Couverture de LFA_154

Article de revue

Une expérience de formation d'instituteurs : questions de langue et de didactique

Pages 57 à 66

Notes

  • [1]
    Programme de rénovation de l’enseignement du français dans le système éducatif tunisien (PREF-SET).
  • [2]
    Les informations sur l’organisation de la scolarité publique pour l’enseignement de base sont accessibles par le portail éducatif tunisien : <http ://edunet.tn>.
  • [3]
    La notion de français langue étrangère et celle de français langue seconde sont discutées dans M. Verdelhan-Bourgade, 2002.
  • [4]
    Ces programmes de formation engagent des établissements comme les IUFM au terme d’appels d’offre publics.
  • [5]
    Rappels notionnels d’après F. Argod-Dutard (1996).
  • [6]
    Cf. les perspectives de grammaire fonctionnelle, comme les décrivent B. Combettes (Pratiques, 2005), et l’article de J. François « La Role and Reference Grammar, une grammaire de l’interface entre syntaxe sémantique et pragmatique », LINX, n° 48, 2003, pp. 77-89.
  • [7]
    Une série comme « Lettres du Liban » donne une idée de projet d’école pour une année de travail.
  • [8]
    L’apprentissage de ces mécanismes de base renvoie à tout un ensemble de formations qui n’est pas envisagé ici.
  • [9]
    Les contenus linguistiques comprennent trois volets : contenu grammatical (déterminé sous forme de catégories morphosyntaxiques), contenu discursif (déterminé en termes d’objectifs de communication) et contenu lexical (déterminé en fonction des thèmes du programme). Il y a toujours une liste de notions (colonne des contenus et supports) nécessaires pour intégrer une habileté pour un objectif de communication.
  • [10]
    Par exemple celle de N. Catach, (1984) dans la Liste orthographique de base, Paris, Nathan ; ou celle de B. Pothier (2002), EOLE + CDRom, Paris, Retz.
  • [11]
    La terminologie et le principe de la didactique de la conjugaison sont empruntés à S. Meleuc & N. Fauchart (Ibid.).
  • [12]
    Appuyées sur V. Fuchs & S. Meleuc (2004), H. Weinrich (1964/1973), mais aussi l’évocation des théories qui tentent de formaliser la sémantique des informations temporelles (H. Reichenbach (1947/1966), H. Kamp & U. Reyle (1993), W. Klein (1994)).

Introduction

1 La contribution présente quelques aspects d’une mission de formation continue réalisée en partenariat entre le ministère de l’Éducation nationale tunisien, les services culturels de l’ambassade de France à Tunis et l’IUFM de Versailles, à l’été 2005, dans le cadre du programme pluriannuel PREF-SET [1], et concernant la consolidation de la langue française auprès des instituteurs de l’école primaire. C’est un témoignage à verser au domaine de la didactique du français dans les pays du Maghreb, avec en question de fond cette préoccupation : comment, parallèlement aux échanges culturels du « Village francophone » organisé à Mahdia en 2004 et 2005, renforcer la maitrise du français de telle sorte qu’elle aide les instituteurs à enseigner cette langue ?

2 Expérimentées dans les sessions de formation, les objectifs spécifiques de l’enseignement du français et ses objectifs didactiques dans le contexte tunisien s’ajoutent à la complexité des objectifs assignés à l’enseignement de toute langue vivante. Les programmes de l’école primaire en Tunisie spécifient en tête du chapitre « Langues vivantes » – article 9 de la loi d’orientation du 23 juillet 2002 – que « L’école est appelée essentiellement à donner aux élèves les moyens de maitriser la langue arabe, en sa qualité de langue nationale, et de maitriser deux langues étrangères au moins », le français étant la première langue étrangère étudiée.

3 L’enseignement du français dans les établissements publics commence en 3e année du cycle primaire, et s’adresse à des élèves d’environ huit ans. Les programmes des cycles de l’enseignement de base ont été modifiés en 2002 [2] ; l’apprentissage du français est celui d’une langue étrangère [3], même si dans l’environnement urbain du Nord la présence du français est plus forte que dans le contexte rural des autres régions. Les instituteurs qui enseignent le français à raison d’une heure trente environ par jour n’ont pas tous les mêmes compétences langagières ; certains – selon leurs propres dires – étant des autodidactes en matière de pédagogie du français. Leur maitrise de la langue est plus ou moins développée. Les sessions s’adressent à des instituteurs appelés – il y a aussi des volontaires –, dans lesquelles il s’agit, pour partie, de renforcer les compétences dans le maniement de la langue, et pour tous, d’exercer et développer les compétences en matière de didactique du français.

