Couverture de LFA_143

Article de revue

Plurilinguisme et acquisition de la norme scolaire

La situation du créole et du français à La Réunion

Pages 79 à 88

Notes

  • [1]
    Du créole gingn : avoir.
  • [2]
    Le cadre de cet article ne permet pas de revenir en détail sur ce concept, aménagé par Ferguson en 1959, dont on trouvera une définition développée dans M.-L. Moreau, 1997, p. 125.
  • [3]
    Responsable de représentations et attitudes caractéristiques : minoration de la langue socialement prestigieuse, survalorisation de la langue prestigieuse…
  • [4]
    Conventions de transcription : les éléments qui ne sont pas issus du français scolaire sont soulignés. Leur traduction en français « standard » est notée entre parenthèses.
  • [5]
    « Mammifère venu sans doute de Madagascar à la chair grasse et à la forte odeur », définition dans D. Baggioni (1990), p. 314.
  • [6]
    « Masalé : poudre faite de diverses épices broyées et grillées ensemble […]. Cette spécialité de cuisine indienne s’est étendue à toute la cuisine réunionnaise », définition dans D. Baggioni (Ibid.), p. 207.
  • [7]
    B. Py, 1992, p. 9-25.
  • [8]
    Du créole « mayaj (mayaz) » : mélange, emmêlement.
  • [9]
    On préférera, dans une perspective acquisitionnelle, cette dénomination à celle de « langue maternelle » à cause de ses limites opératoires.
  • [10]
    On entend ici acquisition au sens général d’appropriation cognitive et linguistique, sans la distinguer de l’apprentissage.
  • [11]
    Les conséquences de la diglossie sur le plan psychoaffectif (insécurité linguistique notamment) ne seront pas évoquées ici. Non parce qu’elles seraient moins prégnantes, mais parce qu’elles ont déjà fait l’objet de nombreux travaux, qui ont émis un certain nombre de propositions d’intervention pédagogique allant dans le sens d’une valorisation de la langue de l’enfant (pédagogie interculturelle, ancrage de l’enseignement dans l’environnement de l’enfant…).
  • [12]
    On aura compris, eu égard aux développements de la partie précédente, que langue n’est pas employé ici au sens sausurrien, et il n’est pas question d’amputer les ressources langagières des élèves de telle ou telle composante, créole ou française par exemple. Dans l’acception choisie, on pourrait alors remplacer langue par répertoire verbal.
  • [13]
    La théorie de la dissonance cognitive est une théorie fondamentale de la psychologie sociale, portant sur l’univers cognitif des individus à travers les représentations ou cognitions qu’ils en ont. Dans le cas d’une organisation harmonieuse des éléments de cet univers cognitif, on parle de consonance, alors qu’un état de tension ou de malaise traduit une dissonance cognitive.
  • [14]
    S. Wharton, 1995.
  • [15]
    Au sens bourdieusien, ensemble de dispositions acquises, d’habitudes enregistrées de manière inconsciente guidant les conduites (P. Bourdieu, 1980).
  • [16]
    Comprise comme la volonté de l’apprenant de rapprocher les formes de son interlangue vers les formes de la langue utilisée par les natifs (B. Py, 1992).
  • [17]
    « Tension centripète vers une cohérence interne maximale, celle de la constitution de connaissances en langue-cible », D. Véronique, 1999, cité par P. Martinez, 2001.
  • [18]
    « Résultant des pressions exercées par le natif qui soumet l’apprenant à ses propres connaissances linguistiques et aux normes qui les organisent », D. Véronique, Ibid.
  • [19]
    On parle ici de la variété académique du français. Notons que ces difficultés se retrouveront sans doute aussi au cours d’un apprentissage du créole, même si son histoire débutante ne permet pas encore de l’affirmer.
  • [20]
    Les processus d’autorégulation seraient mis en œuvre dans les zones de « fragilité » ou de « faiblesse » des systèmes linguistiques et contribueraient à forger de la variation, voire à participer au changement linguistique. Ces « tendances autorégulatrices » des systèmes (R. Chaudenson, 1984 ; R. Chaudenson, R. Mougeon & E. Beniak, 1993) correspondent peu ou prou à ce que Hjelmslev, dès 1938, appelait optimalisation.
  • [21]
    Projet de recherche européen qui a été mené pendant quatre ans sous la direction de Michel Candelier, 1998.
  • [22]
    M. Balcou, M.-F. Clarus, M. Eyquem, M.-F. Ethève, E. Garcia, A. Grondin, C. Hassen, L. Héron, S. K’Bidy, T. Lallemand, J. Marimoutou, J. Payet, L. Técher, S. Wharton.
« Maitresse ! Maman a gagné [1] un bébé ! »

