Couverture de LFA_150

Article de revue

La voix et la machine

Pages 9 à 17

Notes

  • [1]
    « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique » (1935), Œuvres III, Paris, Folio-Gallimard, 2000, p. 71.
  • [2]
    Jean-Pierre Martin, La Bande sonore, Paris, José Corti, 1998, p. 54.
  • [3]
    Dans Michel Héliez, Histoire condensée de la machine parlante et de la télégraphie sans fil, Lanobre, Musée de la Radio et du Phonographe, 1995, p. 13.
  • [4]
    Michel Héliez, op. cit., p. 14.
  • [5]
    Paris, Gauthier-Villars, 1869.
  • [6]
    Jean-Louis Chiss & Christian Puech, Le Langage et ses disciplines. XIXe-XXe siècles, Paris-Bruxelles, Éditions Duculot, 1999, p. 142.
  • [7]
    « Critique d’expériences (1911) », Revue de phonétique, t. I. Cité par Enrica Galazzi, « L’Association phonétique internationale », dans Sylvain Auroux (dir.), Histoire des idées linguistiques, t. III, Sprimont, Mardaga, 2000, p. 505.
  • [8]
    La Théorie du rythme et le rythme du français déclamé, Paris, Honoré Champion, 1911, p. 8.
  • [9]
    Sur tout ce qui précède, J.-L. Chiss & C. Puech, op. cit., p. 130.
  • [10]
    La Théorie du rythme et le rythme du français déclamé, p. 16.
  • [11]
    Cité par André Spire, Plaisir poétique et plaisir musculaire, Paris, José Corti, 1986, p. 57.
  • [12]
    Œuvres en prose complètes, t. II, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1991, p. 996.
  • [13]
    Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, 2003, coll . « La Pléiade », p. 205.
  • [14]
    Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, 1998, coll. « La Pléiade », p. 20.
  • [15]
    Gérard Dessons, L’Art et la manière – art, littérature, langage, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 18.
  • [16]
    Œuvres complètes, t. I, p. 391-392.
  • [17]
    « Aux archives de la parole », Œuvres en prose complètes, t. II, p. 1493.
  • [18]
    « Notes sur la poésie contemporaine », Œuvres en prose complètes, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1972, p. 889.
  • [19]
    « Quinze jours en Hollande », Œuvres en prose complètes, p. 402.
  • [20]
    Sur ce point, je renvoie à mon étude : « “Être poète lyrique et vivre de son état”. Fragments d’une théorie de l’individuation chez Verlaine », Revue Verlaine, n° 7-8, Charleville-Mézières, Musée-Bibliothèque Arthur Rimbaud, 2002, p. 84-120. Et plus largement : « “En sourdine, à ma manière” – Pour une poétique de la voix chez Verlaine », thèse de doctorat, université de Paris 8, Saint-Denis, 2003.
« Ainsi, j’eusse blâmé, par exemple, le Phonographe de son impuissance à reproduire, en tant que bruits, le bruit… de la Chute de l’Empire romain… les bruits qui courent… les silences éloquents… et, en fait de voix, de ce qu’il ne peut clicher ni la voix ni la conscience ?… ni la voix – du sang ?… ni tous ces mots merveilleux qu’on prête aux grands hommes… ni le Chant du Cygne… ni les sous-entendus… ni la Voie lactée ? »
Villiers de L’Isle-Adam, L’Ève future.

1 À l’époque de la reproductibilité technique, on le sait, ce qui dépérit dans l’œuvre d’art selon Walter Benjamin, c’est son aura. L’auteur envisageait par là « le travail de l’histoire » sur « le hic et nunc de l’œuvre d’art », c’est-à-dire « l’unicité de son existence au lieu où elle se trouve [1] ». Doté de ce repère ontologique, il dressait alors une rapide chronologie des procédés. S’il détaillait moins le cas de l’imprimerie, par exemple, c’est qu’il s’attachait d’abord au devenir de l’image.