4 Les sessions de formation continue pour les instituteurs sont préparées par une concertation commune aux intervenants français et aux intervenants tunisiens [4]. On y définit les axes et les objectifs en fonction des programmes scolaires. Les activités orales en classe de langue, l’intégration des activités grammaticales à la production d’écrit, l’évaluation de l’écrit ont été les principaux thèmes de travail retenus. Ce qui est travaillé avec les adultes en formation doit pouvoir être transféré à de jeunes apprenants de la langue étrangère.

5 Dans les domaines prioritaires retenus, quelques questions de langue se sont signalées comme relevant de difficultés spécifiques pour l’enseignement du français à l’école publique tunisienne. Ils ont fourni l’occasion de présenter des pistes pour y répondre, en l’occurrence des pistes suggérées par les acteurs eux-mêmes.

Activités orales en classe et lecture vocale

6 L’expression lecture vocale est empruntée aux programmes tunisiens, qui précisent qu’à la fin de la deuxième année d’apprentissage du français, les élèves doivent « intégrer les mécanismes de base nécessaires à une lecture vocale intelligible ». Les mécanismes de base reposent sur le décodage et l’encodage, mais encore sur le respect de la ponctuation, de l’intonation adéquate, des liaisons, tous savoir-faire que les élèves doivent acquérir dans un délai court, à considérer les programmes, et que les enseignants doivent eux-mêmes maitriser.

7 L’objectif des séances de formation sur l’oral est donc de s’assurer ensemble de la qualité de la formulation orale, depuis l’articulation proprement dite jusqu’aux phénomènes plus larges que sont les rythmes et les intonations du français, ainsi que les intentions expressives des discours. Les notions phonétiques correspondant à l’articulation de base ont été rappelées mais elles n’étaient pas au centre de nos préoc-cupations : les sons vocaliques étrangers aux arabophones, comme le [y], le [u] ou le « [?] central », les voyelles nasales entre autres, nécessitent des entrainements de repérage et d’émission. Les propriétés phonologiques internes, qui sont également sources de difficultés pour des francophones, générant des confusions pour les consonnes fricatives, les sourdes et les sonores, ont été l’occasion de revenir sur des données importantes des « mécanismes de bases de la lecture ». Cependant, pour répondre aux objectifs de maitrise du discours oral et de lecture vocale de la part de l’enseignant, ce sont les notions d’accent syntaxique et de rythme qui ont été privilégiées [5]. Enfin, pour préparer les séances ultérieures de production d’écrit, il a été convenu d’intégrer l’analyse de la compétence de formulation orale à un ensemble plus vaste, intégrant la production d’écrit.

L’évaluation des discours oraux

8 À partir de documents illustrés, un dépliant touristique présentant la ville de Mahdia, et des cartes postales, des réactions spontanées permettent de lancer différentes activités orales. L’une d’elles consiste à commenter l’illustration et à souligner l’intérêt de visiter le site au moyen de deux énoncés. Une autre consiste à poursuivre oralement, en créant deux énoncés, un texte accompagnant la photographie.

9 En demandant à chacun de dire ce court discours aux autres, l’objectif est de susciter une attitude distanciée, évaluative, conduisant à l’amélioration des compétences. Différents éléments d’évaluation sont évoqués au delà des problèmes de phonétique et d’intonation qui restent toutefois bien présents dans les groupes : ce sont des éléments lexicaux, telles les valeurs mélioratives, le choix du vocabulaire approprié à l’effet à produire, et des questions de syntaxe. Après discussion sur l’usage fréquent en arabe des phrases nominales, qui n’a pas d’équivalent en français, la décision est prise que les énoncés prennent la forme de phrases à noyau verbal, type fréquent en français ; cette reformulation nécessite une nouvelle mobilisation du lexique. Ainsi, lorsque tel énoncé est émis La vieille porte magnifique ! , la contrainte est de reformuler en Une vieille porte magnifique se dresse à l’entrée de la médina.