1Depuis que W. Labov (1972) a proposé une analyse du contact entre la langue et la société, et a affirmé le lien entre variation linguistique et diversité sociale, la sociolinguistique a développé des recherches qui examinent à la fois le contexte linguistique et discursif et le contexte social, en même temps qu’elle a affiné la définition du concept de variation et précisé son rôle dans une linguistique descriptive.

2En 1998, le Français aujourd’hui donnait la parole à P. Boutan, H. Boyer, J.-P. Goudailler, B. Seguin et F. Teillard dans un article intitulé « Et la langue des jeunes ? ». Et ces auteurs de sommer l’école de « prendre en compte l’altérité de la langue de l’autre » et de dénoncer le « carcan normatif » qui y sévit. Il y a deux ans, en janvier 2001, la rédaction du FA se penchait sur « Le français vu d’ailleurs ». M. Marquillo-Larruy ouvrait cette livraison en plaidant pour « l’introduction d’un travail sur la variation géographique en classe de français », qui devrait permettre de « mieux faire comprendre la valeur emblématique de la norme dès lors que certains aspects arbitraires sont susceptibles d’être enfin compris en tant que traits identitaires d’une communauté ». Or, l’étude des contextes « affinitaires » d’enseignement du français, montre des terrains où les élèves ont parfois du mal à distinguer la norme « scolaire » du français.

3Cet article voudrait, en choisissant la perspective sociocognitive, aborder la question du lien entre les questions d’ordre acquisitionnel et sociolinguistique.

Qu’entend-on par contexte « affinitaire » ?

4Pour rendre compte de « l’équilibre entre les pôles cantonnant la description des situations franco-créoles : la complémentaire conflictualité soulignée par “diglossie”, l’indistinction de “patois”, la pluralité de “bilinguisme” », le terme affinitaire a été proposé (D. De Robillard, 2000). On peut néanmoins supposer que d’autres situations de contact puissent entrer dans le même paradigme, dès lors qu’elles en présentent les caractéristiques.

Des langues qui se complètent… et s’opposent

5Traditionnellement, le concept de diglossie[2] est utilisé pour décrire les situations sociolinguistiques de contacts de langues. Il permet en effet de traduire les statuts inégaux des deux langues qui cohabitent (pour La Réunion, c’est le créole et le français), ainsi que la complémentarité des usages dans l’espace énonciatif de la communauté, répartition fonctionnelle issue de l’inégalité des langues (la langue socialement prestigieuse pour les usages « formels » ou officiels, la langue minorée pour les usages familiaux, intimes). Aux cas de Haiti, de la Grèce, des pays arabes et de la Suisse alémanique, utilisés pour exemplifier le concept à son émergence dans le champ de la sociolinguistique, a été ajouté celui des familles issues de la migration, notamment lorsque J. Billiez et L. Dabène (1984) parlent de diglossie intrafamiliale pour évoquer la relation langue du pays d’accueil/langue d’origine dans les échanges familiaux. Créolistes et occitanistes ont par ailleurs insisté sur le fait que ces situations étaient le lieu d’un conflit linguistique.

