones d’ombre qui peuvent constituer des obstacles à la compréhension et générer des interprétations diverses ». (Lire, p. 28).
30 Enfin, au chapitre de l’évaluation, il est rappelé que « la lecture littéraire […] propose des textes toujours singuliers dont la compréhension et l’interprétation font appel à de multiples savoirs et savoir-faire en interaction » (p. 36).
31 Si le spécialiste de ces questions perçoit assez clairement la signification qui s’en dégage, il est probable que l’enseignant de cycle 3 ait quelques difficultés à appréhender les objets. Si l’on pose que les rédacteurs de ces textes les ont choisis à bon escient, quelle est la différence entre « comprendre » et « interpréter » ? Quelles activités permettent la compréhension, et lesquelles l’interprétation ? Voici les questions qui émergent. Et pour ceux d’entre eux qui cherchent à coller au plus près des textes, les débats interprétatifs prolifèrent dans les fiches de préparation mais leur mise en œuvre ne relève ni plus ni moins d’un questionnement magistral ou encore d’une tentative de faire vivre un débat dans lequel le texte n’est que rarement « l’objet de débats », mais où le livre devient un réservoir de « sujets de débats ».
Conclusion
32 On trouverait encore dans ces documents matière à questionner d’autres tensions évoquées plus haut et souvent tout aussi difficilement articulées. Par exemple, celle de l’apprentissage de la lecture vs l’apprentissage de la lecture littéraire semble se résoudre dans l’invention des « ateliers de lecture », invention bien problématique à mettre en place par les enseignants.
Concepts et pratiques
33 Mais les trois exemples traités suffisent à pointer les problèmes et proposer une explication. On voit bien comment la tension épistémologique entre « compréhension » et « interprétation » n’a pas trouvé dans le discours institutionnel à s’exprimer autrement que de manière floue : la « synthèse dialectique » prônée par C. Tauveron devient un objet confus et comme impossible à effectivement synthétiser pédagogiquement. Si les tensions entre savoirs et compétences ou même – plus difficilement – celles relevant du concept de lecture littéraire se résolvent dans le discours institutionnel cela tient à ce que, dans ces deux cas, les tensions didactiques sont aussi travaillées par des tensions pédagogiques. En d’autres termes, elles interrogent des pratiques. Dans le cas du cycle 3, et pour ne prendre que l’exemple le plus connu, c’est bien parce que le savoir narratologique pour le maitre est devenu savoir à enseigner que le texte institutionnel vise à anticiper des dérives : de même que le schéma narratif est devenu savoir pour l’élève, le concept d’intertextualité par exemple est en passe d’en devenir un autre. De même, la notion de « lecture littéraire » permet de poser l’existence d’un corpus de références [12] et de se prémunir contre les dérives d’une « secondarisation », où le cycle 3 ne serait propédeutique au collège que par imitation de pratiques mal maitrisées. Mais dès lors que le couple « compréhension/interprétation » est en quelque sorte une invention didactique, sans actualisations pédagogiques – hormis celles relevant de la recherche –, l’institution ne réussit pas à construire un discours qui permette une réelle mise en œuvre.
Mise en garde
34 Pour conclure, que l’on me permette une mise en garde sur la manière dont on pourrait comprendre (ou interpréter ?) cet article. Les tensions évoquées ne sont que manière de poser dialectiquement les choses, de permettre à une communauté de dialoguer. Les poser de manière dichotomique [13] ne reviendrait au mieux qu’à de fausses réponses, au simplisme qui n’est propice qu’à la polémique. Et c’est bien ainsi qu’il faut entendre la violence qui s’exerce à l’encontre des didacticiens de la littérature, cette engeance qui s’évertue à rendre complexe ce qui est si simple, ou surtout qui était si simple (les beaux textes, le goût de lire, la culture, l’effort, l’exigence, le savoir, l’autorité…) [14]. Il ne s’agit ici de remettre en cause ni la pertinence du discours didactique ni celle du discours institutionnel mais d’éclairer les rapports qu’ils entretiennent. Il ne s’agit surtout pas de militer pour un discours simpliste et des exhortations à faire qui s’apparentent à des diktats. Bien au contraire, l’enseignement est par nature un acte complexe et oblige à une pensée systémique. Il convient de donner aux enseignants des moyens d’appréhender et d’apprivoiser cette complexité pour faire avec.
Notes
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[1]
Dès 2002, D. Bucheton fait un « essai d’inventaire de quelques tensions nouvelles qui traversent la problématique “lire, comprendre, interpréter” à propos des nouveaux programmes de littérature au cycle 3. « Lire et interpréter sans expliquer », dans Littérature enseignée : Reconfigurations, Trema, n° 19, 2002, IUFM de Montpellier, pp. 67-76.
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[2]
J’ai délibérément choisi de proposer peu de références bibliographiques. Pour chaque item, on en trouvera une ou deux, récentes, relevant spécifiquement du champ de la didactique de la littérature. Le lecteur trouvera dans les articles ou ouvrages cités toutes les informations bibliographiques nécessaires pour approfondir la question traitée.
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[3]
Cf. J.-L. Dufays, L. Gemenne & D. Ledur (2005), Pour une lecture littéraire, Bruxelles, De Boeck, et particulièrement « La lecture littéraire : une notion plurielle », pp. 87-97.
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[4]
On en veut pour preuve que l’excellente synthèse de N. Piégay-Gros (2002), Le Lecteur, Paris, Flammarion, ne propose pas ces termes dans le glossaire final.
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[5]
Cf. F. Grosmann & C. Tauveron (1999), (dir.), Comprendre et interpréter les textes, Repères, n° 19.
-
[6]
Cf. A. Rouxel & G. Langlade (dir.) (2004), Le Sujet lecteur : Lecture subjective et enseignement de la littérature, Presses universitaires de Rennes.
-
[7]
La question est néanmoins posée par J.-C. Chabanne dans « Les évolutions récentes du français à l’école primaire : quels enjeux pour la formation, quels chantiers pour la recherche, en particulier en didactique de la littérature ? » op. cit., pp. 37-54. À la « compréhension-interprétation », l’auteur associe « deux modes de lecture » : « la lecture déchiffrement » et « la lecture philologique » ou « capacité à résoudre, même sommairement, les problèmes de signification en contexte » (p. 49).
-
[8]
Cf. K. Canvat (2005), « De l’enseignement à l’apprentissage de la littérature, ou des savoirs aux compétences » dans A. Brillant-Annequin & J.-F. Massol (dir.), Le Pari de la littérature : quelles littératures de l’école au lycée ?, CRDP de Grenoble.
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[9]
Les références à ces documents seront données à la suite de la citation.
-
[10]
Ce qui ne signifie pas que les textes littéraires aient été absents de l’école.
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[11]
J.-L. Chiss (2004), « Comprendre et interpréter : réflexions sur la lecture littéraire au cycle 3 » dans Observatoire national de la lecture, Nouveaux regards sur la lecture, Paris, CNDP – Savoir Livre.
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[12]
C’est la liste des œuvres recommandées pour le cycle 3 (Ministère de l’Éducation nationale, Littérature (2), Paris, CNDP, 2004).
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[13]
Dans Le Démon de la théorie, Paris, Seuil, (1998), coll. « Points », 2001, A. Compagnon oppose les dichotomies « qui visent à détruire (discréditer, éliminer) l’adversaire » aux concepts (p. 49).
-
[14]
Cf. Comment enseigner le français, Le Débat, n° 135, mai-aout 2005 et particulièrement l’article de M. Grange & M. Leroux : « La pédagogie sens dessus-dessous. Les programmes de français des collèges », pp. 22-36.