Couverture de LFA_153

Article de revue

Production de récit littéraire en formation d'enseignants

Pages 83 à 90

Notes

  • [1]
    DUBOIS-MARCOIN D. (1997), Le Roman d’aventures à l’école, Paris, Bertrand Lacoste ; BARUBÉ PARSIS O. & DUBOIS-MARCOIN D. (1997), Textes et lieux historiques à l’école, Paris, Bertrand Lacoste.
  • [2]
    Arras, berceau de la littérature française, a vu naitre au XIIIe siècle Jean Bodel, auteur du Jeu de Saint Nicolas, et Adam de la Halle, auteur du Jeu de la feuillée et du Jeu de Robin et Marion.
  • [3]
    Exemple de consigne d’écriture : 1re lettre, « À la manière de J.-J. Rousseau, tu écris une lettre à ton cousin ou à ta cousine pour l’inviter, dans le cadre d’une fête, à venir voir les récents travaux dans le château de tes parents dans la campagne d’Arras » ; 2e lettre (dans le cadre d’un échange au sein du groupe classe), « Ton cousin te répond »…
  • [4]
    Voir l’article de J. Crinon supra.
  • [5]
    Les dimensions individuelle et culturelle sont en constante interaction ; les textes que nous avons rencontrés façonnent autant notre vision du monde que notre expérience de celui-ci détermine la réception de ces textes.

1 Production d’écrits imaginaires, expériences sensibles du monde et culture des textes peuvent s’entrecroiser dans la vie d’une classe et s’enrichir mutuellement. Quel intérêt à cela ? Par quels dispositifs réfléchis amener les (futurs) professeurs des écoles à s’interroger sur les composantes de l’écrit littéraire tout en faisant l’expérience de la production ? Comment amener des non-spécialistes de la littérature à oser l’écriture littéraire dans le cadre de la formation professionnelle ? Comment envisager la transposition didactique de cette démarche auprès des élèves ?

2 Il s’agit ici d’aménager un cheminement qui zigzague entre solitude et échanges, entre expérience effective du monde et mise en mots, entre plaisir du fragment et élaboration d’une construction d’ensemble. Trouvailles, retrouvailles et programmation y entretiennent des rapports à la fois libres et dialectiques, qui ne dépossèdent pas le scripteur de soi, en tant qu’individu créateur et être de culture.

3 Les activités proposées dans le cadre de cette formation initiale ou continue s’appuient largement sur des expériences de production d’écrits fictionnels menées avec des élèves de l’école élémentaire, soit dans le cadre du quotidien de la classe, soit dans le cadre de « classes patrimoine »  [1] organisées, durant un certain temps, en collaboration avec des collègues d’histoire, d’arts plastiques et de musique de l’IUFM. Il s’agissait d’amener les élèves, à l’issue d’une semaine de classe transplantée, à se lancer dans une production relevant d’un genre littéraire représentatif de la période historique abordée : un spectacle théâtral quand nous travaillions sur la période médiévale à Arras [2], un échange de lettres (mini roman épistolaire) quand nous nous occupions de l’avant 1789 à Arras, ville qui connut une grande prospérité économique et culturelle durant le siècle des Lumières. D’emblée, il s’agissait donc d’amener les élèves de cours moyen à produire de l’écrit littéraire nourri par des éléments de savoir historique acquis dans le cadre de rencontres sur le terrain (lieux historiques, musées…), dans la fréquentation des productions artistiques de l’époque et dans les textes (textes scientifiques ou fictions littéraires à caractère historique).