2 Aux différents types de gravures apparus au cours du Moyen Âge, il opposait à partir du XIXe siècle l’intensité croissante des inventions liées à la lithographie puis surtout à la photographie et à la cinématographie. Tandis que la lithographie laissait proliférer le dessin à travers l’illustration, la photographie qui devait la supplanter dans ce rôle libérait enfin la main « des tâches artistiques les plus importantes, lesquelles désormais furent réservées à l’œil » (ibid., p. 70). Ce faisant, il marginalisait moins le domaine sonore qu’il ne l’inscrivait dialectiquement dans un processus « qui avait ainsi atteint un niveau » où la reproduction « était en mesure désormais, non seulement de s’appliquer à toutes les œuvres d’art du passé et d’en modifier, de façon très profonde, les modes d’action, mais de conquérir elle-même une place parmi les procédés artistiques » (p. 71).

3 Du nouveau statut de la voix et du son, W. Benjamin retenait pour l’essentiel le théâtre, l’oraison et la musique. Il citait la radiophonie en passe d’affecter parallèlement et simultanément la fonction de l’acteur professionnel et de l’homme politique, leur personne et leur présence à l’auditoire (p. 94). Quant au disque lui-même, il s’imposait comme l’emblème d’un rapport complexe de distance et de proximité entre l’œuvre musicale et le récepteur puisque la technologie était désormais capable de nous transporter « dans des situations où l’original ne saurait jamais se trouver » (p. 72). L’appareil déterminait donc physiquement une rupture culturelle au cœur du lien public. Ainsi, « le mélomane peut écouter à domicile le chœur exécuté dans une salle de concert ou en plein air » (Ibid.).

4 Dans cette histoire de la reproductibilité, une symétrie s’établit cependant en mineur par rapport à l’évolution photographique ou cinégraphique : l’écriture et la voix demeurent subordonnées au primat de l’image. Le champ sonore n’est évoqué que s’il rejoint aussitôt la synthèse visuelle du cinéma « parlant ». L’objectif de ce modeste article n’est pas de compléter cette brève chronologie de la reproduction. W. Benjamin lui-même s’arrêtait moins aux faits qu’aux enjeux. Il ne s’agit pas non plus de discuter les fondements esthétiques de son analyse. Conçue depuis une théorie conjointe du langage et de l’art, la question de la spécificité reste de toute façon irréductible à l’antinomie logique de l’unique et du sériel dans laquelle l’œuvre se voit ici enfermée. Les quelques fragments qui suivent n’ont d’autre but que d’admettre provisoirement l’hypothèse matérialiste dans la perspective d’une poétique de la voix mais aussi d’en saisir les limites. À travers quelques exemples tous synchroniquement situés au moment symboliste, ils voudraient suggérer combien l’historicité de la voix sans s’y réduire dépend concrètement de sa conversion technique et même scientifique.

La poésie et le cylindre

5 Pour quiconque se définit comme un artiste de la voix, à l’époque des premières machines parlantes, la situation de l’écrivain s’est insensiblement modifiée. Certes, l’expérience de la voix peut toujours faire l’objet d’une indéniable fétichisation. Mais le culte que lui rendent alternativement auteurs et lecteurs ne saurait posséder le même statut qu’à l’âge romantique, chez Hugo ou Lamartine par exemple. Gage d’une absolue singularité, synonyme d’une dimension aussi irréductible que paradoxale dans l’écriture, la voix perd une part de son prestige puisque la sensation peut désormais en être matériellement reproduite.

6 En même temps, tous les textes n’investissent pas au même degré la reproduction mécanique voire électrique du sonore. Ils n’y puisent pas toujours les moyens d’un ressourcement ou d’une magie nouvelle de la voix. Les réciprocités que sauront exploiter les écrivains du XXe siècle face aux disque, dictaphone, microphone, magnétophone, à la radio comme au complexe multimédia, ne se dessinent pas toujours nettement. En ces années 1870-1910, nous sommes à l’aube des principales mutations qui engendreront cette « logosphère [2] » à laquelle, même inconsciemment, se mesure l’écrivain moderne.