10 Contrôler son discours oral, c’est se donner les moyens de l’évaluer selon différents paramètres. Les notions réactivées à cette occasion ont pour fonction d’affiner l’écoute et de construire des dispositifs d’évaluation qui pourront être adaptés et transférés en classe, modulés selon l’âge et les connaissances des élèves. Les supports choisis renvoient à des situations courantes au cours desquelles sont échangées des informations sur des lieux connus, ou des lieux à visiter, comme informer sur la ville et ses monuments, indiquer un parcours de visite. Des discours ordinaires et accessibles à tous, représentés par des documents de tourisme, avec des photographies et des plans de situation sont utilisables en 5e et 6e année, et s’intègrent à l’organisation d’un projet de classe concernant l’environnement.

11 Il est possible de jouer sur le genre des discours : toute une classe de situations incluant une incitation à visiter un lieu réputé a été envisagée, permettant des discours de différentes formes selon le contexte et la fonction de leur émission : court message publicitaire d’un voyagiste, message téléphoné à des amis, mais encore indication de parcours touristique d’après une carte, description des particularités historiques d’un lieu. Imaginer ces situations orales revient donc à travailler la notion de registre de langue, selon la familiarité qu’entretient l’émetteur avec son interlocuteur. L’évocation de l’ordre des mots dans la phrase assertive orale a été portée à la discussion et à l’analyse. Le français connait aujourd’hui une grande fréquence de dislocations orales : Moi, j’aime bien ce film, mais ma cousine, elle, elle l’a trouvé nul. Chaque situation d’invention orale a donc été précédée d’une préparation collective sur les particularités des discours et des phrases, ces caractéristiques constituant autant de critères pour une évaluation à venir.

12 À la suite de ces activités, et pour conclure le module sur l’oral, les stagiaires ont écrit un texte pour garder en mémoire les discours tenus sur la carte postale et le dépliant touristique ; il s’agissait d’écrire pour un public adulte indéterminé, donc dans un registre standard, un discours incitant à la visite d’un lieu historique.

La lecture vocale d’un texte

13 À l'aide des évaluations établies pour la transmission des discours oraux, l’objectif s’est déplacé vers le contrôle de la lecture vocale de textes. Les textes des manuels scolaires présentent des structures de phrases différentes de celles des énoncés oraux ; leur nature d’écrit, et parfois d’écrit littéraire, permet de reprendre les notions concernant l’organisation de la phrase standard, de la répartition des groupes syntaxiques.

14 Dans le domaine de la lecture, il faut que le lecteur prenne connaissance d’une séquence moyenne de texte pour fournir une lecture sensée à haute voix. L’œil expert perçoit très vite les limites des phrases, ainsi que les mots et tous les signes renvoyant à des actes de langage fondamentaux (question, exclamation, assertion, injonction) et il perçoit aussi les groupements, ou syntagmes, qui constituent la phrase comme structure.

15 Un rappel des données concernant l’organisation de la phrase assertive standard et la place des accents syntaxiques s’est avéré utile pour établir la « musique » de la phrase du français écrit, celui des romans classiques. Des entrainements ont été réalisés avec des lectures de paragraphes extraits de La Légende de St Julien l’Hospitalier de Flaubert. Dans ce domaine, plus stylistique, les notions de rythme, de cadence majeure aident au repérage des groupes ; la première phrase de la Légende est éclairante : « Le père et la mère de Julien habitaient un château, au milieu des bois, sur la pente d’une colline. » La ponctuation séparant les groupes syntaxiques et l’agencement des groupes à la suite du verbe en fonction de leur taille croissante en constitue une illustration. Pour préparer une lecture fluide de phrases assertives de plus en plus longues, la séparation en syntagmes permet de réguler le souffle, et de faire sentir le rôle sémantique de chaque groupe. La lecture du paragraphe s’organise par la suite, avec les accents expressifs, les pauses, pour trouver le rythme de diction qui facilite la compréhension du texte.

16 La préparation de la lecture vocale, sur la base du rythme et du débit, intègre l’identification grammaticale des groupes syntaxiques : elle permet un transfert avec des petits lecteurs et conduit à une évaluation selon des critères discutés en classe.

17 Les lectures des textes écrits par les instituteurs à la fin du module sur l’oral ont donné lieu à de nouvelles évaluations, avec des principes et des critères pouvant aussi être adaptés pour des élèves. Les obstacles à la lecture fluide, comme un groupement hésitant ou défectueux des unités syntaxiques dans la phrase, pouvaient tenir à une erreur venue du scripteur (place non standard d’un groupe, oubli de ponctuation, erreur de préposition pour introduire un groupe), tout comme à une mauvaise analyse des groupes par le lecteur. Cela a permis de reprendre la rédaction pour les uns, et l’analyse en groupes pour d’autres. Les activités de grammaire, notamment celles qui consistent à déterminer les différents groupes représentant les actants reliés au verbe, dans une autre conception de la structure de la phrase [6], pour assurer une lecture vocale au service de la compréhension, sont ainsi intégrées à l’évaluation.