Des langues qui se mélangent

6Dès 1981, dans un article qui fera date, « Diglossie et interlecte », L.-F. Prudent mettait en évidence les limites du concept de diglossie pour décrire des situations de contact de langues en terme d’opposition binaire là où les pratiques des locuteurs laissent à voir aussi des productions hybrides, mélangées : de l’interlecte. Les aires créoles offrant là un terrain de prédilection. Une bonne vingtaine d’années plus tard, la littérature scientifique, au terme d’observations et d’analyses microsociolinguistiques de ces pratiques mélangées, ravive la question des catégorisations au cœur des préoccupations majeures des linguistes. Nombre de travaux de linguistes montrent en effet que c’est une gageure de vouloir à tout prix dissocier l’indissociable, délimiter des territoires nets et étanches entre les langues, alors que les locuteurs optent pour le mélange. Et ceci, même dans des situations où prévalent encore l’idéologie diglossique [3], et le partage (plus ou moins relatif) du champ énonciatif entre les langues, comme dans les aires créolophones.

Où le bilinguisme est polymorphe

7Lorsqu’on parle de matériau linguistique « indissociable », il faut entendre perméabilité systémique entre les langues, qui se traduit au plan formel par une réduction des contraintes pesant sur les traits supposés être distinctifs de l’une ou l’autre langue. Cet assouplissement normatif formel serait en outre compensé par les normes pragmatiques de la communication dans la société, ensemble de contraintes qui régulent les choix énonciatifs des locuteurs. Il faut en effet retenir des nombreuses études faites dans le sillage de J. Gumperz (1982) sur les alternances codiques, la nécessité d’établir un lien entre analyse intrasystémique et analyse extrasystémique pour parvenir à une compréhension des phénomènes qui intègre la question des normes d’usage de la communauté et le positionnement du locuteur. Cette approche permet d’éviter deux écueils : la vision trop déterministe et prédictive de la communication humaine d’une part (que le déterminisme soit d’ordre sociologique ou linguistique), la négation du sujet parlant d’autre part. Elle offre aussi la possibilité d’appréhender les discours comme étant par essence hétérogènes. Les répertoires verbaux des sujets, produits de leur expérience sociale et cognitivo-langagière vont donc se décliner en de nombreuses configurations originales.

Un exemple : La Réunion

8Le paysage sociolinguistique de La Réunion est traditionnellement décrit grâce au concept de diglossie, créole réunionnais et français occupant les pôles diglossiques.

9Soient les deux corpus suivants, recueillis dans des situations de communication orale, auprès d’élèves réunionnais de la maternelle au lycée, âgés de 5 à 18 ans.

Corpus n° 1, énoncés extraits d’échanges [4]

10

Maman a gagné un bébé (Maman a eu un bébé)
La banane, c’est doux à manger (c’est sucré)
J’ai gommé mon cahier (j’ai sali mon cahier)
C’est la route qui amen Ø Sinpol (qui mène/conduit à St Paul)
Je vais Ø l’école (je vais à l’école)
Je gagne pas lire (je ne sais pas lire)
Arrête Ø bouger (arrête de bouger)
J’ai pas vu rien (je n’ai rien vu)

Corpus n° 2, trois extraits de conversations

11

L1 : t’as fait ça ?
L2 : samem (eh oui, j’ai fait ça)

12

L1 : na poin lontan le volkan lété en éruption ! c’est la première fois que j’ai vu le volcan (il n’y a pas longtemps le volcan était en éruption)
L2 : c’est la première fois k’ou la vu ? (que tu l’as vu ?)
L3 : oté kan ou la vu volkan koulé ? koman ankor ? kan li la pa koulé… depuis disons dix ans disons (eh, quand tu as vu le volcan couler ? euh, quoi, il n’a pas coulé depuis dix ans)
L4 : dix ans c’est un peu trop non ?