4 Ce sont là des activités qui conduisent les élèves à sortir de la classe, à mener des observations précises sur un environnement donné à partir d’un questionnement construit progressivement à travers la réflexion conduite en classe dans différentes disciplines. Le travail de production littéraire est donc pensé dans une perspective interdisciplinaire : l’objectif est de conforter les savoirs des élèves renvoyant à l’histoire, aux arts, plus généralement à l’environnement culturel et naturel, et la réflexion sur ces savoirs, en les utilisant comme motifs constitutifs d’écrits littéraires, ce qui amène, bien sûr, à réfléchir aussi sur l’écriture. La didactique de la production d’écrit n’est donc pas isolée dans une perspective mono-disciplinaire. L’objectif est d’amener les jeunes élèves à prendre conscience que la production littéraire s’inscrit dans une histoire et un environnement politiques et culturels ; c’est ce qu’ils expérimentent effectivement lorsqu’on leur propose, dans le cadre d’une simulation, de se lancer dans la production d’écrits épistolaires à la manière de Rousseau [3], après leur avoir fait découvrir les pages de La nouvelle Héloïse qui concernent l’aménagement du domaine de Clarens dans la perspective des physiocrates.

5 Loin de les effrayer, l’étrangeté – esthétique et historique – de la langue pique la curiosité des élèves, pourvu qu’elle fasse l’objet d’un accompagnement de l’enseignant et qu’il se contente de travailler sur des fragments brefs et bien choisis, donnés à lire comme documents historiques : nous avons souvent travaillé avec des classes de ZEP, avec le souci de prendre en compte les difficultés des élèves, mais les dispositifs actifs proposés aiguisaient leur curiosité et leur gout de faire autant que chez les élèves réputés culturellement nantis et supposés en réussite scolaire.

6 Toutefois, la confrontation au monde comme source d’inspiration à conjuguer avec une réflexion sur le fonctionnement des textes et des genres littéraires ne passe pas seulement par des situations aussi spécifiques que les classes culturelles transplantées : des situations simples peuvent être imaginées et mises au profit de la didactique de l’écrit littéraire. Ainsi, le module de formation « écriture et imaginaire », conduit auprès des professeurs des écoles stagiaires ou auprès des maitres en formation continue, ne nécessite pas de montages pédagogiques sophistiqués.

7 Les principes retenus sont les suivants, du fait que le public est constitué de maitres polyvalents qui ne se considèrent pas comme des spécialistes de littérature mais qui, contrairement à ceux du second degré, peuvent facilement lancer des ponts entre les différentes disciplines :

8

  • ne pas restreindre le travail d’apprentissage de la production d’écrit littéraire au cadre du cours de français/littérature : comment faire pour écrire un récit littéraire, comment fonctionne-t-il ? Se tourner vers le manuel de français (il ne s’agit pas d’éviter la nécessaire confrontation réfléchie aux textes et l’analyse de leur fonctionnement, mais tout simplement d’élargir la perspective en considérant que la littérature ne fait peut-être pas que s’autogénérer…) ;
  • adopter une certaine perspective encyclopédique qui peut continuer d’être celle de l’école élémentaire et permet d’ouvrir l’activité scripturale à des interrogations externes renvoyant aux différents champs disciplinaires, et de façon complémentaire à des expériences personnelles et culturelles du monde ;
  • faire de l’écriture de récits littéraires une activité de conscientisation et de communication (à soi, aux autres) de ces expériences sensibles, intellectuelles et culturelles du monde et pas simplement une activation de programmes narratologiques [4] toujours réducteurs, surtout quand ils sont mal intégrés.

9 Certes, il ne s’agit pas de remettre en question le fait qu’on ne peut écrire sans culture des textes ou des genres, et que produire des textes littéraires c’est aussi s’interroger sur leur fonctionnement. Les maitres ont aussi besoin d’outils de modélisation. Mais ceux-ci ne doivent pas enfermer dans du « prêt à ne pas penser » le travail de création lié à la production littéraire et d’une façon plus large à la production artistique.