7 Sans s’écrire sur cylindre, certaines poétiques qui lui semblent les plus étrangères trouvent tout de même dans ce vis-à-vis l’occasion de ressaisir leur spécificité. Elles ne répondent pas à une pulsion d’archaïsme, ni ne cèdent tout à fait à une idéologie réactionnaire. Pour la voix qui ne regarde pas vers la traduction tangible de l’appareil moderne, l’épopée du phonographe donne surtout le signal d’une crise. Elle oblige assurément à se redéfinir. Soucieuse de contemporanéité, la voix circonscrit alors son espace d’expression dans le doute et la transition : entre le déclin des grands modèles d’oralité, essentiellement la gesticulation déclamatoire et oraculaire des romantiques, et l’évènement machinique de la fin du siècle.

Edison, Cros et Cie

8 Dès 1857, L. S. de Martinville met au point le phonotaugraphe destiné à produire des diagrammes afin d’étudier les vibrations de la voix. Cette ingénieuse sténographie acoustique n’est qu’une réussite partielle cependant. Son auteur parvient à enregistrer les sons mais échoue à les reproduire. Il lui reste cet invraisemblable désir de vaincre le temps, fixer l’immatériel, immortaliser la voix :

9

« Y a-t-il possibilité d’arriver, en ce qui concerne le son, à un résultat analogue à celui atteint dès à présent pour la lumière par la photographie ? Peut-on espérer que le jour est proche où la phrase musicale échappée des lèvres du chanteur viendra s’inscrire d’elle-même, et comme à l’insu du musicien, sur un papier docile, et laisser une trace impérissable de ces fugitives mélodies que la mémoire ne retrouve plus alors qu’elle les cherche ? [3] »

10 Dans la perspective d’une reproductibilité indéfinie du spontané et du naturel, les expériences de Daguerre et l’essor de la photographie s’instituent ici en véritable paradigme. Durable et récurrente, la comparaison du phonographe et du cliché hante la seconde moitié du XIXe siècle.

11 Le 30 avril 1877, c’est au tour de Charles Cros de déposer auprès de l’Académie des Sciences de Paris un pli intitulé Procédé d’enregistrement et de reproduction des phénomènes perçus par l’ouïe. Quand l’auteur propose à ses pairs le projet, fragmentaire et malheureusement jamais breveté, d’une machine appelée paléophone ( « la voix du passé »), c’est dans l’idée d’obtenir là encore « des photographies de la voix, comme on en obtient des traits du visage et ces photographies serviront à faire parler, ou chanter, ou déclamer les gens, des siècles après qu’ils ne seront plus [4] ». Mais dans ce cas l’analogie avec la lumière est doublement motivée puisque C. Cros lui-même avait rendu public quelques années auparavant un court texte consacré à la Solution générale du problème de la photographie en couleurs[5]. Face à l’évanescence, à la perte et au négatif, qu’il s’agisse d’un photogramme ou d’un phonogramme, une identité doit être restituée. L’appareil doit produire de l’authentique, se faire trace ou empreinte. Le paradoxe de la technique est qu’elle se jauge selon sa capacité à perpétuer du vivant. Car la fabrication du disque phonographique chez C. Cros ne relève pas seulement d’une archéologie des voix défuntes et oubliées. Elle procède d’un désir de résurrection. L’appareil devient un sujet second ou l’agent du sujet disparu, comme en témoigne la tournure factitive « faire parler ».