Un bilan pour des perspectives de transfert

18 La mise en œuvre des séances a produit des résultats différents d’un groupe à l’autre. De façon générale, la nécessité de rappeler les notions d’accents, de structure des phrases, d’expressivité des énoncés, pour parfaire la lecture vocale est évidente pour tous, car elle fournit des outils pour conduire les élèves à une lecture correcte. Il est arrivé que la visée didactique consistant à s’écouter et à repérer la correction phonétique, le choix lexical, l’organisation du discours se perde dans le plaisir du jeu de rôle oral ; l’activité est devenue cible et non médium. Dans un groupe, quelques jeunes adultes, généralement silencieux, refusent de prendre la parole quand ils sont sollicités, y compris pour lire un texte littéraire, parce qu’ils éprouvent des difficultés à prononcer les phonèmes qui leur sont peu familiers par peur d’être évalués ou moqués. Si l’accent étranger, celui qui ne gêne pas la compréhension est un phénomène marginal, voire agréable dans les situations ordinaires de communication, le fait de parler avec un accent devant des pairs enseignants, et d’être en outre chargé de l’enseignement du français, entraine des résistances compréhensibles. Il s’agit alors de prendre en compte les besoins différents des instituteurs pour différencier les activités à mettre en œuvre, tout en maintenant les exigences exprimées par les programmes scolaires.

19 Le transfert de ces activités a été suggéré dans le courant même des séances. Par le biais du projet de classe, une correspondance scolaire avec une autre classe par exemple, la présentation de sa région et des monuments à visiter est tout à fait envisageable [7]. À partir de documents authentiques apportés par tous, de nombreux commentaires oraux vont être suscités, spontanés, aidés, puis évalués. Des fiches écrites rassemblant des mots, petites séries morphologiques, séries lexicales, formes du singulier et du pluriel, vont constituer un affichage de longue durée, qui servira tout au long du projet de classe. L’évaluation de l’articulation des phonèmes, de l’intonation des phrases sera critériée pour être contrôlée par la classe et par l’émetteur, de façon à construire cette distance critique nécessaire à la progression.

20 Plusieurs séances récurrentes doivent être consacrées à la préparation de la lecture vocale de textes documentaires et publicitaires courts, écrits en français scolaire, ce qui fournit l’occasion d’analyser la construction des groupes de la phrase, les différentes structures du groupe nominal et du groupe verbal étant énumérées dans les programmes. L’analyse de la phrase est assimilée à un apprentissage « technique » générant le plaisir de réaliser et d’écouter une lecture réussie. L’intégration des activités grammaticales peut aboutir ainsi à la lecture « sociale », pour un vrai public, voire à l’enregistrement de textes pour la classe destinataire de la correspondance.

21 La préparation d’une lecture orale de qualité, contrôlée chez les enseignants et mise en œuvre dans les classes avec des enfants ayant acquis les « mécanismes de base de la lecture »  [8] est l’un des points clés permettant d’intégrer et d’articuler des connaissances en phonologie et en syntaxe.

La difficulté d’écrire en français

22 Concernant les composantes de la compétence terminale en matière de production d’écrit pour le 3e degré (l’équivalent du cycle 3 de l’école française), l’écriture en projet est prescrite comme mode d’apprentissage « le projet d’écriture a été retenu pour la construction du savoir écrire de l’élève… [il s’agit de] mettre en œuvre des stratégies d’écriture : planifier, mettre en texte et réviser » avec des objectifs spécifiques. Chaque objectif spécifique est relié à un contenu notionnel. Ainsi, l’élément « Respecter les règles de cohérence » est lié à des notions comme « les éléments de reprise, les pronoms personnels, les substituts lexicaux… les articulateurs… » ; les catégories de langue sont sectorisées selon des fonctions plus larges réalisées au niveau de la séquence textuelle [9].