10 Cette expérience repose donc sur différentes composantes, constamment mises en relation l’une avec l’autre, et l’ordre de présentation forcément linéaire ici adopté ne correspond pas au va-et-vient constant entre les unes et les autres. Il s’agit en fait d’un projet d’écriture à la fois individuelle et collective, lié à un ensemble d’expériences partagées au sein du groupe : j’entends par là à la fois expériences de vie (par exemple un déplacement dans un lieu donné) et expériences culturelles (partage de textes, rencontre d’objets artistiques…). L’idée est d’amener chacun, à partir d’invitations explicites et guidées, à mettre en connexion ces expériences partagées avec des expériences individuelles, intimes. En quelque sorte, mettre au jour le sujet auteur, à partir d’accompagnements à l’activité de production construits et raisonnés.

Se déplacer dans un lieu à découvrir ensemble qui va convoquer l’imaginaire collectif et l’imaginaire individuel

11 Cela a pu être le château d’Olhain, bâti au début de la Renaissance à l’orée d’un bois (pratiquement celui de La Belle au bois dormant), avec ses tours, ses meurtrières, ses douves… Cela a pu être aussi une promenade au milieu d’un chapelet d’étangs, de ceux que fréquenta Verlaine lorsqu’il séjourna dans la région d’Arras. Cela aurait pu être une balade dans les quartiers de la ville…

12 Porteurs d’imaginaire collectif, ces différents endroits ont donné lieu à des créations artistiques anciennes ou contemporaines : des légendes (celle du sire d’Olhain qui a refusé l’hospitalité à un moine mendiant un soir d’orage, celle de Marie Groette, une espèce d’Ondine grotesque vivant dans les marais et y attirant les enfants imprudents), des romans historiques (on peut penser à Alexandre Dumas), poétiques (on peut penser à L’Enfant et la rivière d’Henri Bosco), ou policiers…

Justifier et exploiter ce déplacement dans le cadre du projet d’écriture

13 Quand je parle, de façon fort peu scientifique et plutôt poétique, de « zigzaguer », dans le cadre du projet d’écriture, c’est en référence au pédagogue genevois Töpffer et à ses Voyages en zigzag (1843), conçus dans une perspective rousseauiste et dans lesquels il consigne les voyages pédestres annuels avec ses élèves dans les montagnes suisses, zigzags qui ne sont pas sans évoquer la façon dont Montaigne cultivait, trois siècles plus tôt, l’art de voyager : tout en maintenant un cap donné, se saisir de toute occasion imprévue qui mérite le détour.

14 Lorsqu’on se met en route, le projet d’écriture n’est pas vraiment ficelé ; on sait qu’on écrira quelque chose dans le domaine de la poésie, du récit réaliste ou merveilleux… mais on part avec un ensemble de commandes : il s’agit pour commencer de collecter des impressions, des informations, des propos, toute forme de traces se rapportant au lieu visité.

15 Une fiche a été élaborée pour guider cette collecte. Elle concerne les impressions : noter, en quelques mots précis, une impression renvoyant aux différents sens, impressions souvent fugaces, mais qu’il faut graver dans sa mémoire. Ces éléments d’observation peuvent ramener à un souvenir personnel qu’on pourra noter : « cela me rappelle quand… » ; il s’agit de mettre l’expérience vécue en connexion avec le souvenir d’expériences antérieures, qui n’est pas forcément consigné sur le papier mais qu’on peut réactiver intérieurement.

16 Cela revient à situer l’activité d’écriture dans la rencontre d’un imaginaire collectif (qui a nourri la littérature, généré des motifs, des stéréotypes sur lesquels reposent les textes, des modalités d’écriture…) et d’un imaginaire individuel. On se situe souvent dans l’observation et la description du petit, de l’anecdotique, qui peut pourtant déclencher l’activité imaginative, le processus d’associations culturellement construites :

17 L’odeur du buis dans un parterre ombragé sera associée à l’idée de tombe… Le silence des cygnes glissant sur l’eau des douves, silence souvent ressenti comme mystérieux, voire inquiétant, pourra renvoyer à des souvenirs littéraires plus ou moins enfouis… Le tronc évidé d’un saule têtard, son sommet couvert de mousse abritant des campagnols ou des rapaces nocturnes, apparaitront comme autant d’abris rassurants ou inquiétants… Ou encore les bulles venant crever à la surface des eaux dormantes (phosphure d’hydrogène qui, par combustion spontanée, provoque les feux follets la nuit), dans les marais, l’odeur de boue noire qui colle aux pieds dans les ornières…

18 Autant d’éléments susceptibles d’éveiller l’émotion, l’appréhension, l’étonnement… et le souvenir de motifs déjà croisés dans les textes littéraires, ou tout simplement d’aiguiser l’attention portée au monde.