12 Ainsi doit-on à un poète ce modèle que T. A. Edison parviendra à confectionner avec la complicité de J. Cruesi, huit mois plus tard sous une forme différente, cylindre, manivelle et diaphragme enregistreur capable, si on lui ajoute un pavillon, de reproduire le son cette fois. Il n’est pas inutile de rappeler toutefois que la démonstration du phonographe Edison se solda le 11 mars 1878 par un échec devant l’Académie des Sciences. En entendant le son nasillard qui sortait de l’étrange boite, on crut d’ailleurs à une plaisanterie et les plus malveillants subodorèrent un subterfuge de ventriloque. Pourtant, assez vite, des séances d’écoute payantes sont organisées boulevard des Capucines, signe du succès populaire que rencontre l’appareil. En 1889, à la galerie des machines de l’Exposition universelle, l’objet est finalement présenté sous une version modernisée aux visiteurs puis commercialisé avant d’être détrôné en 1895 par le graphophone de C. S. Tainer et G. Bell.

L’analytique du son

13 La passion du phonographe prouve combien l’histoire de la voix est loin de se réduire à sa pure et simple technicisation. La machine est d’abord une machine à fantasmes. Qu’elle regarde ou non vers l’art, l’ingénierie du son confirme une érotique de la voix, elle en explore le mystère, s’efforce de l’élucider. Sans doute les applications se multiplient-elles. Lorsqu’apparaissent le graphophone et son cylindre à cire, les enregistrements de chansons ou d’instruments de musique se développent. Ainsi, l’appareil évacue moins la problématique de la voix qu’il ne la charge au contraire d’une nouvelle complexité.

14 À travers la machine, une réinvention du discours de la voix est en jeu qui passe par son objectivation scientifique. Le statut de l’oralité littéraire propre aux poétiques symbolistes et post-symbolistes ne se comprend pas sans l’émergence contemporaine de la phonétique, en opposition immédiate elle-même avec la sémantique autour de M. Bréal. Dès 1874, la Société de linguistique de Paris avait adopté la notion de « phonème » entendu alors comme donnée acoustique et physiologique. Avant d’être l’unité fonctionnelle et oppositive qu’en fera la phonologie praguoise, le phonème constitue l’élément sonore d’une chaine développée en continuum par la parole. En fait, derrière ce dispositif conceptuel se cache une plus profonde rupture épistémologique. La priorité va désormais aux faits oraux que le spécialiste considère comme la seule dimension valide de la langue, un principe de méthode qu’entérinera bientôt le Cours de linguistique générale.

15 Dans ce cadre, la poétique de la voix n’est plus l’affaire interne de l’œuvre, elle se démarque aussi des modèles positifs et descriptifs de son époque. Car, à travers l’objectivation du parler, ces mêmes systèmes sont révélateurs des questions qui se concentrent autour de la voix en cette fin du XIXe siècle : la représentation de la subjectivité, les rapports du corps au langage, les phénomènes de déviances pathologiques, le domaine de l’inconscient, etc [6]. Le courant représenté par J.-P. Rousselot, en particulier, met en œuvre une véritable analytique du sonore. Avec l’auteur des Principes de phonétique expérimentale (1908), l’idée est que l’oreille ne saurait suffire à l’observation des propriétés musicales et acoustiques de la parole. Non que l’organe humain soit défaillant mais les moyens artificiels d’expérimentation doivent compenser et dépasser les limites des moyens naturels sans les exclure, en amplifiant leur capacité de perception et d’analyse.

16 C’est dans ce cadre que le linguiste décline longuement le mode d’emploi de ses machines : le kymographe, le tambour indicateur, le manomètre à eau, le palais artificiel, etc. Toutefois, l’instrumentation n’absorbe pas en totalité l’expérimentation phonétique : « Rien ne peut suppléer, dit J.-P. Rousselot, un organe vivant, capable d’accommodations variées, et sain, c’est-à-dire une oreille parfaite [7] ». Eugène Landry affirme également que le rôle des instruments « est d’avertir et d’éduquer l’oreille et l’esprit, de provoquer les recherches, de contrôler les résultats [8] ». Tout part de l’oreille, tout revient à l’oreille, centre de cette linguistique.