23 Cette répartition des faits de langue propre à l’apprentissage du français langue étrangère rappelle celle des programmes de 2002 pour l’école française, visant la maitrise de la langue maternelle. On note qu’en didactique, la description des faits de grammaire se fait dans des catégories unifiantes, valant pour plusieurs situations linguistiques, plusieurs langues, parce que ces catégories décrivent des mécanismes de pensée, tels le transfert, le maintien, le développement, l’organisation logique des informations : reprise, articulation, substitution.

24 Dans le module de formation consacré à la production d’écrit, de nombreuses interrogations expriment la difficulté que connaissent les enseignants à conduire le chantier d’écriture, en particulier à intégrer des activités de consolidation des apprentissages, dont nous ne traitons ici que deux grands axes : l’enseignement des formes verbales et la compréhension du système des temps.

Morphèmes grammaticaux des verbes : accord avec le sujet

25 Un relevé des formes erronées dans un petit ensemble de textes issus de l’évaluation des acquis des élèves tunisiens de 6e année au mois de mars 2005, a montré que la manipulation morphologique des verbes, pour des enfants dont la langue maternelle connait un tout autre système de marques, est une importante source de difficultés. Les élèves devaient écrire la suite d’un texte, avec la consigne suivante : « Imagine la suite et la fin de l’histoire. Écris huit phrases au moins ». Ces suites révèlent des erreurs comme :

26

« Le père et la mère retourne (1) dans la maison… Paul arrivent… Ou est tu va (2) ? je va (3) a la foret… les parents arrivents… ».

27 On remarque que ces verbes sont massivement conjugués à l’indicatif présent, comme dans le texte inducteur :

28

« Paul, un jeune garçon de douze ans, habite une jolie maison située au bord d’une immense forêt. Aujourd’hui, son père et sa mère sont allés en ville… Maintenant le jeune garçon est dans la salle de séjour… /… »

29 Une description de l’erreur s’impose avec l’avancée d’hypothèses en manière d’explication. Une des hypothèses tient au décalage qui existe entre les systèmes morphologiques des deux langues, surtout pour ce qui concerne les marques de genre et de nombre. Ainsi au cas n° 1, la notion de pluriel syntaxique et sémantique (par coordination de deux GN) en français ne recouvre pas les traitements sémantiques qu’en font d’autres langues ; la notion de duel en arabe se distingue de celle de pluriel dans la morphologie verbale ; la conjugaison des verbes arabes distingue encore le féminin du masculin. Il existe un « tu féminin » et un « tu masculin ». La distinction de genre n’existe pas en français où la distinction n’est faite que pour le participe passé. Pour l’enfant « père et mère » font-ils un duel, ou correspondent-ils à un sujet pluriel ? Au cas n° 2 : il y a chez le scripteur restitution de formules rencontrées : où es tu ? ; où vas-tu ? qui s’imbriquent parce que ni le verbe ni la structure ne sont reconnus. L’erreur de la reprise n° 3 (je va) montre bien que l’enfant s’exprime dans une langue étrangère : on n’imagine pas qu’un francophone natif émette cette forme alors que les emplois sont très fréquents.

30 Les hypothèses sur les erreurs commises s’ajoutent au décompte des erreurs produites dans chaque texte, pour chaque enfant : ainsi se mettent en place une attention particulière aux apprentissages et un début de différenciation : certains groupes reprendront ensuite un apprentissage ciblé sur le même type d’erreurs.

31 Pour les enseignants, cette description est l’occasion de réactualiser les connaissances sur la morphologie du verbe et d’utiliser le métalangage grammatical approprié. Le relevé des formes défectueuses dans le contexte de l’évaluation permet de construire la liste des notions à revoir, à partir des verbes qui ont été employés mais qui restent mal connus. C’est l’occasion de comparer ces verbes avec une liste [10] des verbes les plus fréquents du français pour programmer les activités durant l’année. Enfin, c’est le moment de réfléchir à une didactique de la conjugaison des verbes usuels (S. Meleuc & N. Fauchart, 1999), qui s’appuie sur les demandes des programmes « la mise en place du contenu linguistique (grammaire, conjugaison, orthographe) donnera lieu à :

32

  • des activités d’exploration visant la découverte du fait…
  • des activités de systématisation et de structuration…
  • des activités d’intégration…
  • des exercices d’évaluation… »

33 Les activités d’exploration pour la langue étrangère peuvent être menées dans l’examen de textes facilitant la constitution de corpus, écrits divers où les verbes abondent dans des séquences plutôt courtes : les règles de jeu, la description d’actions de jeu, y compris après l’écoute d’un reportage sportif, ou les instructions pour fabriquer des objets, et des recettes de tous ordres. La structuration et la mémorisation qui suivent la découverte et la vérification d’une règle de conjugaison peuvent être renforcées par des jeux.