19 Afin d’informer les écrits, chacun part à la recherche de légendes, de guides touristiques, d’éléments de savoirs historique, scientifique dans les ouvrages, mais on se met aussi à l’écoute des propos tenus par ceux qu’on a pu rencontrer, régisseur du château, jardinier, garde-pêche, qui amènent un autre type de discours… On collecte également des traces non verbales : chacun est invité à faire des croquis, des photos, des enregistrements sonores, à ramasser des végétaux, des minéraux, des débris qui constitueront en quelques sorte les éléments d’un cabinet de curiosités, d’un musée imaginaire comme le Magasin zinzin de Frédéric Clément, et qui peuvent donner lieu à des ateliers d’écritures minutieuses, à la manière de Francis Ponge. Lors de cette promenade, il s’agit bien d’exercer et de conscientiser avec le plus d’acuité possible son rapport au monde à la fois dans ce qu’il a de plus immédiat et objectif, et dans ce qu’il a de plus intime et culturel ; d’engranger des éléments idéels ou tangibles qui sont autant d’éléments fragmentaires d’un début de reconfiguration de cette expérience du monde qui se prolongera de façon ordonnée à travers l’écriture littéraire de retour en classe. En effet, si, pour reprendre le concept de Paul Ricœur, le récit littéraire est une forme aboutie de configuration du réel, les propos du garde-chasse, le tableau d’un Corot, d’un des frères Breton, ou d’un surréaliste comme Max Ernst (La Joie de vivre), la constitution d’un herbier constituent d’autres formes de configuration, sur lesquelles appuyer son propre travail d’élaboration d’écriture littéraire d’invention. Ils sont constitutifs du carnet imaginaire de l’écrivain, à côté des notes personnelles, des listes de mots séduisants, ou des citations tirées des rencontres avec les textes d’écrivains.

Conduire progressivement cette élaboration

20 D’abord par un retour sur les éléments glanés et mémorisés, en alternant phases d’écriture et de dialogue critique, analytique. Concrètement, la première commande d’écriture est, dans le jargon littéraire, celle d’un morceau. La consigne est la suivante :

21

À partir de vos notes, et en vous replongeant précisément dans vos souvenirs personnels, écrivez en trois ou quatre phrases un souvenir sensoriel lié à votre balade, un peu sous la forme d’un morceau.

22 Souvent les participants demandent si le fragment attendu doit être descriptif ou narratif, question pertinente à laquelle je réponds volontairement de façon évasive : « Je souhaiterais plutôt du descriptif, mais il peut déjà y avoir, en germe, des possibles narratifs. »

23 Suit un temps de dialogue à partir de ces écrits premiers, qui conduit à l’approfondissement des impressions, celles des uns permettant aux autres de préciser et d’enrichir les leurs : il y a vite surenchère dans la richesse et la finesse des formulations et il en va de même lorsqu’on travaille avec des enfants. La règle est que chacun puisse s’enrichir des apports mutuels.

24 Vient ensuite un temps de reprise individuelle de cette première écriture dialoguée, où chacun fixe définitivement son morceau (en peinture, on parlerait d’étude).

25 Ce premier moment s’apparente assez à un travail « à la manière de Ponge » et la référence explicite à ses textes ne peut qu’enrichir le bagage culturel des enseignants ou des élèves et leur donner du « métier » en matière d’écriture littéraire : la description objective et extrêmement précise d’une impression, d’un fragment végétal… (finalement rassurante pour l’apprenti-scripteur) croise en fait des éléments d’appréciation parfaitement subjectifs, des mises en analogie, en connexion avec des éléments de culture très personnels (ce qui ouvre par ailleurs à la complexité de l’écriture littéraire).