17 Loin d’être sa propre finalité, l’appareil ne possède qu’un rôle médiateur qui, par son pouvoir d’extériorisation, sous-tend et institue la distance entre le locuteur-auditeur et le produit sonore. De la parole, il met en lumière les divers mécanismes qui échappent nécessairement au sujet immergé dans son acte. Mais parce qu’ils ouvrent de ce fait l’observation à un véritable changement d’échelle, le tube enregistreur, le palais artificiel ou l’explorateur du larynx signifient autrement la voix [9].

18 Ainsi dépourvue du charme de l’ineffable, la voix se réduit graduellement à sa matière. Mais s’ils lui rendent un culte contradictoire, les graphiques, les courbes, les mesures ne s’adressent à elle qu’en l’assimilant aussitôt à la phonè. À leur manière, les machines l’instituent bien en fétiche, mais cette fois la sacralisation a lieu dans l’ordre optique. E. Landry reconnait ainsi qu’il est « paradoxal de n’employer que l’œil à étudier les sons [10] ». L’enquête instrumentale enracine la voix comme phonè dans une tension fondatrice.

La diction et la manière

19 Avec la science des sons et la technologie acoustique, la logique du souffle et du timbre s’accentue. J.-P. Rousselot en fait le lieu d’une anthropologie au moment où le vers se libère : « Le rythme est l’image, gravée dans la parole, de l’homme tout entier, corps et âme, muscles et esprit [11] ». Le débat prosodique de la fin du XIXe siècle n’est pas séparable de la Poétique nouvelle issue du symbolisme que la linguistique décrit indirectement. Une autre conception s’amorce alors, qu’Apollinaire reconnaitra plus tard sous l’étiquette de « vers phonétique [12] ». Ainsi s’explique du moins l’importance que le courant expérimental accorde aux travaux sur la prononciation, la lecture, la déclamation (d’artistes, de comédiens, d’enseignants). Avant l’inauguration en 1911 par Ferdinand Brunot d’une phonothèque (Les Archives de la parole) la diction est le maitre mot de l’époque.

20 Loin de s’épuiser dans les règles et les circonstances d’une performance, l’acte de lecture noue la phonè et la voix. Plus exactement, il en maintient la contradiction au plan littéraire. Le mot apparait symboliquement chez Mallarmé dans Crise de vers :

21

« Que vers il y a sitôt que s’accentue la diction, rythme dès que style [13] »

22 et renvoie à la construction discursive de valeurs à travers la densité et l’intensité de certaines positions sémantiques. Des « richesses de diction inaperçues d’abord [14] » qu’il relève dans le Vathek de Beckford, Mallarmé tire ensuite argument en faveur d’un système de correspondances conscientes et inconscientes au fondement de la prose et de son phrasé. Le mot ressortit donc moins à une analytique du sonore qu’il ne désigne au contraire cet « inanalysable individuant [15] » : la manière de l’auteur, sa signature. Aussi, comme il reprend son bien à la musique, le poète dans sa préface au Coup de dés se réapproprie-t-il le métalangage en cours :

23

« Ajouter que de cet emploi à nu de la pensée avec retraits, prolongements, fuites, ou son dessin même, résulte, pour qui veut lire à haute voix, une partition. La différence des caractères d’imprimerie entre le motif prépondérant, un secondaire et d’adjacents, dicte son importance à l’émission orale et la portée, moyenne, en haut, en bas de page, notera que monte ou descend l’intonation [16]. »

24 Mais là où la phonétique s’applique à quantifier les données, en solfiant la voix, Mallarmé la rend moins à sa primitive approximation qu’il n’en détourne de nouveau la conceptualisation.