13Des élèves d’un lycée professionnel préparent ensemble une lettre à des correspondants métropolitains et évoquent les spécialités culinaires réunionnaises. Le groupe donne des instructions au scripteur :

14

L1 : les tangue ? la tangue ? (les tangues ? la tangue [5] ?)
L2 : lé tang zot i koné sous le nom de hérisson (les tangues que vous connaissez…)
L3 : Karl, mèt le hérisson et le coq massalé (Karl, mets le hérisson et le coq massalé [6])
L4 : dis comme ça, dépès out ki té ! (dis comme ça, grouille tes fesses, oh !)
L4 : kosa li lé antrinn dir la, li la tronpé la ! (qu’est-ce qu’il est en train de dire là, il s’est trompé !)
L5 : que l’on connait sous le nom de hérisson
L6 : apré kosa ankor oté ? (après, qu’est-ce qu’il y a encore ?)
L7 : des bons légumes aussi
L8 : na legim banna i koné pa sa zot (y’a des légumes qu’ils connaissent pas eux)

15Produits par des élèves réunionnais, ces énoncés mettent à mal la norme scolaire du français, c’est une évidence. Cela étant, ce sont des productions tout à fait ordinaires à La Réunion. Troisième remarque : il est parfois fort hasardeux de se risquer à marquer le passage d’une langue à l’autre.

16Prenons en effet l’exemple suivant :

17

* C’est la route qui amen Ø Sinpol

18Cette transcription marque une alternance codique (français puis créole) intraphrastique.

19En créole on dirait : semin la i amen (anou) Sinpol

20En français standard : « c’est la route qui amène (conduit, va) à Saint Paul. »

21De sorte que l’on pourrait tout aussi bien transcrire : « c’est la route qui amène Ø Saint Paul », marquant ainsi, non plus une alternance codique, mais une variante de contact causée par l’omission de la préposition à dans l’énoncé français. Il est difficile de rejeter l’une ou l’autre de ces deux interprétations.

22On voit alors combien les locuteurs jouent entre les langues.

23Regardons maintenant l’échange entre les élèves qui rédigent un courrier : les interlocuteurs utilisent les deux langues, et semblent s’accommoder fort bien de ces glissements linguistiques successifs.

24Ces exemples illustrent bien les deux forces contraires [7] qui assureraient l’équilibre d’un répertoire linguistique bilingue, à savoir la « fusion » et la « distinction ». La fusion conduit aux mayaj[8] : les locuteurs mélangent les langues dans leurs discours, tandis que la distinction leur permet, si la situation l’exige, de produire des discours dans l’une ou l’autre langue. Qu’advient-il si cet équilibre est rompu ?

L’appropriation linguistique, un processus socio-cognitif

25Quel rôle joue la L1 [9] dans l’acquisition [10] d’une L2 ? L’appropriation d’une langue, objet cognitif, est sous-tendue par la mise en route de processus cognitifs, qui assurent le traitement de l’information, accompli par des opérations mentales de perception, compréhension, organisation et stockage. Mais l’inscription de la langue dans un contexte social, et sa maitrise dans un ensemble de normes qui en sous tendent les usages, plaident en faveur d’une approche sociocognitive de l’acquisition. En effet, « les processus cognitifs mis en œuvre dans l’acquisition nécessiteraient, pour leur contrôle et leur guidance, l’intervention de représentations particulières, d’essence sociale, représentations activées par tel ou tel mode d’insertion » (J.-L. Beauvois & J.-C. Deschamps, 1990, p. 106).

26Or, que se passe-t-il dans les situations de contact « affinitaire » de langues [11] ?

27Les enfants, lorsqu’ils arrivent à l’école, sont porteurs d’une langue [12] composite et plurielle. Pour dire le monde, ils utilisent non pas une langue au sens saussurien du terme, mais des langues, de la langue, organisée dans un macrosystème (L.-F. Prudent, 1993) polymorphe. Leur langue, souvent, intègre de l’interlecte. Certains d’entre eux parviennent difficilement à circonscrire le français scolaire, et il est fort probable que le même problème survienne lors des enseignements de la langue créole. Le concept de consonance / dissonance cognitive[13] peut alors être utilement interrogé pour rendre compte de l’activité cognitive de ces apprenants. Considérant l’acquisition / apprentissage d’une langue comme une activité cognitive vécue socialement, on pourrait parler de dissonance sociocognitive[14] lorsqu’il y a dissemblance entre les caractéristiques du processus sociocognitif engagé et celles liées à l’habitus linguistique [15] de ce même apprenant.