34 Les suggestions de travail ont été nombreuses avec les stagiaires : à partir de fragments de verbes réguliers conjugués au présent, de radicaux [11], de désinences, avec les pronoms personnels de la conjugaison, quelques jeux d’association fondés sur le découpage et l’articulation entre pronom, radical et désinence ont été construits différents jeux (par exemple, des jeux de dominos avec des variantes), et éprouvés par le groupe. D’autres jeux ont été conçus mais non testés pendant la formation (jeux de familles par exemple) et, pour chaque jeu, les compétences travaillées ont été discutées. Ces jeux ne constituent pas les seules activités de manipulation, qui sont préconisées dans les programmes « les paradigmes de conjugaison seront progressivement construits par les élèves et leur appropriation n’interviendra qu’au terme des activités de manipulation ». Ils ne remplacent pas l’utilisation fréquente des formes verbales en discours, à l’oral comme à l’écrit, qui garantit la mémorisation, mais ils aident à l’entretenir. Chaque séance de repérage, de conjugaison, de jeu, mène à une intégration des acquis dans une production écrite, création individuelle de deux à trois phrases. Cette production peut être directement intégrée à l’élaboration d’un texte présentant une recette, une instruction de faire, ou bien elle peut être différente pour livrer un résumé de lecture, un script d’histoire, communiqué au groupe dans l’avancée d’un projet.

Morphèmes temporels des verbes : présent et passé

35 Quelques textes de l’évaluation ont montré que les difficultés de conjugaison s’étendaient à la formation des temps composés, puisque deux auxiliaires sont concurrents. Les passés composés des cas n° 1 ci-dessous sont mal formés à deux reprises dans le même texte :

36

« La porte est bien fermé. Ils comprennent que Paul a sorti (1)… Les parents attendent beaucoup. Soudain le petit garçon est venu très gaiement. [… /…] Pourquoi tu as sorti (1) ? Maman je m’ennuie (2). Alors je suis allé (3) faire une promenade [… /…] »

37 Ces erreurs se trouvent chez des élèves francophones d’origine ou natifs, et signent parfois des usages régionaux du français. Si la répartition des auxiliaires peut être découverte et construite par une étude en corpus, liée aux structures des groupes verbaux, en opposant les constructions : Tu es sorti vs. Tu as sorti tes papiers de ton portefeuille, seules les manipulations nombreuses à l’oral des verbes comme venir, courir, partir, sortir, pris dans des structures différentes, dans des discours et des situations différents, généreront des automatismes d’emploi.

38 Les programmes tunisiens mentionnent pour le français l’étude de trois temps (ou plutôt époques ?) : présent, passé et futur. Or référer au passé comme époque implique de devoir recourir à l’imparfait ou au passé composé en discours oral. Le français donne la possibilité linguistique de choisir entre six paradigmes complets à l’indicatif : les passé composé, passé simple, plus-que-parfait, passé antérieur, imparfait, et éventuellement le présent, là où l’arabe semble n’utiliser dans la morphologie verbale qu’une marque de passé, ou plutôt d’accompli. On s’attend que des troubles se manifestent, en matière d’expression de la forme verbale appropriée au repère d’énonciation, ou de construction des enchainements chronologiques (cas 2-3), si on fait la comparaison avec la manière dont le locuteur expert les réalise.

39 Le seul temps verbal étudié à l’école élémentaire est le passé composé, et les histoires écrites pour les élèves utilisent le présent et le passé composé. Les programmes recommandent toutefois de faire produire à l’oral dès la fin du second degré, quelques phrases pour raconter un évènement. Écrire un court récit, référer à des moments du passé par rapport au moment présent de l’énonciation font donc partie des sujets à travailler d’après les histoires produites puis lues. Il est bien vite nécessaire de justifier l’emploi d’un imparfait dans une histoire.

40 Ce moment de formation concernant la valeur d’usage des temps a été riche d’échanges : le recours nécessaire à des explications sur le temps et l’aspect [12] a permis de réactiver l’analyse et la description des erreurs d’emploi, et de mieux apprécier les priorités définies pour la langue étrangère.