25 On le voit, la catégorie de diction a pour historicité son ambivalence même. Car elle conserve l’acception classique de manière de dire et le sens oraliste de transposition du texte. Sa valeur est donc aussi l’indice d’un amalgame dont la phonétique est largement responsable entre l’oralité du poème et sa mise en voix. La reproduction et l’enregistrement sonores ont été les moyens, aussi bien idéologiques que techniques, de contester à l’alexandrin ses douze syllabes, sa régularité à la mesure, toute forme académique de contrainte en poésie, etc. Les travaux de Spire, de Lote en portent encore témoignage.

Rhumes et fluxion

26 Lorsqu’elle est orientée vers la manière, la diction ouvre le champ d’écoute. Elle fait entendre l’œuvre. La machine aura eu au moins ce mérite d’obliger le poète, qu’il s’en dispense ou pas, à créer ses propres archives, une anthologie personnelle de la parole. Tel Verlaine dont les textes, dominés par le double motif de la « chanson » et de la « musique », restent étonnamment muets sur la révolution techno-scientifique de son époque. Ce qui ne veut pas dire indifférents. De C. Cros dont il est l’ami et l’admirateur, l’auteur n’évoque qu’en passant les recherches en matière d’ingénierie et se souvient d’abord du monologuiste. Cela ne signifie nullement non plus que la sourdine et l’air discret, bref tout le registre subvocal auquel s’identifie sa manière, auraient par contrecoup une fonction référentiaire. Au lieu d’y projeter un repli esthétisant ou l’éloge d’une culture révolue, force est d’y reconnaitre plutôt l’avenir des poèmes. Aragon en fait encore la démonstration quand il mêle les mélodies populaires à l’onde radiophonique. Des « livres auditifs » enregistrés en 1914 à la Sorbonne, c’est aussi la « voix chantante [17] » d’Apollinaire qui ressort, etc.

27 Ainsi le mutisme verlainien devant le phonographe ne relève ni du refus ni de la dénégation : il dessine une attitude, exprime une éthique. Et se double de l’assomption d’une autre catégorie de silence. Car loin de développer toutes les virtualités harmoniques promises par le « chant », la diction chez Verlaine se manifeste au contraire dans la défaillance. Sa représentation a une valeur déceptive. En guise de performance, toute exhibition de soi devient un antiportrait. L’allocution publique s’affiche dans sa plus extrême humilité, elle réalise pratiquement l’écriture en « mode mineur » :

28

« Je ne suis pas un orateur le moins du monde, tout au plus un lecteur enrhumé et doué, pour le moment, d’une fluxion qui est loin de favoriser l’émission d’une voix insuffisante [18]. »

29 La maladie passagère vient alors aggraver un manque de toute façon naturel et d’autant plus paradoxal pour un homme de lettres dans l’incapacité de pouvoir exercer ce qui est son instrument vital le plus cher. Au-delà de la très rhétorique benevolentiae captatio, la voix désamorce toute confrontation collective et se tient sur son quant-à-soi. L’insistance que l’écrivain met à souligner dans ses conférences à l’étranger ses indispositions et sa nullité oratoire ne traduit pas une répulsion instinctive devant la scène orale, mais induit déjà dans la manière de présenter ses œuvres ou celles d’autrui leur mode d’interprétation.

L’écrivain aphone

30 Suivant une stratégie qui évite toute forme de théâtralité, la diction se charge des traits caractéristiques de l’art du poète, ici en tournée à Amsterdam :

31

« Je me contentai donc de donner le plus de vers et de prose miens – de ma voix un peu sourde, mais vibrante, une fois emballée [19]. »