28D’une part la tension acquisitionnelle [16] est supposée orienter les apprenants vers des stratégies de « distinction » des codes (créole-français), d’autre part la niche écologique de ces langues prédispose aux phénomènes d’imbrication, en raison notamment de la proximité linguistique et de la fréquence quotidienne des contacts. De sorte que l’on pourrait se demander si les mouvements autostructurants [17] et hétérostructurants [18] qui devraient contribuer à forger l’interlangue de l’apprenant ne seraient pas, dans des situations de contact affinitaire, transformés et/ou complétés par un mouvement « isostructurant ». Ce mouvement pourrait être défini comme celui qui rassemblerait, dans les schèmes cognitifs de l’apprenant, langue dite source et langue dite cible dans un même ensemble de pratiques langagières. Proximités formelles des deux langues, relative intercompréhension et normes d’usage de la communauté s’accommodent des pratiques langagières métissées : tout ceci favorise en effet la fusion plutôt que la distinction, et fournit une hypothèse explicative aux difficultés de certains enfants à réussir leur apprentissage du français scolaire (et du créole scolaire ?).

29Finalement, alors qu’on cherche avec application à « aller vers le bilinguisme » pour venir en aide à ces enfants, on peut se demander s’il ne faudrait pas plutôt évoquer un mouvement inverse. Plus exactement, considérer le répertoire de l’enfant qui intègre l’école comme un répertoire bilingue en construction, une « interlangue bilingue ». Cette interlangue est à consolider et à orienter vers le pôle « distinction ». Doter les enfants d’une compétence translinguistique ne pourrait-il pas agir dans ce sens ?

Vers une compétence « translinguistique » ?

30On ne compte plus les recommandations qui, sous la plume de responsables institutionnels, pédagogues, linguistes, enjoignent les enseignants de « reconnaitre », « s’appuyer sur », « prendre en compte » les pratiques langagières des élèves. Dans les contextes affinitaires, cette question est encore plus aigüe, compte tenu des difficultés que rencontrent certains élèves dans l’apprentissage d’une variété de français [19] plus ou moins exogène.

31Des solutions didactiques concrètes peuvent-elles être envisagées ?

32Si l’on en croit C. Oesch-Serra & B. Py (1996), « les connaissances respectives dans les deux langues sont en relation de complémentarité, coiffées en quelque sorte par une compétence de deuxième niveau, qui est chargée d’assurer la gestion globale des capacités communicatives du sujet », ce qui permet à D. Coste (2001) de concevoir trois niveaux dans la compétence plurilingue :

  • un niveau supra-langues (celui qui vient d’être évoqué) ;
  • un niveau infra-langues (zone de fonctionnements communs et transversaux) ;
  • un niveau trans-langues ou inter-langues.
Pour D. Coste (Ibid.), « c’est à ce niveau médian que beaucoup se joue. Niveau médian où il s’agit justement de créer du jeu dans les langues et entre les langues. De favoriser les circulations et les mises en relation – ce qui ne signifie évidemment pas entretenir des confusions – entre les composantes d’une compétence plurilingue en voie de constitution ».

33Il apparait ainsi concevable de parler d’une « compétence translinguistique » (S. Wharton, 1995), et de la convoquer pour permettre d’équilibrer entre eux les processus de « fusion » et de « distinction » (voir plus haut). Cette compétence serait responsable des glissements maitrisés d’une langue à l’autre.

34Mais comment mettre en œuvre une didactique des langues qui tienne compte des développements qui précèdent ?