Planifier le projet collectif d’écriture longue

26 Il s’agit maintenant de produire un récit complet, ou au moins un épisode de récit fictionnel, en prenant appui sur ces morceaux. La question qui se pose immédiatement est celle de la cohésion d’ensemble, de l’élaboration consciente de choix logiques assurant la trame du récit, mais aussi et surtout esthétiques.

27 Les fragments, dans leur état, sont affichés au tableau, lecture en est faite, et chacun est invité à suggérer, en justifiant ses propositions, dans quel type de récit littéraire il pourrait figurer. Il s’agit donc de penser une contextualisation possible de ces écrits fragmentaires, à partir d’une évaluation essentiellement stylistique, ce qui est une façon de travailler le sens de la langue, l’esthétique des genres, plutôt de façon empirique que frontalement conceptuelle.

28 La proposition suivante est alors formulée :

29

Par équipe de quatre ou cinq, vous allez sélectionner quatre ou cinq fragments à partir desquels vous allez projeter votre récit. La contrainte à respecter est celle de la cohérence de la tonalité d’ensemble. Vous allez donc déterminer un genre de récit bien défini, à partir des fragments sélectionnés que vous devrez insérer tels quels ou en les révisant à la marge : il peut s’agir d’une légende, d’un roman (roman sentimental, fantastique, historique, d’aventures, ou d’amitié…). Outre les « morceaux » affichés, vous pourrez également prendre appui sur tout ce que vous avez glané, sur les propos entendus, etc.

30 Dans cette démarche d’écriture, on part donc d’éléments essentiellement descriptifs et/ou anecdotiques rattachés à un univers dont on a effectué une traversée sensible et consciente ; à partir de ces matériaux scripturaux tangibles sont convoqués les éléments de culture littéraire de chacun, ce qui permet de les mettre au jour, de les valoriser et de les clarifier. Chacun dispose toujours en effet, parce qu’il lit, parce qu’il voit des films :

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  • d’un savoir, même empirique, sur les fonctionnements génériques ;
  • d’un ensemble de motifs, de stéréotypes structurant ces genres, ce qui permet d’établir un inventaire des « invariants » à partir de leurs diverses déclinaisons possibles ;
  • d’un savoir empirique sur les conventions esthétiques, qu’on peut toujours remettre en question après analyse…

32 Par rapport à cette démarche de production d’écrit, je mettrai en relief l’importance accordée à la plongée dans un milieu, un univers avec la réalité duquel établir une relation riche et féconde, dont chacun prend conscience qu’elle est à la fois personnelle et toujours culturellement construite [5]. Il s’agit, à partir de cette plongée, de se constituer un ensemble de matériaux d’écriture auxquels on a donné immédiatement chair et cœur et d’organiser, avec ces matériaux de nature parfaitement hétérogène, une confrontation, des tris, des choix dans le but de parvenir à la définition d’une intention qui ait sa libre cohérence esthétique et communicationnelle, qui s’appuie sur la mise en réflexion de l’activité de production littéraire. S’essayer, à partir de ces matériaux, à ce à quoi d’autres se sont déjà essayés, eux-mêmes ayant interrogé les normes progressivement et historiquement constituées et les effets produits par tel ou tel choix relatif à ces normes, c’est ainsi qu’on peut se constituer en tant que sujet-scripteur.

33 Le démarrage de l’écriture repose essentiellement sur des éléments de description, à la fois objectifs et habités par une subjectivité individuelle et collective, autant d’éléments qui, loin d’être uniquement décoratifs, constituent un terreau sur lequel laisser venir des personnages, des situations, les cultiver, leur donner corps et âme en quelque sorte.