32 Le tiret accentuant détaille le vis-à-vis du texte et de la lecture : l’effacement, la perte qui jusqu’alors disposaient négativement les nuances imperceptibles de l’organe verlainien communiquent désormais avec les scènes d’exténuation, d’évidement, d’absence qui se multiplient dans les recueils. Avec l’à-peu-près, le quasi, l’inaudible, la diction rend paradoxalement à l’écoute la sourdine du langage, où tente de s’inscrire l’instance discursive de Poèmes saturniens à Sagesse. L’écho qui relie vers à voix puis vibrante achève d’en faire le lieu d’une force inédite sans comparaison possible avec la puissance orale des diseurs contemporains ou rivaux : Moréas, Leconte de Lisle, Heredia…

33 Cette vitalité dans l’atténuation touche parfois à l’amuïssement complet. Lors de son Toast prononcé au 8e banquet de La Plume, le 15 mai 1893, c’est sur le mode humoristique que Verlaine exhibe cette perte presque absolue :

34

« Je ne suis plus encore un faune
Et je dirai dans mes regrets
Un sonnet à la Plume après
Que je ne serai plus aphone »
(Pour « La Plume », II, v. 1-4)

35 L’infime sonore se conjugue, en l’occurrence, avec la constriction du sonnet dans l’octosyllabe qui, de ce fait, contraste avec le vers de clausule ajouté aux quatrains et tercets sur le mode traditionnel de l’alexandrin : « Je vous salue, amis, et m’assieds au galop » (v. 15). L’aphonie n’est pas séparable d’une tentation économique, du besoin d’écourter un discours qui, à cette occasion, s’allonge d’un mètre supplémentaire !

L’oral et l’anal

36 La date de ce texte montre qu’à l’évidence il s’agit d’un travestissement du poème-dédicace Salut de Mallarmé, aujourd’hui placé en frontispice des Poésies. D’abord intitulé Toast, ce texte a été lu, en effet, à l’ouverture du 7e banquet de La Plume puis publié en tête du numéro du 15 février 1893 de la revue. La séance animée par Verlaine lui succède donc immédiatement pour en prendre l’exact contre-pied. Étrange et ironique relève que module la rime faune-aphone par une allusion oblique au texte rêveur et fantasmatique d’une après-midi restée célèbre. De la figure du néant, « Rien » (v. 1), énoncée en attaque de Salut et devenue l’obsession d’une œuvre, le nouveau président s’efforce de mettre à distance la part réservée à la question de l’indicible. Au « vierge vers » (v. 1), au « blanc souci de notre toile » (v. 14), Verlaine oppose :

37

« Ma muse, qui parfois rit jaune
Et voit rouge et noir et tout près
D’y voir rose […] » (v. 5-7),

38 une débauche chromatique qui signifie les états aléatoires, la vie labile d’un autre sujet.

39 Cette inversion délibérée remanie le sens du dialogue. La réunion ne se fait plus autour d’une coupe symbolique mais de « ces agapes fraternelles » (v. 11) sur un ton plus familier et rabelaisien. Cette chute matérialiste prend à revers l’inquiétude éthique de Mallarmé et reconfigure l’apostrophe centrale du texte :

40

« Nous naviguons, ô mes divers
Amis, moi déjà sur la poupe
Vous l’avant fastueux qui coupe
Le flot de foudres et d’hivers » (v. 5-8),

41 devenant chez Verlaine,

42

« […] puisque suis ès-
Amis, vous dit : Amis, mon trône,
Puisque je suis le Président
De ces agapes fraternelles » (v. 8-11).

43 Au rejet suivi du contre-accent syntaxique entre Amis et moi dans Salut, l’aphone répond par le conflit de l’unité et de la division : la particule prépositive ès crée une soudure renforcée encore par le trait d’union avec Amis que l’entrestrophe se charge aussitôt de disloquer. Cet enjambement narquois mime le vis-à-vis de l’individu et de la collectivité que Mallarmé confronte à l’épreuve de la solitude.