Pour une didactique de la variation

35La logique scolaire disciplinaire s’accommode mal de l’approche « continuiste » des contacts de langues. Pour l’heure, il demeure peu vraisemblable de voir apparaitre dans les curricula scolaires des contenus d’enseignement de type bilingue (c’est-à-dire, par exemple : « bilinguisme langue x - langue y », et non langue x d’un côté, langue y d’un autre côté). La conception des enseignements linguistiques qui prévaut est une conception dotée d’un cadre de références monolingue. On peut néanmoins envisager des interventions qui s’inscrivent dans une approche variationniste des langues. On s’intéressera plus particulièrement aux facteurs intersystémiques de la variation (phénomènes provoqués par le contact des systèmes entre eux). On conduira alors les élèves vers une connaissance de ces phénomènes d’hybridation, sans les stigmatiser.

36On ne délaissera pas pour autant les facteurs extrasystémiques (ou sociolinguistiques, comme la pression normative, le statut de la langue, les modes d’acquisition) ni les facteurs intrasystémiques (émergence de variétés de français grâce à des processus d’autorégulation [20] par exemple).

37L’approche proposée ouvre la voie à un travail, en classe (voir les exemples de modules proposés en annexe), sur :

  • les zones francophones (perspective sociolinguistique, diachronique et synchronique) ;
  • les zones créolophones (idem) ;
  • la standardisation (du français, du créole) ;
  • le changement linguistique ;
  • les variétés de français ;
  • le parler bilingue, les alternances codiques ;
  • etc.
La démarche d’Éveil aux langues[21] dont s’inspirent ces propositions offre aux élèves l’occasion de mettre à jour leurs propres expériences langagières, tout en découvrant la richesse des situations linguistiques dans le monde à travers une approche de type « méta ».

Conclusion

38Cet article a voulu centrer son analyse sur des cas d’acquisition linguistique qui mettent à mal des cadres théoriques pourtant éprouvés : celui de l’opposition langue maternelle / langue étrangère, celui de la traditionnelle approche contrastive, ou celui de la conception polaire du bi- ou plurilinguisme, par exemple.

39Chercher à développer la compétence translinguistique requiert néanmoins, pour toute la communauté éducative, de décloisonner les apprentissages linguistiques disciplinaires. À l’heure de l’inter- et de la transdisciplinarité, cela devrait pouvoir s’envisager.


Annexe

40Depuis trois ans, une équipe [22] de chercheurs et de praticiens de La Réunion a engagé une recherche visant, à terme, l’élaboration d’un fascicule scolaire à destination des élèves du cycle 3 de l’école primaire.

41S’appuyant sur les travaux qui ont fourni des descriptions du parler bilingue (G. Lüdi et B. Py, 1986, L. Dabène et J. Billiez, 1984…), mais aussi de la démarche d’Éveil aux langues (M. Candelier), l’équipe a conçu et testé dans les classes un ensemble de séquences aux objectifs suivants :

421. NOUT LANG, ZOT LANG, BANN LANG

43(notre langue, leur langue, les langues) :

44• connaitre son environnement sociolinguistique : des langues de l’enfant aux langues du Monde, en passant par les langues de l’Océan indien.

452. DETAK BANN LANG (ouvre tes langues) :

46• connaitre le potentiel communicatif des faits prosodiques, et jouer avec.

473. MAYÉ POU KOZÉ (mélanger pour parler) :

48• connaitre les spécificités du « parler bilingue » qui joue entre les langues, et jouer avec.

494. FAUX-AMIS ET VRAIS DALONS (faux amis et vrais amis) :

50• repérer quelques éléments lexicaux qui mettent en évidence les proximités (problématiques ou non) des deux langues, créole et française.

515. KOSA IN SOZ ? (« qu’est-ce que c’est ? », formule rituelle des devinettes créoles) :

52• développer une attitude interculturelle en produisant des devinettes créoles en français.

536. EKOUT MON KOZÉ ! (écoute mon parler !) :

54• produire des textes en français (oraux, écrits) pour exporter sa langue créole (textes littéraires, humoristiques etc., issus d’un corpus authentique) dans un projet de communication avec des enfants non réunionnais.