34 Il s’agit donc d’inverser la procédure qui consiste à planifier un schéma de récit, et à l’habiller ensuite tant bien que mal d’éléments descriptifs, qui risquent fort alors de sonner comme autant de pièces rapportées : c’est de l’appréhension de l’atmosphère se dégageant de tel tableau hyperréaliste de Hopper que peut naitre et se construire la trame d’un roman policier, chez un écrivain, mais aussi chez un élève de cours moyen, encore faut-il imaginer un dispositif didactique d’accompagnement.

35 Il s’agit bien d’appréhender le texte littéraire comme un ensemble dont la cohérence ne se situe pas seulement sur le plan de sa syntaxe narrative et linguistique. En choisissant de partir d’éléments fragmentaires, qu’on pourrait considérer comme faisant partie de l’arrière-plan mais qu’on décide, consciemment et de façon argumentée, d’ériger en éléments constitutifs essentiels d’une fiction, on amène peut-être mieux les élèves à appréhender une certaine dimension artistique de l’écrit littéraire. Voilà pourquoi j’ai choisi d’inviter les enseignants à travailler d’abord sur la description d’impressions de détail, pour lesquels ils devront imaginer et construire un contexte fictionnel plus large. Cette approche systémique de l’écriture, sous son allure empirique, peut permettre aux futurs enseignants de cerner la spécificité de la fiction littéraire et d’éviter le piège des programmes à générer du (faux) récit, tels qu’on en voit trop souvent dans les manuels. Il s’agit d’apprendre à travailler la « pâte de l’écrit », l’ « épaisseur de la fiction littéraire ».

36 L’expérience est parfaitement transposable aux élèves : à partir de la démarche décrite, ils sont capables de produire les écrits fragmentaires de départ, inspirés par une expérience effective, collective et personnelle à la fois. On peut les nourrir d’apports culturels, de textes, bien entendu, mais aussi des œuvres d’arts plastiques ou de musique que l’on utilise comme autant de configurations du réel opérées par l’artiste et dont on peut se servir comme tremplin à la réalisation d’une fiction littéraire. Encore convient-il d’accompagner les élèves dans la découverte de ces objets, en provoquant des échanges collectifs, en apportant, au moment où la situation s’y prête, des éléments qui complètent leur propre bagage culturel ou langagier.

37 Il s’agit simplement de les aider à entasser des matériaux d’écriture liés à des expériences personnelles (voire intimes) du monde et des textes et de les amener à cheminer progressivement, à partir de tris et de choix raisonnés d’éléments (produits par eux ou empruntés à d’autres), vers la cohérence et la densité d’une création littéraire (toujours provisoirement) acceptable, en conscientisant et transformant l’hétérogénéité aléatoire de départ pour aboutir, dans un processus de construction et reprise progressives, à une véritable intention d’auteur.

Notes

  • [1]
    DUBOIS-MARCOIN D. (1997), Le Roman d’aventures à l’école, Paris, Bertrand Lacoste ; BARUBÉ PARSIS O. & DUBOIS-MARCOIN D. (1997), Textes et lieux historiques à l’école, Paris, Bertrand Lacoste.
  • [2]
    Arras, berceau de la littérature française, a vu naitre au XIIIe siècle Jean Bodel, auteur du Jeu de Saint Nicolas, et Adam de la Halle, auteur du Jeu de la feuillée et du Jeu de Robin et Marion.
  • [3]
    Exemple de consigne d’écriture : 1re lettre, « À la manière de J.-J. Rousseau, tu écris une lettre à ton cousin ou à ta cousine pour l’inviter, dans le cadre d’une fête, à venir voir les récents travaux dans le château de tes parents dans la campagne d’Arras » ; 2e lettre (dans le cadre d’un échange au sein du groupe classe), « Ton cousin te répond »…
  • [4]
    Voir l’article de J. Crinon supra.
  • [5]
    Les dimensions individuelle et culturelle sont en constante interaction ; les textes que nous avons rencontrés façonnent autant notre vision du monde que notre expérience de celui-ci détermine la réception de ces textes.
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