44 Enfin, là où la question de l’aventure est envisagée à travers l’allégorie maritime, la trivialité réapparait immédiatement : avec le trône dont les valeurs de consécration n’excluent pas l’allusion scatologique, l’oral se conjugue à l’anal. Mais le trône est aussi ce fauteuil prudent (v. 12), l’idée de risque inhérente à l’acte créateur s’en trouve littéralement minimisée. Au mouvement périlleux et destructeur des flots, Verlaine préfère la vitesse de la fixité : et m’assieds au galop (v. 15). Ainsi s’achève un processus diamétralement inverse de l’inscription machinique : la diction comme antidiction y propose sur le mode dérisoire une autre poétique du silence. Loin des machines parlantes, la voix physique laisse entendre l’inaudible, elle réalise paradoxalement cette sourdine du langage qui, au cœur des œuvres, fonde la manière de Verlaine. Du murmure (v. 7) des petites voix (v. 6) dans Ariettes oubliées, I, au demi-bruit mystique de Sagesse, II, 3, c’est à une reconception critique de la parole que se livre le poème. Irréductibles à l’ordre des signes et de la double articulation, subjectivation et signification s’enracinent dans le continu même des prosodies. Un motif récurrent sous la plume de l’écrivain, et si mal compris pourtant, en résume l’enjeu, il s’agit de la « musique [20] ».

Notes

  • [1]
    « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique » (1935), Œuvres III, Paris, Folio-Gallimard, 2000, p. 71.
  • [2]
    Jean-Pierre Martin, La Bande sonore, Paris, José Corti, 1998, p. 54.
  • [3]
    Dans Michel Héliez, Histoire condensée de la machine parlante et de la télégraphie sans fil, Lanobre, Musée de la Radio et du Phonographe, 1995, p. 13.
  • [4]
    Michel Héliez, op. cit., p. 14.
  • [5]
    Paris, Gauthier-Villars, 1869.
  • [6]
    Jean-Louis Chiss & Christian Puech, Le Langage et ses disciplines. XIXe-XXe siècles, Paris-Bruxelles, Éditions Duculot, 1999, p. 142.
  • [7]
    « Critique d’expériences (1911) », Revue de phonétique, t. I. Cité par Enrica Galazzi, « L’Association phonétique internationale », dans Sylvain Auroux (dir.), Histoire des idées linguistiques, t. III, Sprimont, Mardaga, 2000, p. 505.
  • [8]
    La Théorie du rythme et le rythme du français déclamé, Paris, Honoré Champion, 1911, p. 8.
  • [9]
    Sur tout ce qui précède, J.-L. Chiss & C. Puech, op. cit., p. 130.
  • [10]
    La Théorie du rythme et le rythme du français déclamé, p. 16.
  • [11]
    Cité par André Spire, Plaisir poétique et plaisir musculaire, Paris, José Corti, 1986, p. 57.
  • [12]
    Œuvres en prose complètes, t. II, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1991, p. 996.
  • [13]
    Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, 2003, coll . « La Pléiade », p. 205.
  • [14]
    Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, 1998, coll. « La Pléiade », p. 20.
  • [15]
    Gérard Dessons, L’Art et la manière – art, littérature, langage, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 18.
  • [16]
    Œuvres complètes, t. I, p. 391-392.
  • [17]
    « Aux archives de la parole », Œuvres en prose complètes, t. II, p. 1493.
  • [18]
    « Notes sur la poésie contemporaine », Œuvres en prose complètes, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1972, p. 889.
  • [19]
    « Quinze jours en Hollande », Œuvres en prose complètes, p. 402.
  • [20]
    Sur ce point, je renvoie à mon étude : « “Être poète lyrique et vivre de son état”. Fragments d’une théorie de l’individuation chez Verlaine », Revue Verlaine, n° 7-8, Charleville-Mézières, Musée-Bibliothèque Arthur Rimbaud, 2002, p. 84-120. Et plus largement : « “En sourdine, à ma manière” – Pour une poétique de la voix chez Verlaine », thèse de doctorat, université de Paris 8, Saint-Denis, 2003.
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