Bibliographie

Bibliographie

  • Baggioni D. (1990), Dictionnaire créole réunionnais/français, Université de La Réunion.
  • Bourdieu P. (1980), Le Sens pratique, Paris, Minuit.
  • Candelier M. (1998), « L’éveil aux langues à l’école primaire, le programme européen “Evlang” », dans De la didactique des langues à la didactique du plurilinguisme, Hommage à Louise Dabène, LIDILEM, Grenoble.
  • Beauvois J.-L., Deschamps J.-C. (1990), « Vers la cognition sociale », dans R. Ghiglione et al., Traité de psychologie cognitive 3, Paris, Dunod.
  • Billiez J. & Dabène L. (1984), Recherches sur la situation sociolinguistique des jeunes issus de l’immigration, Centre de didactique des langues, Université de Grenoble.
  • Boutan P., Boyer H., Goudailler J.-P., Seguin B. & Teillard F. (1998), « Et le langage des jeunes ? », Le Français aujourd’hui, n° 124.
  • Chaudenson R. (1984), « Français avancé, français zéro, créoles », Actes du XVIIe Congrès international de linguistique et philologie romanes, vol. 5. Sociolinguistique des langues romanes, Publications de l’université d’Aix-en-Provence
  • Chaudenson R., Mougeon R. & Beniak E. (1993), Vers une approche panlectale de la variation du français, Paris, Didier-Érudition.
  • Coste D. (2001), « De plus d’une langue à d’autres encore. Penser les compétences plurilingues ? », D’une langue à d’autres : pratiques et représentations, Presses universitaires de Rouen.
  • De Robillard D. (2000), « Un problème de linguistique variationniste en milieu diglossique franco-créole : le “mot-outil” la postposé dans les lectes romans à l’ile Maurice. Diasystème / continuum, frontières / contrastes ? Vers des systèmes affinitaires ? », dans C. Bavoux (dir.), Le Français dans sa variation, Paris, L’Harmattan.
  • Grosjean F. & Py B. (1991), « La restructuration d’une première langue : l’intégration de variantes de contact dans la compétence de migrants bilingues », La Linguistique, n° 27.
  • Gumperz J. (1982), Discourse strategies, Cambridge, Cambridge University Press.
  • Labov W. (1972), Sociolinguistic patterns, Philadelphie, University of Pennsylvania Press.
  • Lüdi G. & Py B. (1986), Être bilingue, Berne, Peter Lang.
  • Marquillo-Larruy M. (2001), « Le français “d’ailleurs” ; d’une variation à l’autre », Le Français aujourd’hui, n° 132.
  • Martinez P. (2001), « Régularités, règles et régulations à travers quelques échanges exolingues », dans C. Canut & D. Caubet (éds.), Comment les langues se mélangent, Paris, L’Harmattan.
  • Moreau M.-L. (éd.) (1997), Sociolinguistique, concepts de base, Liège, Mardaga.
  • Oesch-Serra C. & Py B. (1996), « Présentation », dans Le Bilinguisme, AILE, n° 7.
  • Prudent L.-F. (1981), « Diglossie et interlecte », Langages, n° 61.
  • Prudent L.-F. (1993), Pratiques langagières martiniquaises, Thèse de doctorat d’État, Université de Rouen.
  • Py B. (1992), « Regards croisés sur les discours du bilingue et de l’apprenant ou retour sur le rôle de la langue maternelle dans l’acquisition d’une langue seconde », LIDIL, n° 6.
  • Wharton S. (1995), L’Apprenant d’une langue étrangère en contexte scolaire et les déterminismes sociaux, Thèse de doctorat, université Stendhal-Grenoble III.