Conclusion

41 La question de la méthode a été au centre de ces sessions de formation. Dans le souci de renforcer les compétences linguistiques des instituteurs tunisiens, on a pu voir fonctionner une sorte de mise en abyme. Donner des compétences didactiques, c’est donner des compétences linguistiques ; lorsque l’instituteur est en difficulté pour écrire spontanément un texte ou pour argumenter dans l’échange oral, il lui est évidemment difficile de pratiquer une pédagogie active distanciée de l’objet langue pour conduire l’apprentissage du code et la manipulation des différents discours. Le principe testé en formation est donc de chercher à faire travailler en équipe les instituteurs pour imaginer le scénario pédagogique à mettre en œuvre avec les élèves. En mettant au second plan des compétences linguistiques non maitrisées par l’adulte, et en lui faisant isoler la notion ou le savoir-parler non maitrisé par l’élève, au vu des programmes, on opère par transfert. Le renforcement de sa propre compétence de langue et de langage, nait du besoin de construire un discours métalinguistique et pédagogique pour élaborer des séances et des activités d’apprentissage destinées aux élèves.

42 Le renforcement linguistique prévu dans les sessions de formation se fait par le recours à des ateliers d’écriture, des activités de chant, de théâtre, des ateliers de réalisation de journaux par des moyens informatiques, éminemment nécessaires à l’émission de discours divers, sources de création, d’expression individuelle et collective, ensemble d’activités motivées par des objectifs de communication.

43 En revanche, le renforcement en matière de phonologie, de morphologie verbale, de structure des phrases, d’organisation du texte et des discours – autant de contenus austères listés dans les programmes des second et troisième degrés primaires – renvoie à des contenus qui constituent les matériaux même construisant la compétence du savoir enseigner. La langue française serait ainsi un médium pour visiter la didactique des langues, outil dont chacun souhaiterait posséder l’usage le plus fluide possible.

Bibliographie

Références bibliographiques

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  • • VERDELHAN-BOURGADE M. (2002), Le Français de scolarisation. Pour une didactique réaliste, Paris, PUF.
  • • WEINRICH H. (1964), Tempus, Stuttgart, V. W. Kohlhammer GmbH, trad. française en 1973, Le Temps, Paris, Seuil.

Notes

  • [1]
    Programme de rénovation de l’enseignement du français dans le système éducatif tunisien (PREF-SET).
  • [2]
    Les informations sur l’organisation de la scolarité publique pour l’enseignement de base sont accessibles par le portail éducatif tunisien : <http ://edunet.tn>.
  • [3]
    La notion de français langue étrangère et celle de français langue seconde sont discutées dans M. Verdelhan-Bourgade, 2002.
  • [4]
    Ces programmes de formation engagent des établissements comme les IUFM au terme d’appels d’offre publics.
  • [5]
    Rappels notionnels d’après F. Argod-Dutard (1996).
  • [6]
    Cf. les perspectives de grammaire fonctionnelle, comme les décrivent B. Combettes (Pratiques, 2005), et l’article de J. François « La Role and Reference Grammar, une grammaire de l’interface entre syntaxe sémantique et pragmatique », LINX, n° 48, 2003, pp. 77-89.
  • [7]
    Une série comme « Lettres du Liban » donne une idée de projet d’école pour une année de travail.
  • [8]
    L’apprentissage de ces mécanismes de base renvoie à tout un ensemble de formations qui n’est pas envisagé ici.
  • [9]
    Les contenus linguistiques comprennent trois volets : contenu grammatical (déterminé sous forme de catégories morphosyntaxiques), contenu discursif (déterminé en termes d’objectifs de communication) et contenu lexical (déterminé en fonction des thèmes du programme). Il y a toujours une liste de notions (colonne des contenus et supports) nécessaires pour intégrer une habileté pour un objectif de communication.
  • [10]
    Par exemple celle de N. Catach, (1984) dans la Liste orthographique de base, Paris, Nathan ; ou celle de B. Pothier (2002), EOLE + CDRom, Paris, Retz.
  • [11]
    La terminologie et le principe de la didactique de la conjugaison sont empruntés à S. Meleuc & N. Fauchart (Ibid.).
  • [12]
    Appuyées sur V. Fuchs & S. Meleuc (2004), H. Weinrich (1964/1973), mais aussi l’évocation des théories qui tentent de formaliser la sémantique des informations temporelles (H. Reichenbach (1947/1966), H. Kamp & U. Reyle (1993), W. Klein (1994)).
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