Notes

  • [1]
    Du créole gingn : avoir.
  • [2]
    Le cadre de cet article ne permet pas de revenir en détail sur ce concept, aménagé par Ferguson en 1959, dont on trouvera une définition développée dans M.-L. Moreau, 1997, p. 125.
  • [3]
    Responsable de représentations et attitudes caractéristiques : minoration de la langue socialement prestigieuse, survalorisation de la langue prestigieuse…
  • [4]
    Conventions de transcription : les éléments qui ne sont pas issus du français scolaire sont soulignés. Leur traduction en français « standard » est notée entre parenthèses.
  • [5]
    « Mammifère venu sans doute de Madagascar à la chair grasse et à la forte odeur », définition dans D. Baggioni (1990), p. 314.
  • [6]
    « Masalé : poudre faite de diverses épices broyées et grillées ensemble […]. Cette spécialité de cuisine indienne s’est étendue à toute la cuisine réunionnaise », définition dans D. Baggioni (Ibid.), p. 207.
  • [7]
    B. Py, 1992, p. 9-25.
  • [8]
    Du créole « mayaj (mayaz) » : mélange, emmêlement.
  • [9]
    On préférera, dans une perspective acquisitionnelle, cette dénomination à celle de « langue maternelle » à cause de ses limites opératoires.
  • [10]
    On entend ici acquisition au sens général d’appropriation cognitive et linguistique, sans la distinguer de l’apprentissage.
  • [11]
    Les conséquences de la diglossie sur le plan psychoaffectif (insécurité linguistique notamment) ne seront pas évoquées ici. Non parce qu’elles seraient moins prégnantes, mais parce qu’elles ont déjà fait l’objet de nombreux travaux, qui ont émis un certain nombre de propositions d’intervention pédagogique allant dans le sens d’une valorisation de la langue de l’enfant (pédagogie interculturelle, ancrage de l’enseignement dans l’environnement de l’enfant…).
  • [12]
    On aura compris, eu égard aux développements de la partie précédente, que langue n’est pas employé ici au sens sausurrien, et il n’est pas question d’amputer les ressources langagières des élèves de telle ou telle composante, créole ou française par exemple. Dans l’acception choisie, on pourrait alors remplacer langue par répertoire verbal.
  • [13]
    La théorie de la dissonance cognitive est une théorie fondamentale de la psychologie sociale, portant sur l’univers cognitif des individus à travers les représentations ou cognitions qu’ils en ont. Dans le cas d’une organisation harmonieuse des éléments de cet univers cognitif, on parle de consonance, alors qu’un état de tension ou de malaise traduit une dissonance cognitive.
  • [14]
    S. Wharton, 1995.
  • [15]
    Au sens bourdieusien, ensemble de dispositions acquises, d’habitudes enregistrées de manière inconsciente guidant les conduites (P. Bourdieu, 1980).
  • [16]
    Comprise comme la volonté de l’apprenant de rapprocher les formes de son interlangue vers les formes de la langue utilisée par les natifs (B. Py, 1992).
  • [17]
    « Tension centripète vers une cohérence interne maximale, celle de la constitution de connaissances en langue-cible », D. Véronique, 1999, cité par P. Martinez, 2001.
  • [18]
    « Résultant des pressions exercées par le natif qui soumet l’apprenant à ses propres connaissances linguistiques et aux normes qui les organisent », D. Véronique, Ibid.
  • [19]
    On parle ici de la variété académique du français. Notons que ces difficultés se retrouveront sans doute aussi au cours d’un apprentissage du créole, même si son histoire débutante ne permet pas encore de l’affirmer.
  • [20]
    Les processus d’autorégulation seraient mis en œuvre dans les zones de « fragilité » ou de « faiblesse » des systèmes linguistiques et contribueraient à forger de la variation, voire à participer au changement linguistique. Ces « tendances autorégulatrices » des systèmes (R. Chaudenson, 1984 ; R. Chaudenson, R. Mougeon & E. Beniak, 1993) correspondent peu ou prou à ce que Hjelmslev, dès 1938, appelait optimalisation.
  • [21]
    Projet de recherche européen qui a été mené pendant quatre ans sous la direction de Michel Candelier, 1998.
  • [22]
    M. Balcou, M.-F. Clarus, M. Eyquem, M.-F. Ethève, E. Garcia, A. Grondin, C. Hassen, L. Héron, S. K’Bidy, T. Lallemand, J. Marimoutou, J. Payet, L. Técher, S. Wharton.
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